L’arrivée de Renart à la Cour produisit un grand mouvement de curiosité tant parmi les barons que parmi les vavasseurs et le menu peuple. On se pressait sur son passage, tous voulaient le voir et c’est à qui lui crierait des injures ou lui lancerait des pierres.
Jusqu’à Couart, le lièvre, qui lui jeta une noisette, mais seulement quand il fut passé, et en se cachant tout aussitôt dans le fourré voisin.
Renart l’aperçut néanmoins.
« Couart, mon garçon, dit-il en lui-même, si je me tire d’affaire, voici une noisette, que vous payerez plus cher qu’au marché. »
Au milieu de ces démonstrations de haine et de fureur, Renart affecte une grande tranquillité. Il s’avance jusqu’au pied du trône en promenant autour de lui des regards d’une sérénité imperturbable ; puis, s’étant agenouillé, il prononce ce discours :
« Sire, je vous salue comme notre chef à tous. Je sais que l’on m’a diffamé auprès de vous, mais je compte bien qu’après m’avoir entendu vous me rendrez justice. Certes, je ne viens pas dire que je ne suis point coupable envers plusieurs qui sont ici, mais je soutiens que ceux qui m’accusent ne sont point non plus sans reproches à mon égard. Est-ce que pour cela je lève clameur contre eux ?... Ce que j’affirme également, c’est que nul de vos sujets ne vous est plus fidèle, plus dévoué que je ne le suis. Vous pouvez me faire mettre en geôle, me condamner au gibet, au bûcher, à la roue, à tel autre supplice qui vous semblera juste, je demeurerai, jusqu’à mon dernier souffle, votre serviteur obéissant.
— Renart, dit le roi, vous savez parler et vous défendre ; mais l’artifice n’est plus de saison, et désormais on ne se laissera point prendre à vos impostures. Vous allez être jugé par les barons, vos pairs, et rien ne saurait vous sauver du châtiment que vous méritez.
Puis s’adressant à la foule :
— Que tous ceux qui ont à se plaindre de Renart portent clameur contre lui ; le tribunal les entendra. »
Mais le tribunal avait à peine eu le temps de se constituer que déjà s’élevait contre Renart un formidable haro.
Brun, Ysengrin, Rooniaus, Tybert, Courtois, le petit chien pauvre, Couart, le levraut, Tiecelin, Chanteclerc, Pinte et ses compagnes, Frobert, le grillon, et jusqu’à Belin, sujet pourtant pacifique, criaient à tue-tête contre Renart. A ceux-là venait se joindre une cohue innombrable d’animaux qui tous se prétendaient lésés par le prévenu.
On avait ramassé contre lui les histoires qui s’étaient passées dans tous les pays connus, dès les temps les plus reculés. On l’accusait de crimes commis sur des gens qu’il n’avait jamais vus, dont il n’avait jamais entendu parler, qui, même, étaient morts avant sa naissance.
Les plaignants entouraient le tribunal, le pressaient, l’assourdissaient, l’affolaient.
« Jamais on ne vit pareil tumulte » déclarait Brichemer.
Mais on ne l’écoutait pas. Il aurait été impossible de dire comment les juges avaient prononcé la sentence de mort contre Renart, et si même cette sentence avait été réellement prononcée.
N’importe ! On se saisit du condamné, on le garrotte, on le traîne sur le lieu du supplice. Brun dresse le gibet, Ysengrin appuie et maintient l’échelle, Tybert escalade le poteau pour attacher la corde.
Cette fois, Renart est bien perdu. Il frissonne de terreur, et le loup lui retourne ses plaisanteries de naguère.
« Ha ! Renart, avez-vous donc froid par ce beau soleil ?... ou bien tremblez-vous la fièvre ?... Il faut le dire, on vous ferait une tisane de petite centaurée, il n’y a pas de meilleur remède. »
Mais Renart ne s’avoue point encore vaincu.
Arrivé au milieu de l’échelle, il s’arrête et prononce d’une voix grave :
« Je vois la mort devant moi et je sais bien que je n’y puis échapper. C’est pourquoi je demande une dernière grâce.
Il y eut une rumeur hostile parmi la foule.
— Je voudrais, poursuivit Renart, faire une confession générale et publique, afin que plus tard aucun d’entre vous ne puisse être accusé de quelque crime, maintenant inconnu, et dont moi seul suis coupable.
Les ennemis de Renart crièrent à l’envi :
— Non, non, la mort immédiate, qu’on le pende au gibet.
Mais Brichemer et Baucent, qui étaient reconnus comme justes et dont les avis étaient écoutés, tinrent tête à la cohue et enlevèrent le consentement du roi.
Renart parla donc ainsi :
— Quand je n’étais qu’un petit Renarteau vivant du lait de ma mère, je ne savais pas ce que c’était que d’être méchant. Mais, à peine fus-je sevré que la fatalité me fit faire connaissance avec Ysengrin, et c’est alors que j’appris le mal. Il me révéla que la chair vivante est un mets délicieux, et, tout doucement, je m’accoutumai à tuer : les petits animaux d’abord, taupes, souris, oiseaux, puis les chapons, puis les agneaux et les chevrettes. Non seulement je tuais, mais j’éprouvais du plaisir à tuer, et c’est avec délices que je me repaissais du sang répandu. C’était déjà une bien mauvaise école, mais pis devait m’arriver. Si je chassais avec Ysengrin, le partage était loin d’être équitable.
Il prélevait d’abord sa part, puis celle de son épouse Dame Hersent, puis celle de la bande de louveteaux qu’il traînait toujours derrière lui ; j’en ai vu jusqu’à sept. Et quand arrivait mon tour, il ne restait plus que quelques os déjà rongés ; encore heureux si je ne recevais pas plus que mon compte d’injures et de coups. Aussi, dès que je pouvais dérober quelque pièce de gibier, je le faisais sans scrupules, et c’est ainsi que je devins rusé, imposteur et larron. Les tours que j’ai plus tard joués à Ysengrin ne sont qu’une bien petite vengeance du tort qu’il m’a fait au temps où ma jeunesse m’empêchait de me défendre. Si ma méchanceté m’a entraîné à faire du mal à d’autres dont je n’avais pas à me plaindre, je leur en demande très humblement pardon. Au moment de mourir, je maudis Ysengrin pour le mauvais enseignement que j’ai reçu de lui, et je recommande aux pères de famille qui m’entendent de prendre bien garde aux fréquentations de leurs jeunes enfants.
À ces mots, Renart fondit en larmes comme accablé de remords. Et l’assemblée ne regarda plus le loup d’un si bon œil.
Celui-ci le comprit et se retira un peu en arrière.
Renart poursuivit en s’adressant à Noble :
— Sire, notre roi bien-aimé, je vous ai fait une protestation de dévouement et de fidélité à laquelle vous n’avez pas cru. Je veux vous prouver que vous avez tort en vous rendant maître du plus merveilleux trésor qui ait existé sur terre.
— Qu’est-ce ? fit le roi subitement attentif, en quoi consiste ce trésor ?
— Il consiste d’abord, répondit Renart avec un aplomb imperturbable, en un nombre incalculable de monnaies de tous temps et de tous pays : agnels d’or, besants, doublons, piastres, ducats, sequins et beaucoup d’autres, sans compter les lingots d’argent fin et d’or vermeil.
— Morbleu ! s’exclama Noble avec admiration et convoitise.
— Sire, qu’il vous plaise de m’écouter avec patience, car je n’ai pas fini. Le trésor contient en outre des pierreries admirables : diamants, rubis, saphirs, topazes, émeraudes, béryls, aigues-marines, turquoises, améthystes, hyacinthes, opales, calcédoines, chrysoprases, onyx, jades, sardoines, œils de chat, escarboucles, que sais-je encore ?... Toute la catégorie des gemmes les plus merveilleuses s’y trouve représentée.
La reine, à son tour, écoutait avidement.
— Puis, continua Renart avec une assurance qui allait croissant, ce sont les joyaux les plus précieux et les mieux travaillés : pendants d’oreilles, colliers, bracelets, bagues et anneaux, boucles, chaînes avec leurs coulants, ferronnières, croix, miroirs, cassolettes.
— Mon cher seigneur, murmura la reine à son époux, vous ne pouvez laisser de semblables richesses passer en d’autres mains que les vôtres. Mais le roi s’était ressaisi.
— Croyez-vous donc, Madame, à ce que peut dire cet imposteur accompli ?
— Vous n’avez pas oublié pourtant que, lors de la chasse que vous fîtes ensemble, le partage de Renart fut aussi équitable que celui d’Ysengrin avait été stupide et injuste. Renart ne ment peut-être pas quand il proteste de son dévouement envers vous.
Le rusé avait saisi l’intervention bienveillante de la reine ; il la mit aussitôt à profit.
— Ah ! Clémente dame, fit-il, obtenez du roi qu’il me donne le temps de le mettre en possession du trésor, et vous serez atournée mieux que ne le fut jamais aucune reine. Si je ne tiens pas ma promesse, je reviendrai de moi-même me placer sur ce gibet pour y recevoir le dernier supplice.
Le roi hésitait à se prononcer. Il chercha à gagner du temps.
— Vous ne nous avez pas dit, Renart, d’où provient ce trésor.
— Sire, je ne le sais pas au juste. Je sais seulement que mon père l’avait trouvé dans une de ses expéditions. Sans doute une bande de brigands ou de faux-monnayeurs l’avait déposé à cet endroit, avec l’idée de venir un jour le reprendre… Mais voici comment le trésor est tombé en ma possession. Mon pauvre père s’enorgueillit de cette fortune subite au point d’en perdre la raison, - car je ne peux m’expliquer autrement le projet criminel qu’il conçut contre votre Majesté. -
— Contre moi ! gronda Noble en secouant furieusement sa crinière.
— Hélas ! Sire, il rêva de vous détrôner, et il trouva des complices : Brun, Ysengrin et Tybert, ici présents. Sûrs de pouvoir payer la trahison, ils résolurent de mettre Brun sur le trône ; les principaux conjurés auraient eu en partage les grandes dignités de la Cour.
En s’entendant nommer, les trois animaux, stupéfaits, avaient relevé la tête. Mais quand l’accusation de Renart se précisa, ils s’avancèrent dans l’enceinte et protestèrent avec indignation.
— Taisez-vous ! ordonna le roi d’une voix tonnante.
— Mais, poursuivit tranquillement Renart, ils ne gardèrent pas bien leur secret. Dans l’enivrement de sa fortune prochaine, Brun parla à son épouse, qui parla à Dame Hersent, qui se confia à ma chère Hermeline ; et celle-ci, qui connaît mon attachement pour votre Majesté, m’avertit tout aussitôt. Après un conciliabule où prit part le sage et prudent Grimbert, nous décidâmes de priver les conjurés de leur principal moyen d’action qui était le trésor. Pendant sept jours et sept nuits, nous transportâmes à nous trois, sans une minute de répit, monnaies, pierreries, joyaux, de la fontaine d’Husterloo où ils se trouvaient, en un lieu que je ne peux indiquer, mais où ils sont en sûreté, tout au service de notre roi.
— Que dirent les conjurés quand ils trouvèrent leur trésor parti ?
— Mon père mourut de chagrin, de colère et aussi peut-être de la peur d’être dénoncé. Quant à Brun, Ysengrin et Tybert, c’est depuis ce temps qu’ils me poursuivent de leur haine et de leur vengeance, - car s’ils ne sont pas sûrs que c’est moi qui ai fait avorter leur projet, du moins ils s’en doutent, - et maintes fois déjà, j’ai failli payer de ma vie mon dévouement à votre Majesté.
— Sire, protesta Bruyant, le condamné a obtenu un sursis pour confesser ses crimes et non pour nous berner avec des contes à dormir debout. »
Mais l’assemblée presque tout entière était retournée en faveur de Renart : les uns parce qu’ils ajoutaient foi à ses paroles et qu’ils le supposaient vraiment une victime, les autres parce qu’il était sur le point de rentrer en grâce auprès du roi, d’autres encore parce qu’ils le croyaient puissamment riche. Aussi la déclaration du roi fut-elle écoutée avec sympathie.
« Barons, prononça Noble, dignitaires de la Cour, vavasseurs, grands et petits, riches et pauvres, entendez mes paroles. Renart, amené ici comme prévenu, a reconquis toute mon estime et toute mon amitié, à cause d’un grand service qu’il vient de me rendre. Grimbert sera récompensé pour la part qu’il a prise dans la belle action de Renart.
Les prétendus conjurés tentèrent encore une fois de prendre la parole, mais Noble ajouta en s’adressant à Brichemer.
— Sénéchal, assurez-vous de la personne de Brun, d’Ysengrin et de Tybert, qu’ils soient mis dans une geôle obscure et profonde pendant que l’on instruira leur procès pour crime de trahison.
Immédiatement appréhendés, l’ours et le loup furent emmenés vers les souterrains.
Quant au chat, il avait jugé opportun de se donner de l’air, et nul ne put dire par où il était passé.
Les animaux qui, l’heure précédente, étaient le plus acharnés contre Renart se montraient le plus empressés à lui faire des protestations de dévouement, et à se recommander à lui pour obtenir la faveur du roi.
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