… de J. M. Barrie
… illustré par Alice Woodward
Texte intégral. Traduction personnelle.
Ce texte est publié sous la licence Creative Commons CC BY-ND.
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Présentation :
Le personnage de Peter Pan a dominé toute l’œuvre de l’écrivain écossais James Matthew Barrie. Le public le découvre en 1902, dans un roman intitulé Le petit oiseau blanc. La pièce de théâtre Peter Pan ou l’enfant qui ne voulait pas grandir, fut quant à elle jouée pour la première fois à Londres, le 27 décembre 1904. Elle connut un très grand succès populaire. Ce n’est qu’en 1911 que Barrie transforma cette œuvre théâtrale en un roman, Peter Pan et Wendy, qui reste aujourd’hui son œuvre la plus accomplie. Ce roman a nourri la postérité de son auteur, et a connu de très nombreuses adaptations, autant littéraires que cinématographiques.
La traduction que vous trouverez dans ce livre numérique est celle du texte intégral de l’œuvre publiée en 1911.
Les illustrations d’Alice Woodward ont été réalisées pour une autre édition, et ramenées sur le texte original.
Illustration d'Edmund Blampied
Chapitre VI
La petite maison
Cet imbécile de Vadrouille se tenait comme un conquérant au-dessus du corps de Wendy, quand les autres garçons revinrent, en tenant leurs armes.
« Trop tard ! s’écria-t-il fièrement. J’ai tué Wendy ! Peter sera très content de moi. »
Au-dessus de lui, la fée Clochette lança : » Espèce d’idiot ! », avant d’aller se cacher. Les autres ne l’entendirent pas. Ils s’étaient rassemblés autour du corps de Wendy, et pendant qu’ils la contemplaient, un silence terrible s’abattit sur la forêt. Si le cœur de Wendy avait battu, tous l’auraient entendu.
Zéphyr fut le premier à parler.
« Ce… n’est pas un oiseau, dit-il d’une voix effrayée. Il me semble que c’est une dame.
— Une dame ? dit Vadrouille. Et il se mit à trembler.
— Nous l’avons tuée, dit Coffee d’une voix rauque.
Tous ôtèrent leur chapeau.
— Maintenant je comprends, dit Frison. Peter l’avait conduite jusqu’à nous.
Il se jeta tristement sur le sol.
— Nous avions enfin une dame pour s’occuper de nous, dit l’un des Jumeaux, et tu l’as tuée ! »
Ils étaient désolés pour Vadrouille, mais plus encore pour eux-mêmes, et quand il fit un pas vers eux, ils se détournèrent de lui.
Vadrouille était très pâle, mais il y avait en lui une dignité qu’il n’avait jamais eue auparavant.
« C’est moi qui l’ai fait, dit-il d’un ton pénétré. Quand une dame venait me voir en rêve, je lui disais, ‘Oh maman, jolie maman’. Et maintenant qu’elle est enfin venue pour de bon, je l’ai abattue.
Il s’éloigna lentement.
— Ne t’en vas pas ! le supplièrent-ils.
— Il le faut, répondit-il en tremblant, j’ai trop peur de ce que Peter va dire.
C’est à cet instant tragique qu’ils entendirent un bruit qui fit sursauter le cœur de chacun : ils entendirent Peter imiter le chant du coq.
— Le voilà ! s’écrièrent-ils, car c’était toujours ainsi qu’il signalait son retour.
— Cachons-la, murmurèrent-ils, et ils se groupèrent en hâte autour de Wendy. Mais Vadrouille restait à l’écart. Le » cocorico » retentit à nouveau, et Peter surgit devant eux.
— Salutations, les garçons, cria-t-il, et mécaniquement ils le saluèrent. Puis le silence revint.
Il fronça les sourcils.
— Je suis de retour, dit-il vivement, pourquoi ne m’acclamez-vous pas ?
Ils ouvrirent la bouche, mais aucun son n’en sortit. Dans sa hâte de leur annoncer la glorieuse nouvelle, Peter choisit de passer sur l’incident.
— Grande nouvelle, les garçons ! leur cria-t-il. J’ai enfin amené une mère pour vous tous !
Toujours aucun son, sauf un petit bruit sourd, produit par Vadrouille, qui tombait à genoux.
— Vous ne l’avez pas vue ? demanda Peter, troublé. Elle arrivait par ici.
— Pauvre de moi ! dit une voix.
Et une autre ajouta :
— Oh, c’est un jour de deuil.
Vadrouille se releva.
— Peter, dit-il doucement, je vais te la montrer.
Et comme les autres persistaient à vouloir la cacher, il dit :
— Reculez, les Jumeaux, laissez Peter voir.
Ils s’écartèrent tous. Après avoir regardé pendant un certain temps, Peter resta indécis.
— Elle est morte, dit-il, mal à l’aise. Peut-être que c’est effrayant pour elle… d’être morte. »
Un instant, il eut l’idée de s’éclipser en sautillant d’une manière comique, jusqu’à ce qu’il soit hors de vue, puis de ne plus s’approcher de cet endroit. S’il avait fait cela, ils auraient tous été heureux de l’imiter.
Mais il y avait la flèche. Il la retira du cœur de Wendy, et la brandit à la face du groupe.
« À qui appartient cette flèche ? demanda-t-il sévèrement.
— À moi, dit Vadrouille, à genoux.
— Oh, espèce d’ordure ! dit Peter Et il leva la flèche pour s’en servir de poignard.
Vadrouille ne protesta pas. Il dénuda sa poitrine.
— Frappe, Peter, dit-il fermement, frappe fort !
Peter leva la flèche à deux reprises, et sa main retomba deux fois.
— Je n’y arrive pas, dit-il avec effroi, il y a quelque chose qui retient ma main.
Tous le regardèrent avec étonnement, à l’exception de Coffee, qui fixait heureusement Wendy.
— C’est elle, s’écria-t-il, c’est la dame Wendy. Voyez, son bras ! »
C’était une chose merveilleuse à voir : Wendy avait levé le bras. Coffee se pencha sur elle et l’écouta respectueusement.
— Je crois qu’elle vient de dire : ‘Pauvre Vadrouille’, murmura-t-il.
— Elle est vivante, dit brièvement Peter.
Ce sur quoi Coffee s’écria :
— La dame Wendy est vivante !
Peter s’agenouilla à ses côtés, et trouva son bouton. - Vous vous souvenez qu’elle l’avait suspendu à une chaîne qu’elle portait autour du cou -.
— Voyez, dit-il, la flèche a frappé contre ceci. C’est le baiser que je lui ai donné. Il lui a sauvé la vie.
— Je me souviens des baisers, intervint rapidement Zéphyr. Laissez-moi voir ça. Ah oui, c’est bien un baiser. »
Peter ne l’écoutait pas. Il suppliait Wendy de se remettre rapidement, afin qu’il puisse lui montrer les sirènes. Bien sûr, elle ne pouvait pas encore répondre, car elle était encore dans un état de grande faiblesse. On entendit alors des gémissements venant du ciel.
« C’est Clochette, dit Frison. Elle pleure parce que la Wendy est vivante.
Alors ils durent raconter à Peter le crime commis par Clochette : jamais ils ne l’avaient vu se mettre à ce point en colère.
— Écoute-moi bien, Clochette, s’écria-t-il. Je ne suis plus ton ami ! Ne t’avise plus de t’approcher de moi ! Pour toujours ! »
La fée vint se poser sur son épaule, en le suppliant. Mais il la repoussa. Ce n’est que lorsque Wendy leva de nouveau le bras, qu’il se laissa aller à dire :
« Bon, peut-être pas pour toujours. Mais en tous cas, pour une semaine entière ! »
Croyez-vous que la fée Clochette était reconnaissante à Wendy d’avoir levé le bras ? Pas du tout ! Pour ma part, je n’ai jamais eu autant envie de la pincer ! Les fées sont en effet d’étranges créatures, et Peter, qui les connaissait mieux que nous, avait souvent l’occasion de leur distribuer des claques.
Mais que faire de Wendy, qui se trouve bien mal en point ?
« Portons-la dans la maison, suggéra Frison.
— Oui, dit Zéphyr, c’est comme cela qu’on procède avec les dames.
— Non, non, dit Peter Vous ne devez pas la toucher. Ce serait lui manquer de respect.
— C’est bien mon avis, répondit Zéphyr.
— Mais si elle reste allongée là, dit Vadrouille, elle va mourir.
— C’est certain, elle va mourir, admit Zéphyr. Donc, il n’y a pas de solution.
— Bien sûr que si ! s’écria Peter. Il faut construire une maison tout autour d’elle.
Tous étaient ravis.
— Vite ! ordonna-t-il. Apportez-moi ce que nous avons de mieux. Videz notre maison ! Un peu d’initiative, que diable ! »
En un instant, ils furent aussi occupés que des couturières la veille d’un mariage. Ils couraient dans tous les sens, descendaient pour chercher des draps et des couvertures, remontaient pour chercher du bois de chauffage. Et pendant qu’ils étaient à leur besogne, qui montra le bout de son nez ? John et Michael ! Ils se traînaient tout en marchant, s’endormaient debout, s’arrêtaient, se réveillaient, faisaient un pas de plus et dormaient à nouveau.
« John, John, criait Michael. Réveille-toi ! Où est Nana ? Où est maman ?
C’est alors que John se frottait les yeux en marmonnant :
— Nous venons de voler ! C’est incroyable, mais vrai !
Ils furent bien soulagés de trouver Peter.
— Salut, Peter, dirent-ils.
— Bonjour, répondit Peter amicalement, bien qu’il les ait complètement oubliés. Il était très occupé en ce moment à mesurer Wendy à l’aide de ses pieds, pour voir de quelle dimension devait être la maison. Bien sûr, il souhaitait également qu’il y ait de la place pour des chaises et une table. John et Michael l’observaient.
— Est-ce-que Wendy dort ? demandèrent-ils.
— Oui.
— John, proposa Michael, et si on la réveillait pour lui demander de nous préparer le dîner ?
Mais au moment où il disait cela, d’autres garçons déboulèrent, les bras chargés de branchages.
— Regarde-les ! s’écria-t-il.
— Frison, dit Peter de sa voix la plus autoritaire, veille à ce que ces garçons aident à la construction de la maison.
— Oui, oui, capitaine.
— Construire une maison ? s’exclama John.
— Pour la Wendy, dit Frison.
— Pour Wendy ? reprit John, stupéfait. Mais, ce n’est qu’une petite fille !
— C’est pour cela, expliqua Frison, que nous sommes ses serviteurs.
— Vous ? Les serviteurs de Wendy !
— Oui, dit Peter, et vous aussi. Mettez-vous au travail !
Les deux frères, stupéfaits, furent entraînés au loin, pour couper, tailler et porter.
— Des chaises et un foyer en premier, ordonna Peter. Ensuite, nous construirons la maison autour de tout ça.
— Oui, dit Zéphyr, c’est comme ça qu’on construit une maison ; tout me revient, maintenant.
Peter pensait à tout.
— Zéphyr ! s’écria-t-il. Va chercher un médecin.
— Ok, ok, répondit aussitôt Zéphyr. Et il disparut en se grattant la tête. Mais il savait qu’il fallait toujours obéir à Peter : il revint un instant plus tard, coiffé du chapeau de John, et affichant un air solennel.
— S’il vous plaît, monsieur, dit Peter en allant vers lui. Êtes-vous médecin ? »
La différence entre lui et les autres garçons, à ce moment-là, était que les garçons savaient que c’était de la comédie, alors que pour Peter, la fiction et la réalité se confondaient. Cela les troublait parfois, comme lorsqu’ils devaient faire semblant d’avoir eu un repas. Et s’ils refusaient de jouer le jeu, il leur tapait sur les doigts.
« Oui, mon petit, répondit anxieusement Zéphyr, qui avait les jointures zébrées de marques de coups.
— Voilà, expliqua Peter, il y a ici une dame, qui est très malade.
Elle était couchée à leurs pieds, mais Zéphyr eut le bon sens de ne pas la voir.
— Tut, tut, tut, dit-il. Où est-elle ?
— Allongée dans la clairière, là-bas.
— Je vais lui mettre quelque chose en verre dans la bouche, dit Zéphyr, avant de faire semblant de le faire, tandis que Peter attendait. Il y eut un moment d’angoisse, lorsque l’objet fut retiré.
— Comment va-t-elle ? demanda Peter.
— Tut, tut, tut, dit Zéphyr. Je crois qu’elle est guérie.
— Bravo ! s’écria Peter.
— Je repasserai dans la soirée, dit Zéphyr. D’ici-là, donnez-lui du bouillon de bœuf, dans une tasse avec un bec verseur. »
Mais après avoir rendu son chapeau à John, il inspira à pleins poumons, ce qui était son habitude lorsqu’il venait de se tirer d’une grosse difficulté.
Entre-temps, la forêt avait résonné du bruit des haches : presque tout ce qui était nécessaire à une habitation confortable, gisait désormais aux pieds de Wendy.
« Si seulement nous savions, dit l’un d’eux, quel genre de maison elle préfère.
— Peter ! cria un autre. Elle bouge dans son sommeil.
— Elle ouvre la bouche ! s’écria un troisième, tout en la regardant respectueusement. Oh, magnifique !
— Peut-être va-t-elle chanter dans son sommeil, dit Peter. Wendy, chante-nous le genre de maison que tu aimerais avoir. »
Immédiatement, et en gardant les yeux fermés, Wendy se mit à chanter :
« Je rêve d’une maison douce,
Petite, pas fière pour un sou,
Avec de drôles de murs roux,
Et un toit recouvert de mousse. »
Ils en gloussèrent de joie car, par le plus grand des hasards, les branches qu’ils avaient apportées étaient gluantes de sève rouge, et tout le sol était tapissé de mousse. En mettant sur pieds la petite maison, ils se mirent à chanter :
« Ça y est, la maison est finie.
Vois, les belles fleurs, sur l’entrée !
Mais peut être, as-tu un dernier souhait,
Confie le nous, dis, maman Wendy ! »
À ces paroles, elle répondit avec avidité :
« Oh, vraiment, ce que je souhaiterais :
De jolies fenêtres, des roses,
Tout autour, et pour finir si j’ose,
À l’intérieur, de gentils bébés ! »
D’un coup de poing, ils ouvrirent des fenêtres, et de grandes feuilles d’arbre jaunes firent office de volets. Mais les roses…
« Des roses, il faut des roses ! » cria Peter sévèrement.
En quelques gestes, ils firent semblant de planter de magnifiques rosiers grimpants le long des murs.
Et les bébés ?
Pour empêcher Peter de commander des bébés, ils se dépêchèrent de poursuivre la chanson :
« Wendy tous les rosiers sont plantés,
Tous les bébés sont à la porte,
Rien d’autre à faire, en quelque sorte
Car nous avons déjà tout fait ! »
Peter, trouvant que la solution ainsi trouvée était la bonne, prétendit sur le champ que l’idée venait de lui.
La maison était splendide ; et Wendy y était certainement très bien installée, même si, bien entendu, ils ne pouvaient plus la voir. Peter se promenait de long en large, en veillant aux dernières finitions. Aucun détail n’échappait à son regard perçant. Au moment où tout semblait terminé :
« Il n’y a pas de heurtoir à la porte ! » dit-il.
Ils en furent fort honteux ; mais Vadrouille sacrifia la semelle de sa chaussure, qui fit un excellent heurtoir.
« Totalement terminé, maintenant, pensèrent-ils.
Mais pas du tout !
— Il n’y a pas de cheminée, dit Peter. Il nous faut une cheminée !
— Certainement, il en faut une ! » reprit John d’un ton pénétré.
Cela donna une idée à Peter. Il arracha le chapeau de la tête de John, en fit sauter le fond, et le posa sur le toit de la petite maison. Celle-ci en fut enchantée, à tel point que, comme pour le remercier, de la fumée se mit immédiatement à sortir du chapeau.
À présent, tout était véritablement et totalement terminé. Il ne restait plus qu’à frapper à la porte.
« Arrangez-vous de votre mieux ! les avertit Peter. Les premières impressions sont toujours décisives ! »
Il fut soulagé que personne ne lui demande ce qu’étaient les premières impressions : tous étaient bien trop occupés à parfaire leurs toilettes. Il frappa poliment. La forêt était désormais aussi calme que les enfants : on n’entendait pas un seul bruit, sauf celui produit par la fée Clochette, qui observait depuis une branche et ne se privait pas de ricaner ouvertement.
Ce que les garçons se demandaient, c’était : quelqu’un allait-il répondre à la porte ? Et si c’était une dame, à quoi ressemblerait-elle ?
La porte s’ouvrit : une dame en sortit. C’était Wendy. Tous enlevèrent leurs chapeaux. Elle avait l’air vraiment surprise, et c’est exactement ce qu’ils avaient espéré.
« Où suis-je ? demanda-t-elle.
Bien entendu, Zéphyr fut le premier à prendre la parole :
— Madame Wendy, dit-il rapidement, nous avons construit cette maison pour vous.
— Oh, dites qu’elle vous plaît ! s’écria Coffee.
— C’est une maison mignonne comme tout ; je l’adore ! dit Wendy.
Et c’étaient là les mots exacts qu’ils avaient espérés.
— Nous sommes tes enfants ! crièrent les Jumeaux.
Tous se mirent alors à genoux, et tendirent les bras en suppliant :
— Ô Wendy, sois notre maman !
— Vous croyez ? demanda Wendy, rayonnante. Bien sûr, c’est terriblement tentant, mais vous voyez, je ne suis qu’une petite fille. Je n’ai aucune véritable expérience.
— Aucune importance ! dit Peter, comme s’il était la seule personne présente à tout connaître de la question, alors qu’il était en réalité celui qui en savait le moins. Ce dont nous avons besoin, c’est simplement d’une personne gentille et maternelle.
— Ah oui ? répondit Wendy. Eh bien, voyez-vous, j’ai l’impression que c’est exactement ce que je suis.
— C’est vrai ! C’est vrai ! s’écrièrent-ils tous. Nous nous en sommes aperçus tout de suite.
— Très bien, dit-elle, je vais faire de mon mieux. Rentrez tout de suite, vilains enfants, je suis sûre que vous avez les pieds humides. Avant de vous mettre au lit, j’ai juste le temps de finir l’histoire de Cendrillon. »
Ils entrèrent. Je ne sais pas comment il y eut de la place pour tout le monde, mais au Pays de Nulle Part, on est parfois très serrés… Ce fut là la première des nombreuses joyeuses soirées qu’ils passèrent avec Wendy. L’un après l’autre, elle les borda dans le grand lit de la maison sous les arbres. Et elle-même dormit cette nuit-là dans la petite maison. Peter monta la garde à l’extérieur, épée dégainée, car on entendait les pirates qui festoyaient au loin et les loups rôder.
La petite maison avait l’air si confortable et si sûre dans l’obscurité, avec sa claire lumière, qui pointait à travers les volets, sa cheminée qui fumait merveilleusement, et Peter qui la gardait. Au bout d’un moment, cependant, il s’endormit, et des fées titubantes durent l’enjamber pour rentrer chez elles après une de leurs orgies. S’il s’était agi de tout autre garçon, elles lui auraient fait méchamment payer cette offense, mais comme c’était Peter, elles se contentèrent de lui tirer le nez, et passèrent leur chemin.
Chapitre VII
La maison sous la terre
L’une des premières choses que fit Peter le lendemain fut de prendre les mesures de Wendy, John et Michael pour leur trouver des arbres creux. Crochet, vous vous en souvenez, s’était moqué des garçons en pensant qu’ils avaient besoin d’un arbre chacun, mais c’était par pure ignorance : car si l’arbre ne s’adapte pas à vous, il est difficile de monter et de descendre, et les garçons n’avaient pas tous la même taille.
Les choses se passent ainsi : une fois qu’on est bien calé à l’intérieur de l’arbre, on bloque sa respiration, et ainsi, on descend à la bonne vitesse. Tandis que pour remonter, il faut alternativement bloquer et relâcher sa respiration, tout en se tortillant pour avancer. Bien sûr, lorsque vous maîtrisez la procédure, vous êtes capable de faire ces choses sans y penser, et alors, il n’y a rien de plus gracieux.
Peter prend les mesures pour votre arbre avec autant de soin que pour un vêtement, à la seule différence que le vêtement est fait pour vous, alors que là, c’est vous qui devez être fait pour l’arbre. En ce qui concerne l’habillement, les difficultés se résolvent en général assez facilement, par exemple en enlevant ou remettant certains vêtements. Mais si vous avez des rondeurs à certains endroits, ou si le seul arbre disponible a une forme bizarre, Peter doit vous faire quelques retouches. Une fois que vous êtes parfaitement adapté, il faut veiller à ce que les choses ne changent pas dans le mauvais sens, ce qui, comme Wendy allait le découvrir à sa grande joie, permet à toute une famille de rester en parfaite condition physique.
Wendy et Michael s’adaptèrent à leurs arbres du premier coup, mais John dut être retouché. Après quelques jours de pratique, ils pouvaient monter et descendre aussi facilement que des seaux dans un puits.
Comme ils aimaient ardemment leur maison sous la terre, particulièrement Wendy !
Celle-ci se composait d’une grande pièce, comme ce devrait être le cas dans toutes les maisons, avec un sol dans lequel on pouvait creuser si on voulait aller pêcher. Dans ce sol poussaient de gros champignons d’une couleur charmante, qui leur servaient de tabourets. Un arbre de Nulle Part essayait tant bien que mal de pousser au centre de la pièce, mais tous les matins, on sciait le tronc pour le mettre au niveau du sol. À l’heure du thé, il avait atteint une hauteur d’environ un mètre : ils mettaient alors une porte par-dessus, le tout devenant ainsi une table. Dès qu’ils débarrassaient, ils sciaient à nouveau le tronc, et il y avait ainsi davantage de place pour jouer. Il y avait aussi une énorme cheminée, qui se trouvait dans presque toutes les parties de la pièce où l’on voulait bien l’allumer. En travers de celle-ci, Wendy tendit des cordes, faites de fibres, auxquelles elle suspendit le linge à sécher. Le lit était incliné contre le mur le jour, et descendu à six heures et demi du soir : il emplissait alors presque la moitié de la pièce. Tous les garçons, sauf Michael, dormaient dedans, couchés comme des sardines dans une boîte. Il y avait une règle stricte interdisant de se retourner jusqu’à ce que l’un d’entre eux donne le signal ; tous se retournaient alors en même temps. Michael aurait dû faire de même, mais Wendy voulait avoir un bébé, et il était le plus petit, et… vous savez comment sont les femmes. Bref, il dormait suspendu dans un panier.
C’était spartiate et simple, pas très différent de ce que les bébés ours connaissent à l’intérieur de leur tanière.
Il y avait un renfoncement dans le mur, pas plus grand qu’une cage à oiseaux, qui était l’appartement privé de Clochette. Il pouvait être isolé du reste de la maison par un minuscule rideau, que la fée, très pointilleuse sur le sujet, gardait toujours tiré pour s’habiller ou se déshabiller. Aucune femme, aussi grande soit-elle, n’aurait pu avoir un appartement, boudoir et chambre à coucher réunis, plus exquis. Le divan, comme elle l’appelait toujours, était un authentique Reine Mab, avec des pieds ouvragés ; et elle assortissait son édredon aux fleurs de la saison. Son miroir était un véritable Chat-Botté, bien connu des brocantes féeriques, - il n’en existe plus aujourd’hui que trois exemplaires -, sans aucune ébréchure. Le lavabo était fait de pâte à tarte croustillante, et la commode était de style Prince Charmant le VIème. Il y avait également un lustre, mais qui ne servait qu’en décoration, car, bien entendu, Clochette éclairait sa résidence elle-même. La fée était pleine de mépris envers le reste de la maison, ce qui était peut-être inévitable, au vu de son caractère. Et sa chambre, bien que parfaitement décorée, avait un petit air de prétention qui lui donnait l’apparence d’un sourcil levé dans un visage hautain.
Je suppose que tout cela était particulièrement exaltant pour Wendy, parce que ces garçons déchaînés lui donnaient beaucoup à faire. Il y avait véritablement des semaines entières où, sauf peut-être le soir avec un ouvrage, elle ne mettait jamais le nez dehors. La cuisine, entre nous, l’obligeait à garder l’œil sur la marmite ; et même s’il n’y avait rien dedans, et même s’il n’y avait pas de marmite du tout. Elle devait malgré tout continuer à veiller à ce que ça bouille. En fait, on ne savait jamais exactement s’il y aurait un vrai repas ou un repas pour faire semblant, tout dépendait du caprice de Peter. Il pouvait manger, manger pour de vrai, si cela faisait partie d’un jeu, mais il était incapable de s’empiffrer juste pour se sentir bien lourd, ce que la plupart des enfants adorent faire, l’autre chose étant d’en parler. Il y avait pour lui si peu de différence entre un véritable repas et un repas pour faire semblant, que durant un de ces derniers, on pouvait voir son ventre s’arrondir. Bien sûr, c’était un moment éprouvant. Mais si vous pouviez lui prouver que vous alliez finir par flotter dans votre arbre, il vous permettait de vous alimenter comme bon vous semblait.
Le moment que Wendy préférait pour coudre et repriser était après qu’ils soient tous allés se coucher. Elle avait alors, comme elle le disait, un moment pour souffler, qu’elle employait à leur confectionner de nouvelles choses, et à poser des pièces de renfort sur les genoux de leurs pantalons, car ils adoraient se traîner à quatre pattes !
Quand elle s’asseyait enfin, devant un panier rempli de chaussettes, dont tous les talons étaient troués, elle levait les bras et s’exclamait : » Oh là, là ! Il y a des jours où on envierait les vieilles filles ! » Et son visage rayonnait.
Vous souvenez-vous de son loup apprivoisé ? Eh bien, il avait très vite découvert qu’elle était venue sur l’île, et avait fini par la trouver. Ils étaient tombés dans les bras l’un de l’autre. Désormais, il la suivait partout.
Le temps passant, pensait-elle toujours aux parents bien-aimés qu’elle avait laissés derrière elle ? C’est une question difficile. En premier lieu, il est tout à fait impossible de dire comment passe le temps au Pays de Nulle Part, car il est mesuré par des lunes et des soleils qui sont bien plus nombreux que dans notre monde. Mais je crains que Wendy ne se soit pas vraiment inquiétée pour son père et sa mère. Elle était absolument certaine qu’ils garderaient toujours la fenêtre ouverte, afin qu’elle puisse revenir en volant, et cela suffisait à sa totale tranquillité d’esprit. Ce qui la dérangeait parfois, c’était que John ne se souvenait que vaguement de ses parents, comme de personnes qu’il aurait connues autrefois, tandis que Michael était tout à fait prêt à croire qu’elle était véritablement sa mère. Ces choses-là l’effrayaient un peu.
Admirablement soucieuse de faire son devoir, elle tenta de ranimer dans leur esprit le souvenir de leur ancienne vie en leur faisant passer des examens sur ce sujet, aussi semblables que possible à ceux de l’école. Les autres garçons trouvèrent cela très intéressant, et insistèrent pour se joindre à eux. Ils se fabriquèrent des ardoises et s’assirent autour de la table pour écrire, et réfléchir aux questions qu’elle avait écrites sur une autre ardoise qu’elle faisait circuler. Il s’agissait de questions tout à fait ordinaires : » Quelle était la couleur des yeux de maman ? Qui était le plus grand, papa, ou maman ? Maman était-elle blonde ou brune ? Répondez si possible à ces trois questions », » Rédigez une dissertation d’au moins 40 mots sur le sujet suivant, au choix : Comment j’ai passé mes dernières vacances, ou Les caractères de papa et maman comparés », ou : » 1 - Décrivez le rire de votre maman, 2 - Décrivez le rire de votre papa, 3 - Décrivez la robe de soirée de votre maman, 4 - Décrivez votre chien dans sa niche. »
C’étaient des questions de ce genre, portant sur le quotidien, et quand vous ne pouviez pas y répondre, il était précisé de faire une croix. Le nombre de croix que John faisait était vraiment épouvantable. Bien entendu, le seul garçon qui répondait à toutes les questions était Zéphyr, personne d’autre que lui n’avait un plus grand désir d’arriver premier ; mais ses réponses étaient si grotesques que souvent, il se classait dernier, hélas.
Peter ne concourait pas. D’une part, il méprisait toutes les mères, sauf Wendy, et d’autre part, il était le seul garçon de l’île à ne savoir ni écrire, ni épeler le moindre mot. Il était au-dessus de toutes ces choses.
Toutes les questions étaient écrites au passé. Quelle était la couleur des yeux de maman ? Et ainsi de suite. C’est que voyez-vous, Wendy était en train d’oublier, elle aussi.
Les aventures, bien sûr, comme nous le verrons, étaient quotidiennes. C’est à peu près à cette époque que Peter inventa, avec l’aide de Wendy, un nouveau jeu qui le fascina énormément, jusqu’à ce qu’il finisse par s’en lasser, ce qui, comme je vous l’ai dit, arrivait toujours. Il s’agissait de faire semblant de ne pas avoir d’aventures, autrement dit de faire le genre de choses que John et Michael avaient fait toute leur vie : rester assis sur des tabourets à lancer des balles en l’air, jouer à se pousser l’un l’autre, ou partir en promenade et en revenir sans avoir tué le moindre grizzly. Voir Peter ne rien faire sur un tabouret était un spectacle de choix. Il ne pouvait s’empêcher dans ces moments-là, de prendre un air solennel, rester assis à ne rien faire lui paraissant être une chose tellement comique ! Il se vantait ainsi, d’être allé marcher juste pour prendre l’air. Pendant plusieurs soleils, ce fut pour lui la plus exaltante de toutes les aventures. John et Michael devaient faire eux-aussi semblant d’être enchantés, car sinon, il les aurait sévèrement châtiés.
Il sortait souvent seul, et quand il revenait, on n’était jamais absolument certain qu’il ait eu une aventure. Il pouvait l’avoir oubliée si complètement qu’il n’en parlait pas ; et puis, quand on sortait, on trouvait le cadavre. D’autres fois, c’était l’inverse : il était intarissable à ce sujet, et pourtant on ne pouvait retrouver le cadavre. Parfois, il rentrait à la maison avec la tête bandée, et alors Wendy le dorlotait et lui faisait prendre un bain tiède, pendant qu’il l’étourdissait de ses récits. Mais elle n’était jamais tout à fait sûre, voyez-vous. Il y avait cependant beaucoup d’aventures qu’elle savait vraies, parce qu’elle y avait participé elle-même, et il y en avait encore plus qui étaient au moins partiellement vraies, car les autres garçons y avaient participé, et disaient qu’elles étaient tout à fait vraies. Si on devait les raconter toutes, on obtiendrait un livre aussi gros qu’un dictionnaire anglais-latin, latin-anglais. Le mieux que nous puissions faire est d’en raconter une seule, en tant que spécimen d’une heure typique sur l’île. La difficulté est de savoir laquelle choisir.
Devrions-nous prendre l’incident dans la garrigue, avec les Peaux-Rouges, au ravin de Zéphyr ? Ce fut un épisode sanglant, et particulièrement intéressant, car il fut l’occasion pour Peter de faire l’étalage d’une particularité de son caractère, à savoir qu’au milieu d’un combat, il changeait soudainement de camp. Au ravin, alors que la victoire était encore incertaine, tantôt penchant d’un côté, tantôt de l’autre, il s’est écrié : » Je suis Peau-Rouge aujourd’hui ; et toi, Vadrouille ? ». Ce à quoi Vadrouille répondit : » Moi aussi, Peau-Rouge ! Et toi, Coffee ? » Coffee dit : » Peau-Rouge ! Et vous, les Jumeaux ? » Et ainsi de suite… Ils étaient tous devenus des Peaux-Rouges. Bien sûr, cela aurait mis fin au combat si les vrais Peaux-Rouges, fascinés par les façons de faire de Peter, n’avaient pas accepté de devenir des garçons perdus pour cette fois. Et ils reprirent le combat, plus férocement que jamais.
L’extraordinaire conséquence de cette aventure fut… Mais nous n’avons pas encore décidé que c’est cette aventure là que nous devons raconter ! Peut-être qu’un meilleur choix serait le récit de l’attaque nocturne des Peaux-Rouges contre la maison sous la terre, épisode au cours duquel plusieurs d’entre eux sont restés coincés dans les arbres creux et ont dû en être retirés comme des bouchons. Ou encore, nous pourrions raconter comment Peter a sauvé la vie de Lily la Tigresse dans la lagune des sirènes, et en a ainsi fait son alliée.
Nous pourrions également parler du gâteau que les pirates avaient préparé pour faire mourir les garçons ; et comment ils l’ont déplacé d’une cachette bien trouvée à une autre, tandis que de son côté, Wendy le confisquait systématiquement aux enfants. De sorte qu’à la longue, il a complètement perdu son moelleux et est devenu aussi dur qu’une pierre. Il a fini par être utilisé comme un boulet, et Crochet a trébuché dessus dans l’obscurité.
Ou encore supposons que nous parlions des oiseaux, qui étaient les amis de Peter, en particulier de l’oiseau de Nulle Part, qui construisait un nid dans un arbre surplombant la lagune. Nous pourrions raconter comment son nid tomba à l’eau, avec toujours l’oiseau assis dessus, et comment Peter donna l’ordre de ne pas le déranger. C’est une jolie histoire, et la fin montre combien un oiseau peut être reconnaissant. Mais le problème est que si nous la racontons, nous devrons aussi raconter toute l’aventure de la lagune, ce qui reviendrait bien sûr à raconter deux aventures au lieu d’une seule.
Une aventure plus courte, mais tout aussi passionnante, serait la tentative de Clochette, aidée par quelques fées des rues, d’envoyer Wendy loin de l’île, en la faisant flotter, endormie, sur une grande feuille d’arbre. Heureusement, la feuille céda et Wendy se réveilla, et pensant que c’était l’heure du bain, revint à la nage. Ou encore, nous pourrions choisir le défi lancé par Peter aux lions, lorsqu’il dessina un cercle autour de lui sur le sol avec une flèche et les mit au défi de le franchir : bien qu’il ait attendu pendant des heures, en compagnie des autres garçons, tandis que Wendy les regardaient cachée derrière les arbres, le souffle coupé, aucun d’entre eux n’osa relever le défi.
Laquelle de ces aventures choisirons-nous ? Le meilleur moyen sera de tirer au sort.
Ça y est, j’ai tiré : lagune a gagné. On pourrait peut-être regretter que ce ne soit pas le ravin, le gâteau, ou la feuille de Clochette. Bien entendu, je pourrais recommencer et choisir le meilleur des trois ; mais ce serait tricher, et mieux vaut s’en tenir à la lagune…
Chapitre VIII
La lagune des sirènes
Si vous fermez les yeux et que vous avez de la chance, vous pourrez voir parfois comme une mare informe de jolies couleurs pastel, suspendue dans l’obscurité ; puis, si vous fermez les yeux plus fort, la mare commence à prendre forme : ses couleurs deviennent si vives qu’en serrant plus fort les paupières, elles s’embraseraient. Mais juste avant qu’elles ne prennent feu, vous voyez la lagune. C’est ce qui s’en rapproche le plus dans notre monde : un seul moment magique. S’il pouvait y avoir deux moments, on pourrait voir les vagues, et entendre le chant des sirènes.
Les enfants passaient souvent les longues journées d’été sur cette lagune, nageant ou barbotant la plupart du temps, jouant aux sirènes dans l’eau, ce genre de choses. Il ne faut pas en déduire que les sirènes étaient en bons termes avec eux, bien au contraire. Wendy déplora longtemps qu’aucune d’entre elles ne lui ait jamais adressé la moindre parole cordiale, durant toute la durée de son séjour sur l’île. Lorsqu’elle se faufilait doucement au bord de la lagune, elle pouvait les voir par dizaines, surtout sur le Rocher des Délaissés, sur lequel elles aimaient se prélasser, se peignant nonchalamment les cheveux, ce qui l’irritait beaucoup. Ou bien, elle nageait discrètement, sur la pointe des pieds pour ainsi dire, jusqu’à un mètre d’elles. Mais dès qu’elles l’apercevaient, elles plongeaient, l’éclaboussant avec leur queue, non par accident, mais intentionnellement.
Elles traitaient tous les garçons de la même manière, à l’exception bien sûr de Peter, qui bavardait avec elles sur le Rocher des Délaissés, et s’asseyait même parfois sur leur queue quand elles devenaient trop insolentes. Il fit cadeau à Wendy d’un de leurs peignes en écailles.
Le moment le plus troublant pour les observer est à la nouvelle lune, lorsqu’elles poussent d’étranges gémissements plaintifs. Mais le lagon est alors dangereux pour les mortels, et, jusqu’à la soirée dont nous allons parler, Wendy n’avait jamais vu la lagune au clair de lune. Moins par peur, car Peter l’aurait, bien entendu, accompagnée, que parce qu’elle avait des règles strictes pour que chacun soit au lit à sept heures précises. En revanche, elle se rendait souvent à la lagune, quand le soleil revenait après la pluie, lorsque les sirènes remontent en grand nombre pour jouer avec les bulles. Ces bulles de toutes les couleurs, faites dans l’eau où plonge l’arc-en-ciel, elles les utilisent comme des balles, se les lançant gaiement à l’aide de leur queue, et essayant de les conserver en l’air, avant qu’elles n’éclatent. Les buts sont délimités par chaque extrémité de l’arc-en-ciel, et les gardiennes ne peuvent se servir que de leurs mains. Parfois, une douzaine de ces jeux se déroulent en même temps dans la lagune, et c’est un joli spectacle. Quand les enfants tentèrent de se joindre à elles, ils se retrouvèrent tout seuls, car les sirènes disparurent aussitôt. Néanmoins, nous avons la preuve qu’elles épiaient secrètement les intrus, n’hésitant pas à leur chiper des idées. Car John ayant imaginé une nouvelle façon de frapper la bulle, - avec la tête au lieu de la main -, on a pu vérifier que les sirènes l’ont immédiatement adoptée. C’est là la seule trace de son passage que John a laissée au Pays de Nulle Part.
Ce devait être également un joli spectacle de voir les enfants se reposer sur un rocher pendant une demi-heure, après leur repas de midi. Wendy insistait pour qu’ils le fassent, et il fallait que ce soit une véritable sieste, même si le repas avait été pour de faux. Ils s’allongeaient donc au soleil, et leurs corps scintillaient dans la lumière, tandis qu’elle s’asseyait à côté d’eux, en prenant un air important.
C’était un jour comme celui-ci. Ils étaient tous sur le Rocher des Délaissés. Le rocher n’était pas beaucoup plus large que leur lit, mais bien sûr, ils savaient tous comment ne pas prendre beaucoup de place. Ils somnolaient, ou du moins étaient couchés avec les yeux fermés, et se pinçaient de temps en temps, quand ils pensaient que Wendy regardait ailleurs. Elle était quant à elle, très occupée sur un ouvrage.
Pendant qu’elle cousait, un changement se produisit dans la lagune. De petits frissons parcoururent la surface de l’eau, le soleil disparut, et des ombres assombrirent l’atmosphère. Wendy n’y voyait plus suffisamment pour enfiler son aiguille. Lorsqu’elle leva les yeux, la lagune, qui avait toujours été jusqu’alors un lieu si riant, lui parut redoutable et hostile.
Elle savait bien qu’il était trop tôt pour que la nuit soit venue. Pourtant, quelque chose d’aussi sombre que la nuit venait d’arriver. Non, c’était pire que cela. Ce quelque chose n’était pas encore là, mais avait fait frissonner la surface de la mer, pour annoncer sa venue. De quoi s’agissait-il ?
Toutes les histoires qu’on lui avait racontées sur le Rocher des Délaissés, appelé ainsi parce que de méchants capitaines y déposaient des marins et les y laissaient se noyer, se bousculaient dans sa tête. Ils se noyaient lorsque la marée montait, car alors, le rocher est submergé.
Bien sûr, elle aurait dû réveiller les enfants immédiatement, non seulement à cause de cette chose inconnue qui se dirigeait vers eux, mais aussi parce qu’il n’était plus bon pour eux de rester allongés sur un rocher glacé. Mais elle était une très jeune mère, et ne savait pas cela. Elle croyait qu’il fallait à tout prix s’en tenir à la règle d’une demi-heure de sieste après le repas de midi. Ainsi, bien que la peur l’envahisse, et qu’elle aurait souhaité plus que tout entendre une voix masculine, elle ne les réveilla pas. Même lorsqu’elle perçut un bruit étouffé de rames, alors que sa gorge se serrait d’angoisse, elle ne les réveilla pas. Elle se tint debout à leurs côtés pour préserver leur sommeil. N’était-ce pas courageux de la part de Wendy ?
Heureusement pour les garçons, un parmi eux était capable de sentir le danger même dans son sommeil. Peter se redressa, immédiatement réveillé, comme un petit chien, et poussa un cri pour alerter les autres. Il se tint un instant immobile, une main sur l’oreille.
« Les pirates ! » cria-t-il. Les autres se rapprochèrent de lui. Un étrange sourire se dessinait sur ses lèvres ; Wendy le remarqua et frissonna. Tant que ce sourire était sur son visage, personne n’osait lui adresser la parole : tout ce qu’ils pouvaient faire était de se tenir prêts à obéir. L’ordre arriva, net et incisif :
« Plongez ! »
Il y eut un éclair de jambes nues, et instantanément la lagune sembla déserte. Le Rocher des Délaissés se dressait seul au milieu des eaux menaçantes, comme s’il avait lui-même été laissé pour compte.
L’embarcation s’était rapprochée. C’était le canot des pirates, avec trois personnages à son bord : Smee, Starkey, et un troisième, une captive, qui n’était autre que Lily la Tigresse. Ses mains et ses chevilles étaient liées, et elle savait quel serait son destin. On allait la laisser périr sur le rocher. C’était une fin, aux yeux de son peuple, plus terrible que la mort par le feu ou la torture, car n’est-il pas écrit dans le livre de la tribu, qu’il n’y a pas de chemin à travers l’eau vers les heureux territoires de chasse ? Pourtant, son visage était impassible : elle était la fille d’un chef, elle devait mourir comme la fille d’un chef, un point c’est tout.
Ils l’avaient surprise à bord du bateau pirate, un poignard entre les dents. Il n’y avait aucun guetteur sur le navire, Crochet se vantant que la seule réputation de son nom suffisait à maintenir les ennemis à bonne distance. Le destin de Lily allait désormais lui aussi y contribuer. Un gémissement de plus se joindrait aux plaintes du vent, la nuit.
Plongés dans l’obscurité qui les accompagnait, les deux pirates ne virent pas le rocher, avant de s’y écraser.
« Espèce d’empoté ! cria une voix irlandaise, qui était celle de Smee. Voilà, c’est le rocher. Maintenant, ce que nous avons à faire, c’est de hisser la Peau-Rouge dessus, et de l’abandonner à son sort. »
D’un seul geste brutal, ils firent atterrir la belle sur le rocher : elle était trop fière pour opposer une vaine résistance.
Tout près delà, mais hors de vue, deux têtes pointaient par intermittence : celle de Peter, et celle de Wendy. Wendy pleurait, car c’était la première tragédie à laquelle elle assistait. Peter en avait vu beaucoup d’autres, mais il les avait toutes oubliées. Il était moins désolé que Wendy pour Lily la Tigresse. Ce qui le révoltait, c’est qu’ils s’y mettent à deux contre un ; il voulait la sauver. La solution de facilité aurait été d’attendre que les pirates soient partis, mais il n’était pas du genre à choisir la facilité. Il n’y avait presque rien qu’il ne sache faire. Il se mit à imiter la voix de Crochet.
« Ohé, les marins ! cria-t-il.
L’imitation était parfaite.
— Le capitaine ! s’exclamèrent les pirates, en échangeant des regards surpris.
— Il doit être en train de nager vers nous, dit Starkey, après qu’ils l’eurent cherché en vain.
— Nous déposons la Peau-Rouge sur le rocher ! lança Smee.
La réponse les sidéra :
— Libérez-la !
— La libérer ?!
— Oui, détachez ses liens et laissez-la partir !
— Mais, capitaine…
— Ne traînez pas ! s’écria Peter. Ou je vous plante mon crochet dans le corps.
— C’est pas possible ! s’exclama Smee.
— Mieux vaut faire ce qu’ordonne le capitaine, dit Starkey nerveusement.
— C’est bon, c’est bon » dit Smee.
Il coupa les cordes qui retenaient Lily la Tigresse. Comme une anguille, elle se glissa dans l’eau, entre les jambes de Starkey.
Wendy était bien entendu ravie de l’ingéniosité de Peter ; mais elle se doutait que tout cela allait l’exalter : il risquait fort de chanter, et ainsi de se trahir. Aussi, allait-elle lui mettre la main sur la bouche, quand elle fut stoppée dans son élan par un » Ohé, du bateau ! », qui résonna dans la lagune. C’était la voix de Crochet, et cette fois, ce n’était pas Peter qui avait parlé. Ce dernier émit un sifflement de surprise.
« Ohé du bateau ! » répéta la voix.
Maintenant, Wendy comprenait : le véritable Crochet était lui aussi, dans l’eau !
Il nageait vers la barque des pirates, et comme ceux-ci lui tendaient une lanterne pour le guider, il les eut bientôt rejoints. À la lumière de la lanterne, Wendy vit son crochet s’agripper au flanc du bateau, et son visage basané et diabolique tout dégoulinant, alors qu’il sortait de l’eau. Tremblante, elle aurait voulu s’éloigner à la nage, mais Peter refusait de bouger. Il était à la fois plein de vie et de suffisance.
« Ne suis-je pas extraordinaire ? Oh, extraordinaire ! » lui murmurait-il ; et bien qu’elle le pensât aussi, elle était vraiment heureuse que personne à part elle-même, ne soit là pour l’entendre. Sa réputation en eut pâti.
Il lui fit signe d’écouter.
Les deux pirates étaient très curieux de savoir ce qui avait amené leur capitaine à les rejoindre. Mais celui-ci restait assis immobile, la tête appuyée sur son crochet, dans une position de profonde mélancolie.
« Tout va bien, Capitaine ? demandèrent-ils timidement. Mais il répondit par un gémissement creux.
— Il soupire, dit Smee.
— Il soupire à nouveau, dit Starkey.
— Et encore une troisième fois, dit Smee.
Enfin, il prit la parole avec passion.
— Le jeu est terminé ! s’écria-t-il. Les garçons ont trouvé une mère.
Aussi effrayée soit-elle, Wendy se gonfla de fierté.
— Oh, jour de malheur ! s’écria Starkey.
— C’est quoi, une mère ? demanda l’ignorant Smee.
Wendy en fut si choquée qu’elle s’exclama :
— Il ne le sait pas !
Et depuis, elle a toujours pensé que si on pouvait avoir un pirate de compagnie, Smee serait le sien.
Peter dut lui enfoncer d’un coup la tête sous l’eau, car Crochet se mit à crier :
— Qu’est-ce que c’était !?
— Je n’ai rien entendu, dit Starkey, en levant la lanterne au-dessus des eaux.
Lorsque les pirates regardèrent, ils virent un spectacle étrange. C’était le nid dont je vous ai parlé, flottant sur la lagune, et l’oiseau de Nulle Part était assis dessus.
— Tu vois, dit Crochet en réponse à la question de Smee. C’est ça, une mère. Quelle leçon ! Le nid est tombé dans l’eau, mais la mère abandonnerait-elle ses œufs ? Non. »
Il y eut comme une cassure dans sa voix, comme si, pendant un instant, il se souvenait de jours d’innocence…, mais il balaya bien vite cette faiblesse d’un revers de crochet.
Smee, très impressionné, suivit l’oiseau du regard tandis que le nid passait devant lui. Mais Starkey, plus méfiant, dit :
« Si c’est une mère, peut-être traîne-t-elle par ici pour aider Peter.
Crochet grimaça.
— Oui, dit-il, c’est la crainte qui me hante.
Il fut tiré de son abattement par la voix enthousiaste de Smee.
— Capitaine, dit Smee, ne pourrions-nous pas enlever la mère de ces garçons et en faire notre mère à nous ?
— C’est un plan digne d’un prince ! s’écria Crochet.
Aussitôt, l’idée prit forme dans son cerveau.
— Nous allons nous emparer des enfants, et les porterons jusqu’au bateau : les garçons, nous les jetterons à la mer, et Wendy sera notre mère.
Wendy s’oublia à nouveau.
— Jamais ! s’écria-t-elle, et elle se mit à sautiller.
— Qu’est-ce que c’était ?
Mais ils ne voyaient rien. Ils pensèrent que ça devait être une feuille battant dans le vent.
— Vous êtes d’accord, les brutes ? demanda Crochet.
— Topez là, Capitaine ! dirent-ils tous les deux.
— Voilà mon crochet ! Jurez !
Tous jurèrent.
Ils se tenaient alors sur le rocher ; Crochet se souvint soudainement de Lily la Tigresse.
— Où est la Peau-Rouge ? demanda-t-il brusquement.
Il lui arrivait d’avoir un humour enjoué, et ils pensèrent que tel était le cas en ce moment.
— Pas de problème, Capitaine, répondit Smee, complaisamment, nous l’avons laissée partir.
— Quoi !? s’écria Crochet.
— C’étaient vos propres ordres, ajouta le maître d’équipage en hésitant.
— Vous nous avez crié de la laisser partir, dit Starkey.
— Enfer et damnation ! tonna Crochet, qu’est-ce qui se passe ici ?
Son visage était devenu noir de fureur, mais il vit que ses hommes étaient sincères, et il fut surpris.
— Les gars, dit-il, d’une voix chevrotante, je n’ai jamais donné un tel ordre.
— Ouh, c’est bizarre, dit Smee ; et ils s’agitèrent tous, mal à l’aise.
Crochet éleva la voix, mais celle-ci tremblait quelque peu.
— Esprit qui hante cette sombre lagune, s’écria-t-il, m’entends-tu ?
Bien sûr, Peter aurait dû se taire, mais il ne fit pas : il répondit immédiatement avec la voix de Crochet :
— Mille sabords, je t’entends !
En cet instant suprême, Crochet ne blêmit pas, même au niveau des oreilles, mais Smee et Starkey se cramponnèrent l’un à l’autre, terrorisés.
— Qui es-tu, étranger ? Parle ! demanda Crochet.
— Je suis James Crochet, répondit la voix, capitaine du Jolly Roger.
— Pas du tout ! Pas du tout ! cria Crochet d’une voix rauque.
— Enfer et damnation ! rétorqua la voix. Répète ça, et je t’éperonne !
Crochet tenta cette fois de l’amadouer.
— Si vous êtes Crochet, demanda-t-il d’un ton presque mielleux, alors venez me dire qui je suis, moi.
— Une morue, répondit la voix, une simple morue.
— Une morue ! fit Crochet, ahuri. Et c’est alors, mais pas avant, que son esprit fier se brisa. Il vit ses hommes s’éloigner de lui.
— C’est donc que nous avons été commandés tout ce temps par une morue ? murmuraient-ils. C’est vraiment vexant…
Ses propres subordonnés s’en prenaient à lui, mais, dans sa détresse, il n’y prit pas garde : face à une telle évidence, ce n’était pas de leur confiance en lui dont il avait besoin, mais de la sienne. Il sentait que son ego lui échappait.
« Ne m’abandonne pas, espèce de buse » lui murmura-t-il d’une voix rauque.
Cachée au fond de sa nature sombre, il y avait une touche de féminité, comme chez les plus grands pirates, et cela lui donnait parfois des intuitions. Il décida soudainement de tenter le jeu des devinettes.
« Crochet, appela-t-il, as-tu une autre voix ?
Peter était incapable de résister à un jeu ; il répondit allègrement, avec sa propre voix :
— Oui, j’en ai une.
— Et un autre nom ?
— Oui, oui.
— Végétal ? demanda Crochet.
— Non.
— Minéral ?
— Non.
— Animal ?
— Oui.
— Homme ?
— Non ! Cette réponse sonna avec mépris.
— Garçon ?
— Oui.
— Garçon ordinaire ?
— Non !
— Garçon imaginaire ?
À la grande douleur de Wendy, la réponse qui retentit cette fois fut :
— Oui.
— Tu vis en Angleterre ?
— Non.
— Tu vis ici ?
— Oui.
Crochet était complètement déconcerté.
— À vous de lui poser des questions, dit-il aux autres, en essuyant son front trempé de sueur.
Smee réfléchit.
— Je ne sais vraiment pas quoi demander, dit-il avec regret.
— Tu n’y arrives pas ! Tu n’y arrives pas ! s’exclama Peter. Tu donnes ta langue au chat ?
Bien sûr, dans son orgueil, il poussait le jeu trop loin, et les gredins le devinèrent.
— Oui ! Oui ! répondirent-ils avec empressement.
— Je suis Peter Pan ! s’écria-t-il.
Pan !
En un instant, Crochet redevint lui-même, et Smee et Starkey ses fidèles hommes de main.
— Nous le tenons, cria Crochet. Smee, à l’eau ! Starkey, occupe-toi du bateau. Saisissez-le mort ou vif !
Tout en parlant, il faisait des bonds. Simultanément, on entendit la voix joyeuse de Peter.
— Vous êtes prêts, les gars ?
— Oui ! Oui ! de divers endroits du lagon.
— Alors, sus aux pirates ! »
Le combat fut court, mais intense. Le premier à faire couler le sang fut John, qui grimpa galamment dans le bateau et s’empara de Starkey. Il y eut une lutte acharnée, au cours de laquelle le sabre fut arraché des mains du pirate. Ce dernier passa ensuite par-dessus bord, et John plongea après lui. Le canot fut emporté par le courant.
De temps à autre, une tête émergeait de l’eau, et il y avait un éclair d’acier suivi d’un cri ou d’un hululement. Dans la confusion, certains alliés s’empoignaient l’un l’autre. Le tire-bouchon de Smee atteignit Vadrouille à la quatrième côte, mais il fut lui-même rossé à son tour par Frison. Plus loin du rocher, Starkey donnait du fil à retordre à Zéphyr et aux Jumeaux.
Et où était Peter pendant tout ce temps ? Eh bien, il était en chasse d’un plus gros gibier.
Les autres étaient tous des garçons courageux, et on ne peut pas leur reprocher d’avoir reculé devant le capitaine des pirates. Son crochet de fer dessinait autour de lui un cercle de mort, d’où ils fuyaient comme des poissons effrayés.
Mais il y en avait un qui ne le craignait pas ; il y en avait un qui était prêt à entrer dans ce cercle.
Étrangement, ce n’est pas dans l’eau qu’ils se rencontrèrent. Crochet se hissa sur le rocher pour souffler un peu, et au même moment Peter l’escalada du côté opposé. Le rocher était glissant comme une peau d’anguille, et ils devaient ramper plutôt que grimper. Aucun des deux ne savait que l’autre arrivait. Chacun, cherchant à s’agripper, rencontra le bras de l’autre : surpris, ils levèrent la tête ; leurs visages se touchaient presque ; ils se toisèrent.
Certains des plus grands héros ont avoué que, juste avant l’épreuve, ils avaient ressenti comme une défaillance. S’il en avait été ainsi pour Peter à ce moment-là, je l’aurais admis sans difficulté. Après tout, Crochet était le seul homme que Barbe Noire ait jamais craint. Mais Peter n’eut pas de défaillance ; il ne ressentit que de l’allégresse, et il fit grincer ses jolies dents de joie. Aussi vite que la pensée, il arracha son couteau de la ceinture de Crochet et s’apprêtait à le lui enfoncer dans le corps, quand il vit qu’il était plus haut sur le rocher que son adversaire. Cela n’aurait pas été un combat loyal. Il tendit donc la main au pirate pour l’aider à se hisser.
C’est alors que Crochet le mordit.
Ce n’est pas la douleur, mais l’injustice de la chose qui étourdit Peter. Il restait statufié, le dévisageant avec des yeux horrifié. Il en est de même pour chaque enfant la première fois qu’il est traité injustement. La seule chose qu’il est certain de mériter, de votre part, c’est l’équité. Après que vous ayez été injuste envers lui, il vous aimera à nouveau, mais ce ne sera plus jamais la même chose. Personne ne se remet jamais de la première injustice, personne sauf Peter. Il l’a souvent croisée, mais il l’a toujours oubliée. Je pense que là était la véritable différence entre lui et tous les autres enfants. Donc, quand il la rencontrait de nouveau, c’était exactement comme la première fois : il restait sans mouvement, comme impuissant. Le crochet le griffa par deux fois.
Quelques instants plus tard, les garçons aperçurent Crochet au milieu de l’eau, en train de s’agiter furieusement pour rejoindre le bateau ; son visage putride ne reflétait aucune exaltation de triomphe, seulement une peur bleue, car le crocodile le poursuivait avec acharnement. En temps normal, les garçons l’auraient suivi à la nage en l’acclamant, mais là, ils étaient inquiets, car ils avaient perdu Peter et Wendy. Ils parcoururent la lagune à leur recherche, en les appelant par leur nom. Ils trouvèrent le canot et l’utilisèrent pour rentrer chez eux en criant : » Peter ! Wendy ! » Mais les sirènes ne répondirent que par des rires moqueurs.
« Ils doivent être en train de rentrer à la nage, ou en volant » conclurent les garçons. Ils n’étaient pas très inquiets, car ils avaient trop confiance en Peter. Ils gloussaient comme des gamins, parce qu’ils allaient être en retard pour aller au lit, et que c’était entièrement la faute de maman Wendy !
Lorsque leurs voix s’éloignèrent, un silence froid se fit sur la lagune ; puis, on entendit un faible cri : » Au secours, au secours ! »
Deux petites silhouettes s’abattaient contre le rocher. La fille s’était évanouie, et reposait sur le bras du garçon. Dans un dernier effort, Peter la hissa au sec, puis s’allongea à côté d’elle. Il sentit qu’il perdait connaissance lui aussi. L’eau montait : il savait qu’ils seraient bientôt noyés, mais il ne pouvait rien faire de plus. Alors qu’ils étaient allongés côte à côte, une sirène attrapa Wendy par les pieds, et se mit à la tirer doucement dans l’eau. Peter, sentant qu’elle lui échappait, se réveilla en sursaut, et la ramena juste à temps. Mais il devait à présent lui dire la vérité.
« Nous sommes sur le rocher, Wendy, dit-il. Mais il y a de moins en moins de place. La mer l’aura bientôt englouti.
Elle persista à ne pas comprendre.
— Nous devrions partir, dit-elle presque joyeusement.
— Oui, répondit-il faiblement.
— Allons-nous nager ou voler, dis, Peter ?
Il devait lui avouer la vérité.
— Crois-tu pouvoir nager ou voler jusqu’à l’île, Wendy, sans mon aide ?
Elle dut admettre qu’elle était trop fatiguée.
Il gémissait.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-elle, inquiète.
— Je ne peux pas t’aider, Wendy. Crochet m’a blessé. Je ne puis ni voler, ni nager.
— Tu veux dire… que nous allons nous noyer tous les deux ?
— Regarde comme l’eau monte. »
Ils se cachèrent le visage au creux de leurs mains pour ne pas voir la scène. Ils se disaient qu’ils ne seraient bientôt plus.
Quelque chose effleura alors la joue de Peter, aussi léger qu’un baiser, puis est resté là, comme s’il disait timidement : » Puis-je me rendre utile ? »
C’était la queue d’un cerf-volant que Michael avait fabriqué quelques jours auparavant. Il s’était arraché de sa main et s’était envolé.
« Le cerf-volant de Michael… » dit Peter, sans y penser. Mais l’instant d’après, il avait saisi la queue, et tirait le cerf-volant vers lui.
« Il a été capable de faire décoller Michael du sol ! s’écria-t-il. Pourquoi ne pourrait-il pas te porter ?
— Nous porter !
— Il ne peut pas soulever deux personnes à la fois ; Michael et Frison ont essayé.
— Tirons à la courte paille, dit courageusement Wendy.
— Avec une dame ? Jamais ! »
Déjà il avait noué la queue du cerf-volant autour d’elle. Elle s’accrochait à lui, elle refusait de partir sans lui, mais avec un » Au revoir, Wendy ! », il la poussa hors du rocher. En quelques minutes, elle fut emportée hors de sa vue. Peter était seul sur la lagune.
Il ne restait presque plus rien du rocher, maintenant ; bientôt il serait submergé. De pâles rayons de lumière traversaient les eaux sur la pointe des pieds et, de temps à autre, on entendait un son, à la fois le plus musical et le plus mélancolique du monde : les sirènes pleurant à la lune.
Peter n’était pas tout à fait comme les autres garçons, mais il finit par avoir peur. Un tremblement le traversa, comme un frisson passant sur la mer ; sauf que sur la mer, un frisson suit un autre, jusqu’à ce qu’il y en ait des centaines, et Peter n’en ressentit qu’un seul. L’instant d’après, il se tenait à nouveau debout sur le rocher, avec ce sourire sur le visage, et son cœur battant à tout rompre. Cela signifiait : » Mourir ! En voilà une sacrée aventure ! »
Chapitre IX
L’oiseau de Nulle Part
Le dernier bruit que Peter entendit avant de se retrouver tout à fait seul fut celui des sirènes, qui se retiraient une à une dans leur chambre à coucher sous la mer. Il était trop loin pour entendre leurs portes se fermer ; mais chaque ouverture, dans les grottes de corail où elles vivaient, était munie d’une petite cloche, qui tintait lorsqu’elle s’ouvrait ou se fermait - comme on peut le voir dans certaines des plus belles maisons de notre monde -.
Les eaux montaient doucement ; elles léchaient déjà ses doigts de pieds. Pour passer le temps jusqu’à ce qu’elles aient achevé leur tâche, il observait la seule chose intéressante à regarder sur la lagune. Tout d’abord, il pensa que c’était un morceau de papier flottant, peut-être une partie du cerf-volant, et son esprit s’évadant, il se demandait combien de temps il lui faudrait pour dériver vers la côte.
Puis il remarqua que cette chose était sans aucun doute sur la lagune dans un but précis, ce qui en soi était curieux, car elle luttait contre le courant, et parfois avait le dessus. Quand elle l’emportait, Peter, toujours compatissant envers le plus faible, ne pouvait s’empêcher d’applaudir ; c’était un morceau de papier si courageux !
En réalité, ce n’était pas vraiment un morceau de papier ; c’était l’oiseau de Nulle Part, toujours assis sur son nid, qui faisait des efforts désespérés pour rejoindre Peter. En faisant travailler ses ailes, d’une manière qu’il avait apprise depuis que le nid était tombé dans l’eau, il parvenait dans une certaine mesure à guider son étrange embarcation. Mais lorsque Peter le reconnut enfin, il était au bord de l’épuisement. Il était venu pour le sauver, et pour lui offrir son nid, malgré le fait que celui-ci contenait des œufs. Cette attitude m’étonne quand même un peu de la part de l’oiseau, car si Peter s’était parfois montré gentil à son égard, il l’avait également parfois tourmenté. Je ne peux que supposer que, comme Mrs Darling et les autres, ce qui l’attendrissait, c’était qu’il avait encore toutes ses dents de lait.
Il lui cria qu’il était venu le chercher, et de son côté, Peter lui demanda ce qu’il faisait là. Mais naturellement, ils ne se comprenaient pas, car aucun des deux ne connaissait la langue de l’autre. Dans les contes de fées, les gens sont capables de parler aux oiseaux : comme j’aimerais qu’il en soit de même dans notre histoire. Je pourrais ainsi vous relater le dialogue intelligent que Peter aurait eu avec l’oiseau. Hélas ! La vérité est toujours préférable, et je vais vous raconter ce qui s’est réellement passé. Non seulement ils furent incapables de se comprendre, mais en plus, ils en oublièrent leurs bonnes manières.
« Je-veux-que-tu-entres-dans-le-nid, dit l’Oiseau, en parlant aussi lentement et distinctement que possible. Tu peux dériver sur le rivage, mais je suis trop fatigué pour l’amener plus près, alors tu dois essayer de nager jusqu’à lui.
— Qu’est-ce que tu racontes ? répondit Peter. Pourquoi tu ne laisses pas le nid dériver comme d’habitude ?
— Je-veux-que-tu… répéta l’Oiseau, encore et encore.
Alors Peter reprit lentement et distinctement.
— Qu’est-ce-que-tu-racontes ?
Et ainsi de suite.
L’oiseau de Nulle Part s’irrita ; il avait le tempérament un peu vif.
— Espèce de bourrique ! cria-t-il. Pourquoi ne fais-tu pas ce que je te demande ?
Peter sentit qu’il était en train de l’insulter, et, répliqua au hasard :
— Toi de même !
Puis, assez curieusement, ils tous deux émirent la même injonction :
— Tais-toi !
— Tais-toi ! »
Néanmoins, l’oiseau était déterminé à sauver Peter, et d’un dernier effort puissant, il propulsa le nid contre le rocher. Puis il s’envola, abandonnant ses œufs, afin d’exprimer clairement sa pensée.
Peter comprit enfin, s’accrocha au nid et remercia l’oiseau qui volait au-dessus de sa tête. Mais ce n’est pas pour recevoir ses remerciements que celui-ci resta suspendu dans le ciel, ce n’est même pas pour le regarder entrer dans le nid, mais pour voir ce qu’il allait faire de ses œufs.
Il y avait deux gros œufs blancs. Peter les souleva et réfléchit. L’oiseau se couvrit le visage de ses ailes, pour ne pas assister à leur fin, mais elle ne put s’empêcher d’épier entre les plumes.
J’ai oublié de vous dire qu’il y avait un piquet sur le rocher, planté autrefois par des boucaniers, pour marquer l’emplacement d’un trésor enfoui. Les enfants avaient découvert le trésor scintillant et, lorsqu’ils étaient d’humeur malicieuse, ils lançaient des gerbes de diamants, de perles et de pièces d’or aux goélands, qui se jetaient dessus croyant que c’était de la nourriture, puis s’envolaient, furieux du tour qu’on venait de leur jouer. Le piquet était toujours là, et Starkey y avait accroché son chapeau, un imposant couvre-chef en bâche goudronnée, avec un large bord. Peter mit les œufs dans ce chapeau et le posa sur la lagune. Il flotta admirablement.
L’oiseau comprit tout de suite ce qu’il faisait, et lui cria ses remerciements ; et Peter s’auto congratula de concert. Puis il monta dans le nid, y planta le piquet en guise de mât, et accrocha sa chemise en guise de voile. Au même moment, l’oiseau vint atterrir sur le chapeau, et s’assit à nouveau confortablement pour y couver ses œufs. Ils furent tous deux emportés dans des directions différentes, en se souhaitant bon voyage.
Bien sûr, lorsque Peter débarqua, il choisit de remonter sa barque à un endroit où l’oiseau la trouverait facilement ; mais le chapeau eut un tel succès qu’il laissa tomber le nid. Il dériva, juché sur le chapeau, jusqu’à ce que celui-ci tombe en morceaux. Starkey en fut réduit à venir sur la rive de la lagune, pour contempler avec amertume, l’oiseau assis sur son propre chapeau. Comme nous ne le reverrons plus au cours de cette histoire, il est intéressant de mentionner ici que tous les oiseaux de l’île, construisent désormais des nids en forme de couvre-chefs, avec un large bord sur lequel les jeunes viennent prendre l’air.
Les réjouissances furent grandes lorsque Peter atteignit la maison sous la terre, pratiquement en même temps que Wendy, car le cerf-volant l’avait entraînée de-ci de-là. Tous les garçons avaient des aventures à raconter, mais la plus exaltante de toutes était peut-être le fait qu’ils avaient plusieurs heures de retard pour aller au lit. Ce fait les excita tellement, qu’ils firent diverses choses douteuses pour rester debout encore plus longtemps, comme demander des pansements. Mais Wendy, bien qu’elle se réjouisse de les avoir tous ramenés sains et saufs à la maison, fut scandalisée par l’heure tardive, et cria : » Au lit, au lit ! », d’une voix à laquelle il ne fallait pas songer à désobéir. Le lendemain, cependant, elle se montra terriblement tendre, distribua des pansements à chacun d’eux. Ainsi, ils s’amusèrent jusqu’à l’heure du coucher à boiter et à porter leurs bras en écharpe.
Chapitre X
Un foyer heureux
Une des principales conséquences de l’accrochage sur la lagune fut de faire des Peaux-Rouges les amis des garçons. Peter avait sauvé Lily la Tigresse d’une mort terrible, et maintenant il n’y avait rien qu’elle et ses braves ne soient pas prêts à faire pour lui. Toute la nuit, ils restaient assis en haut, surveillant la maison sous la terre, et attendant la grande attaque des pirates qui, de toute évidence, ne pouvait plus tarder. Même durant la journée, ils traînaient aux alentours, fumant le calumet de la paix, et semblant presque attendre qu’on leur offre des bonbons.
Ils appelaient Peter le Grand Père Blanc, et se prosternaient devant lui. Cela lui plaisait énormément, aussi cela entretenait-il sa vanité.
« Le Grand Père Blanc, leur disait-il, sur un ton très seigneurial, alors qu’ils rampaient à ses pieds, est heureux de voir les guerriers Piccaninny protéger son wigwam des pirates.
— Moi, Lily la Tigresse, répondait cette adorable créature, a été sauvée par Peter Pan ! Moi très amie avec Peter. Pas laisser les pirates lui faire du mal.
Elle était bien trop jolie pour s’humilier de la sorte, mais Peter pensait que c’était justifié, et il répondait avec condescendance :
— C’est bien. Peter Pan a parlé. »
Quand il disait » Peter Pan a parlé », cela signifiait qu’ils devaient à présent se taire, et ils l’acceptaient humblement ; mais ils n’étaient nullement aussi respectueux envers les autres garçons, qu’ils considéraient comme des braves ordinaires. Ils leur disaient » Comment va ? », et autres expressions du même genre. Ce qui les agaçait plus que tout, c’est que Peter semblait trouver cela tout à fait normal.
Secrètement, Wendy les plaignait un peu, mais elle était une mère au foyer bien trop loyale pour prêter l’oreille à des récriminations contre le père.
« Votre père sait mieux que quiconque » leur répondait-elle toujours, et ce quelle que soit son opinion personnelle. Son opinion personnelle était en fait, que les Peaux-Rouges n’auraient pas dû l’appeler squaw.
Nous sommes désormais arrivés à la soirée qui devait rester dans leurs mémoires comme la Nuit des Nuits, en raison des aventures qui s’y sont déroulées, ainsi que de leur dénouement.
La journée, comme si elle avait tranquillement rassemblé ses forces, n’avait connu aucun incident notable. En haut, les Peaux-Rouges étaient à présent blottis dans leurs couvertures, à leurs postes, tandis qu’en bas, les enfants prenaient leur repas du soir. Tous sauf Peter, qui était sorti pour aller chercher l’heure. Sur l’île, pour connaître l’heure, il fallait trouver le crocodile et rester près de lui jusqu’à ce que l’horloge sonne.
Le repas consistait en un thé pour de faux. Tous étaient assis autour de la planche, dévorant comme des gloutons, et vraiment, entre leurs bavardages et leurs récriminations, le bruit, comme disait Wendy, était positivement assourdissant. Certes, cela ne la dérangeait pas, mais ce qu’elle ne voulait pas, c’était qu’ils s’emparent de choses et d’autres, en racontant par la suite que c’était Vadrouille qui leur avait poussé le coude. Il existait une règle stricte, selon laquelle ils ne devaient jamais rendre coup sur coup aux repas, mais au contraire en référer à Wendy, en levant poliment la main et en disant : » J’ai à me plaindre d’untel ou d’untel. » Mais ce qui se passait généralement, c’est que, soit ils oubliaient de le faire, soit ils le faisaient sans cesse.
« Silence ! s’écria Wendy, après leur avoir répété pour la vingtième fois qu’ils ne devaient pas tous parler en même temps. Ta tasse est vide, Zéphyr, mon chéri ?
— Pas tout à fait, maman, répondit Zéphyr, après avoir jeté un œil dans une tasse imaginaire.
— Il n’a même pas commencé à boire son lait ! s’interposa Coffee.
Ça, c’était rapporter, et Zéphyr ne laissa pas passer l’occasion :
— J’ai à me plaindre de Coffee, s’écria-t-il promptement.
John, cependant, avait levé la main en premier.
— Oui, John ?
— Puis-je m’asseoir sur la chaise de Peter, puisqu’il n’est pas là ?
— T’asseoir sur la chaise de ton père, John ? Certainement pas ! Wendy était scandalisée.
— Bon, il n’est pas vraiment notre père, répondit John. Il ne savait même pas comment un père doit se comporter, avant que je lui montre.
Ça, c’était une récrimination.
— Nous avons à nous plaindre de John ! crièrent en chœur les Jumeaux.
Vadrouille leva la main. Il était le plus docile d’entre eux. En fait, il était le seul docile, et Wendy se montrait particulièrement gentille envers lui.
— Je ne pense pas, dit Vadrouille timidement, que je puisse être le père.
— Non, Vadrouille.
Quand Vadrouille se mettait à parler, ce qui n’arrivait pas souvent, il avait une façon particulièrement maladroite de poursuivre.
— Comme je ne peux pas être le père, continua-t-il lourdement, je suppose, Michael, que tu ne me laisserais pas être le bébé ?
— Non ! glapit Michael. Il était déjà dans son panier.
— Comme je ne peux pas être le bébé, dit Vadrouille, qui s’embrouillait de plus en plus, pensez-vous que je pourrais être un des Jumeaux ?
— Certainement pas ! répondirent les Jumeaux. C’est sacrément difficile d’être un Jumeau.
— Comme je ne peux être personne d’important, dit Vadrouille, est-ce que l’un d’entre vous voudrait que je lui montre un tour ?
— Non ! répondirent-ils tous.
Enfin, il abandonna :
— De toutes façons, je n’avais aucun espoir, dit-il.
Les insupportables rapportages reprirent de plus belle.
— Zéphyr crache sur la table !
— Les Jumeaux ont commencé par les gâteaux au fromage !
— Frison prend à la fois du beurre et du miel !
— Coffee parle la bouche pleine !
— J’ai à me plaindre des Jumeaux.
— J’ai à me plaindre de Frison !
— J’ai à me plaindre de Coffee !
— Oh là, là ! Oh là, là ! s’écria Wendy. Je suis sûre que parfois les vieilles filles sont à envier ! »
Elle leur dit de tout débarrasser, et alla s’asseoir à côté de son panier de couture, bourré de chaussettes à repriser et de culottes à rapiécer.
« Wendy ? Michael revint à la charge. Je suis trop grand pour être dans un berceau.
— Il faut qu’il y ait quelqu’un dans le berceau, répondit-elle sur un ton cassant, et tu es le plus petit. C’est une chose tellement agréable à avoir dans une maison. »
Pendant qu’elle cousait, ils jouaient autour d’elle, assemblée de visages heureux et de silhouettes dansantes, éclairée par l’éclat romantique des flammes. C’était là une scène devenue familière, dans la maison sous terre, mais nous la contemplons pour la dernière fois.
Des pas se firent entendre au-dessus de leurs têtes, et Wendy, vous pouvez en être sûr, fut la première à les reconnaître.
« Les enfants, j’entends votre père revenir. Vous lui feriez plaisir en allant l’accueillir à la porte. »
Au-dessus d’eux, les Peaux-Rouges s’étaient prosternés devant Peter.
« Soyez vigilants, braves. J’ai parlé. »
Comme si souvent auparavant, les garçons joyeux ont extrait Peter de son tronc d’arbre. Comme si souvent auparavant. Mais c’était la dernière fois…
Il avait rapporté des noix pour les garçons, et l’heure exacte pour Wendy.
« Peter, tu les gâtes, tu sais, minauda Wendy.
— C’est bien vrai, ma chère vieille dame, répondit Peter en raccrochant son fusil.
— C’est moi qui lui ai raconté que les mères s’appellent des vieilles dames, chuchota Michael à Frison.
— J’ai à me plaindre de Michael ! répliqua instantanément Frison.
Le premier Jumeau s’approcha de Peter :
— Papa, nous avons envie de danser.
— Danse donc, mon petit bonhomme ! dit Peter, qui était de très bonne humeur.
— Mais nous voulons que tu danses aussi.
Peter, qui était vraiment le meilleur danseur parmi eux, fit semblant d’être scandalisé.
— Moi ?! Cela ferait s’entrechoquer mes vieux os !
— Et maman également.
— Quoi ?! s’écria Wendy. La mère d’une telle couvée, danser !
— Mais… On est samedi ! glissa Zéphyr.
On n’était pas vraiment samedi soir. Enfin, peut-être que si. En tous cas, ils avaient perdu le compte des jours depuis longtemps. Mais quand ils voulaient faire quelque chose de spécial, ils disaient toujours que c’était samedi soir.
— Allons, Peter ! C’est samedi soir ! dit Wendy, radoucie.
— Les personnes de notre rang, Wendy,…
— Mais on est seulement entre nous !
— C’est vrai, c’est vrai.
Ils dirent donc aux garçons qu’ils pouvaient danser, mais qu’ils devaient d’abord mettre leurs pyjamas.
— Ah, ma vieille, dit Peter à Wendy, en se réchauffant près du feu et en se tournant vers elle, alors qu’elle était assise en train de repriser un talon, il n’y a rien de plus agréable que d’être tous les deux, les travaux de la journée terminés, à se reposer au coin du feu, avec nos petits tout à côté.
— C’est gentil, Peter, n’est-ce pas ? dit Wendy, terriblement flattée. Tu sais, je crois que Frison a ton nez.
— Michael tient de toi.
Elle s’approcha de lui et posa la main sur son épaule.
— Peter chéri, dit-elle, avec une famille aussi nombreuse, il est certain que je ne suis plus la jeune fille que j’ai été, mais tu ne regrettes rien, n’est-ce pas ?
— Non, Wendy.
Certes, il n’aurait rien voulu changer, mais il la regardait mal à l’aise, en clignant des yeux, vous savez, comme quelqu’un qui ne sait pas trop s’il est réveillé ou s’il dort encore.
— Peter, qu’y a-t-il ?
— Je me disais juste…, répondit-il dit, un peu effrayé. Ce n’est que pour faire semblant, n’est-ce pas, que je suis leur père ?
— Oh, bien évidemment ! dit Wendy d’un ton pincé.
— Parce que vois-tu, poursuit-il en s’excusant, si j’étais vraiment leur père, je serais si vieux…
— Mais ce sont nos enfants, Peter, à toi et à moi.
— Mais pas… vraiment, Wendy ? demanda-t-il anxieusement.
— Pas si tu ne le souhaites pas, répondit-elle, et elle perçut distinctement son soupir de soulagement. Peter, reprit-elle en essayant de maîtriser le ton de sa voix, quels sentiments exacts éprouves-tu à mon égard ?
— Ceux d’un fils dévoué, Wendy.
— C’est bien ce que je pensais, dit-elle. Et elle alla s’asseoir toute seule à l’extrémité de la pièce.
— Tu es tellement bizarre…, dit-il, sincèrement perplexe. Lily la Tigresse est exactement pareille. Il y a quelque chose qu’elle veut être pour moi, mais elle dit que ce n’est pas ma mère.
— Non, en effet, ce n’est pas cela, répondit Wendy avec une emphase effrayante.
Nous savons maintenant pourquoi elle avait des préjugés contre les Peaux-Rouges.
— Alors qu’est-ce qu’elle veut être ?
— Ce n’est pas à une dame de te l’apprendre.
— Oh, très bien ! dit Peter, un peu déconcerté. Peut-être que la fée Clochette me le dira, alors.
— Oh oui, c’est ça ! Clochette te le dira, rétorqua Wendy avec mépris. Cette pauvre petite créature que tout le monde délaisse…
C’est alors que Clochette, qui se trouvait dans sa chambre, l’oreille tendue, poussa un petit cri impudent.
— Elle dit que cela lui va très bien, d’être délaissée, traduisit Peter.
Il eut une idée soudaine.
— Peut-être que Clochette veut être ma mère ?
— Espèce d’imbécile ! s’écria Clochette avec passion.
Elle avait dit cela si souvent que Wendy n’avait pas besoin de traduction.
— Cette fois, je suis presque d’accord avec elle » repartit Wendy d’un ton cassant.
Imaginez un peu, Wendy cédant au dépit ! Mais elle avait été mise à rude épreuve, et elle était loin de se douter de ce qui allait se passer avant la fin de la nuit. Si elle l’avait su, elle ne serait pas conduite ainsi.
En fait, aucun d’entre eux ne le savait. Peut-être d’ailleurs cela était-il préférable. Cette ignorance leur donnait une heure supplémentaire de bonheur ; et comme ce devait être la dernière sur l’île, réjouissons-nous qu’il y ait eu ces soixante minutes de répit. Ils chantèrent et dansèrent en chemise de nuit. C’était une chanson délicieusement effrayante, dans laquelle ils faisaient semblant d’être effrayés par leurs propres ombres, sans se douter que bientôt des ombres viendraient les menacer, et qu’ils en auraient véritablement peur. Leur danse était si joyeuse ! Et comme ils se bousculaient, sur le lit et hors du lit ! C’était une bataille de polochons plutôt qu’une danse, et lorsqu’elle fut terminée, les oreillers insistèrent pour un combat supplémentaire, comme des compagnons qui savent qu’ils ne se reverront peut-être jamais. Et ces histoires, qu’ils ont racontées avant même qu’il ne soit l’heure de l’histoire du soir de Wendy ! Même Zéphyr s’essaya à un récit ce soir-là, mais le début était si terriblement ennuyeux qu’il consterna non seulement les autres, mais aussi lui-même. Il conclut d’un ton sombre :
« D’accord, c’est un début ennuyeux. On va faire comme si c’était la fin. »
Enfin, ils se mirent tous au lit pour l’histoire de Wendy, l’histoire qu’ils aimaient le plus, celle que Peter détestait. D’habitude, lorsqu’elle commençait à raconter cette histoire, il quittait la pièce ou se bouchait les oreilles avec ses mains. S’il avait fait l’une ou l’autre de ces choses ce soir là, ils seraient peut-être encore tous sur l’île. Mais il est resté assis sur son tabouret. Nous allons voir à présent ce qu’il advint…
Chapitre XI
L’histoire de Wendy
« Écoutez donc, dit Wendy, en s’installant pour raconter son histoire, avec Michael à ses pieds et les sept autres garçons dans le lit. Il était une fois un gentleman…
— J’aurais préféré que ce soit une dame, dit Frison.
— J’aurais préféré que ce soit un rat blanc, dit Coffee.
— Silence ! leur intima leur mère. En fait, il y avait également une dame, et…
— Oh, maman ! s’écria le premier Jumeau. S’il y avait également une dame, c’est quelle n’est pas morte, n’est-ce pas ?
— Non, bien entendu.
— Cela me fait très plaisir d’apprendre qu’elle n’est pas morte, dit Vadrouille. Tu es content aussi, John ?
— Bien sûr que je le suis.
— Et toi, Coffee, tu es content ?
— Plutôt.
— Vous êtes contents, les Jumeaux ?
— Oui, nous sommes contents.
— Oh, Seigneur, soupira Wendy.
— Un peu moins de bruit, par ici, cria Peter, déterminé à ce qu’on lui laisse loyalement la chance de raconter son histoire, même si celle-ci lui semblait abominable.
— Le nom du gentleman, poursuivit Wendy, était Mr Darling, et son nom à elle, était Mrs Darling.
— Il se trouve que je les connaissais, dit John, pour embêter les autres.
— Moi aussi, il me semble que je les connaissais, ajouta Michael, plutôt dubitatif.
— Ils étaient mariés, voyez-vous, expliqua Wendy ; et que croyez-vous qu’ils avaient ?
— Des rats blancs ! s’écria Coffee, inspiré.
— Non !
— C’est terriblement intriguant, dit Vadrouille, qui connaissait l’histoire par cœur.
— Silence, Vadrouille. Ils avaient trois descendants.
— C’est quoi des descendants ?
— Eh bien, tu en es un, Jumeau.
— Tu as entendu ça, John ? Je suis un descendant.
— Les descendants sont simplement des enfants, dit John.
— Oh là, là ! Oh là, là ! soupira Wendy. Bon, ces trois enfants avaient une gouvernante fidèle, appelée Nana. Mais Mr Darling s’est fâché contre elle, et l’a enchaînée dans la cour. C’est ainsi que tous les enfants se sont envolés.
— C’est une excellente histoire, dit Coffee.
— Ils se sont envolés, poursuivit Wendy, vers le Pays de Nulle Part, là où se trouvent les enfants perdus.
— J’en étais sûr ! interrompit Frison avec enthousiasme. Je ne sais pas comment c’est possible, mais j’en étais sûr !
— Oh Wendy ! s’écria Vadrouille, l’un de ces enfants perdus s’appelait-il Vadrouille ?
— Oui, en effet.
— Je suis dans une histoire ! Hourra ! Coffee, je suis dans une histoire !
— Chut ! Taisez-vous ! À présent, je veux que vous réfléchissiez aux sentiments des malheureux parents, dont tous les enfants se sont envolés.
— Oh ! gémirent-ils tous, bien qu’ils se souciaient comme d’une guigne des sentiments des malheureux parents.
— Pensez un peu aux petits lits vides !
— Oh !!
— C’est terriblement triste, dit joyeusement le premier Jumeau.
— Je ne vois pas comment cela pourrait bien finir, dit le second Jumeau. Et toi, Coffee ?
— Cela m’angoisse énormément.
— Si vous saviez combien grand est l’amour d’une mère, leur dit Wendy, triomphante, vous n’auriez aucune crainte !
Elle en était arrivée à la partie que Peter détestait.
— Moi, j’aime l’amour d’une mère, dit Vadrouille en donnant à Coffee un bon coup à l’aide de son oreiller. Et toi, tu aimes l’amour d’une mère, Coffee ?
— Plutôt ! répondit Coffee en rendant coup sur coup.
— Voyez-vous, reprit Wendy calmement, notre héroïne savait que la mère laisserait toujours la fenêtre ouverte, pour que ses enfants reviennent en volant ; alors, ils ont pu se permettre de rester au loin pendant des années et de bien en profiter.
— Est-ce qu’ils sont revenus un jour ?
— À présent, dit Wendy, se préparant à son plus bel effort, jetons un coup d’œil dans l’avenir ; et tous leurs esprits se tournèrent de façon à avoir la meilleure vue sur l’avenir. Les années ont passé, et qui est cette élégante dame, d’un âge incertain qui descend à la gare de Londres ?
— Oh Wendy, qui est-elle ? s’écria Coffee, tout aussi excité que s’il ne le savait vraiment pas.
— Est-ce… Oui ? Non ?... Mais oui, c’est la belle Wendy !
— Oh !
— Et qui sont les deux personnages dignes, légèrement bedonnants, qui l’accompagnent. Ce sont des hommes, à présent. Pourraient-ils être… John ? Michael ? Oui, ce sont eux !
— Oh !
— ‘Voyez, chers frères, dit Wendy en pointant vers le haut, la fenêtre est toujours ouverte. Ah, nous voilà récompensés pour notre foi sublime en l’amour d’une mère’. Ils s’envolèrent donc vers leur maman et leur papa, et la plume ne peut décrire l’heureuse scène, sur laquelle nous jetons un voile. »
Telle était l’histoire, et ils en étaient aussi satisfaits que la narratrice elle-même. Tout y était parfait, voyez-vous. Nous nous enfuyons comme les êtres les plus insensibles du monde - ce que sont par ailleurs les enfants, mais ils sont si attachants ! - ; et nous passons du bon temps, comme de petits égoïstes, et puis quand nous ressentons un besoin de tendresse, nous revenons dignement la chercher, certains que nous sommes de la retrouver, au lieu de subir des reproches.
Leur foi en l’amour de leur mère était si grande qu’ils pensaient ainsi pouvoir se permettre de demeurer égoïstes encore un moment.
Mais il y en avait un qui savait mieux que les autres, et quand Wendy eut terminé, il poussa un gémissement creux.
« Qu’y a-t-il, Peter ? s’écria-t-elle en courant vers lui, pensant qu’il était malade. Elle lui palpa le ventre avec sollicitude.
— Où as-tu mal, Peter ?
— Ce n’est pas ce genre de douleur, répondit Peter sombrement.
— Alors de quel genre s’agit-il ?
— Wendy, tu te trompes au sujet des mères.
Ils se rassemblèrent tous autour de lui ; son émotion leur faisait un peu peur. Et, avec une belle franchise, il leur confia ce qu’il avait jusqu’alors caché.
— Il y a longtemps, dit-il, je pensais comme vous que ma mère garderait toujours la fenêtre ouverte pour moi. Alors je suis resté au loin pendant des lunes et des lunes et des lunes. Mais, quand je suis revenu en volant, la fenêtre était close, car maman m’avait oublié. Et il y avait un autre petit garçon qui dormait dans mon lit.
Je ne suis pas sûr que ce soit vrai, mais Peter le croyait, et cela les effraya.
— Tu es certain que les mères sont comme ça ?
— Oui.
C’était donc là la vérité sur les mères. Les traîtresses !
Un homme averti en vaut deux, et personne ne sait aussi vite qu’un enfant quand il doit rendre les armes
— Wendy, rentrons à la maison ! crièrent ensemble John et Michael.
— Oui ! dit-elle, en les serrant dans ses bras.
— Pas ce soir ? demandèrent les garçons, complètement déconcertés.
Ils savaient, dans le fond de leur cœur, qu’on peut très bien se passer d’une mère, et que ce sont seulement les mères qui sont persuadées que c’est impossible.
— On rentre tout de suite, répondit résolument Wendy, car une horrible pensée lui était venue : ‘Peut-être que maman ne porte déjà plus que le demi-deuil, à cette heure.’
Cette crainte lui fit oublier ce que devait ressentir Peter, et elle lui demanda assez sèchement :
— Peter, veux-tu prendre les dispositions nécessaires ?
— Comme tu voudras, répondit-il, aussi froidement que si elle lui avait demandé de lui passer le sel. »
Pas la moindre émotion entre eux ! Si la séparation ne la dérangeait pas, il allait lui montrer que lui, Peter, ne s’en souciait pas davantage.
Mais bien évidemment, il s’en souciait au contraire beaucoup ; et il était si rempli de colère envers les adultes, qui, à leur habitude, gâchaient tout, que dès qu’il fut à l’intérieur de son arbre, il prit de rapides inspirations, environ cinq par seconde. Il faisait cela parce qu’il existait un adage au Pays de Nulle Part, qui disait qu’à chaque respiration, un adulte vit ses derniers instants : Peter désirait en mettre à mort le plus grand nombre possible.
Puis, ayant donné les instructions nécessaires aux Peaux-Rouges, il retourna dans la maison, où une scène indigne venait de se dérouler. Paniqués à l’idée de perdre Wendy, les garçons perdus s’étaient avancés vers elle, menaçants.
« Ce sera pire qu’avant son arrivée ! gémissaient-ils.
— Nous ne pouvons pas la laisser partir !
— Gardons-la prisonnière !
— Oui, enchaînons-la !
Un dernier instinct lui souffla vers lequel d’entre eux se tourner.
— Vadrouille ! cria-t-elle. Je fais appel à toi !
N’était-ce pas étrange ? Elle s’adressa à Vadrouille, qui était le plus stupide d’entre eux.
Et celui-ci répondit de façon grandiose. Il oublia un instant sa bêtise et dit avec dignité :
— Je ne suis que Vadrouille, et personne ne se soucie de moi. Mais le premier qui ne se comporte pas envers Wendy comme un gentleman, je le saigne à mort ! »
Il sortit son couteau de poche, et à cet instant, ce fut son heure de gloire. Les autres reculèrent, mal à l’aise. Puis Peter revint, et ils comprirent tout de suite qu’ils n’obtiendraient aucun soutien de sa part : il ne retiendrait aucune fille au Pays de Nulle Part contre son gré.
« Wendy, dit-il en arpentant la pièce à grands pas, j’ai demandé aux Peaux-Rouges de te guider à travers le bois, car je sais que le vol te fatigue beaucoup.
— Merci, Peter.
— Donc…, poursuivit-il, de la voix courte et tranchante de celui qui a l’habitude d’être obéi, Clochette va t’accompagner de l’autre côté de la mer. Réveille-la, Coffee.
Coffee dut frapper deux fois avant d’obtenir une réponse, bien que Clochette fût assise dans son lit à écouter depuis un bon moment.
« Qui est là ? Comment osez-vous ? Allez-vous-en ! cria-t-elle.
— Tu vas te lever, Clochette ! lui dit Coffee. Il faut que tu raccompagnes Wendy. »
Bien entendu, Clochette avait été ravie d’apprendre que Wendy partait, mais elle était bien décidée à ne pas être son chaperon, et elle le fit savoir dans un langage des plus offensants. Puis elle fit semblant de se rendormir.
« Elle dit qu’elle refuse ! s’exclama Coffee, horrifié par une telle insubordination. Sur quoi, Peter se dirigea sévèrement vers la chambre de la petite fée.
« Clochette, dit-il sévèrement, si tu ne te lèves pas et ne t’habilles pas immédiatement, je vais tirer les rideaux, et tout le monde te verra en nuisette !
Ceci la fit bondir sur le sol.
— Qui a dit que je ne me levais pas ? » s’écria-t-elle.
Pendant ce temps, les garçons regardaient tristement Wendy, à présent équipée pour le voyage, ainsi que John et Michael. Ils se sentaient déprimés, non seulement parce qu’ils étaient sur le point de la perdre, mais également parce qu’ils avaient l’impression qu’elle partait pour une destination agréable, où ils n’avaient pas été invités. La nouveauté leur faisait envie, comme d’habitude.
Les créditant d’un sentiment plus noble, Wendy fondit.
« Mes chéris, dit-elle, si vous venez tous avec moi, je suis presque sûre de pouvoir vous faire adopter par mes parents. »
L’invitation était destinée en particulier à Peter, mais chacun des garçons ne pensait qu’à lui-même, et aussitôt ils sautèrent de joie.
« Mais, ne vont-ils pas nous trouver un peu encombrants ? demanda Coffee, interrompant son élan.
— Oh non, répondit Wendy, en réfléchissant rapidement, il suffira d’avoir quelques lits supplémentaires dans le salon ; et le dimanche, on pourra les cacher derrière des paravents.
— Peter, pouvons-nous y aller ? s’écrièrent-ils tous, implorants. »
Ils tenaient pour acquis que s’ils y allaient, il y irait aussi ; mais en réalité ils ne s’en souciaient guère. Ainsi, les enfants sont toujours prêts, quand ils croisent une nouveauté, à abandonner leurs proches.
« D’accord, répondit Peter avec un sourire amer, et ils se précipitèrent immédiatement pour prendre leurs affaires.
— Et maintenant, Peter, dit Wendy, pensant avoir tout arrangé, je vais te donner ton médicament avant de partir. »
Elle adorait leur donner des médicaments, et sans doute leur en donnait-elle trop. Bien sûr, ce n’était que de l’eau, mais contenue dans une bouteille. Et Wendy secouait toujours ce récipient avant de compter les gouttes, ce qui lui donnait une certaine apparence médicinale. Cette fois-ci, cependant, au moment où elle tendait sa potion à Peter, elle vit sur son visage un regard qui lui fit chavirer le cœur.
« Va chercher tes affaires, Peter, dit-elle en tremblant.
— Certainement pas, répondit-il en feignant l’indifférence. Je ne pars pas avec toi, Wendy.
— Si, Peter.
— Non. »
Pour montrer que son départ le laissait indifférent, il sautillait dans la pièce, en jouant gaiement un air de flûte. Elle devait courir après lui, bien que ce fût une attitude plutôt déplacée.
« Si, pour retrouver ta mère » implora-t-elle pour l’amadouer.
Si Peter avait jamais eu une mère, elle ne lui manquait plus désormais. Il pouvait très bien s’en passer. Il avait chassé les mères de son esprit, et ne se souvenait que de leurs mauvais côtés.
« Non, Wendy, dit-il avec détermination. Elle dirait peut-être que je suis devenu grand, alors que moi je veux juste rester un petit garçon et m’amuser.
— Mais, Peter…
— Non.
Il fallut le dire aux autres.
— Peter ne vient pas. »
Peter ne vient pas ! Ils le regardaient tous fixement, un bâton sur l’épaule, auquel était attaché un petit balluchon. Leur première pensée fut que si Peter ne venait pas, il avait probablement changé d’avis sur le fait de les laisser partir.
Mais il était bien trop fier pour cela.
« Si vous retrouvez vos mères, dit-il sombrement, j’espère qu’elle vous plairont. »
L’affreux cynisme de ces propos fit une impression désagréable, et la plupart des garçons commencèrent à douter. Après tout, disaient leurs visages, n’étaient-ils pas des imbéciles de s’obstiner à vouloir partir ?
« Bon ! s’écria Peter. Allons, pas de chichis ni de pleurnicheries ! Au revoir, Wendy ! Et il tendit la main joyeusement, comme s’ils devaient vraiment partir sur le champ car il avait quelque chose d’important à faire.
Elle dut prendre sa main, car rien n’indiquait qu’il aurait préféré un dé à coudre.
« Tu te souviendras de changer de chemise, Peter ? dit-elle en s’attardant sur lui. Elle était toujours si pointilleuse à propos de leurs chemises !
— Oui.
— Et tu prendras bien tes médicaments ?
— Oui.
Cela semblait être tout, et une pause gênante s’en suivit. Peter, cependant, n’était pas du genre à s’effondrer devant les autres.
— Es-tu prête, Clochette ? demanda-t-il à voix haute.
— Oui, oui.
— Alors, ouvre le chemin. »
Clochette s’élança vers l’arbre le plus proche, mais personne ne la suivit, car c’est juste à ce moment là que les pirates lancèrent leur terrible attaque contre les Peaux-Rouges. Au-dessus, là où tout était si calme auparavant, l’air fut déchiré par le fracas de l’acier, mêlé de cris. En bas, régnait un silence de mort. Les bouches s’ouvrirent, et restèrent ouvertes. Wendy tomba à genoux, les bras tendus vers Peter. D’ailleurs, tous les bras étaient tendus vers lui, comme soudainement soufflés dans sa direction ; ils le suppliaient muettement de ne pas les abandonner. Quant à Peter, il saisit son épée, celle avec laquelle il pensait avoir tué Barbe Noire ; et un ardent désir de bataille brilla dans ses yeux.
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