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Peter Pan et Wendy (Ch. 1 à 5)

… de J. M. Barrie

… illustré par Alice Woodward


Texte intégral. Traduction personnelle.

Ce texte est publié sous la licence Creative Commons CC BY-ND.


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Présentation :

Le personnage de Peter Pan a dominé toute l’œuvre de l’écrivain écossais James Matthew Barrie. Le public le découvre en 1902, dans un roman intitulé Le petit oiseau blanc. La pièce de théâtre Peter Pan ou l’enfant qui ne voulait pas grandir, fut quant à elle jouée pour la première fois à Londres, le 27 décembre 1904. Elle connut un très grand succès populaire. Ce n’est qu’en 1911 que Barrie transforma cette œuvre théâtrale en un roman, Peter Pan et Wendy, qui reste aujourd’hui son œuvre la plus accomplie. Ce roman a nourri la postérité de son auteur, et a connu de très nombreuses adaptations, autant littéraires que cinématographiques.

La traduction que vous trouverez dans ce livre numérique est celle du texte intégral de l’œuvre publiée en 1911.

Les illustrations d’Alice Woodward ont été réalisées pour une autre édition, et ramenées sur le texte original.







Chapitre I

Faisons la connaissance de Peter Pan !


Tous les enfants grandissent, à l’exception d’un seul. Ils savent très vite qu’ils vont grandir, et voici comment Wendy l’a su. Un jour, alors qu’elle avait deux ans, en jouant dans le jardin, elle a cueilli une fleur et a couru en la portant, vers sa mère. Je suppose qu’elle devait avoir l’air adorable, car Mrs Darling a mis la main sur son cœur et s’est écriée :

« Oh ! Pourquoi ne peux-tu rester comme ça pour toujours ? »

C’est tout ce qui s’est passé entre elles à ce sujet, mais Wendy savait désormais qu’elle devait grandir. Quand vous atteignez deux ans, vous le savez toujours. Deux ans, c’est le début de la fin.


Ils habitaient au n° 14, et jusqu’à l’arrivée de Wendy, c’est sa mère qui était le personnage principal de la famille. C’était une femme charmante, à l’esprit romantique et à la bouche douce et moqueuse. Son esprit romanesque ressemblait à ces petites boîtes gigognes, provenant des contrées mystérieuses de l’Est : quel que soit le nombre que l’on découvre, il y en a toujours une de plus ; et sa douce bouche moqueuse portait un baiser que Wendy n’avait jamais pu obtenir, bien qu’il soit là, parfaitement visible, dans le coin droit.

Voici comment Mr Darling a obtenu sa main : les nombreux messieurs qui avaient été de jeunes garçons à l’époque où elle était jeune fille ont découvert en même temps qu’ils l’aimaient. Tous ont couru chez elle pour la demander en mariage, sauf Mr Darling, qui a pris un fiacre et est arrivé le premier : c’est ainsi qu’il a pu l’épouser. Il a tout obtenu d’elle, sauf la petite boîte du milieu et le baiser. Il n’a jamais su pour la boîte, et avec le temps, il a abandonné l’idée du baiser. Wendy pensait que Napoléon aurait pu l’avoir, mais je l’imagine plutôt essayant en vain, puis s’en allant avec fougue, tout en claquant la porte.

Mr Darling avait l’habitude de se vanter auprès de Wendy en disant que sa mère, non seulement l’aimait, mais aussi le respectait. Il était l’un de ces individus profonds, qui savent tout au sujet des titres de Bourse et des actions. Bien sûr, personne n’y comprend réellement grand-chose, mais lui semblait s’y connaître, et il annonçait souvent que les actions étaient à la hausse ou à la baisse, d’une manière qui aurait amené n’importe quelle femme à le respecter.

Mrs Darling s’était mariée en blanc et, au début, elle tenait parfaitement les comptes de son ménage, presque gaiement, comme s’il s’agissait d’un jeu : pas un chou de Bruxelles ne manquait. Mais de plus en plus souvent, des choux-fleurs entiers disparurent, peu à peu remplacés par des dessins de bébés sans visage, que Mrs Darling griffonnait en marge de sa comptabilité : c’était sa façon à elle de matérialiser ses présages.

De fait, Wendy est arrivée la première, puis John, puis Michael.

Pendant une semaine ou deux après la naissance de Wendy, ils se demandèrent s’ils allaient pouvoir la garder, car c’était une bouche de plus à nourrir. Mr Darling était terriblement fier d’elle, mais il voulait faire les choses dans les formes : il s’asseyait sur le bord du lit de Mrs Darling, lui tenant la main et calculant les dépenses, tandis qu’elle le regardait d’un air implorant. Elle voulait prendre le risque, quoi qu’il arrive, mais ce n’était pas sa façon de faire ; sa façon de faire, c’était avec un crayon et un morceau de papier, et si elle l’embrouillait avec des suggestions, il devait recommencer depuis le début.

« Ne m’interrompez pas ! la suppliait-il.

— J’ai une livre dix-sept shillings ici, et deux shillings six pence au bureau ; je peux supprimer mon café là-bas, disons dix shillings, ce qui fait deux livres neuf shillings et six pence, avec vos dix-huit shillings et trois pence, cela fait trois livres neuf shillings et sept pence, avec cinq shillings sur mon compte bancaire, cela fait huit livres neuf shillings et sept pence. - Qui est-ce qui bouge ? - Huit livres neuf shillings et sept pence, je pose la virgule et je retiens sept, - ne parlez pas, ma chérie -, plus la livre que tu as prêtée à cet homme qui est venu à la porte, - reste tranquille, mon bébé ! - Je pose la virgule et je retiens bébé - Ça y est, tu as réussi ! - Ai-je dit neuf livres neuf shillings et sept pence ? Oui, j’ai dit neuf livres neuf shillings et sept pence ; la question est de savoir si nous pouvons essayer de vivre pendant un an avec neuf livres neuf shillings et sept pence ?

— Bien sûr que nous pouvons, George ! s’écria-t-elle. Mais elle avait des préjugés en faveur de Wendy, et il était celui des deux qui avait l’ascendant sur l’autre.

— N’oubliez pas les oreillons ! la prévint-il, sur un ton presque menaçant ; et il reprit :

— ‘Oreillons’, une livre, c’est ce que j’ai noté, mais j’ose dire que ce sera plutôt trente shillings. - Taisez-vous ! - ‘Rougeole’, un shilling cinq pence, ‘rougeole allemande’, une demi-guinée, ce qui fait deux livres quinze shillings et six pence. - Arrêtez de faire ‘non’ avec votre doigt ! - ‘Coqueluche’, disons quinze shillings. »

Et ainsi de suite, les sommes s’additionnaient au fur et à mesure ; mais finalement Wendy s’en sortit, grâce à une réduction des oreillons à douze shillings et six pence, et aux deux sortes de rougeole traitées comme une seule.

Il y eut la même excitation fébrile au sujet de John, et Michael passa l’examen de justesse ; mais les deux furent gardés, et bientôt, vous auriez pu les voir tous les trois se rendre en rang à l’école maternelle de Miss Fulsom, accompagnés de leur gouvernante.

Car bien entendu, Mrs Darling aimant que tout soit bien comme il faut, et Mr Darling adorant être exactement comme ses voisins, ils avaient une gouvernante ! Comme ils étaient pauvres, en raison de l’énorme quantité de lait que les enfants buvaient, cette nounou était une chienne Terre-Neuve assez collet monté, appelée Nana, qui n’avait appartenu à personne en particulier jusqu’à ce que les Darling l’engagent. Elle avait cependant toujours beaucoup accordé d’intérêt aux enfants, et les Darling avaient fait sa connaissance dans les jardins de Kensington, où elle passait la plupart de son temps libre à inspecter l’intérieur des landaus. Elle était la bête noire des nourrices négligentes, les suivant jusque chez elles, afin de se plaindre d’elles à leurs maîtresses.

Nana se révéla être un véritable trésor ! Elle était très pointilleuse en ce qui concerne l’heure du bain, et se levait à tout moment de la nuit si l’un de ses protégés poussait le moindre cri. Bien entendu, sa niche se trouvait dans la nurserie. Elle avait le génie pour savoir quand une toux est une chose qu’il faut traiter à la légère, et quand il est nécessaire de nouer une chaussette autour de la gorge du petit malade. Jusqu’à son dernier jour, elle a accordé une foi inébranlable aux remèdes d’antan, comme les feuilles de rhubarbe, et produisait de petits bruits de mépris à propos de tous ces discours modernes au sujet des germes, des microbes, et autres bêtises. C’était une véritable leçon de maintien de la voir escorter les enfants à l’école, marchant tranquillement à leurs côtés lorsqu’ils étaient bien sages, et les ramenant dans le droit chemin par de petites tapes dans les fesses s’ils s’égaraient. Les jours où John devait partir en promenade, elle n’oubliait jamais son pull, et emmenait généralement un parapluie, qu’elle portait dans sa bouche, en cas de pluie.

Il y avait une pièce dans le sous-sol de l’école de Miss Fulsom, dans laquelle les gouvernantes attendaient les enfants. Celles-ci s’asseyaient sur des sièges, alors que Nana était allongée sur le sol, mais c’était là la seule différence. Elles avaient l’habitude de l’ignorer, comme si elle était d’un statut social inférieur au leur, et Nana, quant à elle, méprisait leurs bavardages. Elle n’appréciait pas les visites des amies de Mrs Darling à la nurserie, mais si celles-ci venaient malgré tout, elle enlevait d’un geste le vieux tablier de Michael, pour lui mettre celui avec des broderies bleues, lissait les vêtements de Wendy et remettait rapidement en place les mèches de cheveux de John.

Aucune nurserie n’aurait pu être mieux tenue, et si Mr Darling en était parfaitement conscient, il se demandait parfois avec inquiétude s’il n’y avait pas quelques commérages dans le voisinage.

Car, voyez-vous, il se devait de tenir son rang dans la ville.

Nana le troublait également d’une autre manière. Il avait parfois l’impression qu’elle ne l’admirait pas.

« Je sais qu’elle vous admire énormément, George » lui assurait Mrs Darling, puis elle faisait signe aux enfants d’être particulièrement gentils avec leur père. Des danses charmantes s’ensuivaient, auxquelles la seule autre domestique, Lisa, était parfois autorisée à se joindre. Elle avait l’air d’une naine, dans sa longue jupe, portant sa coiffe de domestique, bien qu’elle ait juré, quand elle avait été engagée, qu’elle était adulte depuis belle lurette ! Comme ces ébats étaient gais ! Et la plus gaie de toutes était Mrs Darling, qui pirouettait si follement que tout ce que vous pouviez voir d’elle était le fameux baiser ; si vous vous étiez jeté sur elle à ce moment, vous auriez même pu l’attraper. Non, il n’y avait jamais eu de famille plus simple et plus heureuse avant l’arrivée de Peter Pan.


Mrs Darling entendit parler de Peter pour la première fois, alors qu’elle mettait de l’ordre dans l’esprit de ses enfants. Toute bonne mère a pour habitude, le soir, après que ses enfants se sont endormis, de fouiller dans leur tête afin de mettre de l’ordre dans leurs idées pour le lendemain matin, remettant à leur place les nombreux objets qui y ont vagabondé pendant la journée. Si vous-même pouviez rester éveillé, - mais bien entendu, vous ne le pouvez pas -, vous verriez votre propre mère faire cela, et vous trouveriez ce spectacle très intéressant. C’est un peu comme ranger des tiroirs. Vous la verriez à genoux, j’imagine, s’attardant avec humour sur certaines de vos pensées, se demandant où diable vous avez bien pu ramasser cette chose, faisant des découvertes agréables et d’autres moins agréables, pressant ceci sur sa joue comme si c’était aussi doux qu’un chaton, et rangeant cela en toute hâte hors de vue. Lorsque vous vous réveillez le matin, la méchanceté et les mauvaises idées avec lesquelles vous vous êtes couché ont été soigneusement pliés et placées tout au fond de votre esprit alors que sur le dessus, bien en évidence, sont étalées vos plus jolies pensées, prêtes à être enfilées.



Je ne sais pas si vous avez déjà vu une carte de l’esprit d’une personne. Les médecins dessinent parfois des cartes d’autres parties de votre corps, et lire votre propre carte peut devenir sacrément intéressant, mais surprenez-les en train d’essayer de dessiner la carte de l’esprit d’un enfant, qui est non seulement confus, mais qui tourne sans cesse en rond ! Il y a des lignes en zigzag, tout comme des courbes de température : ce sont probablement les routes de l’île. Car le Pays de Nulle Part est toujours plus ou moins une île, avec d’étonnantes taches de couleur ici et là, des récifs coralliens, un bateau à l’allure bizarre croisant au large, des sauvages, des repaires solitaires, des gnomes, qui sont pour la plupart des tailleurs, des grottes traversées par une rivière, des princes ayant six frères aînés, une hutte quasiment en ruines, et une toute petite vieille dame avec un nez crochu.

S’il n’y avait que cela, ce serait une carte facile. Mais il y a aussi le premier jour d’école, la religion, les parents, le grand bassin du parc, les travaux manuels, des meurtres, des pendaisons, des accords de participes passés, le gâteau au chocolat du mercredi, un médecin qui dit » Ouvre la bouche », la pièce laissée par la petite souris des dents, et ainsi de suite…

Bien sûr, les Pays de Nulle Part varient beaucoup selon les personnes. Celui de John, par exemple, comportait un lagon survolé par des flamants roses, sur lesquels John tirait à la carabine, tandis que Michael, qui était tout petit, avait dans le sien un flamant rose survolé par des lagons. John vivait dans un bateau retourné sur le sable, Michael dans un wigwam, et Wendy dans une maison de feuilles habilement cousues ensemble.

John n’avait pas d’amis, Michael avait des amis de nuit, Wendy avait un loup de compagnie, abandonné par ses parents. Mais, dans l’ensemble, les habitants des Pays de Nulle Part ont un air de famille ; et s’ils restaient immobiles en rang, on pourrait dire d’eux qu’ils ont, par exemple, le même nez. Sur ces rivages magiques, les enfants s’amusent, et leurs petits bateaux en formes de panier y abordent sans cesse. Nous aussi l’avons visité : nous percevons toujours le bruit du ressac, même si nous ne débarquons plus…

De toutes les îles délicieuses, le Pays de Nulle Part est la plus douillette et la plus compacte, pas exagérément grande, avec des distances fastidieuses entre une aventure et l’autre, mais au contraire, bien resserrée. Quand on y joue le jour, avec les chaises et la nappe, ce n’est pas le moins du monde inquiétant, mais dans les deux minutes qui précèdent le coucher, cela devient très réel. C’est pourquoi il existe des veilleuses.

De temps en temps, au cours de ses voyages dans l’esprit de ses enfants, Mrs Darling rencontrait des choses qu’elle ne pouvait pas comprendre, et parmi celles-ci, le mot » Peter » était de celles qui la laissaient le plus perplexe. Elle ne connaissait aucun Peter, et pourtant ce nom se retrouvait en plusieurs endroits dans l’esprit de John et de Michael, tandis qu’il commençait à être gribouillé un peu partout dans celui de Wendy. Le nom se détachait en lettres plus épaisses que tous les autres mots et, en le regardant, Mrs Darling lui trouvait un air étrangement arrogant.

« Oui, il est plutôt arrogant, admit Wendy avec regret, quand sa mère l’interrogea.

— Mais qui est-il, ma chérie ?

— C’est Peter Pan, vous savez bien, maman. »

Au début, Mrs Darling ne savait pas. Mais après avoir repensé à sa propre enfance, elle s’est souvenue d’un Peter Pan, dont on disait qu’il vivait avec les fées. On racontait de drôles d’histoires à son sujet. Par exemple, lorsque les enfants mouraient, il se disait qu’il faisait une partie du chemin avec eux pour qu’ils n’aient pas peur. Elle y avait cru à l’époque, mais maintenant qu’elle était mariée et pleine de bon sens, elle doutait de l’existence d’une telle personne.

« De plus, dit-elle à Wendy, il doit être grand à cette heure-ci.

— Oh non, il n’a pas grandi, lui affirma Wendy avec assurance. Et il a exactement ma taille. »

Elle voulait dire qu’il était de la même taille qu’elle, tant dans sa tête que dans son corps ; elle ne savait pas comment elle le savait, mais elle le savait.

Mrs Darling consulta Mr Darling à ce sujet, mais il se contenta de sourire en faisant la sourde oreille.

« Écoutez-moi bien, dit-il, ce sont des bêtises que Nana leur a mises dans la tête, exactement le genre d’idées qu’un chien peut avoir. Laissez-les tranquilles, et ça passera. »

Mais cela ne se calma pas et bientôt, l’incommodant garçon donna un sacré choc à Mrs Darling.

Les enfants vivent les aventures les plus étranges, sans en être troublés. Par exemple, ils peuvent raconter, une semaine après l’événement, que lorsqu’ils étaient dans le bois, ils ont rencontré leur père mort, et ont joué avec lui. C’est de cette manière désinvolte que Wendy fit un matin une révélation inquiétante. On avait trouvé des feuilles d’arbre sur le sol de la chambre d’enfant, qui n’étaient certainement pas là quand les enfants étaient allés se coucher. Mrs Darling était en train de s’interroger au sujet de ces feuilles quand Wendy lui dit avec un sourire rempli de tolérance :

« Je crois bien que c’est encore ce Peter !

— Que veux-tu dire, Wendy ?

— C’est si vilain de sa part de ne pas s’essuyer les pieds » dit Wendy en soupirant. Elle était une enfant particulièrement soignée.

Elle expliqua, d’une manière tout à fait naturelle, qu’elle pensait que Peter venait parfois dans la nurserie la nuit, s’asseyait au pied de son lit et jouait de la flûte pour elle. Malheureusement, elle ne se réveillait jamais. Elle ne savait pas comment elle le savait ; elle le savait tout simplement.


Alice Woodward

« Quelle absurdité, mon trésor ! Personne ne peut entrer dans la maison sans frapper.

— Je pense qu’il entre par la fenêtre, répondit-elle.

— Mon amour, votre chambre est au troisième étage !

— Les feuilles n’étaient-elles pas au pied de la fenêtre, maman ? »

C’était tout à fait vrai : les feuilles avaient été trouvées tout près de la fenêtre.

Mrs Darling ne savait que penser, car tout cela semblait si naturel à Wendy, qu’on ne pouvait l’écarter en disant qu’elle avait rêvé.

« Mon enfant, s’écria la mère, pourquoi ne m’en as-tu pas parlé avant ?

— J’ai oublié » répondit Wendy avec légèreté. Elle était pressée de prendre son petit-déjeuner.

Oh, elle a dû rêver…

Mais, d’un autre côté, il y avait les feuilles. Mrs Darling les examina très attentivement ; c’étaient des squelettes de feuilles, mais elle était sûre qu’elles ne provenaient d’aucun arbre poussant en Angleterre. Elle rampa sur le plancher, l’examinant à la bougie pour y trouver les traces d’un pied étranger, fouilla le conduit de la cheminée avec le tisonnier et tapota les murs. Elle laissa tomber un ruban de la fenêtre jusqu’au trottoir, et ce fut une chute abrupte de trente pieds, sans même un bec de gaz pour grimper.

Wendy avait certainement rêvé.

Mais Wendy n’avait pas rêvé, comme la nuit suivante le démontra, celle où l’on peut dire que les aventures extraordinaires de ces enfants ont commencé…


Lors de cette fameuse nuit, tous les enfants étaient couchés. C’était le soir de congé de Nana, et Mrs Darling les avait baignés et bercés jusqu’à ce que, l’un après l’autre, ils lâchent sa main et glissent au pays du sommeil.

Tout avait l’air si sûr et si paisible qu’elle sourit en repensant à ses craintes, et s’assit tranquillement près du feu pour coudre. C’était un ouvrage pour Michael, qui, pour son anniversaire, commencerait à porter des chemises. Le feu flambait doucement ; la chambre d’enfant était faiblement éclairée par trois veilleuses. Bientôt, l’ouvrage retomba sur les genoux de Mrs Darling. Puis sa tête pencha, oh, si gracieusement ! Elle s’endormit. Regardez-les tous les quatre : Wendy et Michael ici, John là-bas, et Mrs Darling près du feu. Il aurait dû y avoir une quatrième veilleuse.

Pendant qu’elle dormait, elle fit un rêve. Elle rêva que le Pays de Nulle Part s’était trop approché, et qu’un étrange garçon s’en était échappé. Cela ne l’a pas particulièrement inquiétée, car elle pensait l’avoir déjà vu sur le visage de nombreuses femmes qui n’avaient pas eu d’enfants. Peut-être le trouve-t-on aussi sur le visage de certaines mères. Mais dans son rêve, il avait déchiré le voile qui masque le Pays de Nulle Part, et elle voyait Wendy, John et Michael regarder par la fente.

Le rêve en lui-même aurait été sans importance ; mais il se trouve que durant ce rêve, la fenêtre de la chambre d’enfant s’est ouverte, et un garçon s’est laissé tomber sur le sol. Il était accompagné d’une étrange lumière, pas plus grosse que votre poing, qui se déplaçait dans la pièce comme une chose vivante, et je pense que c’est cette lumière qui a réveillé Mrs Darling.

Elle se leva d’un bond en criant, aperçut le garçon, et comprit tout de suite qu’il s’agissait de Peter Pan. Si toi, moi, ou Wendy avions été là, nous aurions vu qu’il ressemblait beaucoup au baiser de Mrs Darling. C’était un garçon adorable, vêtu d’un habit de feuilles mortes collées ensemble par de la résine, comme celle qui suinte le long des troncs d’arbres. Mais ce qui était le plus frappant dans son apparence, c’est qu’il avait toutes ses dents de lait. Quand il vit que Mrs Darling était une adulte, il retroussa les lèvres, montrant toutes ses petites perles dans un grondement menaçant.



Chapitre II

L’ombre


Mrs Darling cria et, comme si quelqu’un avait sonné, la porte s’ouvrit et Nana entra, de retour de sa promenade. Elle grogna et se jeta sur le garçon, qui bondit par la fenêtre. Mrs Darling cria de nouveau, cette fois-ci de peur, car elle pensait qu’il s’était tué. Elle courut à la fenêtre, pour chercher des yeux son petit corps, mais il était invisible ; elle leva la tête, et dans la nuit noire, elle ne put rien voir d’autre que ce qu’elle prit pour une étoile filante.

Elle retourna dans la nurserie, pour trouver Nana avec quelque chose dans la bouche : c’était l’ombre du garçon. Lorsqu’il avait bondi par la fenêtre, Nana l’avait fermée rapidement, mais trop tard pour l’attraper. Par contre, son ombre n’avait pas eu le temps de sortir : la fenêtre en se refermant brutalement, l’avait séparée de son corps.

Vous vous doutez que Mrs Darling a examiné cette ombre avec le plus grand soin, mais c’était une ombre tout à fait ordinaire.

Nana savait exactement ce qu’il fallait en faire : elle l’accrocha à la fenêtre, ce qui signifiait : » Il reviendra sûrement la chercher ; mettons-la là où il pourra l’attraper facilement, sans déranger les enfants. »

Malheureusement, Mrs Darling ne pouvait pas la laisser accrochée là, car elle ressemblait à une chemise qu’on aurait étendue pour sécher, ce qui abaissait le standing de la maison… Elle pensa un instant la montrer à Mr Darling, mais il était en train d’entrer dans leur budget la dépense de deux manteaux d’hiver, pour John et Michael, avec une serviette humide autour de la tête pour garder les idées claires, et il paraissait impossible de le déranger. De plus, elle savait exactement ce qu’il dirait : » Tous ces ennuis viennent du fait que nous avons un chien comme gouvernante ! »

Elle décida de rouler l’ombre, et de la ranger soigneusement dans un tiroir, jusqu’à ce qu’une occasion propice se présente pour en parler à son mari.

L’occasion se présenta une semaine plus tard, un vendredi que personne n’oubliera jamais. Bien sûr, il avait fallu que cela tombe ce jour-là !

« J’aurais dû me méfier, sachant qu’on était vendredi, dit-elle plus tard à son mari, alors que Nana était à côté d’elle, lui tenant la main.

— Non, non, répondait toujours Mr Darling, c’est moi le responsable de tout cela. Moi, George Darling ! Mea culpa, mea culpa. » - Il avait eu une éducation classique -.

Ainsi, ils sont restés assis nuit après nuit, à se remémorer ce vendredi fatal, jusqu’à ce que chaque détail soit gravé dans leur cerveau et ressorte de l’autre côté comme les faces d’une mauvaise pièce de monnaie.

« Si seulement je n’avais pas accepté cette invitation à dîner au 27 » disait toujours Mrs Darling.

« Si seulement je n’avais pas versé mon médicament dans le bol de Nana » ajoutait Mr Darling.

« Si seulement j’avais fait semblant d’aimer les médicaments » disaient les yeux humides de Nana.

« Mon goût pour les fêtes, George. »

« Mon sens de l’humour douteux, ma chérie. »

« Ma susceptibilité pour des broutilles, chers maître et maîtresse. »

Puis l’un d’entre eux, ou plusieurs, s’effondraient complètement.

Nana à la pensée : » C’est vrai, bien vrai, ils n’auraient pas dû avoir un chien comme gouvernante ! » Bien souvent, c’est Mr Darling qui tamponnait de son mouchoir les yeux de Nana.

« Ce démon ! » Mr Darling pleurait, et l’aboiement de Nana en était l’écho, mais Mrs Darling ne disait jamais de mal de Peter ; il y avait quelque chose dans le coin droit de sa bouche, qui ne voulait pas qu’elle l’injurie.

Ils restaient assis là, dans la nurserie vide, se remémorant avec tendresse les moindres détails de cette terrible soirée.


Celle-ci avait commencé de façon banale, comme des centaines d’autres, avec Nana qui mettait à chauffer de l’eau pour le bain de Michael, et le portait sur son dos.


Alice Woodward

« Je n’irai pas au lit ! avait-il crié, comme quelqu’un qui croit encore pouvoir avoir le dernier mot à ce sujet. Je n’irai pas, je n’irai pas ! Nana, il n’est pas encore six heures. Non ! Je vais te détester, Nana ! Je te dis que je ne veux pas de bain, je ne veux pas, je ne veux pas ! »

Puis Mrs Darling était entrée, vêtue de sa robe de soirée blanche. Elle s’était habillée tôt, car Wendy aimait beaucoup la voir en tenue de soirée, portant le collier que George lui avait offert. Elle avait au poignet le bracelet de Wendy : celle-ci adorait prêter son bracelet à sa mère.

Elle avait trouvé ses deux aînés en train de jouer à être elle-même et son mari, à l’occasion de la naissance de Wendy. John disait :

« Je suis heureux de vous informer, Mrs Darling, que vous êtes maintenant une mère », sur le même ton que Mr Darling lui-même aurait pu utiliser dans la réalité.

Wendy avait dansé de joie, tout comme la véritable Mrs Darling avait dû le faire.

Puis John était né, avec la pompe supplémentaire qui découlait dans son esprit, de la naissance d’un mâle, et Michael était sorti du bain pour demander à naître aussi, mais John avait dit brutalement qu’ils n’en voulaient pas d’autres.

Michael avait presque pleuré : » Personne ne veut de moi » ; et bien entendu, la dame en robe de soirée n’avait pas supporté cela.

« Moi si, avait-elle dit, je veux tellement un troisième enfant.

— Garçon ou fille ? avait demandé Michael, sans trop d’espoir.

— Un garçon. »

Et il avait sauté dans ses bras. C’est un souvenir qui semble insignifiant pour Mr Darling, Mrs Darling, et Nana, mais en réalité, c’est tout le contraire, car ce fut la dernière nuit que passa Michael dans la nurserie…

Ils continuaient de se souvenir…

« C’est alors que je me suis précipité comme une tornade, n’est-ce pas ? » disait Mr Darling, plein de mépris envers lui-même ; et en effet, il avait agi comme une tornade.

Il y avait peut-être une excuse : lui aussi s’était habillé pour sortir, et tout s’était bien passé jusqu’à ce qu’il en vienne à sa cravate. C’est une chose stupéfiante à raconter, mais cet homme, bien qu’il connaisse tout des actions et des marchés, ne maîtrisait pas vraiment sa cravate. Parfois, la chose lui cédait sans contestation, mais il y avait des occasions où il aurait été préférable pour tout le monde, qu’il ravale sa fierté et utilise une cravate pré-nouée.

Cette fois-ci, c’était le cas. Il se précipita dans la chambre d’enfant avec la petite chose toute froissée dans une main.

« Qu’y-a-t-il ? Quel est le problème, cher papa ?

— Problème ? a-t-il hurlé. Cette cravate, elle ne veut pas s’attacher.

Puis il est devenu dangereusement sarcastique.

— S’attacher autour de mon cou ! Autour de la colonne du lit, ça oui ! Vingt fois je l’ai attachée autour de la colonne du lit, mais autour de mon cou, non ! Je vous prie de m’excuser !

Il pensa que Mrs Darling n’était pas suffisamment impressionnée, et il continua sévèrement :

— Je vous préviens, madame, que si cette cravate n’est pas autour de mon cou, nous ne sortirons pas dîner, et si je ne sors pas dîner ce soir, je ne retournerai jamais au bureau, et si je ne retourne jamais au bureau, vous et moi mourrons de faim, et nos enfants seront jetés à la rue !

Même à ce moment-là, Mrs. Darling gardait tout son calme.

— Laissez-moi essayer, mon cher » répondit-elle.

Et c’est en effet ce qu’il était venu lui demander de faire. De ses belles mains fraîches, elle noua la cravate pour lui, tandis que les enfants se tenaient autour pour voir comment les choses allaient tourner. Certains lui en auraient voulu de pouvoir le faire si facilement, mais Mr Darling était d’une nature bien trop fine pour cela ; il la remercia négligemment, oublia aussitôt sa colère et, en un instant, dansa dans la pièce avec Michael sur son dos.

« Comme nous avons follement gambadé ! disait Mrs Darling en se rappelant tout cela.

— Notre dernière cabriole ! gémissait Mr Darling.

— Oh George, tu te souviens que Michael m’a dit soudainement, ‘Comment as-tu appris à me connaître, maman ?’

— Oui, je m’en souviens !

— Ils étaient réellement adorables, tu ne trouves pas, George ?

— Et ils étaient à nous, à nous ! Et maintenant ils sont partis. »

Les ébats avaient pris fin avec l’apparition de Nana, qui, par malchance, s’était heurtée à Mr Darling, couvrant son pantalon de poils. Ce n’était pas seulement un pantalon neuf, c’était le premier qu’il avait avec une broderie, et il avait dû se mordre la lèvre pour empêcher les larmes de venir. Bien sûr, Mrs Darling l’avait brossé, mais il avait recommencé à dire que c’était une erreur d’avoir un chien comme gouvernante.

« George, Nana est un trésor.

— Sans doute, mais j’ai parfois l’impression qu’elle considère les enfants comme des chiots.

— Oh non, très cher ! Je suis sûr qu’elle sait qu’ils ont une âme.

— Je me le demande, dit Mr Darling pensivement, je me le demande. »

C’était là l’occasion, selon son épouse, de lui parler du garçon. D’abord, il n’y crut pas, mais il devint pensif quand elle lui montra l’ombre.

« Ce n’est personne que je connais, dit-il en l’examinant attentivement. Mais il a l’air d’un vaurien.

— Nous étions encore en train d’en discuter, tu t’en souviens, dit Mr Darling, quand Nana est arrivée avec les médicaments de Michael. Tu ne porteras plus jamais le flacon dans ta bouche, Nana, et c’est de ma faute. »


Alice Woodward

Bien qu’il soit un homme fort, il ne fait aucun doute que Mr Darling s’était comporté de manière assez stupide dans toute cette histoire. S’il avait une faiblesse, c’était de penser que toute sa vie il avait pris les médicaments sans répugnance. Donc, quand Michael esquiva la cuillère présentée par Nana, il dit d’un ton réprobateur :

« Sois un homme, Michael.

— Je ne veux pas ; je ne veux pas ! Michael cria méchamment.

Mrs. Darling quitta la pièce pour aller lui chercher un chocolat, et Mr. Darling pensa que cela démontrait un manque de fermeté.

— Chérie, ne le dorlotez pas, lui dit-il. Michael, reprit-il, quand j’avais ton âge, je prenais des médicaments sans rechigner. Bien au contraire, je disais : ‘Merci, chers parents, de me donner du sirop afin de me soigner.’ »

Il croyait vraiment ce qu’il disait, et Wendy, qui était à présente en chemise de nuit, le croyait aussi. Elle dit, pour encourager Michael :

« Ce médicament que vous prenez parfois, papa, est bien plus mauvais, n’est-ce-pas ?

— Bien plus mauvais ! acquiesça bravement Mr Darling. Et je le prendrais maintenant, pour te servir d’exemple, Michael, si je n’avais pas perdu la bouteille. »

Il ne l’avait pas exactement perdue ; il avait grimpé en pleine nuit jusqu’au sommet de l’armoire et l’y avait cachée. Ce qu’il ne savait pas, c’est que la fidèle Lisa l’avait trouvée, et l’avait remise sur son lavabo.

« Je sais où il est, papa ! s’écria Wendy, toujours heureuse de se rendre utile. Je vais vous l’apporter ! » Et elle quitta la pièce avant qu’il ne puisse l’arrêter. Immédiatement, le moral de Mr Darling s’effondra de la manière la plus étrange qui soit.

« John, dit-il en frissonnant, c’est un médicament vraiment horrible. C’est un de ceux qui sont tout dégoûtants, collants et sucrés.

— Ce sera bientôt fini, papa, répondit John joyeusement.

Wendy entra en courant, avec le médicament dans un verre.

— J’ai fait aussi vite que j’ai pu, haleta-t-elle.

— Tu as été merveilleusement rapide, rétorqua son père, avec une politesse vindicative qui lui échappa complètement. Michael d’abord ! dit-il avec obstination.

— Papa d’abord ! dit Michael, qui était de nature méfiante.

— Je vais en être malade, vous savez, dit Mr Darling d’un ton menaçant.

— Allons, papa, répondit John.

— Tais-toi, John, lui dit sèchement son père.

Wendy demeurait perplexe.

— Je pensais que vous l’avaliez facilement, papa.

— Là n’est pas la question, rétorqua-t-il. La question est qu’il y a bien plus dans mon verre que dans la cuillère de Michael.

Sa fierté était mise à rude épreuve.

— Et ce n’est pas juste. Cela, je le dirais même si c’était dans mon dernier souffle : ce n’est pas juste !

— J’attends, papa, dit froidement Michael.

— C’est très bien de dire que tu attends ; moi aussi, j’attends aussi.

— Papa est un lâche !

— Toi aussi tu es un lâche.

— Je n’ai pas peur !

— Moi non plus, je n’ai pas peur.

— Eh bien, alors, prenez-le.

— Oui, mais toi d’abord !

Wendy eut alors une idée splendide.

— Pourquoi ne pas le prendre tous les deux en même temps ?

— Certainement ! dit Mr Darling. Tu es prêt, Michael ?

Wendy prononça les mots : ‘un, deux, trois’, et Michael prit son médicament, mais Mr Darling glissa le verre derrière son dos.

Michael poussa un cri de rage, et Wendy s’exclama :

« Oh, papa !

— Qu’est-ce que tu veux dire par ‘Oh, papa !’ ? demanda Mr Darling. Arrête ça, Michael ! Je voulais prendre le mien, mais je l’ai raté. »

Tous trois le fixaient d’un regard plein de mépris.

« Écoutez, vous tous, dit-il d’un ton suppliant, alors que Nana sortait de la pièce. Je viens d’avoir une idée de blague absolument géniale. Je vais verser mon médicament dans le bol de Nana, et elle le boira, croyant que c’est du lait ! »

Le sirop avait bien la couleur du lait ; mais les enfants n’avaient pas le sens de l’humour de leur père. Ils le regardèrent avec reproche tandis qu’il versait le médicament dans le bol de Nana.

« Comme c’est amusant ! » dit-il d’un air dubitatif. Et ils n’osèrent pas le dénoncer quand Mrs Darling et Nana revinrent.

« Nana, bonne chienne, dit-il en la caressant. J’ai mis un peu de lait dans ton bol, Nana. »

Nana remua la queue, courut vers le médicament et se mit à le laper. Elle jeta alors à Mr Darling un de ces regards ! Non pas un regard de colère, mais un de ceux qui sont empreints de poignante noblesse, et qui nous blessent jusqu’au fond du cœur. Puis, elle se glissa dans sa niche.

Mr Darling se sentait terriblement honteux de lui-même, mais il refusait de céder. Dans un silence épouvantable, Mrs Darling approcha le bol de son nez :

« Oh non, George, souffla-t-elle, c’est ton médicament !

— C’était juste pour rire, rugit-il, tandis qu’elle réconfortait les garçons et que Wendy embrassait Nana.

— Bon, bon, dit-il avec amertume, cela ne sert à rien de m’épuiser à essayer d’être drôle dans cette maison.

Wendy continuait à serrer Nana dans ses bras.

— C’est ça ! cria Mr Darling. Chouchoute-la ! Personne ne me dorlote, moi ! Oh, non ! Je ne suis que le soutien de famille, après tout, pourquoi devrais-je être dorloté ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi !

— George, supplia Mrs Darling. Pas si fort, les domestiques vont t’entendre. » D’une manière ou d’une autre, ils avaient pris l’habitude d’appeler Lisa les domestiques.

— Oubliez-les ! répondit-il avec insouciance. Le monde entier aura beau entendre… Je refuse que ce chien soit le roi de la nurserie une heure de plus ! »

Les enfants pleurèrent, et Nana courut vers lui pour l’implorer, mais il lui fit signe de reculer. Il sentait qu’il était redevenu fort.

« Inutile ! Inutile ! s’écria-t-il. L’endroit qui convient à un chien est la cour ! Et c’est là que tu vas être attachée à l’instant.

— George, George, chuchota Mrs Darling, souviens-toi de ce que je t’ai dit à propos de ce garçon. »

Hélas, Mr Darling ne voulait rien écouter. Il était déterminé à montrer qui était le maître dans cette maison, et comme les ordres ne suffisaient pas à faire sortir Nana de la niche, il l’attira à l’extérieur avec des mots mielleux, puis, la saisissant brutalement, il la traîna hors de la nurserie. Il avait honte de lui-même, et pourtant il ne pouvait se maîtriser. Tout cela était dû à sa nature trop sensible, qui avait besoin d’admiration. Quand il l’eut attachée dans l’arrière-cour, le malheureux père alla s’asseoir dans le couloir, la tête reposant sur ses poings fermés.

Entre-temps, Mrs Darling avait mis les enfants au lit dans un silence inhabituel, et allumé leurs veilleuses. Ils entendaient Nana aboyer, et John gémissait :

« C’est parce qu’il l’a enchaînée dans la cour. »

Mais Wendy était plus avisée.

« Ce n’est pas son aboiement pour se plaindre, dit-elle, commençant à soupçonner ce qui allait se passer ; c’est son aboiement pour avertir d’un danger.

Un danger !

— Tu es sûre, Wendy ?

— Oh, oui. »

Mrs Darling frémit et se dirigea vers la fenêtre : elle était bien fermée. Elle regarda dehors. La nuit était parsemée d’étoiles. Elles se pressaient autour de la maison, comme si elles étaient curieuses de voir ce qui allait s’y passer, mais elle ne le remarqua pas, pas plus qu’une ou deux des plus petites lui adressèrent un clin d’œil. Une peur sans nom s’accrochait à son cœur et la fit s’écrier :

« Oh, comme j’aimerais ne pas être obligée de sortir ce soir ! »

Même Michael, déjà à moitié endormi, sentait que sa mère était perturbée. Il demanda :

« Est-ce que quelque chose peut nous faire du mal, maman, une fois que les veilleuses sont allumées ?

— Rien, mon trésor, répondit-elle ; ce sont les yeux qu’une mère laisse derrière elle pour garder ses enfants. »

Elle alla de lit en lit, en leur chantant des berceuses, et le petit Michael l’entoura de ses bras.

« Maman ! s’est-il écrié. Je suis content que tu soies là ! »

Ce furent les derniers mots qu’elle entendit de lui pendant longtemps…


Alice Woodward

Le numéro 27 n’était qu’à quelques mètres, mais il y avait eu une légère chute de neige. Mr et Mrs Darling se frayèrent un chemin avec adresse pour ne pas salir leurs chaussures. Ils étaient les seules personnes dans la rue, et toutes les étoiles les contemplaient. Les étoiles sont belles, mais elles ne peuvent pas participer activement à quoi que ce soit : elles doivent se contenter d’observer pour l’éternité. C’est une punition qui leur a été infligée, pour quelque chose qu’elles ont fait il y a si longtemps qu’aucune étoile ne se rappelle plus ce dont il s’agissait. Le regard des plus vieilles est devenu vitreux, et elles parlent rarement - les clins d’œil sont le langage des étoiles -, mais les petites s’interrogent toujours. Elles ne sont pas vraiment amies avec Peter, qui a une façon malicieuse de se faufiler derrière elles et d’essayer de les décrocher, mais elles aiment tellement s’amuser qu’elles étaient de son côté ce soir-là, et avaient hâte de se débarrasser des adultes. Ainsi, dès que la porte du 27 se referma sur Mr et Mrs Darling, il y eut une agitation dans le firmament. La plus petite de toutes les étoiles de la Voie Lactée s’écria :

« C’est le moment, Peter ! »



Chapitre III

Partons ! Partons !


Pendant quelques instants après que Mr et Mrs Darling eurent quitté la maison, les veilleuses près des lits des trois enfants continuèrent à brûler clairement. C’étaient d’adorables petites veilleuses, et on n’aurait pu s’empêcher de souhaiter qu’elles soient restées éveillées pour voir Peter. Mais la veilleuse de Wendy se mit à clignoter, poussant un tel bâillement que les deux autres bâillèrent aussi : avant qu’elles aient pu fermer la bouche, toutes trois s’éteignirent.

Il y avait à présent une autre lumière dans la pièce, mille fois plus brillante que les veilleuses. Durant le laps de temps que nous avons pris pour dire cela, elle s’était introduite dans tous les tiroirs de la chambre d’enfant, à la recherche de l’ombre de Peter ; elle avait fouillé l’armoire et retourné chaque poche. Ce n’était pas véritablement une lumière ; ce sont ses mouvements rapides qui la faisaient scintiller. Quand elle s’immobilisait une seconde, vous pouviez voir que c’était une fée, pas plus longue que votre main, mais qui grandissait toujours. C’était une petite fée appelée Clochette, délicieusement vêtue d’un squelette de feuille d’arbre, coupée bas et carré, qui mettait en valeur sa silhouette. Il faut dire qu’elle avait une légère tendance à l’embonpoint.

Quelques instants après l’entrée de la fée, la fenêtre fut ouverte par le souffle des petites étoiles, et Peter entra. Il avait porté la fée Clochette sur une partie du chemin, et sa main était encore recouverte de poussière de fée.

« Clochette, appela-t-il doucement, après s’être assuré que les enfants étaient endormis, Clo, où es-tu ? » Elle était en ce moment dans un broc de toilette, et cela lui plaisait beaucoup. - Elle n’avait jamais été dans un tel récipient auparavant -.

— Dis-donc, sors de là, et dis-moi : sais-tu où ils ont mis mon ombre ? »

Le plus joli des tintamarres lui répondit, comme celui produit par des clochettes d’or. C’est le langage des fées. Les enfants ordinaires ne peuvent pas l’entendre, mais si vous étiez parmi ceux qui le peuvent, vous le reconnaîtriez immédiatement.

Clochette répondit que l’ombre était dans la grande boîte. Elle voulait dire la commode. Peter se rua sur les tiroirs, éparpillant leur contenu sur le sol à deux mains, comme les rois lancent à la volée de la menue monnaie à la foule. En un instant, il avait retrouvé son ombre, et dans sa joie, il oublia qu’il venait d’enfermer la fée Clochette dans le tiroir.

Peter s’imaginait, - à la condition qu’il y ait réfléchi auparavant, et je ne crois pas qu’il l’ait jamais fait -, que son ombre et lui, lorsqu’ils se rapprocheraient, adhèreraient l’un à l’autre comme des gouttes d’eau. Quand il constata que ceci ne se produisait pas, il fut consterné. Il tenta de la coller en utilisant le savon de la salle de bains, mais cela fut également un échec. Il fut alors secoué d’un long frisson, puis s’assit sur le sol et se mit à pleurer.

Ses sanglots réveillèrent Wendy, qui se redressa dans son lit. Elle n’était pas particulièrement inquiète de voir un étranger pleurer à même le sol de sa chambre ; au contraire, cette découverte piquait agréablement sa curiosité.

« Mon garçon, dit-elle courtoisement, pourquoi pleures-tu ? »

Peter était capable de se montrer extrêmement poli, ayant appris les grandes manières lors des cérémonies des fées. Il se leva et s’inclina magnifiquement devant elle. Elle en fut ravie, et lui rendit la pareille depuis le lit.

« Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il.

— Wendy Moira Angela Darling, répondit-elle avec une certaine satisfaction. Et toi, quel est ton nom ?

— Peter Pan.

Elle s’était déjà doutée qu’il s’agissait de lui. Le nom, par contre, lui parut plutôt court.

— C’est tout ?

— Oui, dit-il assez sèchement.

Pour la première fois, il sentait que son nom était trop court…

— Je suis vraiment désolée, dit Wendy Moira Angela.

— Oh, cela n’a pas d’importance ! Peter déglutit.

Wendy demanda où il vivait.

— Deuxième à droite, répondit Peter. Et ensuite, tout droit jusqu’au matin.

— Quelle drôle d’adresse !

Peter ressentit un bref découragement. Pour la première fois, il se disait que peut-être, c’était bel et bien une drôle d’adresse.

— Non, pas du tout ! répondit.

— Je veux simplement dire, reprit Wendy gentiment, se rappelant qu’elle était l’hôtesse, c’est ce qu’ils mettent sur les lettres ?

Il aurait préféré qu’elle ne parle pas de lettres.

— Je ne reçois pas de lettres, dit-il avec mépris.

— Mais ta mère en reçoit, non ?

— Je n’ai pas de mère » répondit-il.

Non seulement il n’avait pas de mère, mais il n’avait pas la moindre envie d’en avoir une. Selon lui, c’étaient des personnes dont on surévaluait largement l’importance. En entendant cela, Wendy pensa immédiatement à une tragédie.

— Oh Peter, c’est pour cela que tu pleurais ! s’écria-t-elle en descendant du lit et en courant vers lui.

— Je ne pleurais pas à cause des mères ! dit-il, d’un ton indigné. Je pleurais parce que je n’arrive pas à faire tenir mon ombre. D’ailleurs, je ne pleurais pas.

— Ton ombre s’est détachée ?

— Oui. »

Wendy aperçut alors l’ombre sur le sol. La chose avait l’air si misérable qu’elle en fut terriblement désolée pour Peter.

« Quelle horreur ! » lui dit-elle, mais en même temps, elle ne put s’empêcher de sourire en voyant qu’il avait essayé de la coller avec du savon. » C’est bien un truc de garçon ! » Heureusement, elle comprit tout de suite ce qu’il fallait faire.

« Il faut la coudre, reprit-elle, d’un ton légèrement condescendant.

— Qu’est-ce-que ça veut dire, coudre ? demanda-t-il.

— Tu es terriblement ignorant.

— Non, pas du tout.

Mais elle exultait d’être en situation de lui enseigner quelque chose.

— Je vais te coudre tout ça, mon petit, dit-elle, bien qu’il soit aussi grand qu’elle. Elle sortit son nécessaire à ouvrage et cousit l’ombre au pied de Peter.

— Il est possible que cela fasse un peu mal, l’avertit-elle.

— Oh, je ne vais pas pleurer » dit Peter, qui s’était calé sur l’attitude de celui qui n’avait jamais pleuré de sa vie. Il serra les dents, et bientôt son ombre se comporta de façon correcte, bien qu’encore un petit peu froissée.

« J’aurais peut-être dû la repasser » dit Wendy d’un air pensif. Mais Peter, comme tous les garçons, était indifférent aux apparences. Il sauta follement de joie. Hélas, il avait déjà oublié qu’il devait son bonheur à Wendy. Il pensait avoir attaché l’ombre lui-même.


Alice Woodward

« Que je suis intelligent ! s’exclama-t-il avec ravissement. Oh, que je suis intelligent ! »

Il est humiliant de devoir avouer que cette suffisance dont Peter faisait la preuve, était l’un de ses traits de caractère les plus frappants. Pour dire les choses de façon plus brutale, il n’y avait jamais eu de garçon plus vaniteux.

Wendy en était choquée.

« Mais tu te vantes ! s’exclama-t-elle avec un sarcasme grinçant. Et tu vas également nous dire que je n’ai rien fait, sans doute ?

— Si, tu as fait… un peu, répondit Peter avec insouciance. Et il continua à danser.

— Un peu ?! répliqua-t-elle avec hauteur. Bien ! Si je ne suis pas utile, au moins puis-je me retirer ? »

Et elle se jeta dans son lit de la manière la plus digne possible, cachant son visage sous les couvertures.

Pour l’inciter à le regarder, il fit semblant de s’éloigner. Quand cela échoua, il s’assit au bout du lit et la tapota doucement du pied.

« Wendy, dit-il, ne t’en vas pas. Je ne peux pas m’empêcher de chanter quand je suis content de moi. »

Elle ne levait toujours pas les yeux, bien qu’elle l’écoutât attentivement.

« Wendy, poursuivit-il, d’une voix à laquelle aucune femme n’avait encore pu résister. Wendy, une fille est plus utile que vingt garçons. »

Wendy était une véritable fille, des pieds à la tête, même si la distance entre les deux n’était pas encore très grande. Elle jeta un regard vers lui de sous les draps.

« Tu le penses vraiment, Peter ?

— Oui, je le pense.

— C’est très gentil de ta part, déclara-t-elle. Je vais me relever. »

Et elle s’assit avec lui sur le côté du lit. Elle dit aussi qu’elle lui donnerait un baiser s’il le souhaitait, mais Peter ne savait pas ce que c’était, et il lui tendit la main.

« Tu dois bien savoir ce qu’est un baiser ? demanda-t-elle, stupéfaite.

— Je le saurai quand tu me le donneras, répondit-il avec raideur, et pour ne pas le blesser, elle finit par lui donner un dé à coudre.

— Maintenant, dit-il, c’est à moi de t’embrasser.

Et elle répondit d’un ton un peu guindé :

— Si tu veux.

Elle inclina son visage vers lui, mais il se contenta de laisser tomber dans sa main un gland de chêne, qui lui servait de bouton. Alors elle se redressa lentement, et lui dit gentiment qu’elle porterait désormais son baiser accroché à une chaîne autour de son cou. Et c’est une chance qu’elle l’ait fait, car cela lui a sauvé la vie par la suite.

Lorsque des personnes de notre cercle sont présentées l’une à l’autre, il est souvent d’usage de donner leurs âges respectifs. Wendy, qui avait toujours aimé faire les choses selon les règles, demanda à Peter quel âge il avait. Ce n’était pas vraiment la bonne question à lui poser. Voyez, cela faisait penser à une épreuve d’examen qui porterait sur de la grammaire, alors que vous vous attendiez à être interrogé sur des questions d’histoire.

« Je ne sais pas, répondit-il mal à l’aise, mais je suis assez jeune. »

En fait, il n’en savait rien, il n’avait que des suspicions, mais il se risqua à ajouter :

« Wendy, je me suis enfui le jour de ma naissance. »

Wendy fut surprise d’entendre cela, mais également intéressée. Elle lui indiqua, à la charmante manière des salons, par un tapotement sur sa chemise de nuit, qu’il pouvait venir s’asseoir plus près d’elle.

« C’est parce que j’ai entendu papa et mère, expliqua-t-il à voix basse, parler de ce que je deviendrais quand je serais un homme.

Il était extraordinairement agité à présent.

— Je ne veux jamais être un homme ! dit-il avec passion. Je veux toujours être un petit garçon et m’amuser. Alors je me suis enfui dans les jardins de Kensington, et j’ai vécu très longtemps parmi les fées. »

Elle lui lança un regard d’intense admiration, et il pensa que c’était parce qu’il avait fugué, mais en réalité, c’était parce qu’il connaissait les fées. Aux yeux de Wendy, qui avait vécu jusqu’ici une existence très protégée, le simple fait de connaître les fées semblait une perspective tout à fait délicieuse. Elle lui posa des questions à leur sujet ; mais à sa grande surprise, elle apprit qu’elles étaient plutôt source d’embarras, qu’elles se mettaient souvent sur son chemin, et que parfois, il devait même les cacher. Malgré tout, dans l’ensemble, il les aimait bien. Il lui raconta d’où venaient les fées.

« Vois-tu, Wendy, quand le premier bébé a ri pour la première fois, son rire s’est brisé en des milliers de petits morceaux, qui sont éparpillés un peu partout : c’était le début des fées.

C’était une conversation fastidieuse, mais comme Wendy ne bougeait pas de chez elle, elle l’appréciait.

— Et donc, continua-t-il avec bonhomie, chaque garçon et chaque fille devrait avoir sa propre fée

— ‘Devrait’ ? Ce n’est pas le cas ?

— Oh non. Les enfants en savent tellement long aujourd’hui qu’ils cessent très tôt de croire aux fées. Et chaque fois qu’un enfant dit : ‘Je ne crois pas aux fées’, il y a une fée quelque part qui tombe raide morte.

Vraiment, il se disait qu’ils avaient suffisamment parlé des fées ; et l’idée lui vint que Clochette restait très silencieuse.

— Je ne sais pas où elle est allée, dit-il en se levant,.

Il appela Clochette par son nom. Le cœur de Wendy battit à tout rompre.

— Peter ! s’écria-t-elle en le serrant contre elle. Tu ne veux pas dire qu’il y a une fée dans cette pièce !

— Elle était là à l’instant, dit-il avec un peu d’impatience. Tu ne l’entends pas, n’est-ce pas ? Et ils tendirent l’oreille tous les deux.

— Le seul son que j’entends, dit Wendy, ressemble à un tintement de cloches.

— Eh bien, c’est Clo ; c’est le langage des fées. Je crois que je l’entends aussi. »

Le son provenait de la commode, et Peter eut l’air ravi. Personne ne pouvait avoir l’air aussi joyeux que Peter, et son rire était le plus beau des gazouillis. Il avait encore son premier rire.

« Wendy, murmura-t-il gaiement, je crois bien que je l’ai enfermée dans le tiroir ! »

Il a fit sortir la pauvre Clochette du tiroir, et elle s’envola dans la chambre en hurlant de rage.

« Tu ne devrais pas parler ainsi, rétorqua Peter. Bien sûr, je suis désolé, mais comment pouvais-je savoir que tu étais dans le tiroir ?

Wendy ne l’écoutait pas.

— Oh Peter, s’écria-t-elle, si seulement elle pouvait rester immobile et me laisser la voir !

— Elles ne s’arrêtent presque jamais, dit-il.

Mais pendant un instant, Wendy vit la silhouette romantique s’immobiliser sur le coucou.

— Oh, la belle ? lui dit-elle, bien que le visage de Clochette fût encore déformé par la fureur.

— Clochette, dit Peter poliment, cette dame dit qu’elle aimerait que tu sois sa fée.

Clochette répondit avec insolence.

— Que dit-elle, Peter ?

Il dut traduire.

— Elle n’est pas très polie. Elle dit que tu es une fille très laide et qu’elle est ma fée à moi.

Il tenta de discuter.

— Tu sais très bien que tu ne peux pas être ma fée, Clo, car je suis un garçon et tu es une fille.

À cela, Clochette répondit :

— Espèce d’imbécile ! et disparut dans la salle de bain.

— C’est une fée assez commune, expliqua Peter en s’excusant.

Ils étaient maintenant assis côte à côte dans le fauteuil, et Wendy lui posa de nouvelles questions.

— Si tu n’habites plus dans les jardins de Kensington, maintenant…

— Parfois, j’y habite encore.

— Mais où vis-tu la plupart du temps ?

— Avec les garçons perdus.

— Qui sont-ils ?

— Ce sont les enfants qui tombent de leur landau, quand l’infirmière regarde ailleurs. S’ils ne sont pas réclamés dans les sept jours, ils sont envoyés très loin, au Pays de Nulle Part, pour réduire les dépenses. Je suis leur capitaine.

— Comme ce doit être amusant !

— C’est vrai, dit le rusé Peter, mais nous sommes plutôt solitaires. Tu vois, nous n’avons pas de fille pour nous tenir compagnie.

— Aucun de ces bébés n’est une fille ?

— Oh, non ! Les filles sont bien trop intelligentes pour tomber de leur landau.

Cela flatta énormément Wendy.

— J’aime beaucoup la façon dont tu parles des filles ; John, là-bas, nous méprise. »

Pour toute réponse, Peter se leva et fit sortir John du lit d’un coup de pied, avec ses couvertures et tout le reste. Wendy trouva cela plutôt direct pour un premier contact, et elle lui dit avec esprit qu’ici, il n’était pas le capitaine. Cependant, John continua à dormir si paisiblement sur le plancher qu’elle lui permit d’y rester.

« Je sais que tu voulais être gentil, dit-elle en se détendant. Tu peux me donner un baiser.

Elle avait oublié son ignorance à ce sujet…

— Je me disais bien que vous voudriez le récupérer, dit-il un peu amèrement, et il lui tendit le dé à coudre.

— Oh, là, là ! dit la gentille Wendy. Je voulais dire un baiser, pas un dé à coudre.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est comme ça.

Et elle l’embrassa.


Alice Woodward

— C’est bizarre ! dit gravement Peter. Maintenant, je te rends ton dé à coudre ?

— Si tu veux, dit Wendy, en gardant cette fois la tête droite.

Peter lui tendit le dé, et presque immédiatement, elle se mit à crier.

— Qu’est-ce que c’est, Wendy ?

— J’ai cru que quel quelqu’un me tirait les cheveux.

— Ça devait être Clo. Je ne l’avais jamais vue se conduire aussi méchamment.

Et en effet, Clochette s’agitait à nouveau, en lançant des injures.

— Elle dit qu’elle recommencera, Wendy, à chaque fois que je te donnerai un dé à coudre.

— Mais pourquoi ?

— Pourquoi, Clo ?

Encore une fois, Clochette répondit :

— Espèce d’imbécile ! »

Peter ne comprit pas pourquoi, mais Wendy comprit très bien. Elle fut simplement un peu déçue lorsqu’il avoua qu’il venait à la fenêtre de la chambre, non pas pour la voir, mais pour écouter des histoires.

« Tu vois, je ne connais pas d’histoires. Aucun des garçons perdus ne connaît d’histoires.

— C’est vraiment triste, dit Wendy.

— Sais-tu, demanda Peter, pourquoi les hirondelles construisent dans les avant-toits des maisons ? C’est pour écouter les histoires. Oh, Wendy, ta mère te racontait une si belle histoire !

— Quelle histoire était-ce ?

— Celle du prince qui ne trouvait pas la dame qui portait la pantoufle de verre.

— C’était Cendrillon ! dit Wendy avec enthousiasme. Et il l’a trouvée, et ils ont vécu heureux jusqu’à la fin des temps.

Peter était si heureux qu’il se leva du plancher, où ils étaient assis, et se précipita vers la fenêtre.

— Où vas-tu ? cria-t-elle avec inquiétude.

— Je vais le dire aux autres garçons.

— N’y va pas Peter, supplia-t-elle. Je connais tellement d’histoires. »

Ce sont ses mots exacts ; on ne peut donc pas nier que c’est elle qui l’a tenté en premier.

Il revint, et il y avait dans ses yeux un regard avide qui aurait dû l’alarmer, mais qui ne le fit pas.

« Oh, les belles histoires que je pourrais raconter aux garçons ! s’écria-t-elle. Alors Peter l’empoigna, et commença à la tirer vers la fenêtre.

— Lâche-moi ! lui ordonna-t-elle.

— Wendy, viens avec moi le dire aux autres garçons.

Bien sûr, elle était flattée qu’on lui demande, mais elle répondit :

— Oh, non, je ne peux pas ! Pense à maman ! Et puis, je ne sais pas voler.

— Je vais t’apprendre.

— Oh, comme j’aimerais savoir voler.

— Je t’apprendrai à sauter sur le dos du vent, et nous partirons.

— Oh ! s’exclama-t-elle avec enthousiasme.

— Wendy, Wendy, au lieu de dormir dans ton stupide lit, tu pourrais voler avec moi et raconter de drôles de choses aux étoiles.

— Oh !

— Et puis, tu sais Wendy, il y a des sirènes.

— Des sirènes ?! Avec des queues de poisson ?

— De très longues queues !

— Oh ! s’écria Wendy. Voir des sirènes !

Il était devenu terriblement malin.

— Wendy, dit-il, comme nous te respecterons !

Elle se tortillait désespérément, comme elle essayait de rester sur le sol de la nurserie. Mais il n’avait aucune pitié.

— Wendy, dit-il d’un ton rusé, tu pourrais nous border le soir.

— Oh !!

— Aucun de nous n’a jamais été bordé.

— Oh !!

Elle tendit les bras vers lui.

— Et tu pourrais repriser nos vêtements, et nous coudre des poches. Aucun de nous n’a de poches.

Comment pouvait-elle résister ?

— Bien sûr, c’est terriblement tentant ! s’est-elle écriée. Peter, crois-tu que tu pourrais apprendre aussi à voler à John et Michael ?

— Si tu veux, dit-il avec indifférence.

Elle courut vers John et Michael et les secoua.

— Réveillez-vous, cria-t-elle, Peter Pan est là, et il va nous apprendre à voler !

John se frotta les yeux.

— Alors je vais me lever, dit-il.

Il était déjà debout.

— Salut ! dit-il. Me voilà »

Michael s’était également levé, l’air aussi affûté qu’un couteau à six lames, mais Peter leur imposa soudain le silence. Leurs visages se figèrent alors dans l’apparence roublarde des enfants, en train d’écoutez les bruits provenant du monde des grandes personnes. Tout était parfaitement calme. C’est donc que tout devait aller bien… Non ! Tout allait mal, au contraire ! Nana, qui avait aboyé toute la soirée, s’était tue : c’est son silence qu’ils avaient entendu.

« Éteignez la lumière ! Cachez-vous ! Vite ! » cria John, en prenant le commandement pour la seule et unique fois de toute l’aventure. Ainsi, lorsque Lisa entra, tenant Nana dans ses bras, la chambre, plongée dans l’obscurité, avait retrouvé son aspect habituel. Vous auriez pu jurer entendre les trois petites terreurs qui y dormaient habituellement respirer angéliquement dans leur sommeil. - Car elles le faisaient vraiment, avec beaucoup de conviction, cachées derrière les rideaux de la fenêtre. -

Lisa était de mauvaise humeur. Elle était en pleine préparation du pudding de Noël, dans la cuisine, quand elle avait été arrachée à sa tâche, un raisin sec encore collé sur la joue, par les soupçons absurdes de Nana. Elle pensa que le meilleur moyen d’obtenir un peu de tranquillité, était d’emmener Nana jusqu’à la chambre pour un moment, mais sous bonne garde, bien entendu.

« Voilà, espèce de brute soupçonneuse ! dit-elle, pas fâchée de ce que Nana soit en disgrâce. Tu vois, ils sont parfaitement en sécurité. Les trois petits anges dorment profondément dans leur lit. Ecoute leur douce respiration. »

À ce moment-là, Michael, encouragé par son succès, respirait si fort que le bruit en devenait presque suspect : Nana connaissait bien ce genre de respiration, et elle tenta de s’extraire des bras de Lisa.

Mais Lisa ne comprenait rien.

« Ça suffit, Nana, dit-elle sévèrement, en la tirant hors de la pièce. Je te préviens que si tu aboies encore une fois, j’irai directement chercher monsieur et madame, et les ramènerai de la fête. Et alors là, tu seras corrigée, crois-le bien ! »

Elle attacha à nouveau le malheureux chien. Mais pensez-vous que Nana cessa d’aboyer ? Bien sûr que non ! Ramener monsieur et madame de la fête ? C’est exactement ce qu’elle voulait ! Pensez-vous qu’elle se souciait d’être corrigée tant que ses protégés n’étaient pas en sécurité ? Malheureusement, Lisa retourna à son pudding, et Nana, voyant qu’elle ne lui viendrait pas en aide, tira, tira encore sur la chaîne jusqu’à ce qu’elle la casse. Quelques instants plus tard, elle fit irruption dans la salle à manger du 27 en levant les pattes au ciel, ce qui était sa façon la plus expressive de communiquer. Mr et Mrs Darling comprirent immédiatement que quelque chose de terrible se passait chez eux, et sans prendre congé de leur hôtesse, ils se précipitèrent dans la rue.

Mais il y avait maintenant dix minutes que les trois chenapans étaient cachés derrière les rideaux, et Peter Pan peut faire beaucoup de choses en dix minutes…

Retournons dans la chambre.

« Tout va bien, déclara John en sortant de sa cachette. Bon, Peter, sais-tu vraiment voler ?

Au lieu de se donner la peine de lui répondre, Peter vola autour de la pièce, bousculant au passage le dessus de cheminée.

— Génial ! dirent les deux garçons.

— Adorable ! s’écria Wendy.

— Oh oui, je suis adorable, vraiment adorable ! entonna Peter, qui oubliait à nouveau ses bonnes manières.

Cela semblait délicieusement facile, et ils essayèrent, d’abord en partant du sol, puis en s’élançant des lits, mais ils descendaient toujours au lieu de monter.

— Comment fais-tu ? demanda John en se frottant le genou. C’était un garçon à l’intelligence très pratique.

— Il suffit de penser à des choses merveilleuses, expliqua Peter, et ces pensées vous soulèvent dans les airs.

Il leur fit une nouvelle démonstration.

— Tu vas trop vite ! dit John. Tu ne pourrais pas le faire très lentement une fois ?

Peter vola à nouveau, une fois lentement et une fois rapidement.

— J’ai compris maintenant, Wendy ! » s’écria John.

Mais il s’aperçut bientôt qu’il se trompait. En réalité, aucun d’entre eux ne pouvait parcourir le moindre centimètre en volant, bien que Michael sache lire des mots de deux syllabes, alors que Peter était incapable de distinguer un a d’un z.

Bien sûr, Peter les avait tous bernés : personne ne peut voler sans que de la poussière de fée n’ait été soufflée sur lui. Heureusement, comme nous l’avons mentionné, une de ses mains en était couverte ; il en souffla sur chacun d’eux, avec d’excellents résultats.

« Maintenant, remuez vos épaules de cette façon, dit-il. Ensuite, relâchez. »

Ils étaient tous sur leurs lits, et le courageux Michael relâcha en premier. Il ne voulait pas vraiment le faire, mais cela se produisit, et il fut immédiatement transporté à travers la pièce.

« Je vole ! » cria-t-il, alors qu’il était encore dans les airs.

John relâcha à son tour, et rejoignit Wendy près de la salle de bain.

« Oh, c’est charmant !

— Fantastique !

— Regardez-moi !

— Regardez-moi !

— Regardez-moi ! »

Ils étaient loin de voler aussi gracieusement que Peter ; ils ne pouvaient s’empêcher de donner quelques coups de pied, mais leurs têtes rebondissaient contre le plafond, et il n’y a pratiquement rien de plus délicieux que cela. Peter donna d’abord la main à Wendy, mais dut la lâcher, devant la mauvaise humeur de Clochette.

Ils montaient, descendaient, tournaient et retournaient. C’était » divin », selon les propres mots de Wendy.

« Écoutez-moi ! s’écria John, pourquoi ne pas aller dehors, tous ensemble ? »

Bien sûr, c’est à cela que Peter voulait les amener…

Michael était prêt : il voulait voir combien de temps il lui faudrait pour parcourir un milliard de kilomètres. Mais Wendy hésitait.

« Pense aux sirènes… dit Peter.

— Oh oui…

— Et il y a aussi des pirates !

— Des pirates ! s’écria John en saisissant son chapeau des dimanches. Allons-y ! »

C’est exactement à ce moment là que Mr et Mrs Darling se précipitèrent, suivis de Nana, hors du n°27. Ils coururent jusqu’au milieu de la rue pour regarder d’en bas la fenêtre de la chambre des enfants ; et, oui, elle était encore fermée ! Mais la pièce était inondée de lumière, et le plus saisissant était qu’ils pouvaient voir se détacher sur les rideaux l’ombre de trois petits personnages en tenue de nuit, qui tournoyaient, non pas sur le sol mais dans les airs.

Non, pas trois personnages, quatre !

En tremblant, ils ouvrirent la porte d’entrée de la maison. Mr Darling aurait voulu se ruer en haut de l’escalier, mais Mrs Darling lui fit signe de monter lentement. Elle essaya de même de faire ralentir les battements de son cœur.

Arriveront-ils à temps dans la chambre ? Si oui, quel bonheur ce serait pour eux ; nous pousserons tous un soupir de soulagement, et l’’histoire s’arrêtera là. En revanche, s’ils n’arrivent pas à temps, je vous promets solennellement que tout finira par s’arranger.

Ils auraient atteint la chambre à temps si les petites étoiles ne les avaient pas observés. Mais une fois de plus, les étoiles ont ouvert la fenêtre d’un souffle, et la plus petite de toutes a crié :

« Attention, Peter ! »

Peter sut alors qu’il n’y avait pas un instant à perdre.

« Venez ! s’écria-t-il impérieusement. Et il s’envola aussitôt dans la nuit, suivi de John, Michael et Wendy.

Mr et Mrs Darling, toujours suivis par Nana, se précipitèrent dans la nurserie. Trop tard ! Les oiseaux s’étaient envolés.


Chapitre IV

Le vol


« Deuxième à droite, et ensuite, tout droit jusqu’au matin. » C’était, avait dit Peter à Wendy, le chemin du Pays de Nulle Part. Mais même les oiseaux, qui sont équipés de cartes et les consultent aux carrefours des quatre vents, n’auraient pas pu le trouver avec ces instructions. Peter, voyez-vous, avait l’habitude de dire tout ce qui lui passait par la tête.

Au début, ses compagnons lui firent aveuglément confiance, et les plaisirs du vol étaient si grands qu’ils perdirent du temps à tourner autour des clochers d’églises, ou de tout autre obstacle en hauteur qui les tentait.


Alice Woodward

John et Michael faisaient la course, Michael prenait de l’assurance. Ils se souvenaient avec un léger dédain qu’il n’y a pas si longtemps, ils étaient fiers d’être capables de voler simplement autour de leur chambre !

Il n’y a pas si longtemps. Mais combien de temps exactement ? Ce n’est qu’en survolant la mer que cette pensée commençât à inquiéter sérieusement Wendy. John, quant à lui, était d’avis que c’était leur deuxième mer et leur troisième nuit.

Il faisait parfois sombre, parfois clair, et ils avaient très froid à certains moments, trop chaud à d’autres. Avaient-ils vraiment faim, ou faisaient-ils semblant, parce que Peter avait une façon tellement amusante de leur procurer de la nourriture ? Sa méthode consistait à poursuivre les oiseaux qui avaient dans leur bec des aliments pouvant convenir aux humains et à la leur arracher ; les oiseaux le prenaient ensuite en chasse, et les lui reprenaient. Ainsi, ils se poursuivaient gaiement les uns les autres pendant des kilomètres, se séparant finalement avec des expressions mutuelles de bonne volonté. Malgré tout, Wendy se fit intérieurement la remarque, avec une bienveillante inquiétude, que Peter ne semblait pas se rendre compte qu’il s’agissait là d’une drôle de façon d’obtenir ses tartines, ni même qu’il existait d’autres moyens.

Ce qui est certain c’est qu’ils ne faisaient pas semblant d’avoir sommeil : ils avaient réellement sommeil. Et c’était un danger, car dès qu’ils s’endormaient, ils tombaient à pic. Le plus terrible, c’est que Peter trouvait cela drôle.

« Le voilà reparti ! s’écriait-il gaiement, alors que Michael chutait soudainement comme une pierre.

— Sauve-le, sauve-le ! » criait Wendy, en jetant un regard horrifié aux flots déchaînés en contrebas.

Peter finissait toujours par plonger dans les airs, et attrapait Michael juste avant qu’il ne heurte la surface de l’eau. Et il le faisait de façon charmante. Mais il attendait toujours le dernier moment… On sentait que ce qui l’intéressait était d’éprouver son habileté, et non le fait de sauver une vie humaine. De plus, il aimait le changement, et l’exercice qui le passionnait à un moment donné pouvait soudainement cesser de l’intéresser. De sorte qu’il existait toujours la possibilité que lors d’un nouvel endormissement, il laisse l’intéressé dégringoler sans rien faire.

Il était capable de dormir dans les airs sans tomber, en s’allongeant simplement sur le dos et en flottant, mais c’était, en partie parce qu’il était très léger. D’ailleurs, si vous vous mettiez derrière lui et souffliez, il allait plus vite.

« Sois plus poli avec lui, chuchota Wendy à John, alors qu’ils jouaient à ‘Jacques a dit’.

— Alors dis-lui d’arrêter de faire le malin » répondit John.

Car en jouant, Peter volait tout près de l’eau et frôlait la queue de chaque requin, tout comme dans la rue on peut faire courir son doigt le long d’une balustrade en fer. Ils n’arrivaient pas à l’imiter avec beaucoup de succès. Peut-être que le but de tout cela était effectivement de crâner, d’autant plus qu’il ne cessait de regarder derrière lui pour voir combien de queues ils avaient manqué.

« Vous devez vous montrer gentils avec lui, insista Wendy auprès de ses frères. Que ferions-nous s’il nous abandonnait là ?

— Nous pourrions faire demi-tour, dit Michael.

— Et comment pourrions-nous retrouver notre chemin sans lui ?

— Bien, alors, nous pourrions continuer, dit John.

— Oui, c’est ça le plus terrible, John. Nous serions obligés de continuer, car nous ne savons pas comment nous arrêter. »

C’était vrai ! Peter avait oublié de leur montrer comment s’arrêter.

John dit alors que si le pire devait se produire, ils n’avaient qu’à poursuivre leur route tout droit, car la Terre était ronde, et donc avec le temps ils devaient revenir à la fenêtre de leur propre chambre.

« Et qui va nous trouver de la nourriture, John ?

— J’ai arraché un morceau du bec de cet aigle assez proprement, Wendy.

— Oui, après le vingtième essai, lui rappela Wendy. Et même si nous étions capables désormais de nous procurer de la nourriture, regarde comme nous nous cognons sans cesse contre les nuages et tout le reste, quand il n’est pas là pour nous prendre par la main. »

En effet, ils se heurtaient constamment. Ils pouvaient maintenant voler relativement puissamment, même s’ils donnaient encore beaucoup trop de coups de pied. Mais quand un nuage arrivait devant eux, plus ils essayaient de l’éviter, plus ils rentraient dedans à coup sûr ! Si Nana avait été avec eux, elle aurait déjà entouré de bandages la tête de Michael.

En ce moment, Peter n’était pas là, et ils se sentaient plutôt solitaires, là-haut. Il filait tellement plus vite qu’eux qu’il disparaissait parfois soudainement, pour faire une chose à laquelle ils ne prenaient aucune part. Il redescendait ensuite, riant encore de quelque chose de terriblement drôle qu’il venait de dire à une étoile, et qu’il avait déjà oubliée, ou alors il remontait, avec des écailles de sirène encore collées sur le corps, sans pouvoir raconter avec certitude ce qui s’était passé. C’était tout à fait irritant pour les enfants qui quant à eux, n’avaient jamais vu de sirène.

« De plus, quand on voit la rapidité avec laquelle il les oublie, argumentait Wendy, il y a de quoi craindre à notre sujet. »

En effet, parfois, à son retour, Peter ne se souvenait pas d’eux, du moins pas bien. Wendy en était certaine. Elle avait remarqué dans son regard, qu’il semblait les reconnaître, alors qu’il revenait et s’apprêtait à repartir ; une fois même, elle avait dû lui rappeler son nom.

« C’est moi, Wendy, avait-elle dit, très angoissée.

Il s’était montré tout à fait désolé.

— Je te le dis, Wendy, lui avait-il chuchoté à l’oreille, si tu constates que je t’ai oubliée, redis-moi simplement ‘C’est moi, Wendy’, et je m’en souviendrai. »

Bien sûr, tout cela n’était pas très rassurant. Heureusement, pour se faire pardonner, il leur montra comment s’allonger à plat sur un vent tempétueux qui allait dans leur direction, et ce fut un changement si agréable qu’ils l’essayèrent plusieurs fois. Ils découvrirent ainsi qu’ils pouvaient dormir ainsi en toute sécurité. En fait, ils auraient bien dormi plus longtemps, mais Peter se fatiguait très vite de dormir, et bientôt il s’écriait de sa voix de capitaine : » C’est ici que nous descendons ! »

C’est ainsi qu’émaillé de disputes occasionnelles, mais globalement rempli de folles cabrioles, leur voyage les conduisit au Pays de Nulle Part. Ils l’atteignirent au bout de plusieurs lunes. Qui plus est, ils n’avaient cessé d’aller en ligne droite, non pas tant grâce aux conseils de Peter ou de Clochette, que parce que l’île les cherchait. C’est toujours ainsi que l’on peut apercevoir ces rivages magiques.

« La voilà, dit calmement Peter.

— Où ? Où ?

— Là où pointent toutes les flèches. »

En effet, un million de flèches dorées indiquaient sa position aux enfants, toutes dirigées par leur ami le soleil, qui voulait qu’ils soient sûrs de leur chemin avant de les quitter pour la nuit.

Wendy, John et Michael se dressèrent sur la pointe des pieds, pour avoir un premier aperçu de l’île. Curieusement, ils la reconnurent tous immédiatement et, avant que la peur ne les envahisse, ils la saluèrent, non pas comme quelque chose dont ils rêvaient depuis longtemps et qu’ils voyaient enfin, mais comme un ami familier, auprès duquel ils revenaient pour les vacances.

« John, voilà le lagon.

— Wendy, regarde les tortues, qui enterrent leurs œufs dans le sable.

— John, je vois ton flamant rose, celui avec la patte cassée !

— Regarde, Michael, c’est ta grotte !

— John, qu’est-ce que qu’il y a dans les broussailles ?

— Une louve avec ses petits. Wendy, je crois bien que c’est ton louveteau !

— C’est mon bateau, John, celui avec les flancs déchirés !

— Non, impossible. Ton bateau, nous l’avons brûlé !

— C’est bien lui, en tous cas. John, je vois la fumée du camp des Peaux-Rouges !

— Où ? Montre-moi, et je te dirai à la façon dont s’enroule la fumée, s’ils sont sur le sentier de la guerre.

— Là-bas, de l’autre côté de la Rivière Mystérieuse.

— Ah d’accord, je les vois maintenant. Oui, ils sont sur le sentier de la guerre. »


Alice Woodward

Peter leur en voulait un peu d’en savoir autant, mais s’il voulait leur en imposer, son triomphe était proche, car… ne vous ai-je pas dit plus haut que la peur les a saisis ?

Elle est venue comme les flèches sont parties, laissant l’île dans l’obscurité.

Déjà, autrefois, quand ils étaient à la maison, le Pays de Nulle Part prenait parfois un aspect sombre et menaçant à l’heure du coucher. Mais à présent, des endroits inexplorés y apparurent et s’étendirent, emplis d’ombres menaçantes ; le rugissement des bêtes sauvages devint complètement différent, et par-dessus tout, la certitude de s’en sortir sain et sauf s’évanouit. Ils étaient bien contents, alors, que les veilleuses soient allumées pour la nuit. Ils aimaient même que Nana leur dise que ce n’était que l’ombre de la cheminée qu’on voyait là, ou que le Pays de Nulle Part n’existait que dans leur imagination.

C’était d’ailleurs la pure vérité à l’époque : le Pays de Nulle Part était bien un produit de leur imagination. Mais désormais, il était réel, il n’y avait plus de veilleuses, et il faisait de plus en plus sombre à chaque minute, et… où était Nana ?

Ils s’étaient éloignés l’un de l’autre, mais ils se blottissaient maintenant contre Peter. L’insouciance de ce dernier avait enfin disparu, ses yeux pétillaient, et un frisson les parcourait chaque fois qu’ils touchaient son corps. Ils étaient maintenant au-dessus de l’île redoutable, volant si bas que parfois un arbre frôlait leurs pieds. Rien d’horrible n’était visible dans l’air, mais leur progression était devenue lente et laborieuse, exactement comme s’ils se frayaient un chemin à travers des forces hostiles. Parfois, ils restaient suspendus dans l’air, jusqu’à ce que Peter leur ait ouvert un passage avec ses poings.

« Ils ne veulent pas qu’on atterrisse, expliqua-t-il.

— Qui, ils ? » chuchota Wendy en frissonnant.

Mais il ne pouvait pas, ou ne voulait pas le dire. La fée Clochette s’était endormie sur son épaule. Il la réveilla et l’envoya devant eux en éclaireur.

Parfois, il se tenait en l’air, écoutant attentivement, la main sur l’oreille, ou encore il fixait le sol, avec des yeux si brillants qu’ils semblaient percer deux trous dans la terre. Après avoir fait cela, il continuait sa route.

Son courage était terrible à voir.

« Veux-tu partir à l’aventure maintenant, demanda-t-il négligemment à John, ou veux-tu d’abord prendre ton thé ? »

Wendy répondit rapidement » Le thé d’abord », et Michael lui pressa la main en signe de gratitude, mais John, plus courageux, hésita.

« Quel genre d’aventure ? demanda-t-il prudemment.

— Il y a un pirate endormi dans la pampa juste en dessous de nous, lui dit Peter. Si tu veux, on va descendre et le tuer.

— Je ne le vois pas, dit John après une longue pause.

— Moi si.

— Supposons, dit John, d’une voix un peu rauque, qu’il se réveille.

Peter répliqua avec indignation.

— Tu n’imagines quand même pas que je le tuerais pendant qu’il dort ! Je le réveillerai d’abord, puis je le tuerai ensuite. C’est ce que je fais toujours.

— Et… Tu en tues beaucoup ?

— Oh, des tas. »

John ajouta : » Génial… », puis décida de prendre le thé avant. Il demanda à Peter s’il y avait beaucoup de pirates sur l’île en ce moment, et celui-ci répondit qu’il n’en avait jamais vu autant.

« Qui est leur capitaine en ce moment ?

— Crochet, répondit Peter, et son visage se durcit en prononçant ce mot détesté.

— James Crochet ?

— Lui-même.

À ce moment là, Michael se mit à pleurer, et John déglutit douloureusement, car tous deux connaissaient la réputation de Crochet.

— Il était le maître d’équipage de Barbe Noire, chuchota John à voix basse, le seul homme dont il avait peur. C’est le pire de tous.

— C’est bien lui, dit Peter.

— À quoi ressemble-t-il ? Il doit être énorme, non ?

— Pas autant qu’avant.

— Qu’est-ce-que tu veux dire ?

— J’en ai coupé un petit morceau…

— Toi ?!

— Oui, moi, répondit sèchement Peter.

— Oh, je ne voulais pas me montrer impoli.

— Ça va…

— Et donc, quel morceau ?

— Sa main droite.

— Alors il ne peut plus se battre maintenant ?

— Tu rêves !

— Il est gaucher ?

— Il a un crochet en fer à la place de sa main droite, et il te griffe avec.

— Il te griffe ?!

— John ?

— Oui ?

— Tu dois dire ‘Oui, capitaine’.

— Oui, capitaine ?

— Il y a une chose, poursuivit Peter, que tous les garçons qui servent sous mes ordres doivent me promettre, et toi aussi.

John pâlit.

— Si nous affrontons Crochet en combat ouvert, tu dois me le laisser.

— Je le promets » dit John loyalement.

Pour le moment, ils se sentaient rassurés, car Clochette volait en leur compagnie, et, dans sa lumière, ils pouvaient se distinguer les uns des autres. Malheureusement, elle ne pouvait pas voler aussi lentement qu’eux : elle devait donc tourner autour d’eux en formant un cercle, dans lequel ils se déplaçaient comme dans un halo. Wendy aimait bien cela, jusqu’à ce que Peter lui en fasse remarquer les inconvénients.

« Clo m’avertit, dit-il, que les pirates nous ont repérés, bien avant la tombée de la nuit, et qu’ils ont armé leur canon.

— Leur canon !?

— Oui. Et bien sûr, ils ont dû remarquer la traînée de lumière de la fée. S’ils devinent que nous sommes près d’elle, ils vont certainement tirer.

— Wendy !

— John !

— Michael !

— Dis-lui de partir tout de suite, Peter ! s’écrièrent les trois simultanément. Mais il refusa.

— Elle pense que nous nous sommes perdus, répondit-il avec raideur, et elle est plutôt effrayée. Vous ne pensez pas que je l’enverrais au loin toute seule, alors qu’elle a peur, n’est-ce-pas ?

Pendant quelques secondes, le cercle de lumière fut brisé, et quelque chose donna à Peter un petit pincement affectueux.

— Alors demande-lui, supplia Wendy, d’éteindre sa lumière.

— Elle ne peut pas l’éteindre. C’est à peu près la seule chose que les fées ne peuvent pas faire. Elle s’éteint toute seule, quand elle s’endort, comme les étoiles.

— Alors dis-lui de dormir tout de suite ! dit John sur un ton presque péremptoire.

— Elle ne peut pas dormir, sauf quand elle a sommeil. C’est la seule autre chose que les fées ne peuvent pas faire.

— Moi il me semble pourtant, grogna John, que ce sont les deux seules choses qui valent la peine d’être faites.

À ces mots, quelque chose le pinça fortement, et sûrement pas affectueusement.

— Si seulement l’un de nous avait une poche, dit Peter, nous pourrions la mettre à l’intérieur. »

Cependant, ils s’étaient mis en route avec une telle hâte qu’ils n’avaient pas une seule poche à eux quatre.

Heureusement, il eut une idée : le chapeau de John !

Clochette accepta de voyager dans le chapeau, à la condition qu’il soit porté à la main. John le porta, bien qu’elle ait espéré être portée par Peter. Puis Wendy s’en empara, parce que John disait qu’il se cognait le genou dessus en volant ; et cela, comme nous allons le voir, provoqua une belle catastrophe, car Clochette détestait avoir des obligations envers Wendy.

Une fois la fée mise à l’abri dans le chapeau, il n’y avait plus aucune lumière visible, et ils volèrent en silence. Autour d’eux régnait un profond silence, tel qu’ils n’en n’avaient jamais connu. Il ne fut interrompu qu’une fois, par un clapotis lointain dont Peter expliqua qu’il s’agissait des bêtes sauvages qui buvaient au gué, et une autre fois par un son rauque, qui aurait pu être le frottement de branches d’arbres, mais dont Peter dit que c’étaient les Peaux-Rouges qui aiguisaient leurs couteaux.

Mais même ces bruits cessèrent. Pour Michael, la situation était terrifiante.

« Si seulement quelque chose pouvait faire du bruit ! » cria-t-il.

Comme en réponse à sa demande, l’air fut déchiré par le plus grand fracas qu’il ait jamais entendu. Les pirates leur avaient tiré dessus avec le canon.

Le rugissement se répercuta dans les montagnes, et son écho semblait hurler sauvagement :

« Où sont-ils, où sont-ils, où sont-ils ? »

C’est ainsi que les trois enfants, terrifiés, apprirent la différence entre une île imaginaire, et la même île, mais réelle cette fois ci.

Lorsque les cieux se calmèrent enfin, John et Michael se retrouvèrent seuls dans l’obscurité. John foulait l’air mécaniquement, et Michael, sans savoir flotter, flottait quand même.

« Tu es blessé ? demanda John d’une voix tremblante.

— Je ne sais pas encore » murmura Michael en retour.

Je peux vous affirmer que personne n’avait été touché. Peter, cependant, avait été emporté, par le souffle du coup de feu, loin en mer, tandis que Wendy avait été projetée vers le haut, sans autre compagnon que la fée Clochette.

Il aurait mieux valu pour Wendy qu’elle laisse tomber le chapeau à ce moment-là…

Je ne sais pas si l’idée est venue soudainement à la fée, ou si elle avait au contraire préparé son coup dès le départ. En tous cas, elle sortit du chapeau et se mit à conduire Wendy tout droit à sa perte.

Clochette n’était pas entièrement mauvaise ; ou plutôt si, elle l’était en ce moment, mais, à d’autres moments, elle n’était que gentillesse. Les fées sont obligées d’être l’une ou l’autre chose, parce qu’étant si petites, elles n’ont malheureusement de place que pour un seul sentiment à la fois. Elles ont cependant le droit d’en changer, à la condition que ce soit un changement complet. Au moment dont il est question, elle était remplie de jalousie envers Wendy. Ce qu’elle disait dans son joli tintement, Wendy ne pouvait bien sûr pas le comprendre, mais je crois qu’il s’agissait en partie de gros mots. Malgré tout, cela avait l’air si gentil ! Clochette volait d’avant en arrière, ce qui signifiait clairement : » Suis-moi ! Tu verras, tout ira bien ».

Que pouvait faire la pauvre Wendy ? Elle appela Peter, John et Michael, mais ne reçut en réponse que des échos moqueurs. Elle ne savait pas encore que la petite fée la détestait avec la haine féroce d’une véritable femme. C’est ainsi que, déconcertée et chancelante, elle suivit Clochette, pour son plus grand malheur.



Chapitre V

L’île devient réalité


Sentant que Peter était sur le chemin du retour, le Pays de Nulle Part avait entrepris de revenir à la vie. Nous pourrions également dire qu’il était en train de se réveiller, mais Peter aime beaucoup le mot » vie », et c’est ici l’occasion de l’utiliser.

En, effet, en son absence, les choses sont généralement calmes sur l’île. Les fées se mettent paresseusement en retard d’une bonne heure chaque matin, les bêtes s’occupent de leurs petits, les Peaux-Rouges se gavent de nourriture pendant six jours et six nuits, et lorsque les pirates et les garçons perdus se croisent, c’est tout juste s’ils se mordent mutuellement le pouce. Mais avec le retour de Peter, qui déteste l’apathie, les choses se remettent en route : si vous pouviez coller votre oreille sur le sol, vous entendriez l’île entière bouillonner de vie.

Ce soir-là, les principales forces de l’île étaient disposées comme suit. Les garçons perdus étaient à la recherche de Peter, les pirates à la recherche des garçons perdus, les Peaux-Rouges à la recherche des pirates, et les bêtes sauvages à la recherche des Peaux-Rouges. Ils faisaient tous le tour de l’île, mais ils ne se rencontraient jamais, car ils allaient tous au même rythme.

Tous voulaient du sang, à l’exception des garçons, qui en général aimaient ça, mais qui, ce soir en particulier, étaient sortis pour accueillir leur capitaine. Le nombre des garçons perdus présents sur l’île varie, bien sûr, en fonction des décès lors des combats, ou autres accidents. Et si ceux-ci semblent grandir, ce qui est contraire aux règles, Peter les fait disparaître.



À ce moment-là, ils étaient six, les Jumeaux comptant pour deux.

Faisons semblant de nous allonger ici, parmi les cannes à sucre, et observons-les alors qu’ils passent en file indienne, chacun la main sur son poignard.

Peter leur a interdit de lui ressembler d’une quelconque façon ; en conséquence, ils portent la peau des ours qu’ils ont tués, dans laquelle ils deviennent si ronds et si poilus que lorsqu’ils tombent, ils roulent. Leurs pas sont donc devenus très sûrs.

Le premier à passer est Vadrouille, non pas le moins brave, mais le plus malchanceux de toute cette courageuse troupe. Il avait vécu moins d’aventures que tous les autres, car les choses intéressantes se produisaient toujours au moment où il venait de passer l’angle de la rue. Par exemple : tout était calme ; il en profitait pour aller ramasser quelques brindilles pour le feu, et à son retour, les autres étaient en train de lessiver le sang. Cette malchance continuelle avait laissé sur son visage un air de douce mélancolie, mais au lieu d’aigrir sa nature, elle l’avait attendrie, de sorte qu’il était le plus modeste des garçons. Pauvre petit Vadrouille, il y a du danger dans l’air pour toi, ce soir. Prends garde qu’on ne te propose une aventure qui, si tu l’acceptes, te plongera dans un abîme de malheurs. Vois-tu, la fée Clochette est déterminée à faire le Mal, cette nuit. Elle cherche un instrument pour ses sombres projets, et elle pense que c’est toi le plus facile à duper de tous les garçons de l’île. Fais bien attention !

Si seulement il pouvait nous entendre ! Mais, bien entendu, nous ne sommes pas réellement présents sur l’île, et Vadrouille se contente de passer devant nous, en mordillant les jointures de ses doigts.

Vient ensuite Coffee, un garçon gai et débonnaire, suivi de Zéphyr, qui sait tailler des sifflets dans des branches d’arbres, et danser de façon extatique sur ses propres airs. Zéphyr est le plus vaniteux de tous. Il croit se souvenir de l’époque où il n’était pas encore perdu, et de tout ce qui constituait sa vie en ce temps-là ; de ce fait, son nez s’est recourbé d’une manière assez menaçante. Frison est le quatrième ; il a dû si souvent se dénoncer lorsque Peter dit sévèrement : » Que celui qui a fait cette chose fasse un pas en avant ! », que désormais, coupable ou non, il se signale automatiquement. Viennent ensuite les Jumeaux, que l’on ne peut décrire, car nous serions sûrs de prendre l’un pour l’autre. Peter n’a jamais vraiment su qui ils étaient vraiment, et sa troupe n’a pas le droit de savoir ce que lui-même ignore. Aussi ces deux-là sont-ils toujours restés vagues au sujet d’eux-mêmes, faisant de leur mieux pour donner satisfaction en restant proches l’un de l’autre, d’une manière tout à fait humble.

Les garçons disparaissent à présent dans l’obscurité, et après un moment, plutôt court, car les choses vont vite sur l’île, les pirates arrivent sur leurs traces. On les entend toujours avant de les voir, et c’est toujours la même chanson épouvantable :


« Larguons les amarres et cap vers l’horizon !

Pirates ici-bas, nous allons pirater ;

Et si nous mourrons tous, sous les coups de canon,

Rendez-vous en enfer ! Mille ans d’éternité ! »


On n’a jamais vu plus infâme bande de gredins se balançant au gibet ! Tout d’abord, un peu en avance sur les autres, toujours à l’affût, s’agenouillant régulièrement pour coller la tête contre le sol à l’écoute de la moindre vibration, ses longs bras nus, des pièces de monnaie pendues aux oreilles en guise de bijoux, on trouve le bel Italien Cecco, celui-là même qui a gravé son nom en lettres de sang sur le dos du gouverneur de la prison de Gao. Ce gigantesque noir, posté derrière lui, avait eu de nombreux noms, depuis qu’il avait abandonné celui avec lequel les mères africaines terrifiaient encore leurs enfants sur les rives du Guadjo-mo. Et voici Billy la Frime, dont le moindre centimètre carré de peau était tatoué, le même Billy qui avait enduré soixante-douze coups de fouet de la part du capitaine Flint, sur le Walrus, avant de lui révéler où il avait caché un sac rempli de pièces d’or ; et Cookson, que l’on disait être le frère de Black Murphy - mais cela n’avait jamais été prouvé -, et Gentleman Starkey, autrefois concierge dans une école privée, et toujours aussi délicat dans ses manières de tuer ; et Soupirail ; et le maître d’équipage irlandais Smee, un homme étrangement génial, qui poignardait, pour ainsi dire, sans offense, et qui était le seul non-conformiste de l’équipage de Crochet ; et Spaguetti, dont les mains étaient positionnées à l’envers ; et Mullins et Alf Mason, et bien d’autres voyous bien connus, craints depuis longtemps dans les Mers des Caraïbes.

Au milieu d’eux, le plus noir et le plus grand dans ce sombre décor, on distinguait James Crochet. Crochet, dont on disait qu’il était le seul homme que Barbe Noire craignait. Il était allongé paresseusement dans un char rudimentaire, tiré par ses hommes, et en lieu et place de sa main droite, il y avait un crochet de fer, avec lequel il les encourageait de temps à autre à accélérer le rythme. Cet homme terrible les traitait comme des chiens et leur parlait de même, et c’est comme des chiens qu’ils lui obéissaient.

Toute sa personne avait un air cadavérique, d’une couleur de bronze ; ses cheveux étaient coiffés de longues boucles qui, à une certaine distance, ressemblaient à des bougies noires, et donnaient une expression singulièrement menaçante à son beau visage. Ses yeux étaient d’un bleu myosotis profondément mélancolique, sauf lorsqu’il plongeait son crochet en vous. Auquel cas deux taches rouges y apparaissaient, et les faisaient atrocement flamboyer. Dans ses manières, quelque chose du grand seigneur d’autrefois survivait encore, de sorte que même quand il vous dépeçait, il y mettait des manières ; et je me suis laissé dire qu’il était un conteur hors-pair. Il n’était jamais plus inquiétant que lorsqu’il était le plus obséquieux, ce qui est probablement la meilleure marque d’éducation ; et l’élégance de sa diction, même lorsqu’il jurait, non moins que la distinction de son comportement, montraient qu’il était d’une autre trempe que son équipage. Homme d’un courage indomptable, on dit que la seule chose qui lui faisait peur était la vue de son propre sang, qui était épais et d’une couleur inhabituelle. Dans son habillement, il tentait d’imiter la mode vestimentaire de Charles II, ayant entendu dire, à une période antérieure de sa carrière, qu’il avait un air de famille avec les infortunés Stuarts ; entre ses lèvres, un porte-cigares de sa propre invention lui permettait de fumer deux cigares à la fois. Mais ce qu’il avait en lui de plus terrifiant, c’était sans aucun doute sa griffe de fer.

Tuons à présent un pirate, pour illustrer la technique de Crochet. Soupirail fera l’affaire. En passant, Soupirail se cogne maladroitement contre lui, froissant son col de dentelle ; le crochet jaillit, il y a un bruit de déchirure et un cri. Le corps est écarté d’un coup de pied, et les pirates passent. Crochet n’a même pas retiré les cigares de ses lèvres.

Tel est le terrible adversaire que Peter Pan devait affronter. Lequel des deux allait l’emporter ?


Sur la piste des pirates, l’œil vif, dévalant sans bruit le sentier de la guerre, et invisibles aux yeux inexpérimentés, arrivaient maintenant les Peaux-Rouges. Ils portaient des tomahawks et des couteaux, et leurs corps nus enduits de peinture et d’huile, brillaient. À la ceinture, ils portaient les scalps des garçons et des pirates qu’ils avaient tués, car il s’agit d’Indiens de la tribu Piccaninny, à ne pas confondre avec les Delawares, ou encore les Hurons au cœur tendre. À l’avant-garde, à quatre pattes, marchait Grande Petite Panthère, un brave aux si nombreux scalps que dans sa position actuelle, ils entravaient quelque peu sa progression. À l’arrière, là où le danger était le plus grand, se trouvait Lily la Tigresse, fièrement dressée, une véritable princesse. C’était la plus belle des Dianas et le joyau des Piccaninnes, tour à tour coquette, glaciale et ardente ; il n’y avait pas un brave qui n’aurait voulu avoir pour épouse cette petite rebelle, mais elle repoussait l’autel avec une hachette. Observez comme ils marchent sur des brindilles tombées, sans faire le moindre bruit. On n’entend que leur respiration, un peu lourde. Le fait est qu’ils étaient tous un peu gras, en ce moment, après avoir tellement mangé, mais avec le temps, les choses devraient s’améliorer. Pour l’instant, cependant, cela constitue leur principal danger.

Les Peaux-Rouges disparurent comme des ombres, et bientôt leur place fut prise par les bêtes sauvages, en un grand cortège hétéroclite : lions, tigres, ours…, suivis par les innombrables animaux qui les craignent, composant la petite faune sauvage. Car toutes sortes de bêtes, et plus particulièrement tous les mangeurs d’hommes, vivent joue contre mâchoire, sur cette île privilégiée. Ils ont la langue pendante : ils ont faim ce soir.

Fermant le ban, la dernière silhouette fut celle d’un gigantesque crocodile. Nous verrons tout à l’heure, de qui il était à la recherche.

Le crocodile passa, mais bientôt les garçons réapparurent, car la procession doit continuer indéfiniment jusqu’à ce que l’une des parties s’arrête ou change de rythme. Dans ce cas, c’est la mêlée !

Tous surveillent attentivement ce qui se passe devant, mais personne ne se doute que le danger peut surgir par derrière. Cela montre à quel point l’île était réelle.

Les garçons furent les premiers à sortir du cercle. Ils se jetèrent dans l’herbe, tout près de leur maison souterraine.

« Comme j’aimerais que Peter soit de retour, dit chacun d’eux nerveusement, bien qu’ils soient tous plus massifs et plus grands de taille que leur capitaine.

— Je suis donc le seul à ne pas avoir peur des pirates, dit Zéphyr, sur le ton qui l’empêchait d’être le favori de tous ; mais peut-être qu’un bruit lointain l’inquiéta, car il ajouta précipitamment :

— Malgré tout, je voudrais qu’il revienne, et qu’il nous raconte à nouveau l’histoire de Cendrillon. »

Ils parlèrent de Cendrillon. Vadrouille était convaincu que sa mère devait lui ressembler beaucoup. Ce n’était qu’en l’absence de Peter qu’ils pouvaient parler des mères, le sujet étant interdit par lui en sa présence, comme étant stupide.

« Tout ce dont je me rappelle à propos de ma mère, leur dit Coffee, c’est qu’elle disait souvent à mon père : ‘Oh, comme j’aimerais avoir un compte en banque à moi toute seule !’ Je ne sais pas ce qu’est un compte en banque, mais j’aimerais bien en donner un à ma mère. »

Pendant qu’ils parlaient, ils entendirent un bruit lointain. Vous ou moi, qui ne sommes pas des êtres sauvages vivant dans les bois, n’aurions rien soupçonné, mais eux l’ont entendu. C’était la sinistre ritournelle :


« Ho ! Ho ! Ho ! Pirates, quel avenir radieux !

Hissez haut votre enseigne, son crâne et ses os !

Nous danserons gaiement suspendus à un pieu,

Avant que la marée ne nous ramène aux flots ! »


À présent, les garçons perdus… Mais, où sont-ils ? Ils ne sont plus là. Des lapins n’auraient pas pu disparaître plus vite.

Je vais vous dire où ils sont. À l’exception de Coffee, qui est parti en reconnaissance, ils sont tous déjà dans leur maison sous la terre. Une résidence très agréable, au sujet de laquelle nous donnerons de plus amples détails bientôt. Mais comment y sont-ils parvenus ? Car il n’y a aucune entrée visible, si ce n’est une grosse pierre qui, si on la roulait, laisserait apparaître l’orifice d’une grotte. Regardez attentivement, cependant : vous remarquerez qu’il y a ici sept grands arbres ; le tronc creux de chacun d’entre eux est percé d’un trou, suffisamment large pour laisser passer un garçon. Ce sont les sept entrées de la maison sous la terre, que Crochet a cherché en vain pendant de nombreuses nuits. Les trouvera-t-il ce soir ?

Alors que les pirates avançaient, le regard vif de Starkey vit Coffee disparaître dans le bois. Il sortit aussitôt son pistolet. Mais une griffe de fer agrippa son épaule.

« Lâchez-moi, Capitaine ! » cria-t-il en se tordant.

Pour la première fois, nous pouvons entendre la voix de Crochet. Elle était sombre et mystérieuse.

« Range d’abord ce pistolet, dit-il d’un ton menaçant.

— C’était un de ces garçons que vous détestez ! J’aurais pu le descendre.

— C’est ça ! Et le bruit aurait attiré les Peaux-Rouges de Lily la Tigresse sur nous. Tu as envie de perdre ton scalp ?

— Dois-je le poursuivre, Capitaine, demanda le pathétique Smee, et le chatouiller avec Tire-bouchon ? »

Smee avait de petits noms pour toute chose, et son coutelas s’appelait Tire-bouchon, parce qu’il aimait le remuer dans la plaie. On pourrait citer de nombreux traits sympathiques chez Smee. Par exemple, après avoir tué, ce sont ses lunettes qu’il essuyait, au lieu de son arme.

« Tire-bouchon est un type silencieux, rappela-t-il à Crochet.

— Pas maintenant, Smee, répondit sombrement Crochet. Il est tout seul, et je les veux tous les sept. Dispersez-vous et cherchez-les. »

Les pirates disparurent entre les arbres, et en un instant, leur capitaine et Smee se retrouvèrent en tête à tête. Crochet poussa un lourd soupir, et je ne sais pas pourquoi, peut-être était-ce à cause de la beauté paisible de la soirée, mais il lui vint un désir de confier à son fidèle maître d’équipage l’histoire de sa vie. Il parla longtemps, et avec une grande sincérité, mais de toute l’histoire, Smee, qui était plutôt stupide, ne comprit à peu près rien. Il finit par saisir un mot : » Peter ». Crochet était en train de dire, avec fougue :

« Par-dessus tout, je veux leur capitaine, Peter Pan ! C’est lui qui m’a tranché le bras !

Il brandit son crochet de façon menaçante.

— J’ai attendu longtemps pour lui serrer la main avec ça. Oh ! Je vais le dépecer !

— Et pourtant, dit Smee, je vous ai souvent entendu dire que ce crochet valait une vingtaine de mains, pour se coiffer, ou pour d’autres usages domestiques.

— Sûr ! répondit le capitaine. Si j’étais mère, je prierais pour que mes enfants naissent avec ceci au lieu de cela. »

Ce disant, il jeta un regard d’orgueil sur sa main de fer, et un regard plein de mépris sur l’autre. Puis il fronça à nouveau les sourcils.

« Peter a jeté mon bras, dit-il en grimaçant, à un crocodile qui passait par là.

— Oui, répondit Smee, j’ai souvent remarqué votre étrange peur des crocodiles.

— Pas des crocodiles, le corrigea Crochet, mais de ce crocodile-là.

Il baissa la voix.

— Il a tellement aimé mon bras, Smee, qu’il m’a suivi depuis, d’un océan à l’autre et d’une terre à l’autre, se pourléchant les babines en pensant au reste de mon corps.

— D’une certaine façon, dit Smee, c’est un compliment.

— Je n’en veux pas, de tels compliments ! aboya Crochet d’un ton irascible. Ce que je veux, c’est Peter Pan, le premier qui a donné à cette brute le goût de ma personne !

Il s’assit sur un gros champignon, et poursuivit avec un tremblement la voix.

— Smee, dit-il d’une voix rauque, ce crocodile aurait déjà dû m’avoir. Mais par un heureux hasard, il a avalé un réveil, qui tictaque dans son estomac. Aussi, avant qu’il ne puisse m’atteindre, j’entends le tic-tac et je me sauve.

Il eut un rire creux.

— Un jour, dit Smee, le réveil s’arrêtera, et alors il vous aura.

Crochet mouilla ses lèvres sèches.

— Oui, c’est la peur qui me hante.

Depuis il était assis, il se sentait le postérieur curieusement réchauffé.

— Smee, dit-il, ce champignon chauffe, ou quoi ?

Il se leva d’un bon.

— Mille sabords ! Je suis en train de brûler ! »

Ils examinèrent le champignon, qui était d’une taille et d’une solidité inconnues dans la région ; ils essayèrent de l’extraire du sol, et il leur resta dans les mains, car il n’avait pas de racine. Plus étrange encore, de la fumée commença à s’en dégager. Les deux pirates échangèrent un regard :

— Une cheminée ! » s’exclamèrent-ils en chœur.

Ils venaient en effet de découvrir la cheminée de la maison souterraine. Les garçons avaient l’habitude de la dissimuler avec un champignon, lorsque des ennemis se trouvaient dans le voisinage.

Il n’en sortait pas que de la fumée. Il y avait aussi des voix d’enfants, car les garçons se sentaient tellement en sécurité à l’intérieur de leur cachette qu’ils y bavardaient gaiement. Les pirates écoutèrent d’un air sombre, puis replacèrent le champignon. Ils regardèrent autour d’eux, et remarquèrent les trous dans les sept troncs des arbres.

« Ils viennent de dire que Peter Pan n’est pas là, n’est-ce-pas ? » chuchota Smee, en tripotant Tire-bouchon.

Crochet hocha la tête. Il resta un long moment perdu dans ses pensées. Enfin, un sourire cruel illumina son visage basané. C’est ce que Smee espérait.

« Dites-moi votre plan, capitaine ! s’écria-t-il avec empressement.

— On retourne au navire, répondit lentement Crochet entre ses dents. Là, on fait cuire un énorme gâteau, bien riche, et d’une généreuse épaisseur, tout recouvert de sucre glace vert. Il ne peut y avoir qu’une seule pièce en bas, car il n’y a qu’une seule cheminée. Ces stupides petites taupes n’ont pas eu le bon sens de se rendre compte qu’elles n’avaient pas besoin d’une porte chacune. Cela montre bien qu’elles n’ont pas de mère. Nous laisserons le gâteau sur le rivage de la Lagune des Sirènes. Les garçons sont tout le temps là-bas, en train de nager et de jouer avec les sirènes. Ils trouveront le gâteau et ils l’engloutiront, parce que, n’ayant pas de mère, ils ne savent pas combien il est dangereux de manger un gâteau aussi lourd et riche que celui-là !

Il éclata d’un rire franc.

— Ha ! Ha ! Ha ! Ils vont tous mourir !

Smee l’avait écouté avec une admiration croissante.

— C’est le plan le plus délicieusement machiavélique qu’on n’ait jamais imaginé ! » s’écria-t-il.

Et dans leur exaltation, ils se mirent à danser en chantant :


« Amis, larguons les amarres ! Quand j’apparais,

Sur les cinq océans, tous sont saisis d’effroi !

Car ceux qui ont croisé le fer avec Crochet,

Sont toujours à la recherche de leurs tibias ! »

Ils entonnèrent le refrain, mais ne le finirent jamais, car un autre son vint les interrompre. Au début, le son était si faible qu’une feuille d’arbre aurait pu tomber dessus et l’étouffer, mais à mesure qu’il se rapprochait, il devenait plus distinct.

« Tic-tac ! Tic-tac ! Tic-tac ! »

Crochet se tenait debout, tout tremblant, un pied en l’air.

« Le crocodile ! » s’exclama-t-il. Et il s’élança, suivi de son maître d’équipage.



Alice Woodward

C’était bien le crocodile ! Il avait dépassé les Peaux-Rouges, qui étaient maintenant sur la piste des autres pirates. Il collait aux basques de Crochet.

Une fois de plus, les garçons émergèrent à l’air libre. Mais les dangers de la nuit n’étaient pas encore derrière eux, car soudainement, Coffee surgit au pas de course, à bout de souffle, poursuivi par une meute de loups. Les langues des poursuivants étaient pendantes ; leurs hurlements étaient horribles.

« À l’aide ! Sauvez-moi ! cria Coffee en se laissant tomber sur le sol.

— Mais que pouvons-nous faire, que pouvons-nous faire ?

Presque dans le même souffle, ils s’exclamèrent simultanément :

— Que ferait Peter ?

C’était un grand compliment pour Peter, qu’en cet instant désespéré, leurs pensées se soient tournées vers lui.

— Peter les regarderait entre ses jambes !

Et puis :

— Faisons ce que Peter ferait ! »

C’est en effet la façon la plus efficace de défier les loups. Comme un seul homme, ils se sont penchés et ont regardé entre leurs jambes. Même si les instants qui suivirent parurent relativement longs, la victoire leur fut acquise rapidement. Car lorsque les garçons s’avancèrent vers eux à reculons dans cette terrible attitude, les loups s’enfuirent, la queue basse.

Coffee se releva. Ses yeux restaient écarquillés, comme s’il voyait toujours les loups. Mais ce n’était pas eux qu’il contemplait.

« Je viens de voir une chose merveilleuse ! s’écria-t-il, alors qu’ils se rassemblaient autour de lui avec impatience. Un grand oiseau blanc. Il vole par ici.

— Quelle sorte d’oiseau, à ton avis ?

— Je ne sais pas, répondit Coffee, saisi d’étonnement. Mais il a l’air si fatigué, et en volant, il gémit ! Oh, pauvre Wendy !

— Pauvre Wendy ?

— Je me souviens ! répliqua instantanément Coffee. Il y a des oiseaux qu’on appelle des Wendy.

— Regardez ! Elle arrive ! » s’écria Frison, en montrant du doigt Wendy dans les cieux.

Wendy était à présent presque au-dessus de leurs têtes, et ils pouvaient entendre ses gémissements plaintifs. Mais les cris stridents de la fée Clochette étaient plus distincts encore. La fée jalouse avait maintenant abandonné toute apparente cordialité, et attaquait sa victime de toutes parts, en la pinçant cruellement à chaque fois qu’elle la touchait.

« Hello, Clo ! crièrent les garçons émerveillés.

La réponse de Clochette retentit :

— Peter veut que vous abattiez la Wendy.

Il n’était pas dans le naturel des garçons de poser des questions quand Peter ordonnait.

— Faisons ce que Peter demande ! s’écrièrent les garçons crédules. Vite, allons chercher des armes ! »

Tous, à l’exception de Vadrouille, descendirent de leur arbre. Il avait un arc et des flèches en main. Clochette le remarqua, et frotta ses petites mains.

« Vite, Vadrouille, dépêche-toi ! cria-t-elle. Peter sera si content ! »

Vadrouille ajusta la flèche à son arc avec enthousiasme, et dit :

« Pousse-toi, Clochette ! » Puis il tira, et Wendy s’effondra sur le sol, une flèche dans la poitrine.

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