C’était un peu avant Noël. Les gens étaient occupés de toutes parts à tuer, dépecer, saler leurs porcs ; et boudins, saucisses, andouilles, s’entassaient au lardier.
Ysengrin voulut prendre part à la réjouissance universelle et faire, lui aussi, une bonne ripaille.
Il va trouver Renart.
« Dites-moi, beau neveu, où donc trouvâtes-vous ces anguilles délicieuses que vous me fîtes goûter l’autre jour, et dont le fumet est encore présent à mon souvenir ?
— Je les pêchai moi-même dans un vivier tout près d’ici.
— Vraiment ! Serait-il indiscret de vous en demander le chemin ?
— Pas le moins du monde. Ce m’est une joie, au contraire, de vous faire profiter de mes bonnes aubaines.
— C’est trop de complaisance, Renart.
Le corbeau Tiecelin qui passait par là, n’en revenait pas de tant de cérémonies et il se demandait lequel était en train de duper l’autre.
— Partons donc, mon cher oncle, et, si vous suivez bien mes instructions, je puis vous promettre une pêche miraculeuse. »
La nuit était claire et glaciale, et l’étang se trouvait fortement gelé. On n’y voyait qu’un trou, que les paysans entretenaient soigneusement et près duquel ils déposaient la seille qui leur servait à puiser de l’eau.
— Voici l’endroit et voici l’instrument, fit Renart. Quand je veux du poisson, c’est là que je viens. Je me fais attacher le seau à la queue et j’attends patiemment. Dès que le seau me semble plein, je le tire hors de l’eau et j’apporte ma pêche à Hermeline, qui en fait ce que vous savez.
— Hermeline est une cuisinière de tout premier ordre, remarqua Ysengrin avec courtoisie.
— Dame Hersent ne lui est pas inférieure, fit Renart en retournant la politesse. Je n’oublie pas cette petite rate qu’elle accommoda l’autre jour à mon intention.
Là, mon oncle, vous voilà installé, la seille solidement attachée plonge bien dans le trou, vous n’avez qu’un peu de patience à prendre. Quant à moi, je reste dans ces parages à guetter les lapins de la garenne, qui sortent quelquefois au clair de lune pour se dégourdir les jambes, tout prêt, naturellement, à vous donner un coup de main si besoin en était.
— Bonne chasse, Renart !
— Bonne pêche, Ysengrin ! »
Tapi sous un buisson voisin, la tête entre les pieds, Renart ne quitte pas de l’œil son compère qui, posé sur le bord du trou, la queue plongeant en partie, attend le poisson. Or, comme le froid est extrême, l’eau ne tarde pas à se figer, puis à se transformer en glace qui serre fortement la queue d’Ysengrin. Se sentant tiraillé, il croit que le seau s’alourdit parce que le poisson y arrive en quantité et il se réjouit.
« Tant de poisson en si peu de temps ! songe-t-il, Renart avait raison de m’annoncer une pêche miraculeuse. »
Toutefois, incommodé par ce qu’il croit le poids du seau, il se décide à regagner le bord de l’étang. Mais la glace a pris de la consistance, le trou s’est fermé, serrant la queue d’Ysengrin, qui ne peut plus bouger. Il s’agite, se démène, tire en avant, puis à droite, puis à gauche. Vains efforts, la glace ne cède point.
À la fin, il se décide à appeler Renart.
« Je suis las et transi, dit-il, je voudrais bien sortir, mais il y a tant de poisson dans la seille que je ne peux la soulever. Venez donc à mon aide, beau neveu.
Renart, qui faisait semblant de dormir, relève la tête et, avec un feint étonnement :
— Quoi ! Mon oncle, vous êtes encore là ! Le jour va poindre, hâtez-vous donc de fuir.
— Mais je te dis que le seau est trop lourd et que je ne peux bouger.
— Ah ! fait Renart sur un ton de gronderie paternelle, vous en avez voulu trop prendre. Le sage a bien raison de dire : Qui trop désire, tout perd. »
La nuit passe, l’aube paraît, le soleil se lève. La terre est toute blanche de neige et le froid redouble.
Messire Constant des Granges, un honnête vavasseur dont le manoir est proche de l’étang, se lève et inspecte l’horizon pour reconnaître le temps qu’il fera.
Soudain il aperçoit le loup.
Il sonne du cor, appelle les veneurs et les chiens, prend ses armes et fait seller un destrier.
Renart, sans attendre la fin de l’aventure, file prudemment sous bois, laissant sur la brèche le pauvre Ysengrin.
Malgré ses efforts désespérés, celui-ci n’est point parvenu à se dégager.
Un veneur et sa meute attaquent vigoureusement le loup, qui fait belle défense, mordant les uns, déchirant les autres de ses puissantes griffes, tenant le reste à distance par ses hurlements effroyables.
Messire des Granges arrive à la rescousse et, de sa vieille colichemarde, croit pourfendre le prisonnier.
Mais le coup porte à faux et c’est seulement la queue qu’il coupe.
Voilà donc Ysengrin délivré. Sans s’attarder à pleurer le bout de sa queue, il s’élance. Les chiens s’écartent pour lui faire passage, quitte à le poursuivre tout aussitôt.
Naturellement le loup ne les attend pas et il disparaît avant que bêtes et gens soient revenus de leur surprise.
Une fois sauvé, le pauvre Ysengrin gémit sur son infortune et maudit Renart.
« Hélas ! Que pensera de moi Dame Hersent ma digne épouse ? Et quelle figure ferais-je désormais à la Cour ? Ah ! Renart, si jamais l’occasion se trouve de te faire expier tes méfaits !
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