Depuis longtemps déjà, la table était rarement mise chez Renart.
L’hiver était si froid, que le gibier se terrait soigneusement et, bien loin à la ronde, on ne voyait ni poil ni plume. Quant à chercher pâture aux clapiers et aux basses-cours, il n’y fallait point songer. Les paysans qui restaient chez eux, ne pouvant travailler la terre, auraient bientôt fait de découvrir les larrons et de leur donner la chasse, trop heureux d’un peu de distraction dans ce morne hiver.
Hermeline et ses enfants dépérissaient à vue d’œil, et Renart se sentait si mal en point qu’il ne songeait plus à se moquer d’autrui.
Un matin, il quitte son château bien résolu à n’y rentrer qu’avec des provisions sérieuses.
Il sort du bois, va dans la jonchaie en quête de quelque animal aquatique poussé hors de l’eau par la rigueur de la température.
Il cherche,… il fouille,… il guette… Rien.
Il gagne le chemin et s’aplatit dans le fossé : un rat, une taupe, une musaraigne, s’y trouveront peut-être. Maigre chère ! Mais, en temps de disette, il ne faut pas se montrer difficile. Hélas ! Le fossé est aussi désert que la jonchaie.
Renart grimpe au haut du talus, et là, à moitié enfoncé dans la haie pour se garer de la bise, il observe à droite et à gauche. Rien encore.
Pourtant, au bout d’un long moment, il entend grincer les roues d’une grosse voiture. Qu’est-ce ?
Renart connaît mieux que quiconque la route et ceux qui la fréquentent.
« Les poissonniers », se dit-il avec un espoir bientôt converti en résolution énergique. Une si belle occasion ne passera pas en vain près de lui. Son plan est vite conçu et encore plus vite exécuté.
Il s’étend sur le chemin, les pattes raidies, les dents découvertes, la langue pendante. Les marchands l’aperçoivent.
« Un goupil ! s’écrient-ils, un beau goupil avec une superbe fourrure ! Le froid l’aura saisi sans doute. Descendons, la proie sera facile. »
Ils descendent, armés de leurs bâtons, et s’approchent de Renart avec précaution, tout prêts à l’assommer.
Bien qu’il tremblât fort dans sa peau, Renart ne bouge pas plus qu’une souche. Les marchands le poussent du pied, le tirent, le secouent sans qu’il fasse le plus petit mouvement.
« La capture est encore plus facile qu’on ne le pensait, disent-ils ; le coquin est mort.
Un peu brutalement ils jettent Renart dans leur voiture, puis se mettent à deviser sur le profit qu’ils vont faire de sa peau.
— Elle vaut bien quatre livres, dit l’un.
— Mettez-en cinq, reprend l’autre ; elle est épaisse à souhait. C’est le bon moment pour les fourrures. Nous nous en déferons aisément. »
Mais entre faire et dire, il y a un long trajet ; les poissonniers en firent l’épreuve.
Sans s’émouvoir de leurs discours, Renart s’avance en rampant vers l’un des paniers, en tire la couverture et voit qu’il est plein de harengs frais. En quelques lampées il apaise la faim qui le tenaille ; puis, songeant à sa famille, il se met en devoir d’agencer ses provisions.
Le panier voisin contenait des anguilles et des lamproies. Il choisit les plus belles, en fait un tas, mais comment les emporter ?
Renart est ingénieux. Dans un coin, il avise de ces ardillons qui servent à embrocher le poisson ; il en prend ce qu’il lui faut et les passe dans la tête des anguilles.
Maintenant, il s’agit de quitter les lieux sans anicroche. La voiture côtoie la forêt, la route est complètement déserte ; l’instant est donc propice. Sa proie entre les dents, Renart saute lestement et gagne la lisière du bois.
« J’ai fait un excellent dîner, je ferai au logis un souper meilleur encore.
Sa faim étant apaisée, il retrouve son humeur facétieuse et goguenarde.
— Grand merci ! Seigneurs poissonniers et bon voyage ! crie-t-il aux marchands avec un grand salut. Grâce à vous, j’ai fait un excellent dîner ; et je ferai au logis un souper meilleur encore. Vous remarquerez, au moins, que j’ai fait avec vous un partage de frères. Si j’ai pris les plus beaux poissons, je vous en ai laissé le plus grand nombre !
Furieux, les marchands se mettent à crier haro ! sur le rusé voleur.
— Au goupil ! Au goupil !
Mais il n’y avait personne sur la route ; avant qu’ils aient eu le temps de descendre, Renart était déjà à l’abri des futaies. Et, moroses, les poissonniers disaient entre eux :
— Ah ! Qu’il nous a bien trompés ! Nous qui comptions avoir cinq livres de sa peau, c’est lui, au contraire, qui nous refait d’au moins dix à douze livres de poisson. »
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