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Photo du rédacteurLucienne

Sixième aventure - Comment Tiecelin le corbeau prit un fromage à la vieille, et comment Renart le prit à Tiecelin




Dans une plaine fleurie, que baignait un ruisseau clair, était l’habitation d’un fromager. Tout près de là se trouvait un petit bois de hêtres, où nichaient une énorme quantité de corbeaux.

Un jour d’été, il y avait un bon millier de fromages étendus sur des claies à prendre un tour de soleil, avant qu’on les porte au marché. Une femme les tournait et les retournait sans cesse pour les mettre à point. Mais vinrent à passer des voisines qui rentraient du bourg, et la conversation s’engagea tout aussitôt : sur le prix du beurre et celui des chapons, sur la fille du péager, qui épousait le jeune tisserand de laine.



Le mari de l’une avait la goutte, la bru de l’autre, la fièvre des marais... Celle-ci venait d’acheter une gorgerette ; à celle-là, les lavandières avaient perdu un napperon ; et tout ci, tout ça, tout l’autre, les mille aventures qui remplissent la vie des ménagères. Les braves femmes étaient si bien occupées de leurs propos, qu’elles ne voyaient point ce qui se passait autour d’elles.

Tiecelin qui, depuis un bon moment, guettait les fromages, jugea l’instant favorable et fondit sur le plus beau qu’il emporta au profond d’un hêtre.



La vieille l’aperçut, et furieuse :

« Ah, mon beau monsieur ! C’est donc pour vous que séchaient mes fromages ! Et le maître s’en prendra à moi !

Ce disant, elle jetait dans la direction du corbeau des pierres qui n’atteignaient personne.

— Taisez-vous, la vieille ! riposta Tiecelin, le maître fera bien de s’en prendre à vous, car il a raison celui qui dit que c’est la mauvaise garde qui nourrit le loup.


Et tout glorieux de sa proie, le corbeau se mit à l’entamer à grands coups de bec.

Renart, qui se reposait au frais, n’avait rien perdu de la scène.

— Bonne affaire, pense-t-il ; si elle peut réussir, j’aurai d’un seul coup le rôti et le dessert.

Du ton mielleux qu’il savait si bien prendre, il salua Tiecelin.

— Que le ciel vous maintienne en joie, mon compère ! Vous venez de me faire bien rire. Ah ! De quel ton plaisant, vous clouâtes le bec de cette vieille bavarde. Mais, savez-vous ce qui me charme le plus en votre discours ? C’est la voix, une voix si ample, si belle qu’on ne saurait trouver mieux.

— Vraiment ! fit Tiecelin flatté, car il avait la prétention d’être un remarquable chanteur.

— C’est tel que je vous le dis. Vous fûtes toujours, d’ailleurs, excellent musicien. Ai-je rêvé que vous jouez de la cornemuse ?

— Vous me comblez, Renart. Il est vrai que l’on veut bien m’accorder quelques moyens.— Quelques moyens ! C’est trop de modestie. Chantez-nous donc une petite ritournelle.

— Volontiers, Renart.

Et Tiecelin fit entendre quelques croâ ! qu’il jugeait superbes.

— Certes ! C’est très bien. Mais voulez-vous un conseil ? Mangez moins de noix. Il n’y a rien qui détériore le gosier comme les noix, noisettes, avelines, amandes et autres denrées du même genre. Je suis sûr que si vous vous en absteniez, votre talent dépasserait celui de Chanteclerc. Et vous savez vous-même quelle est la réputation de Chanteclerc.



Tiecelin, qui voulait à tout prix tenir le premier rang parmi les musiciens des bois, commença à filer un son, le plus haut et le plus long qu’il put, tant et si bien que, dans son application, il lâcha le fromage qu’il tenait entre ses pattes. Renart le reçut en plein dos.

— Bon, fit-il, voici déjà le dessert, le rôti viendra ensuite.

Il se mit à pousser des cris lamentables.

— Ah ! Tiecelin, qu’avez-vous fait ? Vous allez peut-être causer ma mort.

— Comment cela ! fit le corbeau ; comment un fromage mou pourrait-il assommer qui que ce soit ?

— Ce n’est pas qu’il m’assomme, c’est qu’il m’infecte. J’étais venu me reposer au frais du bois à cause d’une blessure que je me suis faite à la jambe il y a trois jours, et voilà que je reçois ce maudit fromage qui empeste. Il n’y a rien de si mauvais pour les maux de jambes que l’infection du fromage. Venez bien vite m’en délivrer ; pour moi, je ne saurais faire le plus petit mouvement sans risquer de m’évanouir.

Le corbeau est méfiant de sa nature ; mais comment ne pas ajouter foi aux grimaces douloureuses et dégoûtées de Renart ? Et puis, Tiecelin se sentait bien disposé envers lui depuis qu’il l’avait proclamé agréable chanteur. Il descendit donc de son hêtre. Toutefois, quand il se vit en face de Renart, sa méfiance reparut, et il n’avança qu’en rampant, l’œil fixé sur le prétendu malade.

— Ah ! fit Renart dolent, n’aurez-vous point pitié de ma souffrance ? Que craignez-vous de moi en l’état où je suis ? Tiecelin s’approche avec plus d’assurance et de franchise. Mais, hop !, l’autre lui saute dessus.



 Par bonheur pour le corbeau, Renart s’était trop hâté, il ne put attraper que quelques pennes de la queue.

— Ah ! traître, crie Tiecelin en s’envolant.

Renart s’excusa en termes désolés. C’est une crise de son mal qui lui avait fait faire ce saut en avant ; il priait bien son compère de l’excuser.

Mais le compère ne s’y laissa point prendre.

— Traître ! Menteur ! Larron ! Garde le fromage ; mais c’est tout ce que tu auras ; ne compte point sur ma peau.

— Bon ! bon ! fait Renart en reprenant son ton naturel, je me contente pour aujourd’hui du fromage qui, du reste, est délicieux ; je retrouverai bien le rôti quelque jour prochain.




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