L’assemblée était au grand complet. Ysengrin était un puissant personnage ; il remplissait à la Cour l’office de connétable et chacun s’était fait un devoir de venir écouter sa clameur.
Les hauts barons entouraient le roi, puis venaient les riches vavasseurs ; en arrière se tenaient, pleins de respect et de soumission, les sujets de moindre importance.
Là se trouvaient : Brun, l’ours, Baucent, le sanglier, Bruyant, le taureau, Brichemer, le cerf, Platel, le daim, Musart, le chamois, Rooniaus, le molosse, Belin, le mouton, Metbé, la chèvre, puis Cointereau, le singe, Tybert, le chat, Grimbert, le blaireau, Petitfouineur, le putois, Couart, le lièvre, Galopin, le lapereau, Jacquet, l’écureuil, Ordegale, le castor, Petitpourchas, le furet, Blanche, l’hermine, Gente, la marmotte, Pelé, le rat, et encore Mouflart, le vautour, Pinçart, le héron, Tiecelin, le corbeau, Chanteclerc, le coq, Drouin, le moineau, Frobert, le grillon, Frémont, la fourmi, Tardif, le limaçon, etc...
Ayant Dame Hersent à ses côtés, Ysengrin s’avance et parle en ces termes :
« Sire, je lève clameur contre Renart qui, malgré nos liens de compérage, ne cesse de me trahir. Vous connaissez déjà la plupart de ses crimes et de mes infortunes ; vous savez comment je faillis perdre la vie dans la glace de l’étang, au lardier d’un vilain, à la chasse aux oies, au piège du vallon, et finalement au puits des Blancs-Manteaux. Mais ce n’est pas tout : mon épouse, ici présente, vous dira que chaque fois que ce mauvais roux la rencontre, il l’outrage de ses propos inconvenants. Nos enfants même, nos chers louveteaux, ne sont pas à l’abri de ses malices. L’autre jour, il les poursuivit jusque chez nous, les maltraita, les battit, les roula dans la poussière, les couvrit d’ordures, les inonda d’une eau infecte, les appela : enfants trouvés… et pire… le petit Harpin, notre dernier-né, est malade depuis ce moment et le mire craint bien qu’il ne perde la vue. C’est pourquoi, Sire, je vous adjure de remettre la cause au tribunal, pour que justice me soit rendue.
Le roi n’aimait pas les querelles entre ses barons, et, de plus, il gardait une secrète indulgence à Renart, dont les tours l’amusaient.
— Connétable, fit-il, étiez-vous présent lorsque Renart maltraita vos enfants ?
— Non, Sire, mais mon épouse en fut le témoin désolé.
— À qui donc ferez-vous croire, Dame Hersent, que robuste et courageuse comme vous l’êtes, vous avez laissé ce nain de Renart injurier et battre vos petits ?
— Monseigneur, interrompit le loup, vous ne devez prendre la défense ni de Renart ni de moi. Il vous suffit d’écouter ma clameur et de juger si elle mérite d’être retenue pour être portée devant mes pairs.
Le roi essaya encore de la conciliation.
— Connétable, il me semble que les choses pourraient s’accommoder.
— Il me semble à moi, Sire, que vous soutenez Renart et que vous auriez meilleure grâce à prendre ma cause en mains, car je vous servis toujours mieux que lui. Si je vous avais flatté au lieu de vous servir, je serais en plus grande faveur auprès de vous. »
La dignité de Noble l’empêcha de répondre à cette attaque du plaignant.
À cette époque, se trouvait à la Cour Messire Chameau, dont chacun estimait la prudence et la sagesse, bien que nul n’eût pu dire sur quoi reposait cette réputation. Il était né en Perse, mais il avait passé plusieurs années à Constantinople ; ces temps derniers, il vivait en Lombardie d’où il était venu auprès de Noble en qualité de légat. Le roi tint à ce qu’il donnât son avis.
« Maître, dit-il, avez-vous connaissance de telles clameurs, levées dans vos contrées, et de l’accueil qui leur fut fait ? »
Messire Chameau prit la parole. Il fit un long discours en charabia où se mêlaient le persan, le turc, le lombard et le franc ; encore était-ce du mauvais persan, du mauvais turc, du mauvais lombard, du mauvais franc. Nul n’en comprit un traître mot ; n’empêche que d’aucuns applaudirent et que d’autres murmurèrent. Cointereau s’esclaffa. Seul le roi conserva toute sa dignité.
« La clameur d’Ysengrin est retenue, prononça-t-il. Barons, je vous laisse délibérer sur la manière dont justice lui sera faite. »
Puis il se retira.
D’un commun accord, on donna la présidence à Brichemer, le cerf, qui était sénéchal de la Cour et bien connu pour son impartialité.
« Seigneurs, dit-il, écoutez mes paroles et reprenez-moi si je ne dis pas bien. Vous avez entendu la clameur d’Ysengrin contre Renart. Besoin serait qu’avant de juger, nous ayons des preuves certaines de ce qu’il avance. Il ne faut pas que n’importe qui puisse lever clameur contre un innocent et le faire condamner.
L’ours, qui haïssait Renart presque autant qu’Ysengrin, reprit avec violence :
— Nous avons le témoignage de Dame Hersent !
— Selon moi, fit sagement Baucent, la parole de Dame Hersent ne vaut rien. Étant l’épouse d’Ysengrin, elle lui est entièrement soumise ; elle ne peut aller et venir, parler ou se taire sans le bon plaisir de son seigneur. Elle est donc tenue de dire ce qu’il dit lui-même. Il nous faut des témoignages plus désintéressés, plus libres.
Brun ne se tint pas pour battu.
— Entre la parole du connétable et celle d’un mauvais garçon comme Renart, il n’y à pas à hésiter une seconde.
— Pourtant, fit Platel, le daim, Ysengrin accuse Renart d’avoir outragé son épouse, maltraité ses enfants et de l’avoir exposé lui-même plusieurs fois à une mort traîtresse ; il faut punir de tels forfaits si l’on ne veut pas qu’ils se perpétuent.
— Rien de plus juste, fit Brichemer ; on ne dit point que les coupables ne doivent pas être punis, on dit seulement qu’il ne faut pas les condamner sans les entendre, eux et les témoins qu’ils peuvent produire.
— Voilà bien des histoires, gronda Brun d’un ton bourru ; moi-même, comme Ysengrin, j’ai été victime de ce damné fripon et comme lui j’ai failli perdre la vie. Et puis, c’est encore Chanteclerc, c’est Tiecelin, c’est la mésange, c’est le grillon, c’est Tybert qui ont à se plaindre de ses félonies ;… mais qui donc n’a pas été persécuté par ce mauvais larron ?... M’est avis que le roi ne s’est pas fait honneur en riant sous cape des méfaits de Renart, il pourrait bien s’en repentir avant peu.
— Calmez-vous, Brun, repartit le sage Brichemer, vous allez être bientôt à même de décider à quelle amende il est juste de condamner Renart.
— Une amende ! cria l’ours au comble de la fureur, vous pensez qu’une amende, si forte soit-elle, suffira au châtiment de pareils crimes ! Mais il faut que Renart soit amené ici pieds et poings liés, il faut le battre de verges, le mettre en geôle, le suspendre au gibet.
Cointereau, le singe, n’avait encore rien dit ; il se contentait de sauter de-çà de-là, de faire des grimaces aux orateurs et de se moquer de tout le monde.
— À tout péché miséricorde, prononça-t-il avec une componction très bien imitée. La peste soit de ces gens pressés qui veulent condamner le monde sans rien entendre.
— Vous, Cointereau, fit Brun, on comprend que vous soyez du côté de Renart, vous êtes personnes de même espèce.
— Allons, dit Brichemer, au lieu d’envenimer la querelle, vous feriez mieux de chercher à concilier les parties. Nous allons donc, suivant l’ordre du roi, mander Renart devant un tribunal composé de ses pairs.
— Qui présidera ce tribunal ? demanda Brun avec le secret espoir qu’on lui répondrait : ‘Vous’.
— Il me semble, répondit Brichemer, que le vertueux Rooniaus, chien de Frobert de La Fontaine, pourrait remplir cet office. C’est un personnage honnête et vertueux en qui l’on peut avoir toute confiance. »
Cette proposition fut approuvée à une grande majorité, et il fut également décidé que Grimbert serait chargé de porter à Renart son assignation à comparaître.
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