On était au temps de la Pentecôte. Les prairies verdoyaient, les bois étaient pleins de la chanson des nids. Partout, sur la colline, au vallon, dans la plaine, la terre se couvrait de moissons et de fleurs.
Noble avait convoqué les animaux pour une cour plénière et tous avaient répondu à son appel ; tous, sauf Renart.
Et chacun, naturellement, de le diffamer, de le traiter de fourbe, de larron, de meurtrier. Ysengrin se distinguait par sa violence dans ce concert d’injures.
Quand le roi parut, Ysengrin s’avança vers lui et parla en ces termes :
« Sire, je renouvelle la clameur que j’ai portée contre Renard à la dernière assemblée royale, et j’y joins une accusation de félonie. En effet, le jour où il devait prêter serment devant le tribunal, il s’est dérobé sans fournir la moindre excuse.
Le roi prononça froidement : — Je retiens votre clameur, Ysengrin. Quelqu’un a-t-il encore à se plaindre de Renart ?
Un petit chien nommé Courtois, pauvre mais très bien élevé, s’avança timidement et déclara :
— Je n’avais pour nourriture qu’une toute petite saucisse ; Renart me l’a volée !
À ces paroles, éclata un haro formidable sur ce voleur des pauvres. Mais Tybert répartit vivement :
— Il y a longtemps de cela ! C’était aux environs de la Saint-Antoine ; pourquoi le petit Courtois ne s’est-il pas plaint plus tôt ?... Et d’ailleurs cette saucisse était mienne, je l’avais prise au moulin… Donc, je la vole à la meunière, Courtois me la vole, Renart la vole à Courtois :… dans tout ceci, personne n’a le droit de se plaindre si ce n’est la meunière.
Ordegale, le castor, déclara à son tour :
— Avant-hier, tout proche du ruisseau, j’entends des cris étouffés. Je m’approche et je vois Renart qui tenait à la gorge Couart, le jeune lièvre. Il l’aurait étranglé si je n’étais intervenu. Voyez ! Ses blessures sont encore visibles.
— Vraiment ! fit Grimbert, si Renart avait eu envie de manger ce levraut de Couart, c’est bien le castor qui l’en aurait empêché ! Il aura voulu le corriger de quelque malice, pas plus.
Le roi prononça :
— Il n’y a pas d’autres griefs contre Renart ?
L’assemblée se taisant, Noble poursuivit :
— En vérité, des accusations aussi mesquines valent-elles que l’on dérange tant de monde ?... Une saucisse ! Une correction légère et sans doute méritée ! Vous, Connétable, vous auriez tout avantage à vous désister de votre clameur. Les méfaits de Renart ne sont pas si graves qu’ils doivent être un sujet de guerre entre mes barons. Quant à l’affaire du serment, ce n’est pas Renart qui doit être accusé de félonie, vous le savez mieux que personne.
À ces mots, prononcés d’un ton sévère, Rooniaus et ses amis, très confus, baissèrent la tête et se cachèrent derrière leurs voisins. Mais Brun dit avec hardiesse :
— Ah ! Sire, vous pourriez parler avec plus de convenance. Nous sommes tout prêts à mettre le haro sur ceux qui vous ont outragé, qu’il en soit de même pour vos barons. Ysengrin accuse Renart de lui avoir fait tort, rendez justice à Ysengrin en condamnant Renart.
Beaudoin, l’âne, marmotta quelque chose voulant dire que Renart était sûrement un très mauvais garçon, que tout le monde était victime de sa malice, et que ce serait une grande tranquillité le jour où on le mettrait en geôle.
— Eh ! interrompit Bruyant, le taureau, d’une voix formidable, qu’est-il besoin de tribunal pour un insigne vaurien tel que Renart ?... Qu’il s’avise donc de s’attaquer à moi ou aux miens, et vous verrez si j’ai besoin de personne pour le mettre hors d’état de recommencer.
Le sage Brichemer trouva bon d’intervenir.
— Vous oubliez, dit-il avec un grand calme, que les lois du pays défendent qu’on se fasse justice à soi-même.
— Barons, prononça Noble, vous faites une grande maladresse en vous acharnant après Renart. Ne comptez pas avoir le dernier mot avec lui. Il en sait plus que vous, et vous avez plus à craindre de ses tours que lui des vôtres. D’autre part, je ne dis pas qu’il soit innocent de tout ce dont on l’accuse, mais j’affirme qu’il n’en a pas fait davantage que la plupart d’entre vous, et que tel vous le traitez aujourd’hui, tel vous risquez d’être traités à votre tour.
Grimbert, encouragé par ces paroles du roi, tenta encore de prendre la défense de son ami.
— Ysengrin accuse Renart des pires forfaits, mais le proverbe a raison qui dit : À bouche ennemie, jamais ne te fie. Pour être juste, il faudrait tout narrer. Or, Ysengrin ne dit pas combien de fois il a profilé des bonnes aubaines que lui procurait l’adresse de Renart et combien de fois, aussi, il l’en a récompensé par de mauvais traitements. Je demeure tout près de Maupertuis et bien souvent j’ai vu rentrer au logis, Renart battu, meurtri, la fourrure sanglante et déchirée, après ses expéditions avec Ysengrin.
— Enfin, si Renart fut parfois coupable, ce que je ne nie point, il s’en repent bien aujourd’hui et il a résolu d’en faire pénitence. Il vit comme un cénobite, ne sortant presque jamais, ne mangeant qu’une fois par jour et encore rien de succulent, bref se mortifiant de toutes les façons. Aussi est-il maigre et décharné à faire peur. Et il se dispose à partir en pèlerinage pour la rémission de ses péchés.
Noble s’avança de quelques pas et dit d’une façon péremptoire :
— Barons, je ne veux plus de querelles entre vous. Dès ce moment, la paix est proclamée, malheur à qui viendra la troubler. »
Les animaux, contents ou fâchés de cette déclaration suivant qu’ils étaient pour ou contre Ysengrin, commençaient à se disperser, quand on vit arriver un funèbre cortège allant à pas comptés avec beaucoup de sanglots et de gémissements.
Chanteclerc marchait le premier, la crête basse et les ailes pendantes ; suivaient deux jeunes coqs, César et Sultan, qui portaient un brancard fait de bruyère et de clématite entrelacées. Sur ce brancard gisait une poule. Derrière venaient Pinte et trois autres dames, Sprote, Rousse et Grattepied, qui donnaient les signes de la plus vive douleur.
« Qu’est-ce ? fit le roi en allant au-devant de la procession.
— Ah ! Sire, rendez-nous justice contre Renart, supplia Chanteclerc. Il n’y a pas de jour qu’il ne fasse quelque victime parmi nous. Les coqs les plus fiers, les poules les plus belles et les meilleures pondeuses tombent successivement sous sa griffe. Hier, c’était le tour de cette jolie Copette, l’orgueil et la joie du poulailler. Elle était occupée à gratteler le sol avec ce gloussement harmonieux qui nous ravissait tous, quand Renart fondit sur elle et l’étrangla.
— J’arrivai à son cri d’appel, mais trop tard, hélas ! Pour lui sauver la vie. C’est tout juste si je pus soustraire son corps charmant à la voracité du bandit. Sire, défendez-nous contre Renart, mettez-le dans l’impossibilité de poursuivre ses forfaits.
— Ha ! fait Noble, voici qui change la face des choses. Que vous semble, Grimbert, de ce jeûneur à qui il faut pour dîner une poulette et pour souper un oison ? »
Pendant ces discours, l’émotion des poules avait redoublé, si bien que Pinte tomba pâmée sur le sol, et ses trois compagnes presque en même temps.
Les voilà donc les ailes à moitié étendues, les pattes raidies, les yeux tournés. On s’empresse autour d’elles, on les secoue doucement, on les tapote, on leur jette de l’eau sur la tête ; à la fin, Pinte ouvre un œil, puis l’autre et pousse un long soupir ; Sprote, Rousse et Grattepied en font autant. Alors c’est à qui viendra les soutenir et les consoler.
Vivement ému par ce spectacle, Noble pousse un rugissement tel qu’il n’y eut bête, si hardie soit-elle, qui ne frémît d’épouvante, et Couart eut une si belle peur qu’il en trembla les fièvres pendant trois jours.
Puis, relevant sa grande tête chevelue :
« Chanteclerc, fit le roi, et vous, dames poules, tenez pour assuré que la douce Copette sera vengée. Dès aujourd’hui je fais citer Renart ; vous serez convoqués pour le jugement, et vous pourrez vous rendre compte alors de la manière dont je punis les voleurs, les félons, les meurtriers.
Et s’adressant à l’ours :
— Brun, c’est vous que je charge d’aller à Maupertuis quérir ce mauvais larron. Prenez garde qu’il ne vous échappe. Ne vous laissez pas prendre à ses discours trompeurs ; plus il vous flattera, plus il sera dangereux.
— Que votre Majesté se tranquillise, répondit Brun d’un ton plein d’assurance, je ne crains pas ses paroles plus que ses coups.
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