Renart était allé chasser et il revenait bredouille. La faim le tourmentait, mais encore plus le chagrin de ne rien rapporter au logis - car si Renart est mauvais compagnon, il est bon époux et bon père -.
Il rentrait donc lentement et comme à regret, espérant, malgré tout, quelque aubaine fructueuse quand, au jour finissant, il se trouva près d’une abbaye de moines aux blancs manteaux.
Comme il se couchait à l’abri d’un buisson, il entendit, tout proche, le caquetage un peu las de poules qui s’apprêtent à rentrer pour dormir. Il dresse l’oreille et, se guidant sur le bruit, arrive au poulailler. Il rôde un instant au pied du mur, avise une porte, la pousse afin d’en éprouver la résistance, elle cède du premier coup ; voici Renart dans la place.
À la vue du glouton, les poules hâtent leur course pour se mettre à l’abri et crient un peu plus fort, - non assez, toutefois, pour donner l’alarme -. Deux d’entre elles, plus paresseuses ou plus endormies, restent en arrière ; Renart les happe sans difficulté, en mange une et conserve l’autre pour Hermeline et ses petits, Malebranche et Percehaye.
Il se félicite de cette chance sur laquelle il n’osait plus compter, - sans néanmoins se trouver complètement satisfait, car la soif le tourmente -. La journée a été chaude, la course fatigante et il n’a rencontré aucun ruisseau, aucun étang. Il tire donc désespérément la langue.
Il y a bien là un puits qui sert aux Blancs-Manteaux, mais Renart n’en connaît pas la manœuvre. L’eau est profonde, comment faire pour l’atteindre ?...
Des deux seaux, l’un plonge dans le puits, l’autre se trouve suspendu à portée de la main. Renart grimpe sur la margelle, il raisonne, il calcule sans trouver de solution pratique. Découragé, il contemple le fond du gouffre dont le miroitement liquide vient encore irriter sa soif…
Enfin, il se résout aux moyens héroïques, il saisit la corde et tente de remonter le seau plein. Mais le fardeau n’est pas en rapport avec ses forces et plouf ! Renart pique une tête dans le puits.
L’eau est maintenant à sa disposition et il peut boire à son gré ; mais il n’y songe plus, car la soif a fait place chez lui à la surprise, puis à la terreur.
Que va-t-il advenir de lui ?... Quand et comment sortira-t-il de là ?... En sortira-t-il seulement ?... Lui, le grand attrapeur, le voilà bien attrapé. Tremblant, il s’agriffe d’une patte à la corde, de l’autre, à l’anse du seau qui flotte, enviant les ailes de Tiecelin et les griffes de Tybert.
Or, le hasard de la chasse amène Ysengrin dans ces parages. Il n’a pas été plus heureux que Renart, et comme lui, il rentre bredouille ; comme lui, il souffre de faim, de soif, de fatigue.
Soudain, il aperçoit la poule étranglée par Renart et destinée à sa famille ; Ysengrin n’en fait qu’une bouchée.
« Voilà un bon manger, dit-il, un peu léger, mais fort délicat,… seulement, c’est boire qu’il faudrait… L’eau du puits est abondante et fraîche, mais comment l’atteindre ?... Vraiment, les hommes ont de bizarres inventions ;… ils ne songent point à mettre l’eau à la portée des gens qui ont soif…
Le loup pose ses pattes de devant sur le bord du puits tout en poursuivant son monologue sur la sottise et la malveillance des hommes, quand une voix qui monte du fond, le fait tressaillir.
— Qui va là-haut ?... dit la voix ; qui se permet de parler ?... qui vient troubler dans leur repos les bienheureux du paradis ?...
— Qu’est ceci ? fait Ysengrin très intrigué.
Et, plongeant son regard dans le puits, il pousse une exclamation de surprise.
— Mais c’est Renart, si j’en crois mes yeux.
— Croyez-en vos yeux, mon oncle, c’est bien moi, ou plutôt c’est mon âme, car je suis mort.
— Vous êtes mort ! Qu’est donc ce mystère ?... n’y a-t-il pas, là-dessous, quelque nouvelle attrape ?...
— Pas la moindre ; je suis bien mort.
— Ma foi, je n’en suis pas trop fâché à dire vrai. Mais, depuis combien de temps êtes-vous mort ?
— Depuis deux jours.
— En êtes-vous sûr ? Il me semble que, pas plus tard que ce matin, je vous ai vu courir les bois.
— C’est que mon corps est resté sur terre. En ce moment il repose à Maupertuis, auprès de mon Hermeline bien-aimée.
— Voilà qui est étrange, et je ne me fie pas trop à cette mort-là, vous avez tant de tours dans votre sac !
— Prenez garde, mon oncle ! Dans votre intérêt même je vous engage à me traiter avec plus de révérence que du temps où j’étais en vie.
— Je ne demande pas mieux, Renart, puisque aussi bien vous voilà mort. Et même tenez, je crois que je suis un peu chagrin de votre trépas.
— Moi non. Je suis maintenant si heureux qu’on ne saurait imaginer, sur terre, félicité pareille.
— Comment cela ?... le bonheur parfait se trouve-t-il donc au fond des puits ?...
— Je ne sais, mais ce que je possède ici dépasse la compréhension des vivants : des prairies en fleurs, des forêts verdoyantes, des moissons superbes, des troupeaux innombrables ! Et de la volaille ! Du gibier ! Du poisson ! Trop de tout, pourrait-on dire. La preuve en est, cette poule que j’ai dû jeter. Cherchez-la, Ysengrin ; si vous la trouvez, je vous l’offre de bon cœur.
Ysengrin qui savait à quoi s’en tenir au sujet de la poule, ne prit pas la peine de chercher. Il demanda :
— Vous êtes donc en paradis ?...
— Comme vous le dites, mon oncle.
La nuit était venue ; des milliers d’étoiles brillaient au firmament et se reflétaient sur l’eau du puits.
— Voyez toutes ces lumières qui m’entourent ; n’y trouvez-vous pas la preuve que je suis dans la gloire éternelle ?...
— C’est ma foi vrai, acquiesça Ysengrin. Mais quel paradis que celui où l’on possède volaille et venaison en telle abondance !
— Mon oncle, je veux oublier toutes les mauvaises dispositions que vous me témoignâtes au temps où j’étais sur terre ; venez près de moi, je vous ménagerai une bonne place.
— Je vous en serai le plus obligé du monde ; mais, comment vous rejoindre ?
— Mettez-vous dans le seau qui est sur la margelle, cramponnez-vous à la corde, donnez un bon coup de reins, et laissez-vous aller. »
Ysengrin, suivant l’avis de son compère bienheureux, entre dans le seau et se cramponne à la corde. Alors, cédant à ce nouveau contrepoids, le seau plus léger où se trouvait Renart, remonte au fur et à mesure que l’autre descend.
Arrivé au bord, Renart saute à pieds joints et file sans demander son reste. La surprise, puis la rage d’Ysengrin ne se peuvent décrire.
— Ah ! Maudit roux ! crie-t-il en écumant, faudra-t-il donc que jusqu’à mon dernier souffle tu m’aies trompé et que je m’y sois laissé prendre.
Au petit matin, un frère lai[1] des Blancs-Manteaux vient puiser de l’eau pour les besoins du service. Il tire la corde comme à son habitude, mais en vain : il ne peut amener le seau. Après plusieurs tentatives infructueuses, il regarde au fond du puits et aperçoit Ysengrin.
« Au loup ! crie-t-il en s’enfuyant, au loup qui est dans le puits ! »
Les moines croient que leur frère tombe dément et ils courent à son aide. Mais, une fois sur place, on est bien forcé de convenir qu’il dit vrai et que, si étrange que cela paraisse, le loup est bien dans-le puits.
On s’assemble en conciliabule et l’on délibère sur les mesures à prendre.
Quelques-uns voudraient qu’on laissât Ysengrin où il est jusqu’à ce qu’il trépasse. Mais, combien de temps mettra-t-il à trépasser ?. Or, on a besoin d’eau tout de suite, et la rivière est loin. D’autre part, la charogne empoisonnera le puits. Non, il faut le sortir coûte que coûte. Seulement on doit se mettre en état de défense.
On apporte sur les lieux tout ce qu’il y a d’instruments au monastère : haches, pieux, fourches, bâtons, massues, etc… ; chacun s’arme suivant ses capacités et l’on forme un cercle très serré à quelque distance du puits. Ensuite on attelle à la corde une bourrique forte et courageuse.
Après bien des efforts, la bourrique ramène au jour le contenant et le contenu.
Alors, les Blancs-Manteaux tombent sur Ysengrin à tour de bras et frappent qui à la tête, qui sur l’échine, qui sur les pattes, tant et si bien qu’ils le laissent pour mort, étendu sur le sol.
Puis, la cloche sonnant matines, les moines se rendent au chœur, abandonnant celui qu’ils croient défunt.
Mais Ysengrin n’était pas tout à fait trépassé. Sanglant, assommé, rompu, il se traîne jusqu’au bois et retrouve Dame Hersent qui se désespère de le voir en pareil état.
On appela les mires les plus fameux, qui employèrent pour le soigner on ne sait combien d’emplâtres, d’électuaires, d’opiats et d’onguents.
« Ah ! protestait Dame Hersent, à la cour du roi se trouvent assises et plaids, c’est là que nous irons porter notre clameur ; et gare au bandit le jour où il sera jugé par ses pairs ! »
[1] Dans l'usage courant, les frères lais ou sœurs laies sont des laïcs liés à des ordres religieux catholiques dans lesquels ils sont chargés principalement des travaux agricoles et manuels, et des affaires séculières d'un monastère, par opposition aux moines de chœur affectés aux tâches spirituelles.
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