Ysengrin n’était pas très satisfait de la décision de l’assemblée. Il aurait voulu que Renart fût condamné rien que sur sa parole. La discussion contradictoire l’inquiétait. Il savait Renart si habile à persuader les gens !
Après avoir beaucoup réfléchi, il alla en cachette trouver Rooniaus.
Le dogue reposait tranquillement à l’abri d’un bois de cytises, et Ysengrin se demanda s’il était bien prudent de le déranger : ils avaient souvent eu maille à partir ensemble. Mais, ainsi que l’avait dit le sénéchal, Rooniaus était une honnête personne, incapable de profiter d’une occasion pour satisfaire ses rancunes personnelles. Ysengrin se hasarda donc, non toutefois sans se tenir sur ses gardes pour le cas où sa communication serait mal accueillie.
« Rooniaus ! appela-t-il d’une voix étouffée.
Le dogue ouvrit un œil et, reconnaissant Ysengrin, fut tout de suite sur ses quatre pieds, prêt à la défense.
— Quittez cet air. belliqueux, je vous prie, Rooniaus, je ne viens pas en ennemi mais, tout au contraire, en suppliant.
Le ton du loup était si humble, son attitude si décente que Rooniaus s’apaisa tout aussitôt.
— Qu’y a-t-il pour votre service, Ysengrin ?
— Veuillez m’écouter avec attention et indulgence, messire dogue. L’assemblée des barons vous a désigné pour présider le tribunal qui doit juger Renart. Dieu sait que le bon droit est de mon côté et que mes accusations sont très au-dessous du tort que j’ai subi. Mais on exige de moi des témoignages que je ne peux fournir. Quand Renart médite quelque mauvais coup, il ne sonne pas la trompe pour que la foule en soit témoin. Et il est tellement subtil que le jour
des assises, il est capable de convaincre les juges. C’est pourquoi je suis venu vous trouver, Rooniaus ; je voulais vous demander de tenir compte de ces choses, quand vous rendrez votre sentence. Certes ! Nous avons bien eu parfois ensemble quelques petites difficultés ; mais vous savez qu’au moins on ne put jamais m’accuser de félonie ; et je suis sûr que, dans votre âme loyale, vous me gardez plus d’estime qu’à ce mauvais roux.
Rooniaus n’était pas bien persuadé d’avoir aucun motif pour estimer Ysengrin plus que Renart ; mais il ne pouvait se défendre d’être flatté par la démarche pleine de déférence du loup ; et, au fond, il savait bien que sa clameur était justifiée. Il répondit donc :
— Écoutez, Ysengrin, je vais vous proposer une chose qui est, je crois, de nature à arranger vos affaires le mieux du monde. Puisque vous ne pouvez produire les témoignages que l’on exige de vous, déclarez que vous vous contenterez du serment de Renart, que s’il ose jurer solennellement n’avoir point commis les forfaits dont vous l’accusez, vous le tiendrez quitte.
— Il jurera, Rooniaus, soyez certain qu’il jurera… Il n’en est pas à un parjure près… ; et je ne serai point vengé…
— Attendez donc la fin… Mais sur quoi Renart devra-t-il jurer ?... Cela est de grande importance… Prêtez-moi attention. Je fais le trépassé, et je m’étends sur le sol, non loin du carrefour où se tiennent les plaids… Vous, de votre côté, vous faites raconter par vos amis que ma mort fut édifiante entre toutes et que je suis, pour le sûr, un très grand saint... Ils diront encore que, du moment où les débats devaient être dirigés par moi, il n’est que trop juste que ce soit moi qui serve de caution au serment, et que Renart devra jurer sur ma dent… Ce discours bien prononcé persuade l’assemblée, Renart est tenu de se soumettre et,… fiez-vous à moi pour le reste... Que si, méfiant comme à son habitude, il refuse de jurer et tente de s’enfuir, j’aurai eu soin de tenir en aguet plus de quarante chiens de chasse et chiennes de première force qui sont à mon entière disposition. »
Tout joyeux du résultat de sa visite, Ysengrin prit congé de Rooniaus après beaucoup de remerciements et de promesses de fidélité.
Le jour du jugement arrive. L’assemblée se tient au carrefour du Voler-Beau, sous des hêtres immenses.
En attendant l’ouverture des débats, les animaux, réunis par petits groupes, causent de l’affaire, quand survient Platel, le daim. Il annonce la mort soudaine de Rooniaus, en termes qui émeuvent l’assistance et sont pour elle un sujet de grande édification. Platel ajoute que, afin d’honorer une si précieuse mémoire, il serait séant que le corps du défunt servît de caution au serment de Renart.
Brichemer ayant été appelé pour remplacer à la présidence le dogue trépassé, prend ainsi la parole :
« Vous venez d’entendre le discours de Platel et sa proposition au sujet du serment de Renart. Que vous en semble ?
La proposition étant acceptée à une grande majorité, Brichemer demande à l’accusé :
— Renart, êtes-vous prêt à vous soumettre ?
— Oui, Sénéchal. »
Alors, sans plus tarder, on se rend auprès du prétendu défunt. Étendu raide, la langue tirée, les dents découvertes, Rooniaus gît sur la bruyère.
Renart s’approche ; mais, défiant, il regarde, examine, plisse les yeux, tourne autour du corps et finalement, s’aperçoit que la poitrine de Rooniaus se soulève et que ses flancs battent légèrement.
« Sénéchal, dit-il, je sais que je suis tenu de me soumettre à l’ordonnance de l’assemblée, mais je crois devoir vous avertir de quelque chose que vous ne soupçonnez point.
— Non, non, fait Brichemer avec autorité, nous n’acceptons pas la moindre excuse. Il faut jurer sur la dent de Rooniaus, ou vous soumettre à la condamnation que nous allons prononcer contre vous.
Grimbert, lui aussi, a découvert la supercherie, et il voudrait soustraire son ami aux conséquences fâcheuses qu’il prévoit. Mais il craint la rancune des puissants et il s’en tire par le biais.
— Sénéchal, dit-il, la justice veut au moins que Renart prête serment en toute liberté ; or, voyez, la foule se presse autour de lui jusqu’à l’écraser. Il ne faut point oublier que Renart est prévenu, et non condamné. Il ne faut pas oublier non plus qu’il est de condition noble. Je demande donc que l’on ait égard à ce double titre et qu’il ne soit point molesté.
— C’est juste, prononce. Brichemer, que la foule s’écarte et laisse toute liberté à Renart. »
Sur cet ordre du Président, la foule s’écarte ; elle s’écarte même si bien que, saisissant une minute favorable, le rusé goupil s’élance ; il passe entre Belin, le mouton, et Musart, le chamois, qui, pacifiques de nature, ne songent point à l’arrêter, et Renart file comme la flèche dans la direction de Maupertuis.
Mais, aussitôt, la meute, apostée par Rooniaus se met à sa poursuite avec un aboiement formidable. Rooniaus, tout de suite relevé, marche en tête et dirige la troupe, suivi de près par Espillart le chien du riche paysan Maubert ; puis Harpin, Morant, Bruié, Égrillart, Heurtevilain, Rechigné le chien de Gillain, femme d’Éverart le drapier ; Afaitieus, Gorfaus, Tiran, Roillet, Lovelas, Amirant, Clarmont, Galiniers le chien de Macart de Rives, Cornebues, Herbelot, Friart, Brisegaut, Frisant, Voisié, Léopart, Tison, Courtin, Rigaut, Passeloup, Gringaut, Loyer, Passeoutre, Sillart, Baculart, Estourmi le chien de Sir Tybert du Fresne, Pilet, Chapet, Pastour, Estour, le barbet Écorchelande, Malfloré, Violet, Oiselet, Grésillon, Émerillon, Estourneau, Esclariau, Chanut, Morgain, Vigier, Passavant, Bolet, Porchas, Malet, Poignant le chien du boucher Raimbaut, Hospitaus, Tracemenu, Tournenfuie, Follevil et Passemarais, nouvellement arrivés de Pontaudemer.
Les chiennes n’étaient pas moins remarquables. C’étaient Baude et Foloise, Coquille, Sebille, Briare venue de Sotlaville, Fauve, Bloette, Morete, Boete, Violette, Brachine, Maligneuse, Mauparlière qui était à Robert de La Marlete, Genterose, PrimeNoire la chienne au Prouvère, et Pinconette, etc…
Trois des meilleurs chiens de chasse l’attendent sous les premiers buissons de la forêt ; ce sont Hospitaus, Écorchelande et Passemarais : voici donc Renart en plus grand danger que jamais. Les dogues tombent sur lui, le roulent, le déchirent, le mordent ; sa fourrure est en lambeaux et rouge de sang. Pourtant il arrive à se soustraire à leur terrible étreinte, puis à leur donner le change… Et, moitié courant, moitié rampant, il regagne Maupertuis où il trouve le repos, les soins qui lui sont nécessaires et, surtout, les consolations de sa chère Hermeline.
Pendant ce temps, Ysengrin menait grand deuil de ce que, encore une fois, Renart lui avait échappé. Jamais, sûrement, il ne retrouverait pareille occasion de se débarrasser de lui sans courir aucun risque.
Il se répand en injures et en menaces contre Grimbert qui a préparé et favorisé la fuite de ce maudit roux.
« Pourtant, fait le blaireau, on ne peut pas dire qu’il ait eu tort quand il a refusé de prêter serment sur la dent de Rooniaus qui n’était pas plus mort que vous et moi, et qui, de plus, avait traîtreusement aposté une meute formidable.
— Quoi ! interrompt le chien, qui, à ce moment, revenait au carrefour et que sa défaite ne poussait pas à l’indulgence, allez-vous lever clameur de trahison contre moi, Grimbert ?
— Je ne dis pas cela, Rooniaus, répond le blaireau tout tremblant, je m’en voudrais de susciter la moindre querelle ; je cherchais seulement à excuser Renart.
— Quoi qu’il en soit, proteste Ysengrin, à la prochaine assemblée royale, je renouvellerai ma clameur contre Renart, et il ne manquera pas alors de témoins pour affirmer qu’il s’est dérobé au serment qu’on exigeait de lui.
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