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Peter Pan et Wendy (Ch. 12 à 17)

  • Photo du rédacteur: Lucienne
    Lucienne
  • 11 avr.
  • 66 min de lecture

… de J. M. Barrie

… illustré par Alice Woodward


Illustration d'Edmund Blampied

Illustration d'Edmund Blampied


Chapitre XII

La capture des garçons


L’attaque des pirates avait été une surprise totale : c’était la preuve incontestable que le machiavélique capitaine Crochet l’avait conduite en dehors de toutes règles, car surprendre loyalement les Peaux-Rouges dépasse l’esprit de l’homme blanc.

Selon toutes les lois non écrites de la guerre sauvage, c’est toujours le Peau-Rouge qui attaque, et avec l’obstination de sa race, il le fait juste avant l’aube, au moment où il sait que le courage des Blancs est au plus bas. Entre-temps, les hommes blancs ont construit une palissade rudimentaire au sommet d’un terrain vallonné, au pied duquel coule un ruisseau, car il est très dangereux de camper trop loin de l’eau. Là, ils attendent l’assaut, les plus jeunes serrant leurs revolvers et piétinant des brindilles, les anciens dormant paisiblement jusqu’aux instants qui précèdent l’aube. Pendant la longue nuit noire, les éclaireurs sauvages se faufilent, tels des serpents, entre les herbes, sans sortir la moindre lame. Les broussailles se referment derrière eux, aussi silencieusement que le sable dans lequel une taupe vient de s’enfoncer. Aucun bruit ne se fait entendre, sauf lorsqu’ils lancent une merveilleuse imitation du cri solitaire du coyote. D’autres braves répondent à ce cri, et certains d’entre eux le font même mieux que les véritables coyotes, qui ne sont pas très doués pour cela. Ainsi, les heures glaciales s’écoulent. Ce long suspense est horriblement éprouvant pour le visage pâle qui doit le vivre pour la première fois ; mais pour l’oreille experte, ces cris horribles, suivis de silences encore plus horribles indiquent simplement que la nuit suit son cours normalement.

Crochet savait si bien que c’était la procédure habituelle, qu’il ne pouvait invoquer l’ignorance pour s’excuser de n’en avoir pas tenu compte.

Les Indiens Piccaninny, pour leur part, ont fait confiance au sens de l’honneur de Crochet, et toutes leurs actions de cette nuit contrastent fortement avec les siennes. Ils n’ont rien négligé de ce qui était conforme à la réputation de leur tribu. Avec cette vigilance des sens, qui suscite à la fois l’émerveillement et le désespoir des peuples civilisés, ils savaient que les pirates étaient sur l’île à partir du moment où l’un d’eux a marché sur une brindille ; et dans un laps de temps incroyablement court, les cris de coyote ont commencé. Chaque mètre de terrain entre l’endroit où Crochet avait débarqué ses forces et la maison sous les arbres fut examiné furtivement par des braves, qui avaient mis leurs mocassins à l’envers. Ils ne trouvèrent qu’une seule colline ayant un cours d’eau à sa base, de sorte que Crochet n’avait pas le choix : c’est ici qu’il devait s’établir jusqu’à l’aube. Tout ayant été ainsi prévu avec une astuce presque diabolique, le gros de la tribu des Peaux-Rouges s’enveloppa dans des couvertures, et de la manière flegmatique qui leur est propre, cette perle de la virilité s’accroupit au-dessus de la maison sous la terre, attendant le moment fatidique où ils sèmeraient la mort pâle.

C’est là, rêvant, bien qu’éveillés, aux tortures exquises qu’ils allaient lui faire subir au lever du jour, que ces sauvages trop confiants ont été découverts par le perfide Crochet. D’après les récits fournis ensuite par ceux des éclaireurs qui échappèrent au carnage, il ne semble pas avoir décidé de faire étape sur la colline, bien qu’il soit certain que, dans cette lumière grise, il l’ait vue. Aucune pensée visant à différer l’attaque ne semble, du début à la fin, avoir visité son esprit subtil. Il n’a même pas voulu se retenir jusqu’à ce que la nuit soit presque terminée ; il a foncé, sans autre forme de procès. Que pouvaient faire des éclaireurs déconcertés, passés maîtres dans tous les artifices de la guerre, à l’exception de celui-ci, sinon trotter impuissants à sa suite, et donc s’exposer fatalement à sa vue, tout en faisant entendre des cris pathétiques de coyotes.

Autour de la courageuse Lily la Tigresse se trouvait une douzaine de ses guerriers les plus robustes. Ils virent soudainement ces traîtres de pirates fondre sur eux. Leur rêve de victoire s’effondra sous leurs yeux. Plus jamais ils ne tortureraient autour du bûcher ! Pour eux, l’heure était venue de partir pour les heureux territoires de chasse. Ils le savaient, et en dignes fils de leurs pères, ils firent face à la situation. Même alors, ils auraient eu le temps de se rassembler en une cohorte difficile à briser, s’ils s’étaient levés rapidement. Mais cela leur était interdit par les traditions de leur peuple. Il est ainsi écrit que le noble sauvage ne doit jamais manifester de surprise en présence de l’homme blanc. Ainsi, aussi terrifiante que l’apparition soudaine des pirates ait été pour eux, ils sont restés immobiles pendant un moment, sans bouger le moindre muscle, comme si l’ennemi était venu sur invitation. Ce n’est qu’ensuite, la tradition ayant été respectée, qu’ils saisirent leurs armes. L’air fut déchiré par des cris de guerre, mais… il était trop tard.

Il ne nous appartient pas de décrire ce qui fut un massacre plutôt qu’un combat. Ainsi périt une grande partie de la fleur de la tribu Piccaninny. La mort de certains fut cependant vengée, car, avec Loup Efflanqué est tombé Alf Mason, la terreur des Caraïbes. Et parmi les autres pirates qui ont mordu la poussière, il y avait La Mouette, Turley, et ce chien de Foggerty. Turley tomba sous le tomahawk du terrible Panthère, qui finit par se frayer un chemin à travers les pirates, en compagnie de Lily la Tigresse et quelques survivants de la tribu.

Ce sera aux historiens de décider dans quelle mesure Crochet est à blâmer pour la tactique qu’il a déployée en cette occasion. S’il avait attendu sur la colline jusqu’au moment opportun, ses hommes et lui auraient probablement été massacrés. Pour être complètement impartial, c’est une donnée dont il faut tenir compte. Ce qu’il aurait peut-être dû faire, c’est informer ses ennemis qu’il se proposait de suivre une nouvelle méthode. D’un autre côté, comme cela aurait détruit l’élément de surprise, sa stratégie n’aurait servi à rien ! Il s’en suit que la question est difficile à trancher. On ne peut toutefois s’empêcher d’éprouver, même sans le vouloir, de l’admiration pour l’esprit qui a conçu un projet aussi audacieux, et pour l’ingéniosité avec laquelle il a été exécuté.

Quels étaient ses propres sentiments à cet égard, en ce moment de triomphe ? Ses acolytes auraient bien aimé le savoir, car, respirant lourdement et essuyant leurs couteaux, ils se rassemblèrent à une discrète distance de son crochet, louchant à travers leurs yeux de furet sur cet homme extraordinaire. Son cœur devait être empli d’exaltation, mais son visage ne reflétait pas ce sentiment : énigme sombre et solitaire, il se tenait à l’écart de ses partisans, tant par le corps que par l’esprit. Le travail de la nuit n’était pas encore terminé, car ce n’était pas les Peaux-Rouges qu’il était venu détruire : ils n’étaient que les abeilles qu’il fallait enfumer pour obtenir le miel. C’est Pan qu’il voulait. Pan, Wendy et leur groupe, mais surtout Pan.

Peter était un simple petit garçon ; aussi a-t-on tendance à s’étonner de la haine de cet homme à son égard. Il est vrai qu’il avait jeté le bras de Crochet au crocodile, mais même cela, et l’insécurité de vie accrue à laquelle cela le condamnait en raison de l’opiniâtreté du crocodile, ne peuvent guère expliquer un ressentiment aussi implacable. La vérité, c’est qu’il y avait quelque chose dans le caractère de Peter qui rendait le capitaine pirate fou de rage. Ce n’était pas son courage, ce n’était pas ses aspects attachants, ce n’était pas… Il n’y a pas à tourner autour du pot, car nous savons très bien ce que c’était. Il faut le dire : c’était son arrogance ! Celle-ci agaçait les nerfs de Crochet, et faisait trembler sa griffe de fer. La nuit, elle l’empêchait de dormir, comme un moustique. Tant que Peter serait vivant, cet homme torturé avait l’impression d’être un lion enfermé, dans la cage duquel un moineau était entré.

La question était maintenant de savoir comment descendre à l’intérieur de ces arbres jusque dans la maison sous la terre, et comment y faire descendre ses hommes. Il promena sur eux ses yeux avides, essayant de déceler les plus maigres. Ceux-ci se tortillaient inconfortablement, car ils savaient qu’il n’hésiterait pas à les enfoncer jusqu’en bas avec des perches.


En attendant, qu’en était-il des garçons ? Nous les avons laissés au premier bruit des armes, transformés en statues de pierre, la bouche ouverte, implorant Peter de leurs bras tendus ; et nous revenons vers eux quand leurs bouches se ferment et que leurs bras retombent à leurs côtés. Le tintamarre du dessus a cessé presque aussi soudainement qu’il avait commencé ; il est passé comme un violent coup de vent ; mais ils savent qu’au passage il a scellé leur destin.

Quel camp l’a emporté ?

Les pirates, qui écoutaient avidement par le tronc des arbres, ont entendu la question posée par les garçons, et hélas, ils ont également entendu la réponse de Peter.

« Si les Peaux-Rouges ont gagné, ils joueront du tam-tam ; c’est toujours leur signe de victoire.

Or, c’est Smee qui avait trouvé le tam-tam, et il était en ce moment assis dessus.

— Vous n’entendrez plus jamais le tam-tam, murmura-t-il, mais de façon inaudible bien entendu, car un strict silence avait été imposé.

À son grand étonnement, Crochet lui fit signe de battre le tam-tam, et petit à petit, Smee comprit la terrible perversité de cet ordre. Jamais, probablement, cet homme simple n’avait autant admiré son chef.

Deux fois, il frappa sur l’instrument, puis s’arrêta pour écouter avidement. Les pirates entendirent alors les cris de joie de Peter :

« Le tam-tam ! Les Indiens ont gagné ! »

Les pauvres garçons perdus répondirent par des acclamations, qui résonnèrent comme une douce musique aux oreilles des pirates scélérats, qui se tenaient en haut. Presque immédiatement, les enfants renouvelèrent leurs adieux à Peter. Les pirates en furent déconcertés. Mais tous leurs sentiments furent bientôt engloutis par une délectation évidente : l’ennemi était sur le point de remonter : eux-mêmes n’auraient donc pas à descendre. Ils se frottèrent les mains. Rapidement et silencieusement, Crochet donna ses ordres : un homme à chaque arbre, et les autres en ligne, à deux mètres de distance.



Chapitre XIII

Croyez-vous aux fées ?


Plus vite on est débarrassé de cette horreur, mieux c’est. Le premier à sortir de son arbre fut Frison. Il en sortit dans les bras de Cecco, qui le lança à Smee, qui le lança à Starkey, qui le lança à Billy la Frime, qui le lança à Spaguetti. Il fut ainsi ballotté de l’un à l’autre jusqu’à ce qu’il tombât aux pieds de leur sombre capitaine. Tous les garçons furent ainsi arrachés avec rudesse de leurs arbres, et plusieurs d’entre eux se retrouvèrent en l’air à la fois, comme des ballots de marchandises lancés de main en main.

Un traitement différent fut accordé à Wendy, qui remonta la dernière. Avec une politesse ironique, Crochet lui souleva son chapeau et, lui offrant son bras, l’escorta jusqu’à l’endroit où les autres étaient bâillonnés. Il le fit avec un tel air, d’une telle effroyable distinction, qu’elle fut incapable de crier. Elle n’était qu’une petite fille, après tout.


illustré par Alice Woodward

Il est peut-être révélateur de divulguer que pendant un moment, elle fut sous le charme de Crochet. Si nous évoquons ce fait, c’est parce qu’il fut à l’origine d’étranges conséquences. Si Wendy lui avait lâché la main d’un air méprisant - et c’est ce que nous aurions aimé écrire -, elle aurait été projetée dans les airs comme les autres. Crochet n’aurait alors probablement pas été présent au moment où les enfants ont été attachés ; et s’il n’avait pas été présent à ce moment là, il n’aurait pas découvert le secret de Zéphyr, secret qui lui a ensuite permis d’attenter à la vie de Peter.

Les garçons furent attachés pour éviter qu’ils ne s’envolent, pliés en deux, les genoux près des oreilles, et pour les ligoter, le sombre pirate avait coupé une corde en neuf morceaux égaux. Tout se passa bien jusqu’à ce que vienne le tour de Zéphyr, qui ressemblait à un de ces colis irritants, qui exigent qu’on utilise toute la ficelle pour en faire le tour, et qui ne nous laissent plus rien pour faire un nœud. Les pirates, en colère, le frappèrent, comme on s’acharne sur ce maudit colis - bien qu’en toute justice, c’est la ficelle qui est la coupable -. Étrangement, Crochet leur dit de modérer leur violence. Il avait les lèvres retroussées par un triomphe malicieux. Alors que ses acolytes ne faisaient que transpirer, parce qu’à chaque fois qu’ils essayaient de nouer une partie du corps du malheureux garçon, les liens se détachaient à un autre endroit, l’esprit supérieur de Crochet était allé au-delà des apparences, sondant non pas les effets mais les causes ; et son exultation montrait qu’il les avait trouvées. Zéphyr, blanc jusqu’aux oreilles, comprit que Crochet avait deviné son secret, lequel était qu’aucun garçon aussi rondouillard ne pouvait descendre dans un arbre où un homme de corpulence moyenne aurait besoin d’être poussé à l’aide d’un bâton. Le pauvre Zéphyr, le plus malheureux de tous, car le sort réservé à Peter l’effrayait, regrettait amèrement ce qu’il avait fait. Buveur d’eau insatiable les jours de chaleur, il avait gonflé jusqu’à atteindre son tour de taille actuel. Et au lieu de se restreindre pour s’adapter à son arbre, il en avait, en cachette, creusé le tronc pour l’élargir.

Crochet en devina suffisamment pour se persuader que Peter était enfin à sa merci ; mais aucun mot du sombre dessein qui était en train de prendre forme dans les cavernes souterraines de son esprit ne franchit ses lèvres ; il ordonna simplement que les captifs soient transportés sur le navire, et qu’on le laisse seul.

Mais comment les transporter ? Enroulés dans leurs cordes, ils pouvaient certes être roulés en bas de la colline, comme des tonneaux. Cependant, la plus grande partie du chemin traversait un marécage. Une fois encore, le génie de Crochet surmonta les difficultés. Il ordonna d’utiliser la petite maison comme contenant. Les enfants furent jetés à l’intérieur, quatre pirates robustes la soulevèrent sur leurs épaules, les autres se mirent derrière, et en chantant son détestable refrain, l’étrange procession se mit en route à travers le bois. Je ne sais pas si l’un ou l’autre des enfants pleurait ; si c’était le cas, la rengaine des pirates en couvrait le bruit ; mais, alors que la petite maison disparaissait dans la forêt, un brave mais minuscule jet de fumée s’échappa de sa cheminée, comme pour défier Crochet. Ce dernier le vit, et cela rendit un mauvais service à Peter. Car toute trace de pitié disparut désormais dans le cœur exaspéré du capitaine.


illustré par Alice Woodward

La nuit tombait rapidement. La première chose qu’il fit, lorsqu’il se retrouva seul, dans fut de marcher sur la pointe des pieds jusqu’à l’arbre de Zéphyr, et de s’assurer qu’il lui offrait un passage. Puis il resta longtemps à broyer du noir, son tricorne posé sur le gazon, comme un oiseau de mauvais augure, afin que la brise légère qui s’était levée puisse jouer de façon rafraîchissante dans ses cheveux. Aussi sombres que soient ses pensées, ses yeux bleus conservaient la douceur des pervenches. Il tendit l’oreille, attentif à un quelconque son provenant du monde souterrain, mais tout était en bas aussi silencieux qu’en haut ; la maison sous la terre semblait n’être qu’un ensemble de pièces vides. Peter dormait-il, ou attendait-il au pied de l’arbre de Zéphyr, sa dague à la main ? Crochet n’avait aucun moyen de le savoir, à moins de descendre. Il laissa sa cape glisser doucement sur le sol, puis se mordit les lèvres jusqu’à ce que perle une obscène goutte de sang, il mit un pied à l’intérieur du tronc. C’était un homme courageux, mais il dut s’arrêter un instant pour essuyer son front, qui dégoulinait comme une bougie. Puis, en silence, il se laissa aller à l’inconnu.

Il arriva sans encombre au pied de l’orifice, et se tint immobile, cherchant son souffle, qui l’avait presque quitté. À mesure que ses yeux s’habituaient à la pénombre, divers objets de la maison sous les arbres prenaient forme ; mais le seul sur lequel son regard avide se posa, longtemps cherché et enfin trouvé, était le grand lit. Sur ce lit, Peter dormait profondément.

Inconscient de la tragédie qui se jouait au-dessus de lui, Peter avait continué, pendant un certain temps après le départ des enfants, à jouer gaiement de la flûte : sans doute une tentative désespérée de se prouver qu’il s’en fichait. Puis il avait décidé de ne pas prendre son médicament, comme pour peiner Wendy. Il s’était allongé ensuite sur le lit en dehors de la couverture, pour la vexer encore plus ; car elle les bordait toujours : on ne sait jamais si on ne va pas avoir froid, au milieu de la nuit. Sur le point de pleurer, il avait réalisé combien elle serait indignée s’il riait à la place ; alors, ayant éclaté d’un rire hautain, il s’était endormi tout à coup.

Quelquefois, mais pas souvent, il faisait des cauchemars, plus pénibles que ceux des autres garçons. Pendant des heures, il ne pouvait se réveiller, gémissant piteusement. Ces rêves étaient en relation, il me semble, avec l’énigme de son existence. Dans ces moments-là, Wendy avait l’habitude de le sortir du lit et de l’asseoir sur ses genoux, le réconfortant par des moyens qu’elle avait elle-même inventés. Quand il était calmé, elle le remettait au lit avant qu’il ne se réveille tout à fait, afin qu’il ne sache pas l’indignité à laquelle elle l’avait soumis. Mais cette fois-ci, il avait sombré immédiatement dans un sommeil sans rêve, un bras pendant au bord du lit, une jambe repliée, et la partie inachevée de son rire échouée sur sa bouche entrouverte, qui laissait deviner ses petites dents.

C’est ainsi que Crochet le découvrit, absolument sans défense. Il resta silencieux au pied de l’arbre, contemplant son ennemi à travers la chambre. Aucun sentiment de compassion ne vint troubler son cœur sombre. Pourtant, l’homme n’était pas entièrement mauvais ; il aimait les fleurs - m’a-t-on dit -, et la musique douce - il n’était lui-même pas mauvais interprète au clavecin - ; et, avouons-le franchement, la nature idyllique de la scène l’émouvait profondément. Si son bon fond l’avait emporté, il serait retourné à contrecœur en haut de l’arbre, mais une chose le retint.

Cette chose, ce fut l’apparente impertinence de Peter, jusque dans son sommeil. La bouche ouverte, le bras tombant, le genou arqué, constituaient une telle personnification de l’arrogance que le cœur de Crochet se durcit. Si sa rage l’avait fait exploser en cent morceaux, chacun d’eux aurait sauté au cou du dormeur.

Bien que la lumière de l’unique lampe brillât faiblement à côté du lit, Crochet se trouvait lui-même dans l’obscurité, et au premier pas furtif qu’il fit, il découvrit un obstacle : la porte de l’arbre de Zéphyr. Elle ne remplissait pas entièrement l’ouverture, et il avait regardé par-dessus. En cherchant le loquet, il découvrit avec fureur qu’il était situé très bas, hors de sa portée. Pour son esprit en désordre, il sembla alors que les caractéristiques irritantes du visage et de la silhouette de Peter s’accentuaient ; il secoua la porte à deux mains et se jeta contre elle. Son ennemi allait-il lui échapper après tout ?

Tout à coup, son regard perçant se posa sur un objet : il venait d’apercevoir la fiole de médicament de Peter, posée sur une étagère, à portée de sa main. Il devina immédiatement de quoi il s’agissait, et comprit alors que le dormeur était en son pouvoir.

De peur d’être pris vivant, Crochet portait toujours sur lui une drogue redoutable, mélange concocté par lui-même à partir de toutes les bagues à poison qui étaient tombées en sa possession. Il avait fait bouillir la mixture, pour obtenir un liquide jaunâtre, tout à fait inconnu de la science, et qui était probablement le plus violent des poisons.

Il en versa cinq gouttes dans la fiole de Peter. Sa main tremblait, mais c’était du fait de l’exaltation plutôt que de la honte. Tout en faisant cela, il évitait de regarder le dormeur, mais pas de peur de céder à la pitié, non, simplement pour éviter de renverser le contenu. Puis il jeta un long regard jubilatoire à sa victime et, se retournant, se faufila avec difficulté jusqu’en haut de l’arbre. Lorsqu’il émergea à la surface, il ressemblait à l’esprit du mal en personne sortant de sa grotte ! Enfilant son chapeau, il enroula sa cape autour de lui, en drapant une extrémité devant lui, comme pour cacher des ténèbres son élément le plus sombre, et marmonnant étrangement dans sa barbe, il s’enfuit à travers les arbres.


Peter dormait toujours. La lumière s’éteignit, plongeant la pièce dans l’obscurité totale, mais il ne se réveilla pas. Il ne devait pas être moins de dix heures d’après le crocodile, lorsqu’il se redressa soudain dans son lit, réveillé par on ne sait quoi. Il y avait un tapotement doux et prudent sur la porte de son arbre.

Doux et prudent, certes, mais dans ce grand silence, l’impression produite était sinistre. Peter chercha sa dague, jusqu’à ce que sa main la saisisse. Puis il demanda :

« Qui est là ?

Pendant un long moment, il n’y eut pas de réponse, puis on frappa à nouveau.

— Qui êtes-vous ? »

Pas de réponse.

Il était intrigué, et il aimait être intrigué. En deux enjambées, il atteignit la porte. Contrairement celle de Zéphyr, elle remplissait l’ouverture, de sorte qu’il ne pouvait pas voir au-delà, et que celui qui frappait ne pouvait pas non plus le voir.

« Je n’ouvrirai pas si vous ne parlez pas, cria Peter.

Le visiteur parla enfin, avec une jolie voix qui ressemblait à un tintement.

— Laisse-moi entrer, Peter.

C’était Clochette. Il déverrouilla rapidement ; et elle entra en trombe, le visage rouge et la robe toute tachée de boue.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Oh, tu ne pourrais jamais deviner ! s’écria-t-elle, et elle lui proposa de choisir entre trois propositions. Il rugit :

— Suffit ! Réponds-moi ! »

Et, en une tirade bancale, aussi longue que les rubans que les prestidigitateurs tirent de leur bouche, Clochette raconta la capture de Wendy et des garçons.

Le cœur de Peter battait la chamade en l’écoutant. Quoi ?! Wendy ligotée, prisonnière sur le bateau pirate ! Elle qui aimait que tout soit bien comme il faut !


illustré par Alice Woodward

« Je vais la sauver ! » s’écria-t-il, en bondissant sur ses armes. Dans sa précipitation, il essayait de trouver dans son esprit, quelque chose qui pourrait faire plaisir à Wendy. Il pouvait prendre son médicament ! Sa main se referma sur la fiole fatale.

« Non ! cria Clochette, qui avait entendu Crochet raconter son méfait en marmonnant, alors qu’il filait à travers la forêt.

— Mais pourquoi ?

— C’est rempli de poison.

— De poison ? Mais qui a pu y verser du poison ?

— Crochet.

— Ne sois pas stupide, Clochette, comment Crochet aurait-t-il pu descendre jusqu’ici ? »

Hélas, la petite fée ne pouvait pas l’expliquer, car elle ne connaissait pas le secret de l’arbre de Zéphyr. Néanmoins, les paroles de Crochet n’avaient laissé aucune place au doute : la fiole était bel et bien empoisonnée.

« Impossible, dit Peter. D’ailleurs, je n’ai même pas fermé l’œil. »

Il leva la fiole. Il n’était plus temps de parler, mais d’agir : d’un coup de baguette magique, Clochette s’interposa entre ses lèvres et la fiole, et en but le contenu jusqu’à la dernière goutte.

« Comment oses-tu boire mon médicament ?

Mais Clochette ne répondit pas. Elle titubait déjà dans l’air.

— Qu’est-ce que tu as ? s’écria Peter, soudainement effrayé.

— C’était du poison, Peter, lui dit-elle doucement ; et maintenant je vais mourir.

— Oh, Clo ! Tu l’as bu pour me sauver la vie ?

— Oui.

— Mais pourquoi ?

Ses ailes pouvaient à peine la porter maintenant, mais en guise de réponse, elle se posa sur son épaule et mordit son nez avec amour, avant de murmurer à son oreille :

— Espèce d’imbécile ! »

Puis, titubant jusqu’à sa chambre, elle s’allongea sur le lit.

Sa tête occultant pratiquement le quatrième mur de la petite pièce, il s’agenouilla près d’elle, au désespoir. À chaque instant, la lumière de la fée s’affaiblissait, et il savait que si elle s’éteignait, Clochette ne serait plus. Elle aimait tellement ses larmes qu’elle tendit sa main vers lui et les toucha de son beau doigt. Sa voix était si basse, qu’il ne put d’abord comprendre ce qu’elle disait. Puis il comprit. Elle disait qu’elle pensait pouvoir se rétablir, si les enfants croyaient à nouveau aux fées.

Peter lui tendit les bras. Il n’y avait pas d’enfants ici, et on était en pleine nuit. Mais il s’adressa à tous ceux qui pouvaient rêver du Pays de Nulle Part, et qui étaient donc plus proches de lui qu’on ne le pense : des petits garçons et des petites filles en pyjama, des petits bébés tout nus dans leurs paniers, accrochés aux arbres.

« Vous y croyez ? cria-t-il.

Clochette se redressa d’un bond dans son lit, pour écouter la voix de son destin. Elle avait l’impression d’entendre des » oui », mais elle n’en était pas sûre.

« Qu’est-ce que tu en penses ? murmura-t-elle à Peter.

— Si vous y croyez, leur cria-t-il, tapez dans vos mains ; ne laissez pas Clochette mourir ! »

Beaucoup applaudirent.

D’autres s’abstinrent.

Quelques idiots sifflèrent.

Les applaudissements cessèrent brusquement, comme si d’innombrables mamans s’étaient précipitées dans les nurseries pour voir ce qui se passait. Mais déjà, Clochette était sauvée. D’abord, sa voix devint plus forte ; ensuite, elle bondit hors de son lit, puis elle voleta à travers la pièce, plus joyeuse et plus impudente que jamais. Elle ne pensa pas une seconde à remercier ceux qui avaient applaudi, mais elle aurait bien voulu s’en prendre à ceux qui avaient sifflé.

« Et maintenant, allons au secours de Wendy ! »

La lune se levait dans un ciel nuageux, lorsque Peter émergea de son arbre, portant essentiellement des armes, et vêtu de peu d’autres choses, prêt à se lancer dans sa périlleuse aventure. Ce n’était pas une nuit selon ses désirs. Il avait espéré voler, en restant proche du sol, afin que rien d’inhabituel ne lui échappe ; mais dans cette lumière capricieuse, voler si bas aurait signifié promener son ombre à travers les arbres, dérangeant ainsi les oiseaux et informant un ennemi vigilant qu’il s’était mis en route.

Il regrettait à présent d’avoir traité les oiseaux de l’île de noms tellement étranges, qu’ils en étaient devenus très sauvages et difficiles à approcher. Il n’y avait pas d’autre solution que d’avancer à la manière des Peaux-Rouges, technique dans laquelle il était heureusement passé maître. Mais dans quelle direction, car il ne pouvait être certain que les enfants avaient été emmenés au bateau ? Une légère chute de neige avait effacé toutes les traces de pas, et un silence de mort régnait sur l’île, comme si la nature s’était un moment immobilisée, horrifiée par le récent carnage.

Il avait enseigné aux enfants quelques techniques de survie dans la forêt, qu’il avait lui-même apprises de Lily la Tigresse et de la fée Clochette, et il savait qu’en ces heures difficiles, ils y penseraient certainement. Ainsi, Zéphyr, à la première occasion, ferait une entaille dans les arbres, Frison sèmerait des graines sur leur passage, et Wendy laissait tomber son mouchoir à un endroit stratégique. Mais il aurait fallu être en plein jour pour chercher de tels indices, et il ne pouvait pas attendre. Le monde d’en haut avait besoin de lui, mais en échange, ne lui apporterait aucune aide.

Le crocodile le dépassa, mais en dehors de lui, il n’y avait pas un seul être vivant, pas un bruit, pas un mouvement ; et pourtant il savait bien qu’une mort soudaine pouvait se trouver au détour du prochain arbre, ou venir le surprendre par derrière.

Il fit un terrible serment : » Je t’avertis, Crochet, cette fois, c’est toi ou moi ! »

Il avança en rampant comme un serpent, puis il se remit debout et s’élança à travers un espace libre, sur lequel le clair de lune projetait des ombres, un doigt sur les lèvres et son poignard à portée de main. Il était terriblement heureux !



Chapitre XIV

Le bateau pirate


Une lumière verte qui lorgnait au-dessus de la crique du Kidd, tout près de l’embouchure de la Rivière des Pirates, marquait l’endroit où le Jolly Roger gisait au ras de l’eau. C’était un rafiot infâme, malpropre jusqu’au fond de la cale, d’aspect aussi répugnant qu’un sol jonché de plumes souillées. Il était la terreur des océans, et ce fanal était bien inutile : la réputation effroyable qui le précédait partout suffisait à éloigner quiconque aurait rôdé aux alentours.



Le navire était enveloppé dans l’épais manteau de la nuit, à travers lequel aucun bruit n’aurait pu atteindre le rivage. Aucun son ne venait rompre le silence, si ce n’est le ronronnement rassurant d’une machine à coudre, devant laquelle était assis Smee, travailleur infailliblement laborieux et serviable, l’essence même du marin banal et pathétique. Je ne sais pourquoi cet être était si infiniment pathétique, à moins que ce ne soit parce qu’il en était tout simplement pathétiquement inconscient. Mais il se trouvait que même les hommes les plus forts, en le voyant, devaient détourner précipitamment le regard ; et plus d’une fois, les soirs d’été, il avait ému Crochet jusqu’aux larmes. De cela, comme de presque tout le reste, Smee était tout à fait inconscient.

Quelques pirates étaient accoudés au bastingage, une bouteille à la main, immergés dans les miasmes de la nuit ; d’autres étaient vautrés près des barriques, sur lesquelles ils jouaient aux dés et aux cartes ; et les quatre derniers arrivés, ceux qui avaient transporté la petite maison, à bout de forces, gisaient affalés sur le pont, où, même dans leur sommeil, ils roulaient habilement d’un côté ou de l’autre, hors de portée de Crochet, craignant qu’il ne les griffe machinalement en passant.

Crochet faisait les cent pas sur le pont, tout en réfléchissant. Ô homme insondable ! C’était l’heure de son triomphe. Peter avait été écarté à jamais de son chemin, et tous les autres garçons étaient enfermés à fond de cale, attendant d’être jetés à la mer. C’était son acte le plus noir depuis le jour où il avait fait mettre à Barbe Noire un genou à terre. Et connaissant la tendance des hommes à n’être que des outres de vanité, nous ne pouvons pas être surpris de le voir arpenter le pont d’un pas chancelant, la tête grisée par les vents de son succès ! Pourtant, il n’y avait aucune exaltation dans son attitude, qui ne faisait que suivre les méandres de son esprit tourmenté : au fond de lui, Crochet était en réalité profondément déprimé.

Il était souvent dans cet état lorsqu’il communiait avec lui-même, à bord de son navire, dans la quiétude de la nuit. Il se sentait terriblement seul. Cet homme impénétrable ne souffrait jamais autant de la solitude que lorsqu’il était entouré de ses hommes. Car eux et lui ne faisaient pas partie du même monde.

Crochet n’était pas son véritable nom. Révéler qui il était vraiment aurait mis le pays à feu et à sang, même à cette époque ; mais comme ceux qui lisent entre les lignes doivent déjà l’avoir deviné : il avait fréquenté les meilleures écoles, et l’éducation qu’il y avait reçue s’accrochait encore à lui comme un vieux vêtement. C’est ainsi qu’encore aujourd’hui, après la bataille, il trouvait offensant de se présenter devant le capitaine du navire dont il prenait possession, sans avoir changé de tenue au préalable, et il affectait encore dans sa démarche, un déhanchement distingué. Mais par-dessus tout, il avait conservé la passion de la bienséance. La bienséance ! Il avait beau être tombé bien bas, il savait que c’est tout ce qui compte vraiment.

Au fond de son esprit, il entendait comme un grincement de portail rouillé, et à travers ce grincement, un tap-tap-tap régulier, comme un martèlement qui vous empêche de trouver le sommeil durant la nuit.

« As-tu respecté la bienséance ? était son éternelle question.

— La gloire, la gloire ! Ce colifichet étincelant, je le veux ! s’écriait-il.

— Certes, mais est-ce bienséant que de se faire remarquer en quoi que ce soit ? demandait alors le tap-tap.

— Mais je suis le seul homme que Barbe Noire craignait ! insistait-il. Et Flint lui-même avait peur de Barbe Noire.

— Barbe Noire, Flint… Rappelle-moi leur lignage ? » était la cinglante réponse.

Et il avait également ce questionnement, le plus angoissant de tous : était-il réellement bienséant de s’interroger au sujet de la bienséance ?

Tout son être était torturé par ce problème. C’était en lui une griffe plus acérée que la griffe de fer ; et tandis qu’elle le déchirait, la transpiration dégoulinait sur sa face cireuse et striait son pourpoint. Souvent, il se passait la manche sur le visage, mais rien ne pouvait arrêter ce filet d’eau.

Ah, le pauvre capitaine Crochet était bien à plaindre !

Il lui vint un pressentiment de sa disparition prochaine. C’était comme si le terrible serment de Peter venait de monter à bord du navire. Crochet ressentit un désir morbide de préparer son dernier discours, de peur de ne plus avoir le temps de le faire.

« Ah ! Il aurait mieux valu pour Crochet, s’écria-t-il, avoir moins d’ambition ! » Ce n’est que dans les heures les plus graves qu’il parlait de lui à la troisième personne.

« Aucun enfant ne m’aime ! »

Il était étrange qu’il ait pensé à cela ; c’était la première fois que cette idée le troublait. Peut-être la machine à coudre y était-elle pour quelque chose. Pendant longtemps, il marmonna dans sa barbe et fixant du regard Smee, qui cousait placidement, convaincu que tous les enfants le craignaient.

Le craindre ! Avoir peur de Smee ! Il n’y avait pas un seul enfant à bord du navire qui ne l’aimât pas déjà. Il leur avait dit des mots horribles, et les avait frappés avec la paume de sa main, parce qu’il ne voulait pas les frapper avec son poing, mais ils n’avaient fait que s’accrocher davantage à ses basques. Michael avait même essayé ses lunettes.

Dire au pauvre Smee que les enfants l’adoraient ! Crochet était dévoré de l’envie de le faire, mais ça semblait trop brutal. Au lieu de cela, il fit tourner cette question dans son esprit : pourquoi donc trouvaient-ils Smee adorable ? Il suivit la piste, comme le fin limier qu’il était. Si Smee était effectivement adorable, qu’est-ce qui le rendait ainsi ? Une terrible réponse lui apparut soudainement : et si c’était la bienséance ?

Le comportement du maître d’équipage respecterait-il toutes les règles de la bienséance, sans que celui-ci en soit même conscient ? Car c’est là la forme la plus aboutie du savoir vivre !

Avec un cri de rage, il leva sa main de fer au-dessus de la tête de Smee ; mais il s’arrêta, saisi par cette réflexion :

« Griffer un homme parce qu’il fait preuve de bienséance, qu’est-ce que c’est ?

— Tout l’inverse de la bienséance ! »

Le malheureux Crochet était aussi impuissant qu’il était trempé de sueur. Il tomba en avant comme une fleur coupée !


Ses hommes, le pensant hors circuit pour un moment, la discipline se relâcha instantanément. Ils se lancèrent dans une ronde endiablée qui le remit sur pied aussitôt. Toute trace de faiblesse humaine avait disparu de lui, comme lavée à grande eau.

« Silence, bande de fainéants, ou je vous étripe ! cria-t-il.

Le vacarme cessa aussitôt.

— Est-ce-que les enfants sont bien attachés ? Ils ne peuvent pas s’envoler, au moins ?

— Non, non.

— Alors, ramenez-les ici ! »

Les malheureux prisonniers furent extraits de la cale, tous sauf Wendy, et alignés devant Crochet. Pendant un moment, il sembla inconscient de leur présence, se prélassant à son aise, fredonnant, non sans talent, des bribes d’une chanson paillarde, et tripotant un jeu de cartes. Parfois, le bout incandescent de son cigare illuminait son visage d’une touche de couleur. Puis il dit d’un ton vif :

« Maintenant, à nous mes jolis. Il est prévu que six d’entre vous soient jetés à la mer dès ce soir. Mais il se trouve que j’ai deux places de garçons de cabine disponibles. Y-a-t-il des volontaires ? »

« Ne l’irritez pas inutilement » ; telles avaient été les instructions de Wendy aux garçons. Aussi Vadrouille s’avança-t-il poliment. Il détestait l’idée de servir sous les ordres d’un tel homme, mais un instinct lui disait qu’il serait prudent de faire porter la responsabilité sur un absent. Bien qu’il ne soit pas très malin, il savait que seules les mères sont toujours prêtes à se sacrifier. Tous les enfants le savent, et tout en les méprisent pour cela, en abusent constamment.

Vadrouille expliqua donc prudemment :

« Voyez-vous, monsieur, je ne pense pas que ma mère aimerait que je devienne pirate. Et toi, Zéphyr, est-ce que ta mère aimerait que tu deviennes pirate ?

Il fit un clin d’œil à Zéphyr, qui répondit d’un ton triste :

— Je crains que non, comme s’il aurait souhaité qu’il en soit autrement.

— Ta mère aimerait que tu deviennes pirate, Jumeau ?

— Je ne pense pas, répondit le premier Jumeau, qui avait compris la supercherie. Et toi, Coffee, tu…

— La ferme ! rugit Crochet.

Les garçons furent tous repoussés en arrière.

— Toi, mon petit, dit-il en s’adressant à John, tu as l’air d’avoir un peu plus de tripes que les autres. Ça te dirait, de devenir pirate, mon mignon ?

Or il se trouvait que John avait justement déjà eu l’expérience de ce genre de désir, particulièrement en cours de mathématiques. Il fut frappé par la question de Crochet.

— J’avais bien pensé, une fois, m’appeler Jacques les Mains Rouges… bredouilla-t-il.

— Et c’est un très bon choix ! Nous t’appellerons ainsi, mon mignon, si tu fais le choix de rejoindre notre équipage.

— Qu’en penses-tu, Michael ? demanda John.

— Et moi, si je vous rejoins aussi, comment m’appellerez-vous ? demanda Michael en guise de réponse.

— Joe Barbe Noire.

Michael était impressionné.

— Qu’en penses-tu, John ?

Il voulait que John prenne la décision pour lui, et inversement.

— Pourrons-nous rester des sujets respectueux du roi ? demanda John.

La réponse siffla entre les dents de Crochet :

— Il vous faudra jurer : ‘À mort le roi !’

John ne s’était peut-être pas très bien comporté jusqu’à présent, mais en entendant cela, il se rattrapa brillamment.

— Dans ce cas, je refuse ! s’écria-t-il, en frappant du poing le dessus d’un baril devant le nez de Crochet.

— Et moi aussi, je refuse ! cria Michael.

— Vive l’Angleterre ! glapit Frison.

Les pirates furieux leur distribuèrent des gifles, et Crochet rugit :

— Vous venez de sceller votre perte ! Faites monter leur mère, et préparez tout pour les exécutions ! »

Ce n’étaient que de petits garçons : ils devinrent tout pâles en voyant Billy la Frime et Cecco commencer à s’activer. Mais ils tentèrent de se reprendre quand Wendy fut évoquée.

Je suis incapable de vous décrire à quel point Wendy méprisait ces pirates. Aux yeux des garçons, ils conservaient encore un peu de prestige, eu égard à leur profession ; mais à ses yeux à elle, les choses étaient bien différentes. Ainsi, tout ce qu’elle voyait, c’est que le navire n’avait pas été nettoyé depuis des siècles. Il n’y avait pas un seul hublot crasseux sur lequel on n’aurait pu écrire » sale porc », avec le bout de son doigt ; et elle s’était déjà amusée à le faire sur plusieurs. Mais alors que les garçons se rassemblaient autour d’elle, toutes ses pensées allaient uniquement vers eux.

« Alors, ma belle, lui dit Crochet d’une voix sirupeuse, le moment est venu pour toi d’assister à l’exécution de tes enfants… »

Tout gentilhomme qu’il était, l’intensité de ses émotions avait trempé de sueur sa fraise en dentelle, et il le comprit soudainement en voyant le regard de la fillette fixé dessus. D’un geste précipité, il essaya de la cacher, mais il était trop tard.

« Il est donc prévu qu’ils meurent ? demanda Wendy, avec un regard de mépris si effrayant qu’il faillit perdre connaissance.

— Oui, c’est prévu ! aboya-t-il. Silence ! reprit-il avec jubilation. Écoutons les dernières paroles d’une mère à ses enfants.

Wendy fut alors majestueuse.

— Mes chers enfants, dit-elle fermement, ce sont là mes derniers mots. J’ai la sensation d’avoir un message pour vous, de la part de vos véritables mères. Le voici : Nous espérons que nos fils sauront mourir dignement, comme des gentlemen.

Les pirates eux-mêmes furent impressionnés…

Vadrouille s’écria hystériquement :

— Je vais faire ce que ma mère espère de moi ! Et toi, Coffee ?

— Pareil ! Et toi, Jumeau ?

— Ce que ma mère espère. John, qu’est-ce que…

Mais Crochet avait retrouvé ses esprits :

— Attachez-la ! cria-t-il.

C’est Smee qui l’attacha au mât.

— Écoute, ma douce, murmura-t-il, je te sauverai la vie si tu promets d’être ma mère à moi.

Mais Wendy n’aurait pu faire une telle promesse, même pour Smee.

— Je préférerais presque ne pas avoir d’enfants du tout, répondit-elle avec dédain. »

Je dois malheureusement vous apprendre que pas un seul des garçons ne la regarda lorsque Smee l’enchaîna au mât ; le regard de chacun était tourné vers la planche de bois, sur laquelle ils allaient faire leurs derniers pas avant de sauter dans le vide. Ils n’étaient même plus capables d’espérer qu’ils mourraient comme des gentlemen ; ils ne parvenaient plus à penser ; ils ne pouvaient que regarder, en tremblant de peur.

Crochet leur sourit, les dents serrées, et fit un pas vers Wendy. Son intention était de tourner son visage, afin qu’elle voie les garçons marcher sur la planche un par un. Mais il n’a jamais pu la toucher ; il n’a jamais entendu le cri d’angoisse qu’il espérait lui arracher. Il a entendu autre chose à la place.

C’était le terrible tic-tac du crocodile.

Tous l’entendirent : les pirates, les garçons, et Wendy. Immédiatement, toutes les têtes se tournèrent dans une même direction, non pas vers la mer, d’où provenait le bruit, mais vers Crochet. Tous savaient que ce qui allait se passer ne concernait que le capitaine, et que, d’acteurs, ils étaient soudain devenus spectateurs…

Le changement qui s’opéra en lui fut effrayant à contempler. C’était comme s’il avait été coupé à chaque articulation : il s’effondra en un petit tas.

Le bruit se rapprochait de plus en plus, précédé de ce pressentiment affreux : » Le crocodile va monter à bord ! »

Même la griffe de fer restait immobile, comme si elle savait qu’elle n’était pas directement visée. Dans une telle situation, n’importe quel homme se serait enfoui le visage dans ses mains, à l’endroit même où il était tombé. Mais le puissant cerveau de Crochet fonctionnait toujours. Il se mit à ramper à plat ventre sur le pont, s’éloignant de l’origine du bruit autant qu’il le pouvait. Les pirates s’écartèrent respectueusement sur son passage. Lorsqu’il atteignit le bastingage, il murmura : » Cachez-moi ! »

Ils se rassemblèrent autour de lui, détournant le regard de la chose qui arrivait à bord. Ils n’avaient pas eu un instant l’intention de la combattre : c’était le destin…


Ce n’est que lorsque Crochet fut hors de vue, que la curiosité ranima les membres des garçons qui se précipitèrent sur le parapet pour voir le crocodile. Ils eurent alors la surprise de leur vie, car ce n’était pas un crocodile qui venait à leur secours, c’était Peter.

Il leur fit signe de ne pas crier, afin de ne pas éveiller les soupçons. Puis il continua à faire tic-tac



Chapitre XV

Crochet, cette fois, c’est toi ou moi !


Des choses bizarres nous arrivent à tous, sur le chemin de la vie, sans que nous en soyons forcément conscients. Ainsi, par exemple, nous découvrons soudain que nous sommes sourds d’une oreille depuis, disons, une demi-heure. Cette nuit-là, Peter venait de faire une telle expérience. La dernière fois que nous l’avons vu, il traversait l’île à la dérobée, un doigt sur les lèvres et son poignard prêt à l’emploi. Il avait vu passer le crocodile, sans rien remarquer de particulier. Puis un moment plus tard, il s’est souvenu qu’il n’avait pas entendu de tic-tac. Il a d’abord trouvé cela étrange, mais a vite conclu que l’horloge était arrêtée.

Sans s’embarrasser de sentiments à l’égard d’une connaissance ainsi brutalement privée de son compagnon le plus proche, Peter se mit à réfléchir à la manière dont il pourrait tirer parti de cette catastrophe. Il décida de faire lui-même tic-tac, afin que les bêtes sauvages le prennent pour le crocodile, et le laissent passer sans encombre. Il tictaqua superbement, mais avec un résultat imprévu. Le crocodile était parmi les animaux qui entendirent le son, et il se mit à le suivre, sans qu’on puisse vraiment savoir si c’était dans le but de regagner ce qu’il avait perdu, ou simplement par amitié, croyant qu’il faisait à nouveau tic-tac, car, comme tous ceux qui sont esclaves d’une idée fixe, c’était une bête stupide.

Peter atteignit le rivage sans difficultés, et continua tout droit, ses jambes entrant dans l’eau comme si elles n’avaient pas conscience de se mouvoir dans un nouvel élément. De nombreux animaux passent ainsi de la terre à l’eau, mais aucun être humain à ma connaissance… Alors qu’il nageait, son esprit n’était occupé que par une seule pensée : » Crochet, cette fois, c’est toi ou moi ! » Il avait fait tic-tac si longtemps qu’il continuait maintenant à tictaquer sans même s’en rendre compte. Si cela avait été le cas, il se serait arrêté, car l’ingénieuse idée de se servir du tic-tac pour monter à bord du navire ne lui était pas venue à l’esprit.

Il pensait au contraire avoir escaladé le flanc du bateau aussi silencieusement qu’une souris, et il fut stupéfait de voir les pirates trembler devant lui, entourant Crochet, qui était dans un état aussi lamentable que s’il avait entendu le crocodile.

Le crocodile ! À peine Peter repensa-t-il à lui, qu’il entendit le tic-tac. Il pensa d’abord que le son provenait de l’animal, et il se retourna rapidement. Puis, il se rendit compte que c’était lui-même qui tictaquait, et en un éclair il comprit la situation. Il se dit alors : » Comme je suis intelligent ! », et fit signe aux garçons de ne pas applaudir trop bruyamment.

C’est à ce moment-là qu’Ed Teynte, le quartier-maître, surgit du gaillard d’avant et arriva sur le pont. Maintenant, chers lecteurs, chronométrez les évènements ! Peter frappa juste et fort. John bâillonna le malheureux pirate pour étouffer son gémissement. Celui-ci tomba en avant. Quatre garçons le retinrent pour empêcher le bruit sourd de sa chute. Peter donna le signal, et le cadavre fut jeté par-dessus bord. Il y eut un plouf, puis le silence. Combien de temps cela a-t-il pris ?

« Et de un ! » Zéphyr avait commencé le décompte.

Ce n’était pas trop tôt. Peter, sur la pointe des pieds, disparut dans la cabine, car plus d’un pirate rassemblait son courage et promenait son regard autour de lui. Ils pouvaient maintenant entendre les respirations angoissées des uns et des autres, ce qui leur prouvait que le terrible son avait cessé.

« Il est parti, capitaine, dit Smee en essuyant ses lunettes. Tout est redevenu normal. »

Lentement, Crochet laissa sa tête émerger de sa collerette en dentelle, et écouta si attentivement qu’il aurait pu surprendre l’écho du tic-tac. Il n’y avait pas un bruit, et il se redressa fermement pour atteindre sa taille maximale.

« Allez ! On s’y remet ! s’écria-t-il gaillardement. Il haïssait les garçons plus que jamais, parce qu’ils l’avaient vu se dégonfler devant le danger. Il entonna le refrain cruel :


« Ho ! Ho ! Ho ! La jolie planche !

Vas-y, vas-y, à petits bonds,

Plus loin ! Jusqu’à ce que tu flanches !

Elle t’a précipité au fond ! »


Pour terroriser davantage les prisonniers, bien qu’au prix d’une certaine perte de dignité, il dansait le long d’une planche imaginaire, les observant en grimaçant tout en chantant ; et quand il eut terminé, il s’écria :

« Voulez-vous tâter de mon petit chat, avant de marcher sur la planche ?

Ils tombèrent tous à genoux.

— Non, non ! supplièrent-ils si pitoyablement que chacun des pirates sourit.

— Allez, va chercher le chat, Billy ! dit Crochet. Il est dans ma cabine.

La cabine ! C’est là que se trouvait Peter ! Les enfants se regardèrent fixement.

— Ouais, ouais » répondit joyeusement Billy, tout en entrant à grands pas dans la cabine. Ils le suivirent des yeux ; ils se rendirent à peine compte que Crochet avait repris sa chanson, ses hommes l’accompagnant en chorale :


« Ho ! Ho ! Ho ! Le joli chat !

Il a neuf queues, pas pour de faux !

Quand elles écrivent sur ton dos,

… »


On ne connaîtra jamais le dernier vers, car soudain, la chanson fut interrompue par un hurlement épouvantable provenant de la cabine. Il traversa le navire, puis s’éteignit. On entendit alors un » cocorico ! », bien connu des garçons, mais qui aux oreilles des pirates, était presque plus sinistre que le hurlement.

« Qu’est-ce que c’était ? cria Crochet.

— Et de deux ! dit Zéphyr solennellement.

Cecco, l’Italien, hésita un moment, puis entra dans la cabine. Il en sortit titubant et hagard.

— Qu’est-ce qui se passe avec Billy, espèce de chien ? siffla Crochet, qui le surplombait.

— Ben, le problème avec Billy, c’est qu’il est mort. Poignardé, répondit Cecco d’une voix creuse.

— Hein ? Billy est mort ?! crièrent les pirates terrifiés.

— Dans la cabine, il fait aussi noir que dans un four, bredouilla Cecco. Mais il y a quelque chose de terrible là-dedans, c’est cette chose que vous avez entendue chanter.

L’exultation des garçons, les regards affolés des pirates, rien de tout cela n’échappa à Crochet.

— Cecco, dit-il de sa voix la plus ferme, retourne dans la cabine me chercher ce chanteur.

Cecco, le plus brave parmi les braves, s’agenouilla devant son capitaine en suppliant :

— Non, non !

Mais Crochet caressa sa griffe.

— J’ai bien entendu que tu y allais, n’est-ce pas, Cecco ? demanda-t-il d’un air songeur.

Cecco entra dans la cabine, les épaules baissées, accablé de désespoir. Il n’y eut aucun chant. Tout le monde tendait l’oreille ; et de nouveau, vint un cri d’agonie, et de nouveau un » cocorico ! ».

Personne ne parla, sauf Zéphyr.

« Et de trois ! » dit-il.

Crochet rassembla ses hommes d’un geste.

« Espèces de moules ! Lequel d’entre vous va me ramener ce brailleur ?

— Attendez que Cecco en sorte, grogna Starkey, et les autres acquiescèrent.

— Je crois t’avoir entendu te porter volontaire, Starkey, dit Crochet, en minaudant à nouveau.

— Non, sapristi ! hurla Starkey.

— Ma griffe pense pourtant que tu l’as fait, répondit Crochet, s’avançant vers lui. Je me demande, Starkey, s’il ne serait pas préférable de lui faire plaisir…

— Je préfère me balancer au bout d’une corde que d’entrer là-dedans, répondit Starkey avec acharnement, et une fois de plus il eut le soutien de l’équipage.

— C’est une… mutinerie ? demanda Crochet, d’un ton plus doucereux que jamais. Et Starkey serait le meneur…

— Capitaine, pitié ! pleurnicha Starkey, tout tremblant à présent.

— Allons, serre-moi la main, dit Crochet en tendant sa griffe.

Starkey promena son regard autour de lui pour chercher de l’aide, en vain. Alors qu’il reculait, Crochet avançait, une étincelle rouge flambant au fond de ses yeux. Avec un cri de désespoir, le pirate sauta par-dessus le canon, et se précipita dans la mer.

— Et de quatre, dit Zéphyr, sentencieusement.

— Et maintenant, dit courtoisement Crochet, y-a-il d’autres candidats pour une mutinerie ?

Saisissant une lanterne et levant sa griffe d’un geste menaçant, il dit :

— Je vais aller chercher cet oiseau moi-même. Et il se rua à l’intérieur de la cabine.

— Et de cinq. Zéphyr brûlait d’envie de le dire, mais il se retint. Il s’humecta les lèvres pour être prêt. C’est alors que Crochet ressortit en titubant, mais sans sa lanterne.

— Quelque chose a éteint la lumière, dit-il d’un ton peu assuré.

Quelque chose ?! répéta Mullins.

— Et Cecco ? demanda Spaguetti.

— Il est aussi mort que Billy » répondit vivement Crochet.

Sa réticence à retourner à l’intérieur de la cabine leur fit très mauvaise impression ; de nouveaux appels à la mutinerie fusèrent. Tous les pirates sont superstitieux, et Cookson s’écria :

« On dit que qu’on peut être certain qu’un navire est hanté s’il y a davantage de personnes à bord qu’on ne peut en compter !

— J’ai entendu dire, murmura Mullins, qu’il aborde toujours le bateau pirate en dernier. Est-ce qu’il avait une queue, capitaine ?

— Les gens disent, dit un autre, en regardant malicieusement Crochet, que lorsqu’il se montre, c’est sous la forme de l’homme le plus cruel à bord.

— Est-ce qu’il avait un crochet, capitaine ? demanda Cookson insolemment.

Et ce cri, que poussèrent ensemble plusieurs gorges :

— Le navire est condamné ! »

Les garçons ne purent s’empêcher de glousser de joie. Crochet en avait presque oublié ses prisonniers, mais lorsqu’il se retourna vers eux, son visage s’illumina à nouveau.

« Les garçons ! cria-t-il à son équipage. En voilà, une idée ! Ouvrez la porte de la cabine et poussez-les à l’intérieur. Laissez-les tenter de sauver leurs vies. S’ils tuent cette chose, nous ne nous en porterons que mieux ; si c’est elle qui les tue, cela ne sera pas plus mal. »

Pour la dernière fois, ses hommes saluèrent la perversité de l’esprit de Crochet ; ils exécutèrent ses ordres avec dévouement. Les garçons, qui faisaient semblant de se débattre, furent poussés dans la cabine, et la porte fut refermée sur eux.

« À présent, cria Crochet, tout le monde se tait ! »

Tous écoutèrent. Mais pas un seul n’osa faire face à la porte. Je me trompe : il y avait quelqu’un. Wendy, qui pendant tout ce temps était restée attachée au mât, guettait, non pas un hurlement, mais la réapparition de Peter.

Elle n’eut pas longtemps à attendre. Dans la cabine, celui-ci avait trouvé ce qu’il était allé chercher : la clef qui ouvrait les menottes des garçons. Ils se glissèrent hors de la cabine, armés de tout ce qu’ils avaient pu trouver dans l’habitacle. Après leur avoir demandé à voix basse d’aller se cacher, Peter sectionna les liens de Wendy. Rien n’aurait alors été plus facile que de s’envoler tous ensemble ; mais une chose leur barrait la route, le serment fait par Peter : » Cette fois, c’est Crochet ou moi ». Lorsqu’il eut libéré Wendy, il lui chuchota d’aller rejoindre les autres et prit sa place contre le mât, s’enveloppant de son manteau pour ne pas être reconnu. Puis il prit une grande inspiration, et se mit à chanter.

Pour les pirates, c’était la preuve que tous les garçons venaient d’être massacrés à l’intérieur de la cabine : ils furent pris de panique. Crochet essaya de les rassurer, mais en les maltraitant, il en avait fait des chiens féroces : ils montrèrent leurs crocs, et le capitaine eut la certitude que s’il les quittait des yeux, ils lui sauteraient à la gorge.

« Les gars, dit-il, prêt à cajoler ou à frapper au besoin, sans hésiter un seul instant, j’ai réfléchi. Il y a un porte-guigne parmi nous.

— Oui, c’est vrai, grognèrent-ils. C’est celui qui a un crochet !

— Non, les gars, non, c’est la fille ! Une femme à bord sur un bateau pirate, ça porte malheur ! Les choses iront mieux quand elle ne sera plus là !

Certains d’entre eux se souvinrent que Flint disait souvent cela.

— Ça vaut la peine d’essayer, répondirent-ils, dubitatifs.

— Jetez-la par-dessus bord ! s’écria Crochet.

Tous se précipitèrent vers la silhouette encapuchonnée.

— Personne ne peut te sauver maintenant, mademoiselle, siffla Mullins d’un air moqueur.

— Si, il y a quelqu’un, répondit la silhouette.

— Qui ?

— Peter Pan le Vengeur ! fut la terrible réponse. Tout en parlant, Peter rejeta son manteau. Alors tous comprirent qui avait eu le dessus sur eux dans la cabine. Par deux fois, Crochet ouvrit la bouche pour parler, et par deux fois, aucun son n’en sortit. Dans ce moment terrifiant, je pense que son cœur féroce se brisa. Il finit par crier, sans conviction :

« Étripez-le !

— Allez, les gars, à l’attaque ! » La voix de Peter retentit, et en un instant, le choc des armes résonna sur le pont du navire. Si les pirates étaient restés groupés, il n’y a aucun doute qu’ils l’auraient emporté. Mais l’assaut fut donné alors qu’ils étaient encore bouleversés, et ils coururent de-ci de-là, frappant sauvagement, sans méthode, chacun espérant être le dernier survivant de l’équipage. En combat singulier, ils étaient les plus forts, mais ils ne se battaient que sur la défensive, ce qui permettait aux garçons de s’associer par deux, et de choisir leur proie. Certains des mécréants sautèrent dans la mer ; d’autres se cachèrent dans des recoins sombres, où Zéphyr les dénicha. Ce dernier ne se battait pas, mais courait en tous sens, armé d’une lanterne qu’il leur brandissait au visage, de sorte qu’à moitié aveuglés, ils tombaient comme des proies faciles sous les épées empestées des autres garçons. On n’entendait guère que le cliquetis des armes, ponctué de temps à autre d’un bruit de plongeon. Et bien entendu Zéphyr, qui égrenait sur un ton monocorde : » cinq-six-sept-huit-neuf-dix-onze ».


illustré par Alice Woodward

Lorsqu’il ne resta plus un seul marin à bord, un groupe de garçons sauvages encercla Crochet, qui semblait ravi, tandis qu’il les tenait à distance. Ils avaient vaincu ses hommes, et lui seul paraissait être de taille à les affronter. Encore et encore, ils se rapprochaient de lui, et encore et encore, il les repoussait. Il avait soulevé un garçon avec son crochet, et s’en servait comme d’un bouclier, quand un autre, qui venait de passer son épée à travers Mullins, surgit dans la mêlée.

« Rangez vos épées, les garçons ! cria le nouveau venu. Cet homme est à moi ! »

C’est ainsi que Crochet se retrouva soudainement face à Peter. Les autres reculèrent, et formèrent un cercle autour d’eux.

Pendant un long moment, les deux ennemis se regardèrent, Crochet frissonnant légèrement, et Peter affichant un étrange sourire sur son visage.

« Alors, Pan, dit enfin Crochet, tout cela est ton œuvre.

— Oui, James Crochet, fut la réponse sévère, c’est bien mon œuvre.

— Ah, jeunesse fière et insolente ! dit Crochet. Prépare-toi à rencontrer ton destin !

— Ah, homme sombre et malveillant ! répondit Peter, défends-toi ! »

Sans plus de mots, ils se mirent à l’unisson. Pendant un moment, aucune des deux lames ne prit l’avantage. Peter était un épéiste magnifique, et parait avec une rapidité éblouissante ; de temps en temps, une feinte le projetait en avant, surprenant ainsi la défense de son adversaire, mais sa portée plus courte le mettait en mauvaise posture : il ne pouvait enfoncer suffisamment sa lame. Crochet, d’un niveau à peine inférieur, mais pas aussi agile dans le jeu du poignet, le forçait à reculer en poussant ses attaques, espérant terminer l’affaire par une botte secrète, que lui avait enseignée Barbe Noire il y a longtemps, à Rio. Mais à son grand étonnement, cette botte fut détournée encore et encore. Il voulut alors adonner le coup de grâce à l’aide de son crochet, avec lequel il s’était contenté jusque là de ratisser l’air ; mais Peter esquiva le coup, et, s’élançant férocement, lui transperça les côtes. À la vue de son propre sang, dont la couleur particulière, vous vous en souvenez, le terrifiait, l’épée tomba de la main de Crochet, et il fut à la merci de Peter.

« Maintenant ! » hurlèrent tous les garçons. Mais, d’un geste superbe, Peter invita son adversaire à ramasser son épée. Crochet s’exécuta sur le champ, avec le sentiment tragique que Peter le dominait sur tous les plans.

Jusqu’à présent, il avait pensé qu’il s’agissait seulement d’un gamin mal élevé, contre lequel il devait combattre, mais de plus sombres soupçons l’assaillaient désormais.

« Pan, qui es-tu ? demanda-t-il à voix basse.

— Je suis la jeunesse et la joie ! répondit Peter, au hasard. Je suis un petit oiseau, tout juste sorti l’œuf. »

C’était là, bien entendu, une absurdité ; mais c’était la preuve pour le malheureux Crochet que Peter n’avait pas la moindre idée de qui il était véritablement, ce qui était le comble de la bienséance !

« En garde ! » s’écria-t-il, désespéré.

Il se battait maintenant contre un fléau devenu humain, et chaque coup de cette terrible lame aurait coupé en deux tout individu, homme ou enfant, qui se serait mis sur son chemin. Peter voltigeait autour du pirate, comme si le vent lui-même le soufflait hors de la zone de danger. Encore et encore, sans relâche, il piquait.

Crochet sentit désormais qu’il était perdu. Cet être passionné ne demandait plus à vivre, mais une dernière faveur, qu’il désirait ardemment : voir Peter mal se comporter avant de fermer les yeux à jamais. Abandonnant le combat, il se précipita dans la poudrière et y mit le feu.

« Dans deux minutes, s’écria-t-il, le navire va exploser ! »

« Le naturel va revenir au galop… » se disait-il.

Mais Peter sortit de la poudrière en tenant à la main la mèche enflammée, et la jeta calmement par-dessus bord.

Comment qualifier le comportement de Crochet lui-même, à cette heure décisive ? Aussi égaré qu’il fût, nous ne pouvons que nous réjouir, sans pour autant dire trop de bien de lui, qu’il soit resté jusqu’à la fin fidèle aux traditions qui lui avaient été inculquées. Les garçons l’entouraient à présent, méprisants et dédaigneux. Il titubait sur le pont en tentant de les frapper, mais sans y parvenir. Son esprit, cependant, n’était plus avec eux ; il avait rejoint les terrains de jeu d’autrefois, où il surveillait le match depuis un banc de touche. Et tout dans sa personne était correct : ses chaussures, son gilet, sa cravate, et même ses chaussettes.

Adieu, James Crochet ! Nous te saluons ! Sache que ton destin ne fut pas complètement héroïque… Et en voici les derniers instants.

Voyant Peter voler lentement vers lui, poignard en main, il se jeta d’un bond dans la mer. Ce qu’il ne savait pas, c’était que le crocodile l’attendait. - Nous avions volontairement arrêté le réveil pour lui épargner cette petite appréhension, comme une marque de respect à son égard, à la fin de sa vie. –


illustré par Alice Woodward

Il eut cependant un dernier triomphe, qu’il nous serait difficile de lui reprocher. Alors qu’il se tenait sur le bastingage, observant Peter qui planait au-dessus de lui, il l’invita d’un geste à utiliser son pied. Peter lui donna alors un coup de pied, au lieu d’un coup de poignard.

Crochet avait enfin obtenu la faveur qu’il espérait.

« Ce n’est en rien conforme à la bienséance ! » s’écria-t-il. Et il se jeta, ravi, dans la gueule du crocodile.

Ainsi périt James Crochet.

« Dix-sept ! » claironna Zéphyr. Mais le compte n’était pas tout à fait bon. En réalité, seuls quinze avaient payé le prix de leurs crimes cette nuit-là. Deux autres avaient rejoint le rivage. Starkey fut capturé plus tard par les Peaux-Rouges, qui en firent une gouvernante pour leurs papooses - triste fin pour un pirate -. Smee devint un vagabond, arpentant le monde chaussé de ses lunettes, et gagnant sa misérable vie en racontant qu’il avait été le seul marin que James Crochet ait jamais craint.


illustré par Alice Woodward

Wendy s’était bien entendu tenue à l’écart, ne prenant aucune part au combat, mais observant Peter avec des yeux brillants. À présent que tout était terminé, elle reprenait de l’importance. Elle les félicita, et frissonna délicieusement lorsque Michael lui montra l’endroit où il avait tué l’un des pirates. Puis elle les emmena dans la cabine de Crochet et montra du doigt la montre qui était suspendue à un clou. Celle-ci indiquait une heure et demie du matin !

Cette heure tardive la préoccupait plus que tout. Elle les mit rapidement au lit, dans les couchettes des pirates, tous sauf Peter, qui obtint le droit de se promener sur le pont, jusqu’à ce qu’il s’endorme enfin au pied du canon. Cette nuit-là, il fit l’un de ses cauchemars, et pleura dans son sommeil un long moment. Wendy dut le serrer très fort dans ses bras.




Chapitre XVI

Le retour à la maison


Trois coups de cloche, le lendemain matin, les tirèrent de leurs couchettes, car une tempête était annoncée. Vadrouille, le maître d’équipage, se tenait parmi eux, un bout de corde à la main, mâchouillant du tabac. Tous enfilèrent des vêtements de pirates raccourcis au genou, se rasèrent élégamment, et allèrent de déhancher sur le pont au rythme de la houle, en remontant leurs pantalons.

Il n’est bien sûr pas nécessaire de vous apprendre qui était le capitaine. Coffee et John étaient respectivement premier et second. Il y avait une femme à bord. Les autres étaient de simples matelots, veillant à la manœuvre. Peter ne lâchait pas la barre, mais il rassembla son équipage pour un bref discours Il dit qu’il espérait qu’ils feraient leur devoir comme de braves marins, mais il n’ignorait pas qu’ils étaient issus des bas-fonds de Rio et de São Paulo, et que si jamais ils s’avisaient de faire les méchants, ils les étriperait. Ces paroles directes et rudes allèrent droit au cœur des matelots, qui l’acclamèrent avec ferveur. Puis, après avoir donné quelques ordres précis, Peter fit virer le navire, qui mit le cap sur le continent.

Le capitaine Pan calcula, après avoir consulté la carte, que si le temps ne changeait pas, ils atteindraient les Açores aux alentours du 21 juin, ce qui leur laisserait largement le temps de terminer le voyage en volant.

Au sein de l’équipage, certains voulaient que le navire revienne dans le droit chemin, en reprenant un commerce régulier, d’autres étaient favorables à ce qu’il reste un bateau pirate ; mais le capitaine les traitait tous comme des chiens, et ils n’osaient pas lui exprimer leurs désirs. L’obéissance immédiate était la seule attitude tolérée. Zéphyr reçut une douzaine de coups de fouet, rien que pour avoir eu l’air perplexe alors qu’on lui ordonnait de relever la sonde. Le sentiment général était que Peter restait honnête pour l’instant, afin d’endormir les soupçons de Wendy, mais que tout risquait de changer quand le nouvel habit qu’elle était en train de lui confectionner, malgré ses protestations, dans un des vieux uniformes de Crochet, serait terminé. On murmura par la suite que la nuit où il porta ce vêtement pour la première fois, il resta longtemps assis dans la cabine, le porte-cigare de Crochet à la bouche, avec un de ses poings serré, à l’exception de l’index, qu’il brandissait en l’air comme un crochet.


Au lieu de s’attarder sur le navire, nous devons maintenant revenir à ce foyer désolé, d’où trois de nos personnages principaux ont fui, sans un regard en arrière, il y a maintenant si longtemps… C’est une honte de notre part d’avoir négligé le numéro 14 pendant tout ce temps ! Pourtant, nous pouvons être certains que Mrs Darling ne nous en veut pas. Si nous étions revenus plus tôt, pour la regarder avec une sympathie attristée, elle se serait probablement écriée :

« Ne soyez pas stupide ! Quel intérêt y-a-t-il à se soucier de moi ? Retournez là-bas et surveillez plutôt les enfants ! » Aussi longtemps que les mères seront ainsi, leurs enfants profiteront d’elles ; elles peuvent compter là-dessus !

Cependant, alors même que nous nous aventurons dans cette chambre d’enfant, uniquement parce que ses occupants légitimes sont sur le chemin du retour, nous nous empressons de les devancer, pour veiller à ce que leurs lits soient correctement faits, et que Mr et Mrs Darling ne soient pas absents pour la soirée. Nous ne sommes pas plus que des domestiques ! Mais pourquoi diable leurs lits devraient-ils être tirés à quatre épingles, alors qu’ils les ont laissés dans un tel désordre ? Ne serait-ce pas une bonne chose qu’en rentrant, ils découvrent par exemple, que leurs parents sont partis passer… le week-end à la campagne ? Ce serait la leçon de morale dont ils ont bien besoin depuis que nous les avons rencontrés ! Mais si nous arrangeons les choses ainsi, Mrs Darling ne nous le pardonnerait jamais.

Il y a une chose que j’aimerais beaucoup faire, c’est de l’avertir que les enfants sont sur le chemin du retour, et qu’ils seront là jeudi. Cela gâcherait complètement la surprise dont Wendy, John et Michael s’étaient réjouis sur le bateau : le ravissement de leur mère, le cri de joie de leur père, le bond en l’air de Nana pour les embrasser la première… alors qu’ils devraient plutôt se préparer à faire profil bas ! Comme il serait délicieux de tout gâcher, en annonçant à leurs parents la nouvelle à l’avance ; de sorte que lorsqu’ils rentreraient, triomphants, Mrs Darling ne tendrait même pas sa joue à Wendy, et Mr Darling ne pourrait s’empêcher de grogner : » Oh non, pitié ! Revoilà ces satanés gamins ! »

Cependant, je vais me retenir, et je ne demande pas à être remercié pour cela : je commence à bien connaître Mrs Darling, et je suis sûr qu’elle me reprocherait de priver les enfants de ce petit plaisir. Voici comment j’imagine notre conversation :

« Mais, très chère madame, il reste dix jours entiers jusqu’à ce fameux jeudi ! En vous disant la vérité, je pourrais vous épargner dix jours de chagrin.

— Oui, mais à quel prix ! En privant les enfants de dix minutes de plaisir !

— Oh, si vous voyez les choses de cette façon !

— Pourquoi ? Il y en a une autre ? »

Vous voyez, cette femme n’a aucune volonté propre. J’avais l’intention de dire des choses tout à fait gentilles à son sujet, mais au fond, je la méprise, et je m’en garderai bien. En fait, elle n’a besoin d’aucun conseil de notre part. Les lits des enfants sont tous déjà faits, et elle ne quitte jamais la maison. Regardez ! La fenêtre reste toujours ouverte. Pour ce à quoi nous servons, nous pourrions tout aussi bien retourner sur le bateau ! Cependant, puisque nous sommes ici, nous pouvons aussi bien rester et regarder. C’est tout ce que nous sommes, des spectateurs. Personne ne veut vraiment de nous. Alors observons, et faisons des remarques blessantes, dans l’espoir que certaines d’entre elles vexent quelqu’un au passage.

Le seul changement que l’on pouvait constater dans la nurserie, était qu’entre neuf heures du matin et six heures du soir, la niche n’était plus là. Lorsque les enfants se sont envolés, Mr Darling avait senti au fond de son être que la responsabilité lui en revenait : c’était lui qui avait enchaîné Nana. Celle-ci, du début à la fin, avait été plus avisée que lui. Bien sûr, comme nous l’avons vu, c’était un homme assez simple ; en fait, il aurait pu passer pour un jeune garçon s’il avait pu enlever sa calvitie. Mais il avait également un grand sens de la justice et un courage de lion pour faire ce qui lui semblait juste. Une fois les enfants partis, après avoir réfléchi à la question avec beaucoup d’attention, il était tombé à quatre pattes et avait rampé à l’intérieur de la niche. À toutes les invitations de Mrs. Darling à en sortir, il répondait tristement mais fermement : » Non, ma chérie, cet endroit est fait pour moi. »

Dans l’amertume de son remords, il jura qu’il ne quitterait jamais cette niche tant que les enfants ne seraient pas revenus. Bien sûr, c’était dommage ; mais tout ce que Mr Darling faisait, il le faisait avec excès, sinon il y renonçait. Il n’y eut jamais d’homme plus humble que George Darling, autrefois si imbu de lui-même, accroupi le soir à l’intérieur de la niche, causant avec sa femme de leurs enfants, et de leurs gracieuses habitudes. Sa déférence envers Nana était particulièrement touchante. Ainsi, il ne la laissait pas entrer dans sa niche, mais sur tous les autres points, il suivait à la lettre ses avis.

Chaque matin, la niche était transportée, avec Mr Darling à l’intérieur, jusqu’à un taxi qui le conduisait à son bureau, et il rentrait chez lui de la même façon à six heures. On peut se faire une idée de la force de caractère de cet homme si l’on se rappelle combien il était sensible à l’opinion des voisins, cet homme dont le moindre mouvement suscitait désormais l’étonnement. Intérieurement, il devait souffrir abominablement ; mais il gardait une attitude impassible, même lorsque des enfants se moquaient de sa petite maison ; et il levait toujours son chapeau avec déférence devant toute dame qui se risquait à jeter un coup d’œil à l’intérieur.

Tout cela aurait pu être ridicule ; mais en fait, c’était grandiose. Bientôt, les gens commencèrent à comprendre le sens profond de ce comportement, et leur cœur en fut ému. Des attroupements se mirent à suivre le taxi, l’acclamant avec ferveur ; de charmantes jeunes filles tentèrent de monter à bord, pour obtenir un autographe ; des interviews parurent dans les meilleurs journaux, et on prit l’habitude de l’inviter à dîner en ajoutant : » Ne vous gênez pas ! Venez dans votre niche ! »

Le jeudi de cette semaine mouvementée, Mrs Darling était assise dans la nurserie, attendant le retour de George. Ses yeux étaient remplis de tristesse. Maintenant que je peux la voir de près, je suis frappé par son immense tristesse. Sa gaieté d’autrefois a complètement disparu avec ses enfants ; et je me rends compte que je ne pourrai plus rien dire de désagréable à son sujet. Si elle aimait tant ces mioches, ce n’était pas de sa faute. Regardez-la sur son fauteuil, où elle vient de s’assoupir. Le coin de ses lèvres, celui qui attire en premier le regard, est comme ; sa main s’agite sur sa poitrine, comme si son cœur lui faisait mal. Certains préfèrent Peter, d’autres Wendy, mais moi c’est elle que je préfère. Supposons que, pour la rendre heureuse, je lui chuchote à l’oreille que ses marmots sont sur le point de revenir… Ils ne sont plus qu’à quelques kilomètres de la fenêtre, et ils avancent très vite… Allez, j’y vais…

Je n’aurais pas dû le faire, car elle s’est réveillée en sursaut et les a appelés : il n’y avait personne dans la pièce, à part Nana.

« Oh, Nana ! J’ai rêvé que les chers petits étaient revenus. »

Les yeux de Nana étaient tout embués de larmes, mais tout ce qu’elle pouvait faire, c’était poser doucement sa patte sur les genoux de sa maîtresse. Elles étaient assises ensemble ainsi lorsque la niche fut ramenée. Mr Darling sortit la tête pour embrasser sa femme : nous remarquons que son visage a une expression de douce lassitude que nous ne lui connaissions pas.

Il tend son chapeau à Lisa, qui le prend avec mépris. Elle n’a aucune imagination, et est bien incapable de comprendre un tel comportement ! On entendait encore, venant de dehors, les applaudissements de la foule qui avait accompagné le taxi jusqu’à la maison ; et cela ne le laissait pas insensible.

« Écoutez-les, dit-il, cela fait plaisir !

— Il y a surtout des gosses ! ricana Lisa.

— Il y avait quelques adultes aujourd’hui » lui assura-t-il avec une légère rougeur. Mais quand elle haussa les épaules, il ne lui adressa aucun reproche. La célébrité ne lui avait pas fait tourner la tête, elle l’avait adouci. Pendant quelque temps, il resta assis, la tête hors de la niche, discutant avec Mrs. Darling de ses admirateurs, lui pressant sa main d’une manière rassurante quand elle lui disait qu’elle espérait que son caractère n’en serait pas modifié.

« Comme j’ai été faible, dit-il. Mon Dieu, comme j’ai été faible !

— George, dit-elle timidement, tu sembles toujours empli de remords…

— Mais bien sûr, ma chérie ! Empli de remords comme jamais ! Regarde ma punition : j’habite dans une niche !

— C’est bien une punition, n’est-ce pas, George ? Tu es sûr que tu n’aimes pas ça ?

— Chérie !

Elle s’excusa, bien entendu. Puis, comme le sommeil le gagnait, il se pelotonna dans sa niche.

— S’il te plaît, joue un air pour moi au piano. Tu veux bien ?

Et comme elle traversait vers la pièce, il ajouta sans réfléchir :

— Et ferme cette fenêtre, j’ai froid.

— Oh George, ne me demande jamais de faire ça. Tu sais que la fenêtre doit toujours rester ouverte pour eux, toujours. »

Cette fois, c’était à son tour de lui demander pardon. Elle joua du piano, et bientôt il s’endormit. Et pendant qu’il dormait, Wendy, John et Michael entrèrent dans la chambre en volant…

Erreur ! Je viens d’écrire cette phrase parce que c’était là le scénario charmant que les enfants avaient imaginé avant de quitter le navire. Mais quelque chose avait dû se passer depuis, car ce ne sont pas eux qui sont entrés en volant, mais Peter et Clochette !

Ce sont les premiers mots de Peter qui expliquent tout.

« Dépêche-toi, Clochette ! murmura-t-il, ferme la fenêtre à double-tour ! Voilà, c’est bien ! Maintenant, nous allons tous les deux sortir par la porte. Quand Wendy arrivera, elle pensera que sa mère l’a enfermée dehors, et elle n’aura d’autre choix que de revenir avec moi. »

Je comprends maintenant ce qui m’avait jusqu’alors intrigué : pourquoi, après avoir exterminé les pirates, Peter n’était pas retourné sur l’île et avait laissé Clochette escorter les enfants jusqu’au continent. C’était le sale coup qu’il manigançait depuis le début.

Au lieu de penser qu’il se comportait méchamment, il sautait de joie. Il jeta ensuite un coup d’œil à l’intérieur de la pièce pour voir qui jouait. Il chuchota à Clochette :

« C’est la mère de Wendy ! Jolie femme ! Mais pas aussi jolie que ma propre mère. Sa bouche est remplie de dés à coudre, mais pas autant que celle de ma maman à moi. »

Bien entendu, il ne savait absolument rien de sa mère, même s’il l’encensait parfois. Il ne connaissait pas non plus le refrain que jouait Mrs Darling : » Home, sweet home » ; pour lui, cela signifiait » Reviens, Wendy, Wendy, Wendy ! ». Il s’époumona :

« Vous ne reverrez plus jamais Wendy, madame, car la fenêtre est fermée à double-tour ! »

Il jeta de nouveau un coup d’œil pour voir pourquoi la musique s’était soudainement arrêtée. Il vit alors que Mrs Darling avait posé sa tête sur le piano, et que ses yeux étaient remplis de larmes.

« Elle veut que j’ouvre, pensa Peter, mais je ne risque pas de le faire, ça non ! »

Il jeta un autre coup d’œil. Les larmes étaient toujours là, et coulaient à présent sur ses joues.

« Elle est terriblement attachée à Wendy » se dit-il.

Il lui en voulait de ne pas comprendre pourquoi elle ne pouvait pas avoir Wendy. La raison en était pourtant simple : » Je l’aime également. Et nous ne pouvons pas l’avoir tous les deux, madame ! »

Mais la dame en question ne voulait pas s’en accommoder. Peter était malheureux. Il cessa de la regarder, mais même alors, elle ne le lâchait pas. Il sautilla en tous sens, et fit des grimaces, mais quand il s’arrêtait, c’était comme si elle était entrée en lui et cognait pour en sortir.

« Oh, c’est bon ! dit-il enfin, la gorge nouée. Il ouvrit la fenêtre.

— Viens, Clo ! siffla-t-il, avec un effrayant rictus à l’adresse des lois de la nature. Nous avons eu notre compte de mères stupides ! » Et il s’envola.

Ainsi, Wendy, John et Michael trouvèrent la fenêtre ouverte pour eux, ce qui était, nous le savons, davantage que ce qu’ils méritaient. Ils se posèrent sur le plancher sans aucune honte. Le plus jeune des trois avait déjà oublié son foyer.

« John, dit-il en regardant autour de lui d’un air dubitatif, je crois que je suis déjà venu ici.

— Bien sûr que oui, imbécile. Voilà même ton ancien lit.

— Ah, oui… dit Michael, sans grande conviction.

— La niche ! s’écria John. Et il se précipita pour regarder à l’intérieur.

— Peut-être que Nana est là, dit Wendy.

Mais John siffla :

— Oh ! Non, c’est un homme !

— Papa ! s’exclama Wendy.

— Laissez-moi le voir ! supplia Michael, avec empressement.

Il le regarda attentivement.

— Il n’est pas aussi grand que le pirate que j’ai tué » dit-il avec une déception si franche que je suis heureux que le pauvre Mr Darling soit toujours endormi : les premiers mots de son petit Michael l’auraient attristé.


illustré par Alice Woodward

Wendy et John étaient quelque peu décontenancés de retrouver leur père dans la niche de Nana.

« Il me semble, dit John, sur le ton de quelqu’un qui doute de la fiabilité de ses souvenirs… Il n’avait pas l’habitude de dormir dans la niche, si ?

— John, dit Wendy, hésitante, peut-être ne nous souvenons-nous pas de notre ancienne vie aussi bien que nous le pensions…

Un grand froid leur passa dans le dos. C’était bien fait pour eux !

— C’est très négligent de la part de maman, reprit cette petite crapule de John, de ne pas être là pour nous accueillir.

C’est alors que Mrs. Darling se remit à jouer.

— Maman ! s’écria Wendy.

— C’est bien elle ! dit John.

— Alors tu n’es pas notre vraie mère, Wendy ? demanda Michael, qui commençait à avoir sommeil.

— Oh, là, là ! s’exclama Wendy, tourmentée d’un premier remords sincère. Il était vraiment temps que nous revenions !

— Faufilons-nous derrière elle, suggéra John, et mettons nos mains sur ses yeux !

Mais Wendy, qui se disait qu’ils devraient annoncer la joyeuse nouvelle avec un peu plus de ménagements, avait un meilleur plan.

— Non, glissons-nous dans nos lits. Quand elle arrivera, ce sera comme si nous n’avions jamais été absents. »

Ainsi, lorsque Mrs. Darling retourna dans la nurserie pour voir si son mari dormait, tous les lits étaient occupés. Les enfants attendaient son cri de joie, mais il ne vint pas. Elle vit ses enfants, mais elle ne crut pas qu’ils étaient véritablement là. Comprenez-vous, cela arrivait si souvent dans ses rêves, qu’elle pensa que les limbes de ses songes s’accrochaient encore à elle. Elle se contenta de s’asseoir dans le fauteuil, près de la cheminée, à l’endroit où, autrefois, elle les avait si souvent bercés. Les enfants étaient incapables de comprendre cela, et une peur glacée s’abattit sur eux trois.

« Maman ! s’écria Wendy.

— Oui, Wendy ?… répondit-elle. Mais elle était certaine de rêver.

— Maman !

— Oui, John ?... répondit-elle.

— Maman ! cria Michael. Car il la reconnaissait maintenant.

— Oui, Michael ?... dit-elle. Et elle tendit les bras devant elle, vers les trois petits égoïstes qu’elle n’étreindrait plus jamais. Mais si ! Ses bras se refermèrent sur Wendy, John et Michael, qui s’étaient glissés hors du lit et avaient couru vers elle.

— George, George ! » s’écria-t-elle, quand elle put enfin parler.


illustré par Alice Woodward

Mr Darling se réveilla pour partager son bonheur, et Nana entra en courant. Il ne pouvait y avoir de plus beau spectacle, mais il n’y avait personne pour le voir, à part un petit garçon, qui regardait fixement par la fenêtre. Il avait connu d’innombrables bonheurs, inconnus aux autres enfants ; mais il ne pouvait détourner son regard du seul dont il devait être à jamais privé.




Chapitre XIV

Quand les enfants eurent grandi…


J’espère que vous avez envie de savoir ce que sont devenus les garçons perdus. Ils attendaient en bas ; afin de donner à Wendy le temps de parler d’eux à ses parents. Quand ils eurent compté jusqu’à cinq cents, ils montèrent. Ils prirent l’escalier, pensant faire ainsi meilleure impression. Ils se mirent en rang devant Mrs Darling, chapeau bas, en se maudissant d’être vêtus comme des pirates. Ils ne dirent pas un mot, mais leurs yeux la suppliaient de les adopter. Ils auraient dû regarder également Mr Darling, mais l’idée ne leur vint pas.

Bien entendu, Mrs Darling accepta tout de suite, mais Mr Darling faisait une drôle de tête. Ils comprirent qu’il pensait que six d’un coup, cela faisait beaucoup.

« Je dois dire, dit-il à Wendy, que tu ne fais pas les choses à moitié !

Les Jumeaux crurent que cette remarque aigre était dirigée contre eux personnellement. Le premier Jumeau, qui était le plus fier, demanda en rougissant :

— Vous pensez peut-être, monsieur, que nous serons trop encombrants ? Parce que, si c’est le cas, nous pouvons nous en aller.

— Papa ! s’écria Wendy, choquée.

Mais le mal était fait : il savait qu’il se comportait mal, mais il ne pouvait s’en empêcher.

— Nous pourrions coucher à deux, dit Coffee.

— Et je leur coupe les cheveux moi-même ! ajouta Wendy.

— George ! » s’exclama Mme Darling, peinée de voir son époux se montrer sous un jour si défavorable.

Il éclata alors en sanglots, et leur parla en tout franchise. Il était aussi heureux qu’elle de les recevoir, mais il pensait qu’ils auraient lui dû demander son consentement à lui aussi, au lieu de le traiter comme un moins que rien dans sa propre maison.

« Je ne pense pas une seconde que vous soyez un moins que rien, s’écria sur le champ Vadrouille. Et toi, Frison ?

— Pas du tout ! Et toi, Zéphyr ?

— Pas vraiment. Les Jumeaux ? »

Il s’avéra qu’aucun d’entre eux ne pensait qu’il était un moins que rien, et il en fut absurdement réconforté. Il dit qu’on leur trouverait de la place dans le salon, si cela leur convenait.

« Parfaitement, monsieur ! l’ont-ils assuré.

— Alors suivez le guide ! s’écria-t-il gaiement. Remarquez, je ne suis pas sûr que nous ayons un salon, mais nous faisons semblant d’en avoir un, et c’est la même chose. Hop là ! »

Il partit en sautillant à travers la maison, et tous lui emboitèrent le pas, cherchant le salon, en chantant : » Hop là ». Je ne sais pas très bien s’ils le trouvèrent, mais en tout cas ils dénichèrent tout un tas de recoins qui leur convenaient parfaitement.

Quant à Peter, il rendit visite à Wendy une dernière fois avant de s’envoler. Il ne s’est pas exactement approché de la fenêtre, mais il l’a frôlée en passant pour qu’elle puisse l’ouvrir si elle le voulait. C’est ce qu’elle fit.

« Au revoir, Wendy, dit-il.

— Oh, tu t’en vas ?

— Oui.

— Peter, dit-elle d’un ton hésitant, tu n’as pas envie de dire quelque chose à mes parents sur un sujet très sensible ?

— Non.

— À mon sujet, Peter ?

— Non. »

Mrs Darling s’approcha de la fenêtre, car pour l’instant elle gardait un œil attentif sur Wendy. Elle dit à Peter que, comme elle avait adopté tous les autres garçons, elle aurait aimé l’adopter aussi.

« Est-ce-que vous m’enverriez à l’école ? demanda-t-il sournoisement.

— Eh bien, oui.

— Et ensuite, j’irai dans un bureau ?

— Je suppose que oui.

— Donc, je deviendrai un homme ?

— Oui, très vite.

— Je ne veux pas aller à l’école et apprendre des choses sérieuses ! lui dit-il avec passion. Je ne veux pas être un homme. Oh, madame la mère de Wendy, si un jour je devais me réveiller et sentir que j’ai de la barbe !

— Peter, dit Wendy, toujours consolatrice, je t’aimerais quand même, avec une barbe. Et Mrs Darling lui tendit les bras, mais il la repoussa.

— Reculez, madame, personne ne va m’attraper et faire de moi un homme !

— Mais, où vas-tu habiter ?

— Avec Clochette, dans la maison que nous avons construite pour Wendy. Les fées vont l’installer en haut des arbres, là où elles dorment la nuit.

— Oh ! Ce sera adorable ! s’écria Wendy, sur un tel ton de désir que Mrs Darling resserra son étreinte.

— Je croyais que toutes les fées étaient mortes, dit-elle.

— Il y a toujours de nouvelles générations, expliqua Wendy, qui faisait désormais autorité. Parce que tu vois, quand un bébé rit pour la première fois, une nouvelle fée naît, et comme il y a toujours de nouveaux bébés, il y a toujours de nouvelles fées. Elles vivent dans des nids au sommet des arbres. Les mauves sont des garçons, les blanches des filles, et les bleues de petites cruches qui ne savent pas elles-mêmes ce qu’elles sont.

— Je vais beaucoup m’amuser, dit Peter, les yeux fixés sur Wendy.

— Mais tu vas te sentir bien seul le soir, dit-elle, assis au coin du feu.

— J’aurai Clochette.

— Oh, Clochette ne compte pas pour grand chose ! lui rétorqua-t-elle sur un ton un peu acerbe.

— Sale pimbêche ! lança une voix sortie d’on ne sait où.

— Oui, mais ça n’a pas d’importance, dit Peter.

— Oh Peter, tu sais bien que c’est important !

— Alors, viens avec moi vivre dans la petite maison.

— Je peux, maman ?

— Bien sûr que non ! Maintenant que tu es revenue, j’ai l’intention de te garder.

— Mais il a tellement besoin d’une mère !

— Toi aussi, mon amour.

— Oh, d’accord » dit Peter d’un ton indifférent, comme s’il le lui avait demandé par simple politesse. Mais Mrs. Darling vit sa bouche se contracter. Elle lui fit cette offre généreuse : laisser Wendy aller chez lui une semaine par an, pour faire son ménage de printemps. Wendy aurait préféré un autre arrangement : il lui semblait que le printemps serait bien long à venir. Mais Peter repartit tout content. Il n’avait aucune notion du temps, et son existence était tellement remplie d’aventures en tous genres ! Je suppose que Wendy s’en doutait, parce que les derniers mots qu’elle lui adressa furent en forme de supplication :

« Tu ne m’oublieras pas, dis, Peter, avant le nettoyage de printemps ? »

Bien entendu, Peter promit ; et il s’envola. Il emporta avec lui le baiser, posé au coin des lèvres de Mrs. Darling. Ce baiser, que personne d’autre n’avait pu prendre, Peter se l’est approprié assez facilement. C’est amusant. Elle ne lui en voulut même pas.

Bien sûr, les garçons allèrent à l’école, et la plupart sont entrés en troisième. Seul Zéphyr a d’abord été mis en quatrième, puis en cinquième. La première est la classe supérieure. Après avoir fréquenté l’école moins d’une semaine, ils ont compris l’erreur qu’ils avaient commise en quittant l’île ; mais il était trop tard ! Bientôt, ils devinrent aussi ordinaires que vous ou moi, ou que Mr Dupont Junior ! J’ai le regret de vous apprendre qu’ils ont progressivement perdu la capacité de voler. Au début, Nana leur attachait les pieds aux montants du lit, pour qu’ils ne s’envolent pas pendant la nuit ; et une de leurs distractions pendant la journée était de faire semblant de tomber des autobus ; mais peu à peu, ils cessèrent de tirer sur leurs liens au lit, et découvrirent qu’ils se faisaient mal quand ils sautaient trop tôt à bas des voitures. Avec le temps, ils ne surent même plus voler après leurs chapeaux. » Manque d’entraînement » disaient-ils. Mais ce que cela signifiait, c’est qu’ils avaient fini d’y croire.

Michael y a cru plus longtemps que les autres, en dépit des railleries que cela lui attirait. Il accompagna par conséquent Wendy, quand Peter vint la chercher à la fin de la première année. Elle s’envola en sa compagnie, dans la robe qu’elle avait elle-même tissée avec des feuilles et des baies du Pays de Nulle Part, et sa seule crainte était qu’il remarquât combien celle-ci était devenue courte ; mais il ne le remarqua pas : il avait tant à dire sur lui-même.

Elle s’attendait à des discussions passionnantes avec lui, au sujet du passé, mais les nouvelles aventures avaient, dans son esprit, chassé les anciennes.

« Qui est ce capitaine Crochet ? demanda-t-il avec intérêt lorsqu’elle lui parla de son ennemi juré.

— Tu ne te souviens pas ? demanda-t-elle, étonnée. C’est toi qui l’as tué et par là, tu nous as tous sauvé la vie !

— Bah, je les oublie aussi vite que je les tue, répondit-il négligemment.

Quand elle exprima un doute sur le fait que la fée Clochette serait heureuse de la revoir, il répondit :

— Qui c’est, Clochette ?

— Oh, Peter ! dit-elle, choquée.

Mais même lorsqu’elle le lui expliqua, il ne put se souvenir.

— Il y en a tellement ! dit-il. Je pense que celle-ci n’est plus là.

Il avait sans doute raison, car la vie des fées est courte. Mais elles sont si petites que même ce court moment, leur semble une éternité.

Wendy fut également peinée de constater que l’année écoulée était passée très vite dans l’esprit de Peter : de son côté, elle lui avait paru interminable ! Mais il était toujours aussi attachant, et ils passèrent un printemps magnifique dans la petite maison à la cime des arbres.


illustré par Alice Woodward

L’année suivante, il ne vint pas la chercher. Elle l’attendit, dans une nouvelle robe, car l’ancienne n’aurait pu faire l’affaire, mais il ne vint jamais.

« Peut-être qu’il est malade, dit Michael.

— Tu sais bien qu’il n’est jamais malade.

Michael s’approcha alors d’elle et murmura dans un frisson :

— Peut-être qu’il n’existe pas, Wendy ! »

Et alors Wendy aurait pleuré si Michael n’avait pas pleuré le premier.

Peter revint au printemps suivant pour le traditionnel ménage, et ce qui est étrange, c’est qu’il ne s’aperçut jamais qu’il avait sauté une année.

C’est la dernière fois que la jeune Wendy le vit. Pendant longtemps, elle s’efforça, par égard pour lui, de ne pas avoir de douleurs de croissance, et elle eut l’impression de lui être infidèle, le jour où elle obtint un prix de culture générale. Mais les années passèrent sans que l’insouciant garçon ne revienne.


Quand ils se recroisèrent, Wendy était une femme mariée, et Peter n’était plus pour elle qu’une petite couche de poussière, dans le coffre où elle avait rangé ses vieux jouets. Wendy avait grandi. Vous n’avez pas à être désolé pour elle. Elle était du genre à aimer grandir. En fin de compte, elle grandit de son plein gré, avec un jour d’avance sur les autres.

Entre-temps, tous les garçons étaient devenus adultes ; il est inutile d’en dire davantage à leur sujet. Vous pouvez voir les Jumeaux, Coffee et Frison se rendre au bureau tous les jours, chacun portant un petit sac et un parapluie. Michael est devenu conducteur de trains. Zéphyr a épousé une noble : il est devenu lord ! Et vous voyez ce juge portant perruque qui sort par la porte en fer ? C’est Vadrouille. Enfin, cet homme barbu qui ne connaît aucune histoire à raconter à ses enfants était autrefois John.

Wendy s’est mariée en blanc, avec une ceinture rose. Il est étrange de penser que Peter n’a pas interrompu la cérémonie pour faire obstruction au mariage…


Les années passèrent encore. Wendy eut une fille. Cela mériterait qu’on l’écrive, non pas à l’encre, mais en lettres d’or.

Elle s’appelle Jane et a toujours un drôle de regard interrogateur, comme si, dès son arrivée sur terre, elle avait toujours voulu poser des questions. Quand elle fut assez grande pour les poser, celle-ci concernaient surtout Peter Pan. Elle adore entendre parler de Peter, et Wendy lui raconte tout ce dont elle se souvient, dans la nurserie même d’où s’était produit le fameux envol. C’est désormais la chambre de Jane, car son père l’a achetée au taux de trois pour cent au père de Wendy, qui n’arrive plus à monter les escaliers, désormais. Mrs Darling est morte, et oubliée.

Il n’y a plus que deux lits dans la nurserie, celui de Jane et celui de sa nounou ; et il n’y a plus de niche, car Nana est également décédée. Elle est morte de vieillesse et, à la fin, il était difficile de la supporter, car elle était fermement convaincue que personne d’autre qu’elle ne savait s’occuper des enfants.

Une fois par semaine, la nounou de Jane a sa soirée de libre, et c’est alors Wendy qui met Jane au lit. C’est le moment des histoires ! Jane a imaginé de soulever le drap au-dessus de leurs deux têtes, formant ainsi une tente, et dans l’obscurité terrifiante, elle chuchote :

« Que voyons-nous maintenant ?

— Je crois que je ne vois rien, ce soir, répond Wendy, avec le sentiment que si Nana était là, elle s’opposerait à la poursuite de cette conversation.

— Si, tu vois ! insiste Jane. Tu vois quand tu étais petite fille !

— C’était il y a bien longtemps, ma chérie, dit Wendy. Ah ! Comme le temps passe vite !

— Est-ce qu’il vole, demanda l’astucieuse l’enfant, comme toi quand tu étais petite ?

— Comme moi ? Tu sais, Jane, je me demande parfois si j’ai vraiment volé !

— Mais si, tu l’as fait !

— Ah, le bon vieux temps où je pouvais voler !

— Pourquoi ne peux-tu plus le faire maintenant, maman ?

— Parce que j’ai grandi, ma chérie. Quand les gens grandissent, ils oublient.

— Pourquoi est-ce qu’ils oublient ?

— Parce qu’ils ne sont plus ni gais, ni innocents, ni sans cœur. Il n’y a que les sans cœur gais et innocents qui savent voler.

— Mais qu’est-ce que c’est, être gai, innocent et sans cœur ? Oh, j’aimerais bien être comme cela !

Ou alors, Wendy admet qu’elle voit bien quelque chose…

— Il me semble, dit-elle, que cela se passait dans cette pièce.

— Oui, c’est ça, répondit Jane. Continue.

Elles s’embarquent dans la grande aventure de la nuit où Peter était venu à la recherche de son ombre.

— Quel idiot ! dit Wendy. Il avait essayé de la recoller avec du savon, et comme il n’y arrivait pas, il a pleuré, ce qui m’a réveillée. Je l’ai recousue pour lui.

— Tu as sauté un passage, interrompt Jane, qui connaît maintenant mieux l’histoire que sa mère. Quand tu l’as vu assis par terre en train de pleurer, qu’as-tu dit ?

— Je me suis assise sur le bord du lit et j’ai demandé : Mon garçon, pourquoi pleures-tu ?

— Oui, c’est ça, dit Jane, en prenant une grande inspiration.

— Et puis, il nous a tous emmenés au Pays de Nulle Part, chez les fées, les pirates, les Peaux-Rouges, dans la lagune des sirènes, dans la maison sous la terre, et dans la petite maison.

— C’est ça ! Qu’est-ce que tu as aimé le plus ?

— Je crois que c’est la maison sous terre.

— Oui, moi aussi. Et quelle est la dernière chose que Peter t’a dite ?

— La dernière chose qu’il m’a dite, c’est : Attends-moi toujours, et une nuit tu m’entendras chanter.

— Oui…

— Mais, hélas, il m’a complètement oubliée ! dit Wendy avec un sourire.

Et cela nous montre à quel point elle avait grandi…

Un soir, Jane demanda :

— À quoi ressemblait son cri ?

— C’était comme ça, répondit Wendy, en essayant d’imiter le cri d’un coq.

— Non, ce n’est pas ça, dit gravement Jane. C’est plutôt ça, et elle l’imita beaucoup mieux que sa mère.

Wendy en fut un peu effrayée.

— Ma chérie, comment peux-tu le savoir ?

— Je l’entends souvent, quand je dors, dit Jane.

— Ah oui, beaucoup d’enfants l’entendent pendant leur sommeil. Mais j’étais la seule à l’entendre éveillée.

— Quelle chance tu as ! » dit Jane.

Et puis, une nuit, le drame survint. On était au printemps. L’histoire du soir avait été racontée, et Jane était maintenant endormie dans son lit. Wendy était assise près de la cheminée, son ouvrage sur les genoux, car il n’y avait pas d’autre lumière que celle du feu. Pendant qu’elle reprisait, elle entendit un cri. La fenêtre s’ouvrit alors, comme autrefois, et Peter tomba sur le sol.

Il n’avait pas du tout changé, et Wendy vit tout de suite qu’il avait encore ses dents de lait. Il était toujours un petit garçon, et elle était devenue une grande personne. Elle se blottit près du feu, sans oser bouger, impuissante et comme prise en faute, elle, une femme adulte.

« Bonjour, Wendy » dit-il, ne remarquant aucune différence, car il pensait essentiellement à sa petite personne, et dans la faible lumière, la robe de chambre blanche de Wendy aurait pu être la chemise de nuit dans laquelle il l’avait vue la première fois.

« Bonjour Peter, répondit-elle tout bas, en se recroquevillant le plus possible. Quelque chose en elle hurlait ‘Faites que je redevienne une petite fille !’

— Où est John ? demanda soudainement Peter, remarquant qu’il n’y avait plus que deux lits.

— John n’est plus là, à présent, haleta-t-elle.

— Est-ce que Michel dort ? demanda-t-il, en jetant un regard négligent à Jane.

— Oui, oui, répondit-elle.

Elle eut alors le sentiment de trahir à la fois sa fille et Peter.

— Ce n’est pas Michael, dit-elle hâtivement, de peur qu’un châtiment ne s’abatte sur elle.

Peter regarda.

— Oh ! C’est un nouveau ?

— Oui.

— Garçon ou fille ?

— Fille.

Maintenant, il allait certainement comprendre… Mais pas du tout.

— Peter, demanda-t-elle d’un ton hésitant, tu ne t’attends pas à ce que je m’envole avec toi, non ?

— Bien sûr que si ! C’est pour cela que je suis venu.

Il ajouta un peu sévèrement :

— Tu as donc oublié que c’est l’époque du nettoyage de printemps ?

Elle savait qu’il était inutile de dire qu’il avait laissé passer de nombreuses époques comparables, avant aujourd’hui.

— Je ne peux pas venir, dit-elle en s’excusant. Je ne sais plus voler.

— Oh, je t’aurai réappris en un tour de main.

— Peter, il ne faut pas gaspiller de poussière de fée pour moi…

Elle s’était levée, et enfin, une peur assaillit Peter.

— Qu’est-ce que tu fais ? s’écria-t-il en reculant.

— Je vais allumer la lumière, dit-elle, et tu pourras juger par toi-même.

Pour la seule fois de sa vie, à ma connaissance, Peter eut peur.

— Non ! N’allume pas ! » cria-t-il.

Elle laissa ses mains jouer dans les cheveux du pathétique petit garçon. Elle n’était pas une petite fille au cœur brisé, c’était une femme adulte qui souriait de tous ces enfantillages. Mais derrière ce sourire, ses yeux étaient mouillés de larmes.

Puis elle alluma la lumière, et Peter la vit. Il poussa un cri de douleur et, lorsque la grande et belle créature se pencha pour le prendre dans ses bras, il se recula brusquement.

« Qu’est-ce qu’il s’est passé ? hurla-t-il.

Il fallait qu’elle le lui dise.

— Je suis vieille, Peter. J’ai bien plus que vingt ans. Il y a longtemps que j’ai grandi.

— Tu avais promis de ne pas le faire !

— Je ne pouvais pas faire autrement, Peter. Je suis une femme mariée.

— Non, tu ne l’es pas.

— Si ! Et la petite fille dans le lit est mon bébé.

— Non, elle ne l’est pas. »

Mais il se douta que c’était la vérité, car et il fit un pas vers l’enfant endormie, en brandissant son poignard. Bien sûr, il ne frappa pas, mais s’assit par terre en sanglotant. Wendy ne savait plus comment le réconforter, bien qu’elle eût très bien su le faire, autrefois. Elle était une adulte, à présent. Elle sortit précipitamment de la pièce, pour mettre de l’ordre dans son esprit.

Bientôt, les sanglots de Peter réveillèrent Jane. Elle s’assit sur son lit, immédiatement intéressée par la situation.

« Mon garçon, demanda-t-elle, pourquoi pleures-tu ?

Peter se releva, et s’inclina devant elle ; et lui rendit sa révérence depuis son lit.

— Bonjour, dit-il.

— Bonjour, répondit Jane.

— Mon nom est Peter Pan.

— Oui, je sais.

— Je suis revenu chercher ma mère, expliqua-t-il, pour l’emmener au Pays de Nulle Part.

— Oui, je sais, dit Jane, je t’attendais. »

Lorsque Wendy revint, elle trouva Peter assis sur le montant du lit, chantant glorieusement, tandis que Jane, dans sa chemise de nuit, voletait à travers la pièce dans une extase solennelle.

— Voila ma mère, expliqua Peter. Jane descendit, et se tint à ses côtés, avec le regard qu’il aimait voir dans les yeux des filles lorsqu’elles le regardaient.

— Il a tellement besoin d’une mère, dit Jane.

— Oui, je le sais, admit Wendy, d’un ton un peu triste. Personne ne le sait mieux que moi. »

Il s’éleva dans les airs, et l’impudente petite Jane s’éleva avec lui : c’était déjà sa modalité favorite de déplacement.

Wendy se précipita à la fenêtre.

« Non, non ! s’écria-t-elle.

— C’est seulement pour le nettoyage de printemps, dit Jane. Il me demande tout le temps de l’aider.

— Si seulement je pouvais venir avec vous, soupira Wendy.

— Tu sais que tu ne peux pas voler ! » répondit Jane.

Bien entendu, Wendy a fini par les laisser s’envoler ensemble. La dernière vision que nous avons d’elle est celle d’une jeune femme, regardant ses enfants s’éloigner dans le ciel, jusqu’à ce qu’ils soient aussi petits que des étoiles.

Si vous pouviez voir Wendy aujourd’hui, vous constateriez que ses cheveux sont devenus blancs, sa silhouette plus petite. Car tout ceci s’est passé il y a très longtemps. Jane est désormais une femme ; elle a une fille, prénommée Margaret. Et chaque fois qu’il entreprend le ménage de printemps, sauf les années où il oublie, Peter vient chercher Margaret et l’emmène au Pays de Nulle Part, où elle lui raconte des histoires dont il est le héros, qu’il écoute avec passion. Quand Margaret grandira, elle aura également une fille, qui sera à son tour la mère de Peter.

Et ainsi de suite, tant que les enfants seront gais, innocents et sans cœur…

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