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Photo du rédacteurLucienne

Deuxième aventure - Comment Renart entra dans la ferme de Constant Desnois - Comment il emporta Chantecler et comment il ne le mangea pas


On était à la saison où les prés reverdissent, où les bois s’enfeuillent, où, du matin au soir, les oiseaux disent des chansons nouvelles.

Renart, un beau jour, sortit de chez lui pour jouir du renouveau et, par la même occasion, tenter fortune. Il se dirigea vers l’habitation de Messire Constant Desnois, châtelain fortuné, mais qui cultivait lui-même ses terres.

L’habitation était plantureuse et jolie. Dans le verger, les arbres montraient leurs branches couvertes de petits fruits vert tendre, indice d’une bonne récolte. Aux prairies, les vaches et leurs veaux, les juments et leurs poulains paissaient l’herbe fraîche, tandis qu’au fond du chemin creux, les moutons broutaient les jeunes pousses d’arbrisseau. Dans le ruisseau clair, frétillait le poisson argenté.

Le jardin alternait de carrés de légumes et de plates-bandes où s’épanouissaient narcisses, roses trémières, jonquilles et tournesols. Les giroflées fleurissaient au pied des murs et les iris, au faîte des toits. Dans les haies, les églantiers étaient tout roses et les aubépines toutes blanches. La colline embaumait le thym, l’hysope et la marjolaine.



La maison elle-même respirait la prospérité. Le lardier regorgeait de viandes fraîches et salées, de quartiers de venaison, de saucisses et d’andouilles. À la laiterie, s’alignaient les jattes de lait, les mottes de beurre, les fromages crémeux. Des chapelets d’oignons et de fèves étaient pendus au plafond, et les gros œufs roux remplissaient des corbeilles.



Toutes ces beautés et toutes ces richesses aiguisaient l’appétit de Renart. Mais sa grande convoitise était pour la basse-cour, pleine de coqs fiers, de poules grassouillettes et de poussins dodus, de jars, d’oies et d’oisons, de canards, de canes et de canetons ; le tout claironnant, gloussant, caquetant.

Renart se promettait bien de ne pas rentrer à Maupertuis sans une proie sérieuse.

Justement la minute semblait propice à la maraude. Le maître inspectait ses terres, la maîtresse priait au moutier, la servante était allée au bourg pour vendre des chapons, les valets se trouvaient occupés ici et là, tous loin de l’habitation ; il ne restait plus au logis qu’une vieille toute chenue, qui n’était plus bonne qu’à filer sa quenouille : la place était, autant dire, sans défense.



Mais les palissades étaient faites de pieux longs, aigus et solides ; nul espoir d’en venir à bout. Les haies, serrées et pleines d’épines, n’auraient point livré passage à une souris. A la vérité, elles étaient assez basses et Renart les aurait bien franchies d’un bond, mais cette brusque entrée, en effrayant la poulaille, courait risque de donner l’éveil au voisinage. Renart serait alors découvert, poursuivi et peut-être tué.

Piteux et morose, il se demandait comment tirer parti de l’aventure quand, à force de tourner autour de l’enclos, il aperçut dans la haie un trou qui servait à l’écoulement des eaux.

Sans retard, il s’y glisse, non toutefois sans quelque dommage pour sa fourrure. Mais des poules l’ayant aperçu ont donné l’alarme, et toute la basse-cour de crier à tue-tête en voletant de tous côtés.

Le grand coq doré, Chanteclerc, qui somnolait sur une branche de sapin, s’éveille en sursaut et arrive le col tendu, les ailes basses, la plume hérissée.



« Qu’est-ce ? demanda-t-il d’un ton paternellement fâché. Pourquoi courez-vous ainsi comme des folles ?

— C’est, répond Pinte, la doyenne et la plus sage, c’est que nous avons eu bien peur.

— Et de quoi, je vous prie ?

— D’une bête des bois que nous avons vue entrer au jardin.

— Pinte, ma commère, vous radotez, sauf le respect que je vous dois. Nos palissades sont trop solides et nos haies trop drues pour qu’aucune bête des bois y puisse entrer.

— Nous l’avons pourtant bien vue, et, tenez, je la vois encore, là, dans les terres, tout près de l’angélique. À son poil roux, ce doit être un goupil. »

Quelques poules l’ayant aperçu ont donné l’alarme, et toute la basse-cour de crier à tue-tête.

Renart se voyant découvert, résolut de changer de tactique. Il sortit des feuilles où il se tenait caché.

« Salut à vous, Chanteclerc !

À l’aspect de Renart, le coq se campa solidement sur ses ergots, tout prêt à la bataille.


— Pourquoi cette attitude guerrière, messire coq ? Ne savez-vous pas que la paix générale est conclue et proclamée ?

— Vous m’en voyez fort aise, fit Chanteclerc sans se départir de sa méfiance

— Désormais, tous les animaux, depuis les lions jusqu’aux sauterelles, depuis les loups jusqu’aux agneaux, vivront en paix. Ce sera l’âge d’or. Je venais précisément vous en apporter la nouvelle de la part de Noble, notre puissant roi qui m’a, en même temps, chargé de vous saluer de sa part.

— Saluez donc, Renart, et puis déguerpissez au plus vite. On n’est point céans animé de bonnes intentions à votre égard ; et si vous veniez à être découvert, je ne donnerais pas cher de votre peau.

— Je m’en vais, Chanteclerc, fit Renart avec un air de feinte obéissance ; mais, auparavant, me sera-t-il permis de vous adresser une requête ?

— Dites, Renart.

— Je voudrais vous entendre chanter, ne fût-ce que deux ou trois cocoricos. Au bois, nous sommes privés de bonne musique : les corneilles y sont plus nombreuses que les coqs. Quant aux petits oiseaux : fauvettes, pinsons, rossignols, peuh ! Je n’en fais point grand cas. Qu’est-ce que leurs menus cui-cuis, au prix de votre belle voix de trompette ?

— Si ce n’est que cela, fit Chanteclerc avec une condescendance pleine de satisfaction.

Et il entonna son cocorico le plus sonore.

— C’est assez bien, fit Renart. Mais vous souvient-il de Chanteclin, votre père ? C’est lui qui s’entendait à filer un son ! Sa voix était si haute, si claire et si belle, que chacun s’arrêtait pour le mieux écouter.

Le coq, piqué au jeu, chanta un nouveau motif où il mit toute son application et toute sa science.

— C’est déjà mieux, fit Renart ; mais Chanteclin, ah Chanteclin ! Il me revient qu’il avait une méthode à lui que vous ne suivez pas. Quand il voulait charmer les alentours, il fermait les yeux bien serré. Je l’ai vu cent fois.

— Comment, de ne voir goutte, cela faisait-il chanter mon père plus fort et mieux ?

— Je n’en sais rien ; toujours est-il qu’il le faisait et que cela lui réussissait à merveille. »


Quelques poules l’ayant aperçu ont donné l’alarme, et toute la basse-cour de crier à tue-tête.


Pinte fit alors entendre un gloussement d’alarme. Fermer les yeux en face du traître !... Chanteclerc n’y pensait pas !

Mais le dit Chanteclerc était mordu par la vanité, et rien d’autre n’existait plus pour lui. Fermant les yeux aussi fort qu’il pouvait, il commença de filer un son qu’il jugeait magnifique.

Il ne le fila pas loin. Jugeant le moment opportun, Renart lui saute au col, et, passant par le trou d’eau qui lui avait déjà servi, il l’emporte vers les bois.



Les autres coqs, les poules, les oies, les canards, se mettent à piailler de toutes leurs forces, si bien que la vieille fileuse vient sur le seuil regarder ce qui se passe.



Elle aperçoit Renart et, de sa voix tremblante et cassée, appelle au secours les hommes du voisinage. Ils arrivent et donnent la chasse au glouton : qui avec une

fourche, qui avec une faucille, qui avec un hoyau. Le meunier lâche après lui son dogue Mauvoisin, et tous de crier : « Haro ! Haro ! Au goupil qui emporte un coq ! »



Talonné par la peur, Renart franchit haies et fossés ; le voici à l’orée du bois, il se croit sauvé ; déjà il se réjouit à l’idée du bon repas qu’il va faire en compagnie de sa chère Hermeline et de leurs enfants.

Mais l’excès du péril rend Chanteclerc ingénieux, et lui inspire une ruse digne de son ravisseur.

— Messire, dit-il d’une voix étranglée, vous laisserez-vous ainsi honnir par ces vilains ? Quand ils crieront encore : ‘Il emporte notre coq !’, répondez-leur : ‘Oui, je l’emporte à votre nez, à votre barbe’, vous verrez comme cela les fera taire. »

Il n’est sage, dit-on, qui parfois ne folleille. Renart l’éprouva pour son propre compte. Lui, si habile à tromper les autres, se trompa lui-même ce jour-là. Quand il entendit la voix du meunier, qu’il détestait plus particulièrement à cause de son dogue, il répondit, ainsi que Chanteclerc le lui avait conseillé : « Oui, je l’emporte à votre nez, à votre barbe. » Le coq ne l’eut pas plus tôt senti desserrer son étreinte qu’il s’échappe - perdant il est vrai quelques pennes, mais enchanté d’avoir échappé au glouton. -

Il vole au plus haut d’un hêtre et, de là, nargue Renart.

«  Ha ! Beau porteur de nouvelles de paix, que vous semble de l’aventure ?

— Ce qu’il m’en semble, fait Renart confus, c’est qu’il ne ment pas celui qui dit : ‘Entre la cuiller et la bouche, il y a souvent encombre.’ »

 

Et, dépité, l’âme dolente et la panse vide, il file vers Maupertuis pendant que Chanteclerc, à grands coups d’ailes, regagnait tout joyeux son enclos.



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