Depuis quelque temps, Renart n’habitait plus Maupertuis.
Le blaireau était venu en grand mystère l’avertir du danger qui le menaçait et l’engager à fuir. Renart avait écouté son ami fidèle, et il avait choisi pour retraite le creux d’un vallon boisé où, en cas d’attaque, il était facile de se cacher.
Mais si la retraite était sûre, elle n’était ni plantureuse ni plaisante. Les visites étaient rares et le gibier maigre, si bien que souvent Renart regrettait Maupertuis.
Il lui arrivait pourtant quelques bonnes aubaines.
Un matin, du buisson où il était tapi, il aperçut Pinçart le héron qui, posé sur le bord de la rivière, pêchait au bec.
« Voilà qui serait pour moi un excellent déjeuner, pensa-t-il. Mais le moyen de l’atteindre sans risquer un plongeon ?... »
Renart reste rarement sans idée. Après avoir bien réfléchi, il imagina le stratagème suivant : sur la rive croissaient de nombreux roseaux ; il en coupa une brassée et les enlaça avec de la fougère, de façon à en composer une sorte de radeau, qu’il laissa aller au fil de l’onde. À la vue de ce train, Pinçart fait un saut en arrière… puis, reconnaissant que ce n’est qu’un tas d’herbes et de branches, il se rassure et reprend tranquillement sa pêche.
Renart fait un nouveau radeau, qu’il lance de même.
Le héron regarde plus attentivement, se rapproche de l’objet flottant, le fouille du bec et des pattes, et, certain qu’il n’y a pour lui rien à gagner ni à perdre, se remet à pêcher.
Un troisième train ne le dérange plus. « À d’autres ! » semble-t-il dire.
Sûr de lui, Renart fait un dernier radeau, cette fois plus solide et plus épais, où il se ménage une cachette. Puis, un peu hésitant, car la bravoure n’est pas sa qualité dominante, il entre dans la niche, s’y tasse et, finalement, se met à flot.
Son train, comme les précédents, se trouve porté tout près du héron, qui s’étonne sans s’effrayer de ces multiples arrivages.
Mais soudain, profitant de la minute où la tête de l’oiseau-pêcheur plonge dans l’eau, Renart le saisit au cou, puis saute à terre où il a vite fait de le dévorer.
« Bon début pour la journée » pense-t-il tout réjoui.
Mais son train de roseaux l’avait mené dans un îlot où il se trouvait exposé à tous les dangers. Pas le moindre fourré, pas le moindre buisson pour se cacher en cas d’alarme,… pas de fuite possible, avec l’eau de tous côtés… Qu’il survienne quelque dogue ou quelque vilain, il est sûrement pris. Et pour combien de temps est-il ainsi prisonnier ?.... Comment sortira-t-il de l’îlot ?.... En sortira-t-il seulement ?...
C’était au temps de la fenaison. Des meules étaient éparses sur le sol, et l’une d’elles était posée tout près de la rive. Renart s’y installe pour guetter les alentours, et il aperçoit bientôt un faneur qui venait sans doute pour inspecter son foin.
Il se place bien en vue… l’homme l’aperçoit.
« Eh ! C’est un goupil, fait-il, un magnifique goupil ! Quel dos ! Quelle gorge ! Vienne l’hiver, voici une fourrure que je vendrai un bon prix. »
Il s’avance doucement afin de ne pas effrayer l’animal, qui paraît sommeiller, met pied à terre, puis, quand il est tout près, lève son aviron pour lui en asséner un grand coup sur la tête.
Mais Renart a bien calculé son temps et ses mouvements. Pendant que l’aviron s’abat à côté de lui, d’un bond il est dans la barque et, en deux minutes, il atteint la rive.
Là, il s’arrête, contemple à loisir la surprise furieuse du paysan et lui crie :
« Ha ! Messire faneur ! Ce n’est pas ma peau qui fourrera votre pelisse cet hiver ! »
Plus gai, plus dispos que jamais, il s’arrête devant un cerisier couvert de fruits mûrs. Sur l’arbre est un moineau qui sautille de branche en branche.
« Bon appétit, ami Drouin, lui crie Renart.
Vous voici bien à l’aise au milieu de ces cerises vermeilles.
— Peuh ! J’en suis rassasié et je vous les abandonne si elles vous font envie.
— Ce serait bien volontiers, mais comment les atteindre ?...
— Rien de plus facile ; je les cueillerai et je vous en jetterai tant que vous voudrez.
— Merci, frère.
Drouineau lance un nœud de cerises que Renart trouve à son goût ; d’autres suivent, puis d’autres.
— En voulez-vous encore, maître Renart ?
Le petit oiseau fait pleuvoir des fruits tant et tant que Renart se déclare rassasié.
— Merci bien, brave Drouineau ; pour la courtoisie que vous venez de me faire, je vous souhaite bien du bonheur.
— Ah ! Messire, le bonheur est une chose dont j’aurais bien besoin et qui me fuit, hélas !
— Comment cela, Drouineau ?
— Mes quatre petits derniers-nés sont atteints de goutte et ne peuvent se tenir sur leurs pattes. Il leur sera, plus tard, bien difficile de trouver pitance. Leur mère et moi nous en sommes très affligés. Le médecin dit qu’il n’y a point de guérison possible.
— Que si, Drouineau, que si. Où sont-ils donc ces oiselets malades ?
— Ici même, dans le nid d’où ils ne peuvent sortir.
— Eh bien, précisément, je connais un excellent remède pour la goutte des oiseaux. Vous savez que j’ai beaucoup voyagé. J’ai séjourné en Pouille et à Constantinople ; j’ai passé outre-mer et vécu en Syrie, en Palestine, dans les Pays Barbaresques… Or, j’ai étudié la médecine de tous les pays que je traversais. Ayez donc confiance et jetez-moi vos petits l’un après l’autre. Je les aurai guéris avant le retour de leur mère. Voyez la bonne surprise !
Plein d’un joyeux espoir, le moineau rentre au nid, prend le plus fort de ses enfants et le jette à Renart qui, aussitôt, le délivre de tout mal présent et futur.
Les trois autres prennent le même chemin et subissent le même sort.
— Eh bien ? interroge le père quand toute la petite famille est dénichée.
— Eh bien, répond impudemment Renart, vos enfants sont guéris ; il n’y a pas de danger qu’ils aient jamais la goutte ni la pépie.
— Où sont-ils donc ?... Je ne les vois pas.
— Ils sont en lieu sûr.
— Mais encore ?...
— Vous tenez à le savoir ?... Eh bien, ils sont envolés.
— Non, leurs ailes étaient trop courtes et ils n’avaient presque pas de plumes.
— Le traitement a fait pousser leurs plumes et allonger leurs ailes subitement.
— Ah ! Renart, je me sens plein d’inquiétude. Engagez votre parole que vous ne leur avez point fait de mal.
— Je l’engage, Drouineau, prononça Renart sans le moindre embarras.
Mais la mésange, qui se trouvait sur un arbre voisin, cria au père :
— Ne l’écoutez pas cet imposteur. Il a mangé vos petits, je l’ai vu. Comment avez-vous pu ajouter foi à ses paroles ? Il ment toujours. C’est à croire qu’il ne pourrait pas vivre sans cela.
À ces mots, le pauvre moineau tombe de l’arbre comme une masse et reste un moment sur le gazon pâmé de désespoir.
Revenu à lui, il se lamente, se frappe les flancs de son bec, s’arrache les plumes l’une après l’autre.
Puis sa désolation se transforme en colère. Ah ! S’il pouvait venger ses petits !
À cette pensée, il se redresse sur ses pattes, secoue ses ailes et part à la recherche de quelque dogue bien endenté, qui veuille prendre sa cause en main.
Il n’eut pas besoin de faire un long voyage. Tout près du cerisier où s’était accompli son malheur, Drouineau s’entendit héler d’une voix affaiblie.
Il se posa à terre, sautilla autour du buisson d’où partait la voix et découvrit, couché sur le flanc et paraissant sur le point de rendre le dernier soupir, un brave chien de chasse de sa connaissance.
« C’est vous que voilà, mon pauvre Morhou ! Et qui vous a mis en si mauvais point ?...
— L’avarice de mes maîtres qui me faisaient jeûner afin que je fusse plus dispos à courir sus aux larrons… J’ai fini par rompre ma chaîne, mais je n’ai pas mangé depuis deux jours et je me sens mourir de faim.
— Ah ! Morhou, si vous aviez été plus vaillant, c’est vous que j’aurais chargé de venger la mort cruelle et traîtresse de mes chers petits. Si vous saviez…
— Je sais tout, Drouineau, je n’ai pas bougé d’ici depuis ce matin. J’ai vu Renart déployer ses ruses habituelles pour tuer le héron ; je l’ai vu tromper le faneur ; je l’ai vu manger vos oiselets.
Si je n’avais pas été réduit comme je le suis, il n’en aurait pas tant fait. Ce n’est pas que je sois glorieux, mais quand je me portais bien, il n’y avait point dans le bois d’ours, de sanglier, de loup qui pût espérer m’échapper. Et que je fasse seulement un bon repas, je me retrouverai tout aussi fort, tout aussi leste que je fus jadis.
— Morhou, s’il ne tient qu’à moi, vous serez bientôt rassasié.
— En ce cas, Renart sera mis hors d’état de recommencer jamais, je m’y engage.
À ce moment, arrivait une voiture chargée de jambons et de lard fumé. Drouineau saute sur le cheval de limon et lui pique le crâne d’un coup de bec ; le cheval secoue sa tête. Une fois, deux fois, trois fois, Drouineau recommence ; le cheval hennit et se cabre.
Alors, sans relâche, Drouineau le pique au front, aux naseaux, au col ; le limonier rue dans les brancards, rompt ses traits et finalement s’abat.
Le charretier, qui somnolait assis sur le côté de sa voiture et n’avait pas aperçu l’oiseau, ne comprend rien à cette folie subite de son cheval.
Il saute à terre et, pendant qu’il essaye de remettre les choses en état, Morhou, qui n’a rien perdu de la manœuvre de Drouineau, tire un jambon de la charrette, le traîne sous un buisson et se met à le dévorer.
Survient le moineau.
— Ah ! Petit Drouin, que de grâces je vous rends ! Et me voici tout à votre disposition.
— Ne vous pressez pas, bon Morhou, mangez et digérez à loisir, rien ne presse maintenant. Je me mets à la recherche de Renart.
Au bout d’un instant, Drouineau revint dire au dogue que le méchant roux dormait à l’ombre des roseaux, où l’infortuné Pinçart avait trouvé la mort.
Le chien s’y rend en toute hâte et, sans donner à Renart le temps de se reconnaître, il l’attaque, le mord, le secoue, le piétine, lui déchire les oreilles, met sa fourrure en guenilles, le roule parmi les pierres aiguës, et le laisse immobile, ne formant plus qu’une masse de chairs sanglantes et d’os brisés.
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