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Peter Pan et les jardins de Kensington

… de J. M. Barrie

… illustré par Arthur Rackham


Texte intégral. Traduction personnelle.

Ce texte est publié sous la licence Creative Commons CC BY-ND.


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Présentation :

Le personnage de Peter Pan a dominé toute l’œuvre de l’écrivain écossais James Matthew Barrie. Le public le découvre en 1902, dans un roman intitulé Le petit oiseau blanc. La pièce de théâtre Peter Pan ou l’enfant qui ne voulait pas grandir, fut quant à elle jouée pour la première fois à Londres, le 27 décembre 1904. Elle connut un très grand succès populaire. Ce n’est qu’en 1911 que Barrie transforma cette œuvre théâtrale en un roman, Peter Pan et Wendy, qui reste aujourd’hui son œuvre la plus accomplie.

L’écriture de ce court roman, Peter Pan dans les jardins de Kensington, en 1906, s’intercale entre ces deux œuvres, reprenant plusieurs des chapitres du Petit oiseau blanc. Il s’agit d’une œuvre particulièrement attachante, presque un conte philosophique, dont la tonalité diffère quelque peu de ce qu’on s’attend à lire de la part de l’auteur des aventures de Peter Pan. Ce conte présente un autre intérêt majeur : nous sont y ici relatées les circonstances dans lesquelles « Peter est devenu Peter », et comment il a été amené à prendre soin des garçons perdus - dans un twist final, relativement inoubliable -.

Les illustrations remarquables ont été réalisées par l’artiste Arthur Rackham, pour l’édition originale, travail en vue duquel il a rencontré Barrie en juin 1905.

La traduction que vous trouverez dans ce livre numérique est celle du texte intégral de l’œuvre publiée en 1906.







Chapitre I

Peter Pan



Les aventures que je vais vous conter se déroulent dans les jardins de Kensington. Ils sont situés à Londres, où vit le Roi, et j’avais l’habitude d’y mener Nathan presque chaque jour.


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Aucun enfant n’a jamais fait tout le tour complet des jardins, parce qu’on est toujours obligé de rentrer trop tôt. La raison pour laquelle on est obligé de faire cela, c’est que, si vous êtes petit comme Nathan, vous faites la sieste tout de suite après déjeuner. Et votre maman est très pointilleuse au sujet des horaires…


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Les jardins sont bornés d’un côté par une ligne d’omnibus qui n’en finit plus, sur lesquels votre nounou a une telle autorité que si elle tend son doigt vers l’un d’entre eux, il s’arrête immédiatement. Alors, elle passe avec vous en toute sécurité de l’autre côté. Il y a plus d’une porte à ces jardins, mais il n’y en a qu’une seule que vous avez l’habitude d’utiliser. Avant d’entrer, vous parlez à la dame des ballons, qui se tient à l’extérieur. Elle a établi sa boutique le plus loin possible des grilles, parce que si jamais les ballons venaient à se glisser au travers, ils l’enlèveraient, et elle s’envolerait. Une fois, il y en eut une nouvelle, parce que l’ancienne s’était laissé emporter. Nathan fut désolé pour l’ancienne, mais il aurait cependant bien voulu être là pour la voir s’envoler !


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

À présent, je vais vous parler de Peter Pan. Si vous demandez à votre maman si elle connaissait Peter Pan quand elle était petite fille, elle vous répondra :

« Mais, oui, naturellement, je le connaissais !

Et si vous lui demandez s’il chevauchait monté sur une chèvre à cette époque, elle vous dira :

— Mais certainement ! Quelle question ridicule !

Si vous demandez alors à votre grand-mère si elle connaissait Peter Pan quand elle était petite fille, elle vous répondra à son tour :

— Mais naturellement, mon petit ! »

Mais si vous lui demandez s’il se promenait sur une chèvre, elle vous répondra alors qu’elle n’a jamais entendu dire qu’il en eût possédé une. Peut-être l’a-t-elle oublié, comme il lui arrive parfois d’oublier votre nom et de vous appeler Nicolas, ce qui est le nom de votre père. Encore qu’il soit presque impossible qu’elle ait pu oublier une chose aussi marquante que la chèvre…

Ainsi, on peut supposer qu’il n’y avait pas de chèvre quand votre grand-mère était petite fille. Cela prouve que lorsqu’on raconte l’histoire de Peter Pan, commencer par la chèvre - comme beaucoup le font - est aussi sot que de mettre sa chemise avant sa veste. Naturellement, cela prouve également que Peter a un certain âge, mais comme en réalité il a toujours le même âge, cela n’a aucune espèce d’importance. Il est âgé d’une semaine, et quoiqu’il soit né depuis bien longtemps, il n’a jamais eu d’anniversaire, et il n’a pas la moindre chance d’en avoir jamais. La raison de cette anomalie c’est qu’à cet âge, il a abandonné sa condition d’homme : il s’est échappé par la fenêtre de sa chambre et s’est sauvé dans les jardins de Kensington.

Si vous croyez que c’est le seul enfant qui ait jamais voulu s’échapper, c’est la preuve que vous avez complètement oublié votre propre enfance.

Quand Nathan a entendu cette histoire pour la première fois, il était absolument certain de n’avoir jamais essayé de s’échapper. Je lui ai dit alors de faire un effort de mémoire, en prenant ses tempes à deux mains, et quand il eut fait ce que je lui demandais, il a fini par se souvenir nettement d’un désir qu’il avait eu quand il était petit : celui de se percher sur les arbres. Et avec ce souvenir, d’autres revinrent : ainsi, il était resté couché dans son lit, projetant de s’échapper dès que sa mère serait endormie, et sa mère l’avait rattrapé à mi chemin de la cheminée. Tous les enfants pourraient avoir de tels souvenirs, s’ils voulaient prendre leurs tempes entre leurs mains, car, ayant été oiseaux avant d’être hommes, ils sont naturellement un peu sauvages pendant les premières semaines, et ont des démangeaisons aux épaules, à la place où se situaient les ailes.

C’est du moins ce que me dit Nathan.

Je dois expliquer ici la méthode que nous suivons quand il s’agit de raconter une histoire. D’abord, je la lui raconte, puis il me la redit. Comprenez que l’histoire est maintenant absolument différente ; ensuite, je la lui répète, avec les nouveautés qu’il y a apportées, et ainsi de suite, jusqu’à ce que nous soyons incapables de dire auquel des deux l’histoire appartient le plus. Dans ce récit des aventures de Peter Pan, par exemple, le corps du récit et la plupart des réflexions morales sont de moi, - pas toutes cependant… -, mais les intéressants passages qui concernent les us et coutumes des bébés-oiseaux sont en général des souvenirs de Nathan, qu’il a retrouvés en prenant ses tempes à deux mains et en faisant un violent effort de mémoire.

Donc, Peter Pan sortit par la fenêtre de sa chambre, qui n’avait pas de barreaux. Debout sur le rebord, il put apercevoir dans le lointain, des arbres qui étaient sans doute ceux des jardins de Kensington. À peine les eut-il aperçus, il oublia complètement qu’il était un petit garçon en pyjama, et il s’envola par-dessus les maisons, tout droit vers les jardins.


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Il est extraordinaire qu’il ait pu voler sans ailes. Mais l’emplacement des ailes le démangeait terriblement, et… peut-être serions-nous tous capables de voler si nous avions dans notre pouvoir une confiance égale à l’audace qui poussait Peter Pan ce soir-là.

Il descendit joyeusement sur la pelouse du parc, et la première chose qu’il fit fut de s’étendre sur le dos et de lancer des coups de pied. Il ne se souvenait déjà plus d’avoir jamais été un être humain. Il pensait qu’il était un oiseau, comme aux premiers jours de sa vie ; ainsi, quand il essaya d’attraper une mouche, il ne comprit pas que la raison pour laquelle il la manqua était qu’il avait essayé de la prendre avec la main, ce que, naturellement, un oiseau ne fait jamais.

Il vit que l’heure de la fermeture devait être passée, car il y avait là beaucoup de fées ; mais elles étaient toutes trop affairées pour le remarquer. Elles étaient en train de préparer le dîner, trayant leurs vaches, tirant de l’eau, etc… La vue des seaux d’eau lui donna soif, de sorte qu’il se mit à voler vers le bassin pour trouver à boire. Il s’arrêta et plongea son bec dans l’eau. Du moins croyait-il que c’était son bec ; mais, naturellement, c’était son nez. Il ne put avaler que très peu d’eau, et de plus, moins fraîche que d’habitude, de sorte qu’il se rabattit sur une flaque où il s’ébroua. Quand un oiseau véritable s’ébroue dans une flaque, il déploie largement ses ailes et les lisse avec son bec. Mais Peter était incapable de se rappeler de ce qu’il fallait faire ; il préféra aller dormir, de mauvaise grâce, à l’abri d’un hêtre.

D’abord, il éprouva quelque difficulté à se balancer sur une branche, puis le souvenir lui revint et il s’endormit. Il se réveilla longtemps avant le jour, tout frissonnant, en se disant que jamais il n’avait été dehors par une nuit aussi froide, quand il était un oiseau. Mais naturellement, comme chacun sait, une nuit qui paraît chaude à un oiseau peut être une nuit glacée pour un petit garçon en pyjama. Peter, en même temps, se sentait très mal à l’aise, il lui semblait que sa tête bourdonnait. Il entendait de grands bruits qui le faisaient regarder autour de lui avec inquiétude, quoiqu’ ils ne fussent, en réalité, causés que par ses éternuements. Il y avait quelque chose qu’il désirait de toutes ses forces, mais il ne parvenait pas à savoir ce que c’était. Ce qu’il désirait si vivement, c’était sa mère, pour le moucher ; cela ne cessait pas de le tourmenter, de sorte qu’il résolut d’appeler les fées pour leur demander conseil. Elles passent en effet pour savoir beaucoup de choses.

Il y en avait justement deux qui se promenaient dans l’allée, en se tenant par la taille ; il sauta donc en bas de son arbre pour aller à elles.


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Les fées ont souvent des querelles avec les oiseaux, mais d’ordinaire, elles répondent de bonne grâce à une question polie, aussi il fut tout à fait irrité de les voir s’enfuir à son approche.


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Une autre était nonchalamment installée sur une chaise du jardin, en train de lire une lettre que quelque promeneur avait laissé tomber. Quand elle entendit la voix de Peter, elle se réfugia, épouvantée, derrière une tulipe.


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

À son grand embarras, il s’aperçut que chaque fée qu’il rencontrait, le fuyait. Des ouvriers, qui étaient en train de scier un champignon pour en faire un tabouret, prirent leurs jambes à leur cou, abandonnant leurs outils. Une laitière renversa son seau et se cacha en dessous. Bientôt les jardins furent en tumulte.


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Une foule de fées couraient de tous côtés, s’interrogeant avec anxiété ; on éteignit les lumières, on barricada les portes, et du fond du palais de la reine des fées, arriva le ra-ta-plan des tambours, preuve que la garde royale avait été appelée. Un régiment de lanciers vint charger dans la grande allée, armé de branches de houx, - avec lesquelles ils égratignent horriblement l’ennemi au passage -.

Peter entendit ce petit peuple crier à tue-tête qu’il y avait un être humain dans les jardins, APRÈS l’heure de fermeture, mais il ne se douta pas un instant que c’était de lui qu’il s’agissait…

Il se sentait la tête de plus en plus lourde, mais il continuait à poursuivre les fées. Ces timides créatures détalaient à son approche, et les lanciers eux-mêmes, quand il s’avança vers eux, tournèrent aussitôt dans une allée latérale, en feignant de l’y avoir aperçu !

Désespérant de rien tirer de ces personnes, il résolut de consulter les oiseaux, mais il se rappelait maintenant que - par une étrange coïncidence -, tous les oiseaux du hêtre s’étaient envolés quand il s’y était posé. Ce fait ne l’avait pas frappé sur le moment, mais il en comprenait désormais le sens : tous les êtres vivants, fées ou bêtes, le fuyaient.

Pauvre petit Peter Pan ! Il s’assit et se mit à pleurer ; et même alors, il ne savait pas qu’il était assis d’une façon insolite pour un oiseau. C’est un bonheur qu’il ne l’ait pas su, car autrement il aurait perdu la foi dans sa faculté de voler, et si l’on se met à douter qu’on peut voler, on devient incapable de le faire ! La raison pour laquelle les oiseaux le peuvent, au contraire de nous, c’est qu’ils ont une foi absolue : car la foi donne des ailes.


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Il faut savoir que les jardins sont traversés par une rivière : la Serpentine. Mais celle-ci passe aussitôt sous un pont, pour aller baigner l’île sur laquelle sont nés tous les oiseaux, qui deviennent ensuite de petits garçons et de petites filles. Sauf en volant, personne ne peut atteindre l’île Serpentine, car il est interdit aux bateaux des hommes d’y aborder, et il y a, tout autour, une palissade dressée dans l’eau, avec, sur chaque pieu, un oiseau en sentinelle, jour et nuit.


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

C’est vers cette île que Peter vola, afin de soumettre son étrange cas à Salomon Caw, un vieux corbeau vénérable. Il y aborda avec un grand soulagement, tout réconforté de retrouver son « chez soi », comme les oiseaux appellent l’île. Tout le monde, sentinelles comprises, dormait, sauf Salomon, qui était tout à fait éveillé. Il écouta tranquillement le récit des aventures de Peter, et lui en apprit la véritable signification.


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

« Regarde ta tenue de nuit, si tu ne me crois pas, lui dit Salomon.

Peter baissa les yeux sur son large pyjama blanc, puis jeta un coup d’œil rapide sur les oiseaux endormis : aucun d’eux ne portait rien de semblable.

— Tu devrais avoir quatre doigts aux pattes, comme moi, alors que tu en as davantage. N’est-ce pas ? demanda Salomon, non sans quelque cruauté.

Peter vit avec consternation que cela était vrai. Il en éprouva un tel saisissement qu’il ne sentit plus le froid.

— Ébouriffe tes ailes ! dit ce vieux bourru de Salomon.

Peter s’efforça désespérément de le faire, mais il n’y parvint pas. Alors il se leva en chancelant, et pour la première fois depuis qu’il était monté sur le rebord de la fenêtre, il se souvint d’une dame qui l’aimait beaucoup.

— Je crois que je vais retourner avec ma maman, dit-il timidement.

— Au revoir ! répondit Salomon Caw, en le fixant d’un air étrange.

Mais Peter ne se décidait pas.

— Pourquoi ne pars-tu pas ? demanda poliment le vieux Salomon.

— J’espère, dit Peter d’une voix altérée, j’espère que je pourrai encore voler.

- Vous voyez : il avait perdu la foi ! -

— Pauvre petit, mi-homme, mi-oiseau ! dit Salomon, qui n’était pas au fond un mauvais cœur. Tu ne pourras jamais plus voler, pas même les jours de grand vent ! Tu vas devoir, désormais, demeurer sur cette île.

— Et ne plus jamais retourner dans les jardins de Kensington ? demanda Peter d’un ton tragique.

— Comment pourrais-tu y arriver ? dit Salomon.

Il promit cependant très aimablement à Peter de lui apprendre autant de procédés propres aux oiseaux qu’il était possible d’en apprendre à un être aussi disgracié de la nature.

— Alors, je ne serai pas tout à fait un homme ? demanda Peter.

— Non.

— Ni tout à fait un oiseau ?

— Non plus.

— Alors, qu’est-ce que je serai ?

— Tu seras un entre-deux » répondit Salomon.

Et cet oiseau était très certainement un sage, car c’est exactement ce qui arriva.


Les véritables oiseaux de l’île ne s’habituèrent jamais à Peter. Ses étrangetés les amusaient, comme si elles étaient toujours nouvelles, encore que ce fussent plutôt les oiseaux qui se renouvelaient. Il en sortait en effet de l’œuf tous les jours, qui se moquaient aussitôt de lui. Puis ils s’envolaient vers les hommes, et d’autres oiseaux sortaient de nouveaux œufs ; et ainsi de suite, sans discontinuer. Les mères, quand elles étaient fatiguées de couver, avaient pris l’habitude, ces rusées, de persuader leurs petits de briser leur coquille un jour avant le terme, en leur murmurant qu’ils auraient la chance de voir Peter se laver, boire et manger.

Des milliers d’oiseaux s’assemblaient autour de lui pour le regarder accomplir ces actes, comme nous regardons les paons faire la roue. Ils poussaient des cris de plaisir quand il prenait avec les mains les croûtes de pain qu’ils lui lançaient, au lieu de les prendre de la manière habituelle, avec le bec. Toute sa nourriture lui était apportée des jardins, sur l’ordre de Salomon, par les oiseaux. Comme il n’aurait pas mangé des vers ni des insectes, - ce qu’ils jugeaient très sot de sa part -, ils lui apportaient du pain. Ainsi quand vous chassez en criant « Espèce de glouton ! », un oiseau qui s’envole avec une croûte chipée sur la table du déjeuner, vous savez maintenant désormais que c’est très probablement pour Peter Pan qu’il l’a prise.


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Peter ne portait plus aucun vêtement. C’est que, voyez-vous, les oiseaux étaient toujours après lui pour lui en demander un morceau afin d’en garnir leur nid, et comme il avait très bon cœur, il ne savait pas refuser. Cependant, sur le conseil de Salomon, il avait fini par cacher ce qui restait de son pyjama. Mais quoiqu’il fût absolument nu, il ne faut pas croire qu’il avait froid ou qu’il était malheureux pour autant.

Il était au contraire très heureux et très gai, parce que Salomon avait tenu sa promesse et l’avait initié aux usages des oiseaux. Il savait, par exemple être facilement content, toujours occupé à quelque chose, et être persuadé que ce qu’il faisait revêtait une très grande importance. Peter devint très habile pour aider les oiseaux à bâtir leurs nids ; bientôt il sut mieux les bâtir qu’un pigeon ramier, et presque aussi bien qu’un merle, encore qu’il ne put jamais contenter les pinsons. Il construisait de plus de jolis petits abreuvoirs auprès des nids, et déterrait les vers de terre avec ses doigts pour les offrir aux oisillons.

Les connaissances traditionnelles des oiseaux n’eurent plus de secret pour lui. Ainsi, il savait distinguer à l’odeur un vent d’est d’un vent d’ouest, il pouvait voir l’herbe pousser et entendre marcher les insectes au fond des troncs d’arbre. Mais la compétence la plus précieuse que lui enseigna le vieux Salomon, ce fut d’avoir un cœur content. Tous les oiseaux ont le cœur content, sauf quand on détruit leur nid ou leurs œufs, et comme c’était la seule espèce de cœur que connaissait Salomon, il lui fut facile d’apprendre à Peter à en avoir un semblable.

Peter était si gai qu’il éprouvait le besoin de chanter tout le long du jour, de même que les oiseaux chantent pour exprimer leur joie. Mais, comme il était à moitié humain, il avait besoin d’un instrument. Il fabriqua donc une flûte avec un roseau, et il prit l’habitude de s’asseoir sur le rivage de l’île, le soir. Là, utilisant le souffle du vent et le murmure de l’eau, empruntant à la lune une partie de son éclat, il mettait le tout dans sa flûte et jouait alors d’une façon si admirable que les oiseaux eux-mêmes s’y trompaient, et qu’ils se demandaient entre eux, si c’était un poisson qui bondissait dans l’eau, ou si c’était Peter qui imitait sur sa flûte un poisson bondissant. Quelquefois il célébrait en jouant la naissance des oiseaux, et alors les mères se mettaient à tourner autour de leur nid pour voir si elles n’avaient pas pondu un œuf.

Parfois cependant, il se laissait aller à de tristes réflexions, et dans ces moments là, sa musique devenait triste comme lui. S’il était triste, c’est qu’il ne pouvait pas rejoindre les jardins, bien qu’il pût les apercevoir à travers l’arche du pont. Il savait qu’il ne pourrait jamais plus être véritablement un homme, et il désirait à peine en être un. Mais, oh ! Combien il désirait jouer, comme jouent les autres enfants ! Or, naturellement il n’y a pas d’endroit plus agréable pour cela que les jardins. Quand les oiseaux lui racontaient les jeux des garçons et des filles, des larmes montaient dans les yeux pensifs de Peter.

Peut-être vous demandez-vous pourquoi il ne s’est pas enfui à la nage. Mais, c’est tout simplement parce qu’il ne savait pas nager ! Il aurait voulu apprendre, mais personne dans l’île ne pouvait lui servir de professeur, sauf les canards, et ils sont trop stupides. Ils étaient pleins de bonne volonté, mais tout ce qu’ils savaient dire, c’était :

« C’est tout simple : vous n’avez qu’à vous asseoir à la surface de l’eau, de cette façon, et puis vous remuez les jambes comme ceci. »

Peter essaya souvent, mais il coulait toujours au fond avant d’avoir pu remuer les jambes. Ce qu’il avait vraiment besoin de savoir, c’était comment on peut s’asseoir sur l’eau sans chavirer immédiatement, et les canards prétendaient qu’il est tout à fait impossible d’expliquer une chose aussi simple. Parfois, des cygnes abordaient l’île, et il allait jusqu’à leur donner toute sa nourriture d’un jour pour avoir l’occasion de leur demander comment ils font pour rester assis sur l’eau. Mais dès qu’il n’avait plus de pain à leur donner, ces maudites bêtes se moquaient de lui et s’éloignaient à la nage.

Une fois, il pensa avoir vraiment découvert un moyen de rejoindre les jardins. Une merveilleuse chose blanche, semblable à un journal déplié, flotta en l’air au-dessus de l’île, roulant dans tous les sens, comme un oiseau qui aurait cassé ses ailes. Peter fut si effrayé qu’il alla se cacher, mais les oiseaux lui dirent que ce n’était qu’un cerf-volant, et lui expliquèrent ce qu’était cette chose ; ils ajoutèrent qu’il devait s’être échappé de la main d’un enfant et s’être envolé.


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Peter l’ayant récupéré, se prit d’un tel amour pour le cerf-volant, qu’il dormait en le tenant d’une main, malgré les railleries des oiseaux. Selon moi, c’était un spectacle pathétique et admirable, parce que, s’il l’aimait tant, c’est qu’il avait appartenu à un véritable petit garçon. Mais pour les oiseaux, c’était là un argument bien pauvre… Malgré tout, les plus vieux d’entre eux lui témoignèrent à cette occasion leur reconnaissance, car il avait soigné leurs petits pendant une épidémie de rubéole : ils lui offrirent de lui montrer comment faire voler un cerf-volant.

Six d’entre eux prirent le bout de la corde dans leurs becs, et s’élevèrent dans les airs ; et, au grand étonnement de Peter, le cerf-volant s’envola derrière eux, et s’éleva même encore plus haut.

Peter s’écria : « Encore ! » ; et avec une parfaite bonne grâce, ils recommencèrent plusieurs fois. Toujours, Peter, au lieu de les remercier, criait : « Encore ! », ce qui montre qu’il n’avait pas tout à fait oublié qu’il était en partie un petit garçon. À la fin, le cœur enflammé d’un grand dessein, il leur demanda de recommencer une dernière fois, en se suspendant lui-même à la queue.


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Alors cent oiseaux s’envolèrent en tenant la corde, soutenant Peter, et projetant de le laisser tomber lorsqu’il serait au-dessus des jardins. Mais le cerf-volant se brisa dans l’air. Peter se serait noyé dans la Serpentine s’il n’avait reçu l’aide de deux cygnes indignés, qui le ramenèrent au rivage de l’île. Après cet incident, les oiseaux lui déclarèrent qu’ils ne l’aideraient plus dans sa folle entreprise !


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Néanmoins, Peter finit par rejoindre quand même les jardins, grâce au bateau de Shelley, comme je vais maintenant vous le raconter…




Chapitre II

Le nid de grives



Shelley était un jeune homme plus raisonnable qu’il ne l’avait lui-même espéré. Car c’était un poète, et ces gens-là ne sont jamais tout à fait adultes. Ils méprisent l’argent, et vivent au jour le jour. Shelley avait ainsi, sous la forme d’un billet de banque, cinq livres de plus que ce qui lui était nécessaire pour la journée. Aussi, en se promenant dans les jardins de Kensington, il fit avec le billet, un joli bateau en papier, et le lança sur la Serpentine. Celui-ci atteignit le rivage de l’île à la nuit ; le veilleur l’apporta à Salomon Caw, qui pensa d’abord que c’était, comme à l’ordinaire, la lettre d’une femme disant qu’elle lui serait reconnaissante s’il pouvait lui faire avoir un bel enfant.

Elles demandent toujours toutes le meilleur ! Si la lettre lui plaît, Salomon leur envoie un bébé de première catégorie, mais si elle lui déplaît, il en envoie un complètement bizarre. Quelquefois, il n’en envoie pas du tout, et d’autres fois il en envoie toute une nichée. Tout dépend de la façon dont on sait le prendre. Il aime qu’on lui laisse l’initiative. Si, par exemple, on lui indique expressément qu’on attend de lui qu’il fasse en sorte que ce soit un garçon cette fois, vous pouvez être certain qu’il enverra à nouveau une fille. Enfin, que vous soyez une dame, ou seulement un petit garçon qui désire une petit sœur - ou inversement -, prenez toujours la peine d’indiquer clairement votre adresse. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre d’enfants que Salomon a envoyés à une mauvaise adresse !


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Quand Salomon eut déplié le billet de Shelley, il fut très embarrassé. Il prit l’avis de ses conseillers. Ceux-ci ayant marché deux fois sur le billet, la première fois avec leurs orteils tournés en dehors, puis avec leurs orteils tournés en dedans, décidèrent qu’il venait d’une personne un peu trop gourmande, qui désirait qu’on lui envoie cinq enfants. Ce qui le leur faisait croire, c’est qu’il y avait un grand cinq imprimé sur le papier.

« C’est complètement insensé ! » cria Salomon en colère, et il donna le billet à Peter.

Tout ce qu’on trouvait d’extraordinaire dans l’île était habituellement donné à Peter, en tant que jouet. Mais Peter ne joua pas avec le précieux billet, car il savait très bien ce que c’était, ayant beaucoup observé pendant la semaine où il avait été un petit garçon comme les autres. Avec autant tant d’argent, il se dit qu’il pourrait certainement parvenir à rejoindre les jardins. Il réfléchit à tous les moyens possibles, et il décida - sagement, je pense -, de choisir le meilleur. Mais d’abord, il se devait d’apprendre aux oiseaux la véritable valeur du bateau de Shelley.

Quoique ceux-ci fussent trop honnêtes pour le lui redemander, il vit bien qu’ils étaient contrariés. Ils jetaient des regards si noirs à Salomon, que celui-ci, qui avait une haute idée de son habileté, s’envola au bout de l’île, où il se posa, très abattu, cachant sa tête sous son aile. Peter savait maintenant qu’il était impossible de rien faire dans l’île si l’on n’avait Salomon avec soi. Il le suivit donc et s’efforça de le réconforter. Mais Peter fit plus encore pour se concilier la puissante bienveillance du vieux Salomon…

Il faut que vous sachiez que vieux corbeau n’avait pas l’intention de rester au pouvoir toute sa vie. Il songeait à l’avenir, et désirait prendre sa retraite. Il avait en vue un certain if, qui lui semblait le lieu idéal pour couler une vieillesse heureuse. Pendant des années, il s’était occupé tranquillement de remplir son bas. C’était un bas qui avait appartenu à un baigneur, et qui avait été rejeté sur l’île. À l’époque dont je parle, il contenait cent quatre-vingt miettes de pain, trente-quatre noix, six croûtes, un essuie-plume et un lacet de souliers. Quand son bas serait plein, Salomon calculait qu’il pourrait alors se retirer et vivre de ses rentes. Peter lui donna alors la valeur d’une livre, qu’il découpa dans son billet avec la pointe d’un bâton. Il s’assura de la sorte l’amitié éternelle de Salomon. Ensuite, après s’être consultés, ils convoquèrent l’assemblée des grives.

Vous allez voir pourquoi les grives furent seules convoquées…


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

L’ordre du jour avait été en réalité établi par Peter, mais ce fut surtout Salomon qui parla, car il devenait vite grincheux s’il devait partager le temps de parole avec d’autres. Il commença par dire qu’il avait été très impressionné par l’habileté supérieure déployée par les grives dans la construction des nids, et ce début les mit de bonne humeur, ce qui était indispensable. En effet les brouilles entre oiseaux portent toujours sur la construction des nids.

Salomon dit :

« Les autres oiseaux négligent d’enduire leurs nids de boue, ce qui fait qu’ils ne sont pas étanches à l’eau. »

Sur ces mots, il redressa la tête comme s’il avait présenté un argument irréfutable. Mais, par malheur, Mme Pinson était venue à la réunion sans y être invitée. Elle se mit à piailler :

« Nous-mêmes ne construisons pas des nids pour qu’ils soient étanches à l’eau, mais pour contenir nos œufs !

L’ambiance se refroidit d’un coup, et Salomon fut si embarrassé qu’il avala plusieurs gorgées d’eau.

— Il faut quand même admettre, reprit-il, que la boue rend les nids de grives chauds et douillets.

— Et il faut admettre, glapit Mme. Pinson, que si l’eau rentre dans un nid de grives, elle va y rester, et les petits seront noyés.

Les grives prièrent Salomon du regard de faire réponse à cette objection, mais il fut de nouveau embarrassé.

— Buvez encore un peu, suggéra ironiquement Mme Pinson.

Salomon prit une gorgée d’eau et retrouva son inspiration.

— Si un nid de pinsons, dit-il, est placé sur la Serpentine, il va se remplir d’eau et se briser, tandis qu’un nid de grives demeure aussi sec que le dos d’un cygne. »

L’assemblée des grives applaudit frénétiquement ! Maintenant, elles savaient pourquoi elles enduisaient leurs nids de boue. Quand Mme Pinson voulut répliquer : « Mais il ne viendrait à l’idée de personne de placer son nid sur la Serpentine ! », elles firent ce qu’elles auraient dû faire dès le début : elles la chassèrent à coups de bec.

Après cette expulsion, l’ordre se rétablit. L’ordre du jour de la réunion, dit Salomon, était le suivant : leur jeune ami, Peter Pan, qu’elles connaissaient bien, désirait vivement pouvoir se rendre dans les jardins. Il se proposait, avec leur aide, de construire un bateau. À ces mots, les grives commencèrent à s’agiter, et Peter trembla pour son projet.

Salomon se hâta d’expliquer que ce qu’il voulait faire ce n’était pas du tout un de ces lourds bateaux, dont les hommes se servent. Non, le bateau auquel il pensait devait être simplement un nid de grives, suffisamment grand pour contenir Peter. Mais de nouveau, au désespoir de Peter, les grives se montrèrent peu enthousiastes.

« Nous sommes très occupées, grognèrent-elles, et ce ne sera pas une mince affaire !

— Mais bien entendu ! dit Salomon. Il est certain que Peter ne voudrait pas que vous travailliez pour rien. Vous devez vous rappeler qu’il est maintenant très à l’aise financièrement : il vous donnera des gages, comme vous n’en avez encore jamais eu. Plus précisément, Peter Pan m’autorise à vous dire que vous serez toutes payées à raison de six pence par jour ! »

En entendant cela, toutes les grives sautillèrent de joie, et la fameuse construction du bateau fut commencée le jour même. Toutes les affaires courantes furent laissées en suspens. C’était la saison des amours pour les grives, mais aucun nid ne fut construit, à part le gros, si bien que Salomon fut bientôt à court de grives pour fournir les demandes des mamans du continent. Que pensez-vous qu’il fît ? Eh bien, il lança une bande de moineaux sur les toits et leur ordonna de mettre leurs œufs dans les vieux nids de grives, puis il envoya leurs oisillons aux dames qui avaient passé commande, en leur jurant que c’étaient des grives. Les moineaux n’étaient pas peu fiers du rôle décisif qu’ils avaient joué dans toute cette affaire ! Ainsi, si vous rencontrez dans les jardins des grandes personnes qui paraissent toutes gonflées de leur importance, c’est qu’elles sont très probablement d’anciens moineaux de cette année-là !


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Peter fut un contremaître équitable : il paya ses ouvriers exactement chaque soir. Ils se tenaient en rang sur les branches, attendant poliment qu’il eût découpé pour six pence de papier dans son billet ; il les appelait alors à tour de rôle, et chaque oiseau, à l’appel de son nom, descendait en volant et touchait son salaire. Ce devait être, véritablement, un beau spectacle !

Après des mois de travail, le bateau fut terminé. Peter avait suivi de près la construction, éclatant d’orgueil en le voyant peu à peu grandir, et prendre la forme d’un énorme nid de grives. Dès le début, il avait décidé de dormir à côté du bateau, et il s’éveillait souvent pour lui adresser des paroles de tendresse. Quand il eut été entièrement enduit de boue, et celle-ci eût séché, il coucha tous les soirs dedans.

Le nid était brun à l’intérieur, naturellement, mais de couleur verte à l’extérieur, étant recouvert d’herbes et de branches. Quand elles flétrissaient, les parois se retrouvaient recouvertes de chaume. Il y avait aussi quelques plumes, çà et là, semées par les grives lors de la construction.

Les autres oiseaux de l’île furent extrêmement jaloux !

Ils firent courir le bruit que le bateau ne flotterait pas sur l’eau. Mais il flotta, en demeurant immobile, ce qui est beaucoup mieux ; ils dirent alors que l’eau y entrerait, mais l’eau n’y entra pas. Enfin, ils dirent que Peter n’avait pas de rames, et à cette remarque les grives se regardèrent, consternées. Mais Peter répliqua qu’il n’avait pas besoin de rames, puisqu’il avait une voile, et d’un air orgueilleux et joyeux à la fois, il leur montra une voile qu’il avait fabriquée avec sa chemise de nuit. Bien qu’elle ressemblât encore beaucoup à un vêtement, elle faisait malgré tout une voile tout à fait acceptable. Cette nuit-là, la lune étant pleine et tous les oiseaux endormis, il entra dans son bateau et quitta l’île.

D’abord, sans savoir pourquoi, il tourna ses regards vers le ciel, les mains jointes, puis ses yeux se fixèrent sur l’ouest. Il avait promis aux grives de ne faire au début que de petits voyages, en les prenant toujours pour guides. Mais il vit sous le pont, au loin, les jardins de Kensington qui l’appelaient et il ne put plus attendre. Il ne regarda pas une fois en arrière. Son petit cœur était rempli d’une exaltation qui chassait toute peur.

Tout d’abord, son bateau se mit à tourner en rond, et il fut ramené à son point de départ. Là, ayant raccourci la voile en déchirant une des manches, il fut entraîné par un vent contraire. Il lâcha alors la voile et fut emporté vers le rivage lointain, où se dressaient des ombres menaçantes. Il continua à tâtonner ainsi, jusqu’à ce qu’un vent favorable l’eût pris pour le pousser vers l’ouest, à une telle vitesse qu’il faillit se briser contre une pile du pont. Ayant échappé au danger, il passa en dessous et arriva, à sa grande joie, en vue des délicieux jardins.


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Mais, ayant essayé de jeter l’ancre, représentée en l’espèce par un caillou attaché au bout de la corde du cerf-volant, il ne trouva pas le fond et fut obligé de chercher un moyen de jeter les amarres. En faisant des tentatives dans ce but, sa coque alla cogner contre un récif pointu, et il fut jeté par dessus bord du fait de la violence du choc.


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Il faillit se noyer, mais il parvint à grimper de nouveau sur le vaisseau. Alors s’éleva une forte tempête. Les eaux rugissaient comme jamais ; il était ballotté en tous sens et ses mains étaient tellement engourdies par le froid qu’il ne pouvait pas les fermer. Ayant échappé à ce nouveau danger, il arriva enfin dans une petite baie, où son bateau put jeter l’ancre tranquillement.

Quand il voulut débarquer, une multitude de petites créatures se jeta sur lui pour le chasser. Elles désiraient défendre leur territoire, et lui crièrent d’une voix perçante qu’il devait s’éloigner car l’heure de la fermeture était passée depuis longtemps. En même temps, elles brandissaient de petites branches de houx ; quelques unes apportèrent même une flèche, qu’un enfant avait oubliée dans le jardin, et entreprirent de s’en servir comme d’un bélier.

Alors Peter, qui savait que c’étaient des fées, leur dit posément qu’il n’était pas un homme comme les autres, qu’il n’avait aucunement le désir de leur être désagréable, qu’il voulait au contraire être leur ami. Cependant, ayant trouvé un agréable refuge, il n’avait pas l’intention d’en sortir, et il les prévenait que si elles lui voulaient du mal elles en subiraient les conséquences.

Ce disant, il sauta audacieusement à terre, et elles se pressèrent autour de lui, avec l’intention de lui faire du mal. Tout à coup un grand cri s’éleva parmi les fées. L’une d’entre elles venait de remarquer que sa voile était faite d’un vêtement de bébé, et elles furent aussitôt prises d’un grand amour pour lui ! Les hommes du peuple fée avaient mis leurs armes au fourreau devant l’attitude de leurs épouses, car ils faisaient grand cas de leur intelligence, et ils l’amenèrent fort civilement à leur reine, qui lui accorda courtoisement l’hospitalité des jardins après la fermeture. Dès lors, Peter put aller et venir à sa guise !

Tel fut son premier voyage aux jardins. Longtemps avant l’ouverture des portes, il prit l’habitude de retourner dans l’île en naviguant, car il ne devait pas être vu ; mais il avait quand même beaucoup de temps pour jouer, et il ne s’en privait pas. Il jouait comme le font les véritables enfants. Du moins le croyait-il. Et c’est l’une des particularités attendrissantes de son existence : il jouait tout de travers.

C’est que, vous le comprenez, il n’avait personne pour lui dire comment jouent réellement les enfants ; et les fées, qui vivent toutes plus ou moins cachées du matin au soir, n’en savent rien.


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Les oiseaux prétendirent pouvoir lui apprendre beaucoup de choses ; en réalité, ils n’en savaient que très peu. Ils l’informèrent au sujet du jeu de cache-cache, mais les canards eux-mêmes ne surent pas lui dire ce qui rendait le bassin si attrayant pour les enfants. En effet, le soir, les canards ont oublié tous les événements de la journée, sauf le nombre de morceaux de gâteau qu’on leur a jetés. Ce sont des râleurs, qui ne savent que se plaindre de ce que les gâteaux ne sont plus aussi bons que dans leur jeunesse…

Malgré ces petits inconvénients, Peter estimait qu’il menait la plus magnifique des vies dans les jardins, et une telle croyance équivaut à peu près à la réalité. Quelquefois il était pris, tout à coup, d’un accès de joie sans mélange. Il jouait également de la musique sur sa flûte. Des messieurs qui rentraient chez eux la nuit rapportèrent qu’ils avaient entendu un rossignol dans les jardins. Mais c’était en réalité la flûte de Peter ! Naturellement, il n’avait pas de mère. À quoi lui aurait-elle servi ? D’ailleurs, je vous raconterai dans le dernier chapitre les circonstances dans lesquelles il la revit. Et ce furent les fées qui lui offrirent ce bonheur…




Chapitre III

L’heure de fermeture



Il est terriblement difficile d’apprendre quoi que ce soit au sujet des fées ; il n’y a guère qu’une seule chose dont on soit absolument sûr : c’est que là où il y a des enfants, il y a des fées. Autrefois, les jardins étaient interdits aux enfants, et à cette époque il n’y avait aucune fée dans les jardins. Quand les enfants y furent admis, les fées s’y pressèrent en foule le soir même.


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Elles ne peuvent pas s’empêcher de suivre les enfants, mais il est rare que vous les aperceviez. D’abord parce que, le jour, elles vivent dans des endroits du parc où il est interdit d’aller, ensuite parce qu’elles sont rusées au possible ! Enfin, du moins avant l’heure de fermeture. Car après cette heure, c’est une autre histoire…

Quand vous étiez un oiseau, vous connaissiez parfaitement bien les fées. Vous avez d’ailleurs une foule de souvenirs à leur sujet, remontant aux jours de votre enfance. C’est un grand malheur que vous n’ayez pas pu les noter à l’époque, car vous les oubliez progressivement, si bien que j’ai même entendu des enfants déclarer qu’ils n’avaient jamais vu de fées !

Une des raisons de cette confusion est que les fées prétendent être autre chose que ce qu’elles sont véritablement : c’est un de leurs meilleurs tours. Ordinairement, elles se font passer pour des fleurs, parce que la Cour des fées se tient dans le bassin, et qu’il se trouve à cet endroit, beaucoup de fleurs. Or, une fleur est, probablement, ce qui attire le moins l’attention. Elles s’habillent exactement comme les fleurs, changeant avec les saisons. Elles deviennent blanches avec les lys, bleues avec les bleuets, et ainsi de suite. L’époque des crocus et des jacinthes est celle qu’elles préfèrent, car elles adorent leurs couleurs, mais les tulipes - à l’exception des blanches, qui sont les berceaux des fées -, leur déplaisent, de sorte que le meilleur moment pour les surprendre est le début de la saison des tulipes.


Quand elles croient que vous ne les regardez pas, elles s’écartent vivement, avec un joli saut de côté, mais si vous les suivez du regard, et qu’elles craignent de ne plus avoir le temps de se cacher, elles s’immobilisent, et font semblant d’être des fleurs. Beaucoup de fleurs sont ainsi des fées, même si la plupart sont de véritables fleurs : on ne peut jamais les distinguer. Cependant un bon moyen est de passer d’abord son chemin, puis de se retourner tout-à-coup ; un autre, que nous essayons quelquefois, Nathan et moi, c’est de les regarder fixement. Au bout d’un certain temps elles ne peuvent pas s’empêcher de cligner des yeux, et alors on peut être certain que ce sont des fées !


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

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Quant à leurs maisons, on ne les remarque pas, car elles sont exactement le contraire des nôtres : on peut voir nos maisons le jour, mais on ne peut pas les voir la nuit. Eh bien, les leurs, au contraire, sont visibles la nuit et ne sont pas visibles le jour, car elles sont de la couleur même de la nuit. Or je n’ai jamais connu personne qui pût voir la nuit en plein jour !

Mais cela ne veut pas dire qu’elles sont noires, car la nuit a ses propres couleurs tout comme le jour, mais beaucoup plus brillantes. Le palais des fées est entièrement construit en verres multicolores, et c’est bien la plus délicieuse de toutes les résidences royales. Mais la reine se plaint parfois de ce qu’on peut voir de l’extérieur tout ce qu’elle fait. Et effectivement, le petit peuple, très curieux de nature, a l’habitude de se presser contre les vitres ; c’est pourquoi le bout de leur petit nez est tout écrasé. Leurs rues, qui ont des kilomètres de long, sont très sinueuses, et coupées de chaque côté de sentiers faits d’écheveaux de laine brillante. Comme les oiseaux ont l’habitude de les voler pour garnir leurs nids, un agent de police a été placé à chaque bout.

Une des grandes différences qui existe entre les fées et nous, c’est qu’elles ne font jamais rien d’utile. Quand le premier enfant éclata de rire pour la première fois, son rire se brisa en un million de morceaux, qui sautillèrent de tous côtés : ce fut l’origine des fées. Elles paraissent terriblement affairées, comme si elles n’avaient pas un instant à perdre, mais si vous leur demandez ce qu’elles sont en train de faire, il leur est absolument impossible de vous le dire. Elles ont un facteur, mais il ne vient jamais, si ce n’est le jour de Noël ; et bien qu’elles aient de belles écoles, on n’y enseigne rien dedans. Une fois que le maître a fait l’appel, tous les élèves sortent pour se promener et ne reviennent plus…

Vous avez certainement remarqué que votre petite sœur veut faire tout un tas de choses que votre maman ne veut pas qu’elle fasse, comme rester debout quand il faut s’asseoir, et inversement, ou être éveillée quand il faudrait dormir, ou encore se traîner par terre quand on vient juste de lui mettre des vêtements propres. Peut-être mettez-vous ces actions sur le compte de la méchanceté. Croyez-moi, il n’en est rien. Cela signifie simplement qu’elle fait ce qu’elle a vu faire aux fées. Elle commence par suivre leur exemple, et il faudra à peu près deux ans pour qu’elle prenne des habitudes humaines. De même, les accès de colère, si difficiles à calmer, qui sont d’habitude mis sur le compte des poussées de dents, ont une tout autre cause. Ils expriment une exaspération bien naturelle, qui vient de ce que nous ne la comprenons pas, bien qu’elle parle un langage parfaitement intelligible : le langage des fées !

Dernièrement, Nathan a rassemblé ses souvenirs à ce sujet, et, en prenant son front entre ses mains, il s’est rappelé un certain nombre de phrases, que je vous répéterai un jour, si je ne les oublie pas. Il les avait entendues au temps où il était une grive, et bien que je lui aie objecté que c’était peut-être le langage des oiseaux dont il se rappelait, il soutient que non, car ces phrases ont trait à des farces et à des aventures, et les oiseaux ne savent parler de rien d’autre que de la construction de leurs nids. Il se rappelle précisément qu’ils se contentaient d’aller de place en place, comme les femmes vont de vitrine en vitrine, comparant les différents nids et disant : « Ce n’est vraiment pas ma couleur, mon cher ! », ou « Comment voulez-vous faire tenir un enduit aussi peu solide ? », ou encore « Quelle affreuse garniture ! », et ainsi de suite.

Les fées sont des danseurs consommés.


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Elles donnent de grands bals en plein air, dans ce qu’on appelle un cercle de fées. Pendant des semaines après le bal on peut encore voir le cercle, sur l’herbe. Il n’existe pas au début, mais elles le forment en faisant la ronde. Quelquefois on trouve des champignons à l’intérieur du cercle : ce sont des sièges de fées, que les domestiques ont oublié d’enlever. Les chaises et les cercles sont les seules marques du passage de ces petites créatures ; et elles ne les laisseraient même pas si elles n’attendaient pas, pour quitter le bal, la toute dernière minute, celle où on ouvre les grilles des jardins.


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Il existe un moyen de savoir si les fées vont donner un bal un certain soir. Je vais vous l’expliquer. Vous connaissez les panneaux qui indiquent l’heure de la fermeture du parc. Eh bien, ces coquines de fées changent subrepticement l’information du panneau quand il doit y avoir bal ce soir-là, de sorte qu’il indique par exemple six heures et demie pour la fermeture, au lieu de sept heures. Cela leur permet de commencer une demi-heure plus tôt ! Si nous pouvions rester dans les jardins pendant une de ces nuits, nous assisterions à ce délicieux spectacle.


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Nous pourrions voir des centaines d’adorables fées se hâtant vers le bal, les mariées portant leur anneau de mariage en guise de ceinture, les messieurs, tous en uniforme, tenant la traîne des dames, des porte-flambeaux marchant en tête, ayant à la main des cerises d’hiver, qui sont les lanternes des fées ; le vestiaire où elles déposent leurs manteaux d’argent et prennent un ticket en échange ; la table du festin, présidée par la reine, derrière qui se tient le grand Chambellan, qui porte un pissenlit sur lequel il souffle quand Sa Majesté veut savoir l’heure.


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

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La nappe varie suivant les saisons : en mai, elle se compose de bourgeons de châtaignier. Voici comment procèdent les domestiques des fées. Une vingtaine d’entre eux grimpent sur les arbres et en secouent les branches : les bourgeons tombent comme de la neige. Puis ils rassemblent le tout avec un balai, et étalent les bourgeons de façon à ce qu’ils forment comme une nappe.

Les fées ont de véritables verres, et trois qualités différentes de vin : du vin de prunellier, du vin d’épine vinette, et du vin de primevère. C’est la reine qui sert les convives, mais les bouteilles sont si lourdes qu’elle peut à peine les soulever. Le repas commence par des tartines beurrées, grosses comme des confettis. Pour le dessert, il y a des gâteaux minuscules, si petits qu’ils ne laissent jamais une miette sur la table.


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Les fées sont assises en cercle sur des champignons. Tout d’abord, elles se tiennent parfaitement, avec des manières polies. Mais très vite, les choses se dégradent : elles commencent à plonger leurs doigts dans le beurre, qui est extrait des racines de vieux arbres, et il y en a même, les affreuses créatures, qui se traînent à plat ventre sur la nappe et font la chasse aux sucreries et aux autres friandises, avec leur langue.


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Quand la reine s’en aperçoit, elle fait signe aux domestiques de desservir. Alors chacun se prépare à danser : la reine prend la tête du cortège, et le grand Chambellan s’avance derrière elle, portant deux petits pots dont l’un contient du suc de giroflée et l’autre du suc de sceau de Salomon. Le suc de giroflée est utilisé pour ranimer les danseurs qui s’évanouissent d’épuisement, et le sceau de Salomon sert pour les contusions. En effet, les danseurs se blessent très souvent, et quand Peter joue de plus en plus vite, ils s’agitent jusqu’à perdre connaissance, victimes de leur ardeur.


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Car, - vous l’avez compris sans que je vous le dise -, c’est Peter Pan qui constitue l’orchestre des fées, assis au milieu du cercle des danseurs ! Et les initiales P. P. sont marquées au coin des cartes d’invitation qu’envoient toutes les familles qui se respectent.


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C’est ainsi qu’à l’occasion d’un des bals d’anniversaire de la reine - elles ont un anniversaire tous les mois -, les fées reconnaissantes lui permirent de réaliser le souhait le plus cher à son cœur.

Voici comment elles s’y prirent. La reine le fit mettre à genoux, puis elle lui déclara qu’en récompense de son talent de musicien, elle réaliserait son souhait le plus cher. Alors, les fées se pressèrent autour de Peter, désireuses d’apprendre en quoi il consistait… Mais il hésita longtemps, ne sachant pas lui-même exactement ce qu’il voulait.

« Si je choisissais de retourner auprès de ma mère ? demanda-t-il à la fin, pourriez-vous réaliser ce souhait ?

Cette demande les embarrassa, car, si Peter s’en allait, elles seraient privées de musique. Aussi la reine fronça dédaigneusement le nez en disant :

— Peuh ! Formule un souhait qui soit plus important que celui-là !

— C’est donc un petit souhait ? demanda-t-il.

— Aussi petit que ceci, répondit la reine en mettant ses deux mains l’une contre l’autre.

— Quelle devrait être la taille d’un gros souhait ? demanda-t-il.

Elle indiqua la mesure sur le pan de sa robe, et cela faisait une très jolie longueur. Alors Peter réfléchit, et dit :

— Eh bien alors, je crois que je formulerai deux petits souhaits au lieu d’un gros ».

Naturellement, les fées ne pouvaient qu’accepter, quoique son attitude ne manquait pas de les choquer.

Il déclara alors que son premier souhait était de revenir auprès de sa mère, mais avec le droit de retourner dans les jardins s’il ne trouvait pas un bon accueil auprès d’elle. Quant au second souhait, il désirait le réserver. Les fées essayèrent de le dissuader, et elles lui firent toutes sortes d’objections.

« Je peux te donner le pouvoir de voler jusqu’à la maison de tes parents, dit la reine, mais je ne peux pas ouvrir la porte pour toi.

— La fenêtre par laquelle je me suis envolé sera ouverte, dit Peter tout bas. Ma mère la laisse toujours ainsi, en espérant que je reviendrai.

— Comment le sais-tu ? demandèrent-elles, toute surprises.

Et, en fait, Peter ne pouvait l’expliquer.

— Je le sais » répondit-il.

Comme il persistait dans son désir, il ne leur restait plus qu’à le satisfaire. Voici comment elles lui donnèrent le pouvoir de voler. Elles le chatouillèrent à l’épaule ; il y sentit aussitôt une démangeaison, et il s’envola hors des jardins, par-dessus les toits des maisons. C’était si délicieux, qu’au lieu de voler directement à sa maison, il se promena dans toute la ville ; si bien qu’au moment où il arriva à la fenêtre de sa mère, il avait arrêté dans son esprit que son second souhait serait de devenir un oiseau.


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La fenêtre était ouverte, comme il l’avait deviné ; il se glissa à l’intérieur, et trouva sa mère endormie. Peter se posa doucement au pied du lit, et la contempla longuement. Elle reposait, la tête sur la main, et le creux de l’oreiller était comme un nid recouvert des flots de sa chevelure noire. Il se souvint, quoiqu’il l’eût oublié pendant longtemps, qu’elle détachait toujours ses cheveux pour la nuit. Comme l’étoffe de son vêtement de nuit était douce ! Comme il était heureux d’avoir une mère aussi jolie !

Mais elle paraissait triste, et il savait pourquoi. Un de ses bras remuait, comme si elle avait voulu embrasser quelqu’un, et il savait qui.

« Oh, se dit Peter, si tu savais qui est justement assis au pied de ton lit. »

Il pensait qu’il n’avait qu’à dire : « Maman… », aussi doucement qu’il voudrait, et elle s’éveillerait. Une mère s’éveille toujours subitement si c’est vous qui dites son nom. Alors, quel cri joyeux elle pousserait, et comme elle le serrerait tendrement dans ses bras !

Telles étaient, j’en ai peur, les pensées de Peter. D’une part, il ne doutait pas un instant qu’en retournant auprès de sa mère, il lui apporterait un bonheur immense. Rien ne peut être plus beau, pensait-il, que d’avoir un petit garçon à soi !

Mais d’autre part, pourquoi Peter restait-t-il si longtemps assis au bord du lit ? Pourquoi ne disait-il pas à sa mère qu’il était de retour ?

Eh bien, pour dire toute la vérité, il était tiraillé entre deux désirs. Par moments, il regardait longuement sa mère, et par moments, il regardait longuement la fenêtre. Sans doute, il lui serait agréable de redevenir son petit garçon, mais, d’un autre côté, quels bons moments il avait passés dans les jardins ! En aurait-il de semblables, quand il porterait à nouveau des habits ? À cette idée, il sauta du lit, et ouvrit des tiroirs pour jeter un regard sur ses anciens vêtements. Ils étaient encore là, mais il n’arrivait pas à se rappeler comment on les mettait. Les chaussettes, par exemple, se portaient-elles aux mains, ou aux pieds ?

Sa maman dormait paisiblement, à présent. Il jeta de nouveau des regards sur la fenêtre. Il ne faut pas croire qu’il méditait de s’envoler pour ne plus revenir ! Il avait définitivement décidé de redevenir un petit garçon. Mais… devait-il commencer cette nuit ? Telle était la question. De plus, le second souhait l’embarrassait. Il ne désirait plus devenir un oiseau, mais ne pas formuler de second souhait lui semblait être du gâchis, et, naturellement, il ne pouvait le formuler sans revenir auprès des fées. Et il ne fallait pas qu’il tarde trop à présenter sa requête… Il se demanda également s’il ne s’était pas mal conduit en quittant les jardins sans avoir, au préalable, dit adieu à Salomon.

« J’aurais beaucoup aimé naviguer dans mon bateau encore une fois, dit-il pensivement, en s’adressant à sa mère endormie. Il discutait avec elle, absolument comme si elle avait pu l’entendre. Puis, ce serait formidable de raconter cette aventure aux oiseaux ! ajouta-t-il d’un ton câlin. Non, je te promets de revenir ! » conclut-il enfin solennellement. Et il était sincère.

Et à la fin, il s’en alla. Deux fois, il fit demi-tour de la fenêtre, avec le désir d’embrasser sa mère. Mais il craignait que la joie ne l’éveillât, de sorte qu’il n’en fit rien.

Des semaines, et même des mois passèrent avant qu’il demandât aux fées d’accomplir son second souhait. Je ne suis pas tout à fait sûr de connaître toutes les raisons de ce retard. D’abord, il avait une foule d’adieux à faire, non seulement à ses amis personnels, mais encore à mille lieux favoris. Puis il avait à faire sa dernière promenade en bateau, sa véritable dernière, et sa dernière des dernières, etc. De plus, un grand nombre de repas et de bals d’adieux furent donnés en son honneur. Enfin, il y avait une dernière raison, non des moindres, c’est qu’après tout il n’était pas pressé, car sa mère ne se lasserait jamais de l’attendre. Cette dernière raison déplaisait particulièrement au vieux Salomon, car c’était un encouragement pour les oiseaux à remettre les choses au lendemain.

Salomon connaissait ainsi plusieurs excellentes maximes, qu’il leur rappelait sans cesse. « Remettre au lendemain, c’est risquer de remettre au surlendemain », « En ce bas monde, la chance ne passe qu’une fois »… Et voici que Peter, par sa conduite, détruisait tout l’effet escompté. Les oiseaux l’imitaient, et prenaient des habitudes de paresse.

Cependant, soyez certains que si Peter ne s’empressait pas de retourner auprès de sa mère, il était tout à fait décidé à le faire. La meilleure preuve en était son attitude prudente vis-à-vis des fées.

Celles-ci auraient bien aimé qu’il reste dans les jardins pour leur jouer de la musique, et, pour l’empêcher de formuler un second souhait, elles essayaient de le piéger en l’amenant à faire des remarques comme : « Je souhaiterais que l’herbe ne soit pas aussi humide ! » Il y en avait aussi qui dansaient à contretemps, dans l’espoir qu’il s’écrierait : « Oh, je voudrais bien que vous dansiez en mesure ! » Alors, elles lui auraient dit que tout était terminé : il venait de faire son second souhait !

Mais il déjouait toutes leurs ruses, et quoique plus d’une fois il eût commencé à dire : « Je souhai… », il s’arrêtait toujours à temps. Aussi, quand, à la fin, il leur dit bravement : « Je veux revenir pour toujours auprès de ma mère », elles n’eurent d’autre choix que de chatouiller ses épaules et de le laisser partir. Il avait fini par être impatient, parce qu’il avait rêvé que sa mère pleurait. Il était si pressé d’aller se blottir dans ses bras que, cette fois-ci, il vola tout droit à la fenêtre qui était toujours ouverte pour lui.

Mais il la trouva fermée, et des barres de fer avaient été posées. En regardant à l’intérieur, il vit sa mère qui dormait paisiblement, en berçant dans ses bras un autre enfant.

Peter l’appela : « Maman ! » Mais elle ne l’entendit pas ; en vain, il frappa de ses petits bras contre les barreaux. Il dut retourner vers les jardins en sanglotant. Plus jamais il ne revit sa maman chérie. Ah ! Pauvre Peter ! Lorsque nous avons commis une faute, nous sommes certains que notre conduite sera différente, plus tard, quand l’occasion se représentera. Mais Salomon a raison : la plupart du temps, elle ne se représente pas. Quand nous arrivons à la fenêtre, l’heure de fermeture est passée. Les barres de fer ont été mises pour la vie.




Chapitre IV

La petite maison



Tout le monde a entendu parler de la petite maison des jardins de Kensington, qui est la seule maison au monde que les fées aient bâtie pour les hommes. Mais personne ne l’a réellement vue, à part trois ou quatre privilégiés, qui non seulement l’ont vue, mais en plus y ont couché. Car à moins d’y coucher, vous ne pouvez pas la voir : en effet, elle n’est pas là quand vous dormez, mais elle est bien là quand vous vous réveillez et que vous en sortez.

La petite fille pour qui la maison fut construite la première fois est Maisie.

Elle adorait son frère Antoine, un grand gaillard de six ans, qu’elle trouvait très courageux. Jamais elle ne l’avait tant admiré que quand il lui dit, comme il l’avait fait souvent, avec une magnifique assurance, qu’un jour il s’arrangerait pour rester dans les jardins, après la fermeture des portes.


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

« Oh non, Antoine, les fées en seraient très fâchées !

— Je le pense bien ! répondit-il, avec insouciance.

— Et puis, dit-elle, en frissonnant, si Peter Pan t’emporterait dans sa barque !

— Cela m’irait très bien ! » répliqua Tony.

Il n’est pas étonnant après cela, que Maisie fût fière de lui !

Mais ils n’auraient pas dû parler si haut, car ils furent entendus par une fée, qui était en train de ramasser des squelettes de feuilles, avec lesquels ce petit peuple tissait ses rideaux d’été.


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Dès ce moment, Antoine devint leur victime désignée. Quand il allait s’asseoir sur une barrière, elles l’écartaient, de sorte qu’il tombait en arrière ; ou elles le faisaient trébucher, en le tirant par le lacet de sa chaussure ; ou encore elles corrompaient les canards pour qu’ils fassent couler son petit bateau.

Presque tous les accidents désagréables qui vous arrivent dans la nature viennent de ce que les fées vous en veulent, voilà pourquoi vous devez toujours être très attentifs à la façon dont vous parlez d’elles.

Maisie était une de ces personnes qui aiment bien fixer une date pour chaque action, mais Antoine n’était pas du tout comme ça. Quand elle lui demanda quel jour il comptait rester dans les jardins après la fermeture, il répondit simplement : « Oh, un de ces jours. » Il entretenait ainsi un flou sur le choix du jour, sauf quand elle lui demandait : « C’est pour aujourd’hui ? » Alors il n’hésitait pas à répondre : « Non ». Elle comprit alors qu’il attendait qu’une bonne occasion se présente.

Ceci nous amène à un après-midi d’hiver, où les jardins étaient recouverts de neige et l’étang complètement gelé. La glace n’était pas suffisamment épaisse pour y patiner, mais du moins pouvait-on s’amuser à se lancer des boules de neige, et les enfants ne s’en privaient pas.


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Quand Maisie et son frère arrivèrent, ils voulurent aller droit à l’étang, mais leur maman leur conseilla de se réchauffer d’abord par une bonne marche ; en disant cela, elle jeta un coup d’œil au panneau pour voir à quelle heure fermaient les jardins. Il indiquait cinq heures et demie. La pauvre ! Si elle avait su ce qui allait se passer ! Elle n’était pas au courant des mauvais tours des fées, de sorte qu’elle ne remarqua pas - comme ses deux enfants le virent immédiatement – qu’elles avaient changé l’heure, car il devait se tenir, ce soir-là, un grand bal d’hiver. Elle ne se doutait pas le moins du monde de ce qui faisait tressaillir le cœur de ses enfants : l’occasion de voir un magnifique bal de fées se présentait enfin à eux ! Antoine comprit que jamais il ne pourrait en espérer une meilleure. Maisie le pensait également. Ses yeux ardents lui demandèrent : « C’est pour aujourd’hui ? » Il se contenta d’inspirer bruyamment, avec un signe affirmatif. Maisie glissa sa main dans celle de son frère ; celle de la fillette était brûlante, mais celle d’Antoine était glacée.

Comme ils contournaient la colline, il lui chuchota à l’oreille : « J’ai peur que maman me voie ! » Maisie l’admira plus que jamais en constatant qu’il n’avait peur que de leur mère, alors qu’il y avait à craindre tant de terribles choses inconnues.

« Antoine, faisons la course jusqu’aux grilles, dit-elle à voix haute. Puis elle ajouta tout bas : alors tu pourras te cacher. »

Ils se mirent donc à courir. Antoine la dépassait toujours facilement, mais jamais elle n’aurait soupçonné qu’il pût atteindre une pareille vitesse. Elle se dit qu’il essayait de gagner du temps pour se cacher. « Bravo ! » cria-t-elle, en le regardant avec attendrissement, lorsque tout à coup, elle eut une cruelle déception : au lieu de se dissimuler dans les buissons, Antoine avait dépassé les grilles en courant ventre à terre. À ce triste spectacle, elle s’arrêta court. Transportée d’indignation devant cette flagrante lâcheté, elle alla se blottir dans un soubassement. Quand leur maman, qui revenait à leur suite vers les grilles, aperçut son fils, elle crut que Maisie était avec lui, et tous deux sortirent des jardins…


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Le crépuscule tombait sur le parc ; de nombreuses personnes regagnaient la rue d’un pas pressé ; la dernière passa, mais Maisie ne les voyait pas. Elle avait les yeux fermés, remplis de larmes amères.

Quand elle les ouvrit à nouveau, un froid glacial courut sur ses membres et s’abattit sur son cœur. Puis elle entendit de lugubres « Clong, clong », et encore « Clong, clong » : c’était la fermeture.

Tout redevint parfaitement silencieux. La fillette perçut alors distinctement une voix qui semblait venir d’en haut :

« C’est bon, tout est tranquille !

En levant les yeux, elle vit distinctement un orme qui étirait ses branches en bâillant. Elle était sur le point de dire :

— Je ne savais pas que vous pouviez parler, lorsque une voix métallique, qui paraissait sortir de l’orifice d’un puits, dit à l’orme :

— Il doit faire assez frais là-haut, non ?

Ce à quoi l’orme répondit :

— Pas trop, mais on est vraiment engourdi, après s’être tenu si longtemps sur un seul pied ! »

Et il agita vigoureusement les bras, comme font les cochers avant de se mettre en route par un temps glacial. Maisie fut très surprise de voir que plusieurs autres grands arbres faisaient de même.

Ses pas lents l’ayant porté jusque dans la grande allée, elle se glissa sous un pin de Minorque, qui secoua ses épaules sans faire attention à elle. Elle n’avait pas du tout froid ; elle portait une pelisse d’une couleur roussâtre, son capuchon rabattu sur la tête, de sorte que l’on ne pouvait voir que son gentil petit visage encadré de boucles. Tout le reste était si bien caché dans de chauds vêtements qu’elle ressemblait à une petite boule.


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Il se passait bien des choses dans la grande allée. Maisie arriva à temps pour voir un magnolia et un lilas de Perse traverser la barrière, et s’en aller pour une longue promenade. Ils avançaient à la vérité en boitillant, mais c’était parce qu’ils s’appuyaient sur des béquilles. Une branche de sureau clopinait de même sur l’allée, et bavardait avec de jeunes coings. Ces béquilles étaient les tuteurs que l’on met aux arbustes et aux jeunes plantes ; c’étaient là des objets très familiers à Maisie, mais jusqu’à cette nuit, elle n’avait jamais su à quoi ils servaient.


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Quand elle se montra, tout le règne végétal fut très embarrassé et ne sut plus que faire. Après avoir chuchoté avec ses voisins, un fusain dit :

« Sans doute… Cela ne nous regarde pas, mais vous savez très bien que vous ne devriez pas être ici. Notre devoir est peut-être de vous remettre entre les mains des fées… Qu’en pensez-vous ?

— Je pense que vous ne devez pas faire cela, répondit Maisie.

Ils furent si étonnés de sa réponse, qu’ils dirent avec vivacité qu’il n’y avait pas moyen de raisonner avec elle.

— Je ne vous aurais pas parlé comme ça, reprit-elle, si je ne vous faisais pas confiance. »

Après cela, naturellement, ils ne pouvaient plus la dénoncer ; alors pour garder une contenance, ils conclurent :

« Bah, ainsi va le monde ! », et « Ce n’est pas notre affaire, après tout ! »

Maisie plaignait sincèrement ceux d’entre eux qui n’avaient pas de béquilles, et elle dit sans façons :

« Avant de me rendre au bal, j’aurais aimé vous faire faire à chacun une petite promenade. Vous pouvez vous appuyer sur moi, ne vous gênez pas ! »

À cette proposition, ils battirent des mains. Elle les conduisit donc un à un le long de la grande allée, et les ramena à leur place, soutenant les plus frêles du doigt ou de la main, et en redressant les jambes de ceux qui étaient par trop ridicules.

Ils se conduisirent bien, en général. Quelques-uns s’entêtèrent malgré tout à bouder, sous prétexte qu’elle ne les avait pas conduit suffisamment loin. D’autres l’égratignèrent, mais c’était sans le vouloir, et elle était trop grande dame pour pleurer. Elle finit par se fatiguer, et était impatiente d’aller au bal. Mais elle n’était plus du tout effrayée.

Maintenant, ils n’osaient pas la laisser partir.


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« Si les fées vous voient, lui disaient-ils, elles vont vous faire du mal ; elles vous blesseront mortellement, ou vous emploieront de force comme gouvernante pour leurs enfants, ou encore elles vous changeront en quelque chose d’ennuyeux, comme un chêne vert, par exemple.

En disant cela, ils ne quittaient pas des yeux un certain chêne vert, avec une compassion affectée, car en hiver, ils étaient très jaloux des arbres qui conservaient leurs feuilles.

— Oh, là, là ! répliqua ce dernier pour les faire rager. Quelle délicieuse chose de se sentir confortablement recouvert jusqu’au menton, et de vous voir, vous autres pauvres créatures, toute nues et tremblantes ! »

Cette tirade les rendit moroses, bien qu’en réalité ils fussent résignés à leur sort ; ils firent à Maisie une sombre peinture des dangers auxquels elle s’exposerait si elle insistait pour aller à ce bal. Elle apprit ainsi d’un noisetier pourpre que la Cour n’avait pas sa bonne humeur habituelle, à cause des peines de cœur du jeune Maharaja de Dhadgaon.

C’était une fée orientale de sexe masculin, qui souffrait d’un mal terrible : l’incapacité d’aimer. Il avait déjà essayé plusieurs fois de tomber amoureux, dans différents pays, mais il n’avait jamais pu y réussir. La reine qui gouvernait les jardins avait eu l’espoir que ses filles le charmeraient, mais, hélas ! Selon son médecin personnel, son cœur était resté froid. Cet insupportable praticien tâtait le cœur du Maharaja aussitôt qu’une jeune fille lui était présentée, et chaque fois il hochait sa tête chauve, en murmurant : « C’est froid, complètement froid. »


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Naturellement, la reine se crut déshonorée ; tout d’abord, elle ordonna à sa Cour de respecter neuf minutes de silence ; ensuite elle condamna les jeunes prétendantes à porter le bonnet d’âne ! « Ah ! Ce que j’aimerais voir ces mignonnes, avec leurs petits bonnets d’âne ! » s’écria Maisie.


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En réalité, il est toujours très facile de découvrir où se tient un bal de fées, car toutes les rues alentours sont tendues de rubans, afin que les invités puissent arriver sans mouiller leurs escarpins. Ce soir-là, les rubans étaient rouges : cela produisait un très bel effet sur la neige blanche. Maisie suivit un de ces rubans pendant un certain temps sans rencontrer personne. Puis elle vit une cavalcade de fées qui s’approchait. À sa grande surprise, elles paraissaient revenir du bal. Elle eut tout juste le temps de se dissimuler, en pliant les genoux et en étendant les bras, pour imiter une chaise de jardin.

Il y avait six cavaliers en tête et six à l’arrière ; entre ces deux escortes, marchait une grande dame, avec une longue traîne, tenue par deux pages. Elle était toute vêtue d’or, mais la partie la plus remarquable de sa personne était son cou, qui était bleu, et qui avait la douceur du velours, laissant voir un collier de diamants. Les fées de haute naissance parviennent à cet admirable effet en se piquant la peau : leur sang bleu afflue à la surface et leur teinte la peau. Vous ne pouvez rien imaginer de plus éblouissant !

Maisie remarqua aussi que les fées qui participaient à la cavalcade semblaient être très en colère, allongeant le nez plus qu’il ne convient. Elle en conclut qu’il devait s’être présenté un nouveau cas où le docteur avait dit : « Froid, complètement froid. » Elle suivit son ruban jusqu’à un endroit où il sautait au-dessus d’une flaque de boue, en partie dégelée. Une fée était tombée là-dedans, et était incapable d’en sortir. D’abord, la petite créature fut effrayée de voir Maisie, qui s’était très gentiment portée à son secours ; mais bientôt elle s’assit sur sa main et commença à bavarder, disant qu’elle se nommait Cookie, et que, quoique simple chanteuse des rues, elle avait résolu de se rendre au bal pour voir si le Maharaja tomberait amoureux d’elle. Mais elle avertit Maisie de ne surtout pas la suivre, car la reine lui ferait du mal.

Puis elle se dégagea et s’enfuit, laissant la fillette assez déconcertée. Sa curiosité l’emporta malgré tout, quand elle aperçut au loin, au milieu d’un groupe de châtaigniers d’Espagne, une vive lueur. Elle se faufila jusqu’à être tout près, et là, elle observa, cachée derrière un arbre.

Il y avait des milliers de petits spectateurs ; mais ils demeuraient dans l’ombre. Dans un cercle lumineux, trônait sa Sombre Grâce, le Maharaja de Dhadgaon, l’air lugubre. L’austère médecin tâtait le cœur du Maharaja, et Maisie l’entendait pousser son cri de perroquet. De pauvres petites fées étaient assises dans un coin sombre, leurs bonnets d’âne enfoncés sur la tête, et chaque fois que le médecin couinait : « Froid, complètement froid ! », elles baissaient leurs petites têtes chagrines.

Maisie était contrariée de ne pas voir Peter Pan, et je vais vous expliquer pourquoi il était en retard ce soir-là. C’était parce que sa barque avait été prise dans la glace, sur la Serpentine, et qu’il avait dû s’ouvrir un passage avec sa pagaie ! Jusqu’alors, les fées ne s’étaient guère aperçues de son absence, car elles ne pouvaient pas danser : elles avaient le cœur trop gros. Quand les fées sont tristes, elles oublient tous les pas de danse, et ne les retrouvent que quand elles sont joyeuses.

Tout à coup, on entendit des éclats de rire dans un groupe de spectateurs : c’était Cookie qui venait d’arriver, et qui insistait pour être présentée au Maharaja. Maisie se pencha en avant avec une vive curiosité, pour voir le sort qui attendait son amie, bien qu’en réalité elle n’eût aucun espoir. Personne du reste n’avait le moindre espoir, sauf Cookie elle-même !


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Elle fut donc conduite devant Sa Grâce, et le médecin, posant un doigt distrait sur le cœur royal, qu’il atteignait au moyen d’une petite trappe dans sa chemise de diamant, s’apprêtait à dire machinalement : « Froid, complè…, quand il s’arrêta subitement.

— Qu’est-ce donc ? s’écria-t-il.

Il agita le cœur comme une montre, puis il l’appliqua contre son oreille.

— Par Vishnu ! »

Il va sans dire que l’émotion était à son comble parmi les spectateurs : de tous côtés, on ne voyait que des fées en train de perdre connaissance. Chacun retenait son souffle, les yeux fixés sur le Maharaja, qui paraissait épouvanté.

Alors, à très haute voix et s’inclinant très bas, le médecin dit d’un ton triomphant :

« Monseigneur, j’ai l’honneur d’informer Votre Excellence que Votre Grâce est amoureuse ! »


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Cookie ouvrit ses bras au Maharaja, qui s’y laissa tomber. La reine tomba dans les bras du grand Chambellan, et les dames de la Cour tombèrent dans les bras de ces messieurs. Car l’étiquette veut qu’elles suivent en tout l’exemple de la reine.

Ainsi en un instant, cinquante mariages environ furent célébrés, car chez les fées, tomber dans les bras l’un de l’autre, c’est se marier ! La foule applaudit frénétiquement ! Les trompettes retentirent, la lune parut, et aussitôt des milliers de couples valsèrent dans un sauvage abandon. Mais le plus gai était de voir les petites fées arracher de leur tête les odieux bonnets d’âne, et les jeter en l’air le plus haut possible.


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Maisie ne put y résister. Folle de plaisir de la bonne chance de sa petite amie, elle s’avança jusqu’au milieu du cercle et s’écria dans un transport de joie : « Oh Cookie, comme c’est splendide ! » La musique cessa immédiatement, les lumières s’éteignirent, tout cela en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. La fillette eut terriblement conscience du danger qu’elle courait ; elle se rappela, mais trop tard, qu’elle était une enfant égarée, dans un endroit où nul être humain n’est censé se trouver entre la fermeture et l’ouverture des portes ; elle entendit la rumeur de la foule en colère, et vit sortir mille épées ; elle poussa un cri de terreur et prit la fuite.

La frayeur lui faisait perdre la tête à tel point, qu’elle ne se souvenait plus qu’elle était dans les jardins. La seule chose dont elle était sûre, c’est qu’elle ne devait jamais cesser de courir. Longtemps après être tombée sous des figuiers, elle croyait courir encore, alors qu’elle commençait à s’endormir. Quand des flocons de neige caressèrent son visage, elle crut que c’était sa maman qui venait l’embrasser en lui souhaitant bonne nuit ; et quand elle entendit parler dans ses rêves, elle crut que c’était ses parents, à la porte de sa chambre. Mais tout cela, c’étaient les fées…

Car je suis heureux de pouvoir vous dire qu’elles ne lui voulaient plus aucun mal. Quand Maisie s’était enfuie, elles avaient tout d’abord voulu la poursuivre, afin de l’égorger sur place. Mais la chasse fut différée, pour décider, qui marcherait en tête, et cela permit à la Maharani Cookie de se jeter aux pieds de la reine pour lui demander une grâce. Chaque nouvelle mariée avait droit à un souhait, qui serait exaucé ; celle-ci demanda que Maisie eût la vie sauve.

« Non ! Tout, excepté cela ! répondit sévèrement la reine.

Et toutes les fées reprirent en chœur :

— Tout, excepté cela ! »

Mais quand elles apprirent de quelle façon Maisie était devenue l’amie de Cookie, et lui avait donné la possibilité d’aller au bal pour leur plus grande gloire, elles poussèrent trois hourras pour la petite humaine et se rangèrent comme une armée pour aller la remercier.

On découvrit sur la neige les traces de la fillette, et on la trouva endormie au milieu d’un bosquet de figuiers. Mais il était impossible de lui adresser des remerciements, car on ne parvenait pas à la réveiller. Les fées comprirent qu’elle courait le danger de mourir de froid. Une tentative pour la transporter dans un lieu plus abrité échoua, malgré le nombre considérable de fées réquisitionnées : Maisie était beaucoup trop lourde pour elles. Les vieilles dames pleuraient dans leurs mouchoirs. Enfin, les petites fées eurent une idée : « Bâtissons une maison autour d’elle » dirent-elles ; et tout le monde comprit aussitôt que c’était la seule chose à faire.

En un instant, des centaines de fées scieuses firent tomber les branches des arbres ; des architectes entourèrent Maisie, la mesurant en tous sens ; soixante-quinze maçons accoururent avec les pierres des fondations, et la reine posa la première. Il y eut des volontaires pour éloigner les enfants et dresser des échafaudages ; on n’entendait que les coups de marteau, le grincement des ciseaux, les tours des ébénistes ; pendant ce temps, la toiture était achevée et les vitriers posaient déjà les fenêtres. La maison était exactement de la taille de Maisie, et tout à fait charmante. L’enfant avait étendu un de ses bras, ce qui embarrassa un moment les architectes ; mais ils imaginèrent de l’entourer d’une véranda, toute en longueur, qui conduirait à la porte principale. Les fenêtres étaient de la dimension d’une carte à jouer, et la porte, un peu plus petite ; mais Maisie pouvait sortir facilement en soulevant le plafond.


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Les fées, suivant leur habitude, battirent des mains avec délice et se félicitèrent de leur habileté. Elles étaient si follement éprises de leur petite maison, qu’elles ne pouvaient pas supporter l’idée de l’avoir achevée. Elles y ajoutèrent donc plusieurs perfectionnements, et puis d’autres et puis encore d’autres. Ainsi, deux d’entre elles apportèrent une échelle et placèrent une cheminée.

« Maintenant, soupirèrent-elles, la petite maison est bien terminée…

— Mais non ! Et deux autres fixèrent un peu de fumée à la cheminée.

— Ah ! Cette fois, c’est bien fini, dirent-elles avec regret.

— Pas du tout ! répondit un ver luisant. Si la petite se réveille et qu’elle ne trouve pas sa veilleuse allumée, elle pourrait avoir peur. Je serai sa veilleuse.

— Attendez un instant, dit un marchand de faïence, je vais vous adapter à un bougeoir. Voilà ! Maintenant hélas, il n’y avait plus rien à faire.

— Mais si ! s’écria un bronzier. Il n’y a pas de marteau à la porte. »

Et il en plaça un aussitôt. Une vieille femme fée accourut avec un paillasson. On posa des gouttières. Enfin, c’est fini, maintenant ?

« Fini ? s’écria un plombier en colère. Comment une maison peut-elle être finie, avant d’avoir des robinets d’eau chaude et d’eau froide ! »

Il posa donc des robinets. Puis arriva toute une armée de jardiniers, avec des bêches, des graines, des oignons, des serres chaudes. Immédiatement, ils plantèrent un jardin à droite et un potager à gauche de la véranda ; les murs furent couverts de roses et de clématites, et, en moins de cinquante minutes, toutes ces jolies choses furent en pleine floraison.

Oh ! Que la petite maison était belle !

Mais cette fois, elle était véritablement terminée. Les fées durent retourner au bal ; chacune lui envoya des baisers avant de s’en aller, et la dernière qui s’en alla fut Cookie. Elle resta un moment après les autres et lança à Maisie un doux rêve, par la cheminée.

Pendant toute la nuit, l’exquise petite maison resta là, sous les figuiers, veillant sur Maisie qui ne se doutait de rien. Elle dormit jusqu’à ce que son rêve fût achevé, et se réveilla, se sentant délicieusement à l’aise. Elle avait encore un peu sommeil. Cependant elle appela : « Maman ! » Car elle se croyait rentrée chez elle. Comme personne ne répondait, elle s’assit, et, ce faisant, sa tête heurta le toit, qui se souleva comme le couvercle d’une boîte. À sa grande surprise, elle vit tout autour d’elle les jardins de Kensington, recouverts de neige. Elle se souvint alors de tout. Mais comment était-elle entrée dans cet étrange refuge ? Elle enjamba le toit, et se retrouva dans le jardin : ce n’est qu’alors qu’elle vit la jolie maison où elle avait passé la nuit. Elle en fut tellement ravie qu’elle ne pensa plus à autre chose.

Sans doute la petite maison comprit-elle que sa mission était terminée, car elle commença à rapetisser. Elle rapetissait si imperceptiblement que Maisie s’en apercevait à peine ; mais bientôt elle vit bien qu’elle ne pourrait plus y rentrer. La maisonnette était toujours aussi jolie ; elle devenait simplement de plus en plus petite. Elle fut rapidement de la taille de la niche d’un tout petit chien. Mais on distinguait toujours la fumée de la cheminée, le marteau de la porte, les roses sur le mur, et même le ver luisant.

« Ne t’en va pas ! » s’écria Maisie, en se mettant à genoux, car la petite maison était maintenant de la dimension d’une bobine de fil à coudre. Mais comme Maisie tendait ses petits bras suppliants, la neige la recouvrit entièrement : à la place où s’élevait la maison, il n’y avait plus rien d’autre qu’une nappe blanche immaculée. Maisie frappa du pied avec dépit et porta ses mains à ses yeux. Elle entendit alors une voix douce voix qui lui disait :

« Ne pleurez pas, ne pleurez pas ! »

Elle se retourna et vit un joli petit garçon tout nu, qui la regardait avec intérêt.

Elle comprit aussitôt que ce devait être Peter Pan.




Chapitre IV

La chèvre de Peter



Maisie se sentit intimidée, mais Peter ne connaissait pas ce sentiment. Il lui dit aimablement :

« J’espère que vous avez passé une bonne nuit.

— Merci, répondit-elle, j’avais une chambre chaude et confortable.

— Mais vous, ajouta-t-elle, n’osant pas regarder sa nudité, ne sentez-vous pas un peu le froid ?

Or, froid, c’était encore un mot que Peter avait oublié, il répondit donc :

— Non, je ne crois pas,… mais j’ai peut-être tort. Voyez-vous, je suis un peu ignorant, je ne suis pas tout à fait un garçon. Salomon dit que je suis un entre-deux.

— On est ce que l’on s’appelle, dit Maisie, en réfléchissant.

— Oh ! Ce n’est pas mon nom, expliqua-t-il ; je m’appelle Peter Pan.

— Bien entendu, dit-elle, je le sais. Tout le monde le sait ! »

Vous ne pouvez pas vous imaginer combien Peter fut heureux d’apprendre que tout le monde le connaissait en dehors du jardin. Il pria Maisie de lui raconter ce qu’on disait de lui, et elle le fit. Ils étaient alors assis sur un tronc d’arbre renversé. Peter avait balayé la neige, à la place de Maisie, mais il s’était assis lui-même par-dessus. Ils bavardèrent.

Peter vit qu’on savait beaucoup de choses sur lui, mais qu’on ne savait pas tout. On ne savait pas, par exemple, qu’il était retourné auprès de sa mère, et qu’il avait trouvé la fenêtre fermée, mais il n’en dit rien à Maisie, car la douleur de cette épreuve était encore vive.

« Sait-on que je joue à divers jeux, exactement comme les véritables petits garçons ? demanda-t-il fièrement.

Mais quand il lui montra comment il jouait, tout de travers, elle resta muette.

— Votre façon de jouer, lui dit-elle en fixant sur lui ses grands yeux, est très… mauvaise. Ce n’est pas du tout ainsi que jouent les garçons. »

Le pauvre Peter poussa alors un petit gémissement et pleura pour la première fois. Maisie, désolée, lui prêta son mouchoir, mais il ne savait pas du tout ce que c’était. Elle lui apprit donc à s’en servir, c’est-à-dire qu’elle s’essuya les yeux, puis elle lui rendit le mouchoir en lui disant :

— Faites comme moi ! »

Alors, il prit le mouchoir et lui essuya les yeux. Elle fit semblant de le féliciter, et n’insista plus. Elle lui dit :

« Je veux bien vous donner un baiser, si vous voulez. »

Mais bien qu’il l’eût su autrefois, il avait oublié désormais ce qu’était un baiser. Il répondit « Merci », en tendant la main pour prendre ce qu’elle allait lui donner.

Elle en fut très contrariée, mais elle comprit qu’elle ne pouvait pas lui expliquer la chose sans le faire rougir. Alors, avec une charmante délicatesse, elle donna à Peter un dé à coudre, qu’elle avait par hasard dans sa poche, en lui disant que c’était un baiser. Pauvre petit ! Vous comprenez, quoique il eût l’air d’un tout petit enfant, il y avait en réalité des années et des années qu’il avait quitté sa mère ; et je crois bien que le bébé qui l’avait supplanté auprès d’elle avait déjà pratiquement un pied dans la tombe !

Mais ne croyez pas que Peter Pan fût à plaindre plutôt qu’à admirer. Maisie l’avait cru, au début, mais bientôt elle reconnut qu’elle avait fait erreur. Ses yeux brillaient d’admiration quand Peter lui raconta ses aventures, surtout quand il parla de ses excursions entre l’île et les jardins, dans son bateau, le nid de grives.

« Oh ! Que c’est poétique ! s’écria Maisie.

Mais c’était là un autre mot inconnu de lui, et il baissa la tête, croyant que son amie se moquait de lui.

— Je pense que votre frère n’aurait pas fait tout cela, dit-il humblement.

— Oh non, jamais ! répondit-elle avec conviction. Il aurait eu peur.

— Qu’est-ce que c’est, avoir peur ? demanda Peter avec insistance.

Il se disait que ce devait être quelque chose de magnifique.

— J’aimerais que vous m’appreniez à avoir peur, Maisie, dit-il.

— Je pense que personne ne pourrait vous apprendre cela ! répondit-elle.

Elle me croit donc bien stupide, pensa Peter.

— Et si vous avez envie de me donner un baiser, lui dit Maisie, vous pouvez le faire.

Peter, contrarié, commença à retirer le dé qu’il portait au doigt, croyant qu’elle le lui redemandait.

— Non, pas un baiser, dit Maisie, troublée, je veux dire… un dé.

— Qu’est-ce que c’est qu’un dé ? demanda Peter.

— C’est ça.

Et elle l’embrassa.

— Je serai très heureux de vous donner un dé, dit Peter gravement, et il lui en donna un. Il lui donna ensuite un grand nombre de dés, et alors une idée délicieuse lui traversa l’esprit.

— Maisie, dit-il, voudrais-tu te marier avec moi ?

Chose étrange, la même idée était venue au même instant à Maisie.

— Je le voudrais bien, dit-elle, mais est-ce qu’il y a de la place pour deux, dans ton bateau ?

— Si nous nous serrons bien, oui, dit-il passionnément.

— Les oiseaux ne seront peut-être pas contents.

Il lui promit que les oiseaux seraient très heureux qu’elle soit là, - mais moi je n’en suis pas bien sûr -. Il lui dit également qu’il n’y avait pas beaucoup d’oiseaux en hiver.

— Naturellement, ajouta-t-il en balbutiant, ils seront peut-être jaloux de tes vêtements.

Cette pensée l’indigna un peu.

— Ils ne pensent qu’à leurs nids, dit-il pour s’excuser. Et tu as sur toi des choses qui leur feront très envie, ajouta-t-il, en caressant le manteau de Maisie.

— Ils n’auront pas mon manteau ! dit-elle vivement.

— Mais non, mais non, répondit-il.

— Oh, Maisie ! dit-il tout à coup. Sais-tu pourquoi je t’aime tant ? C’est parce que tu ressembles à un joli nid.

Elle trouva ce compliment d’un goût douteux.

— En ce moment, dit-elle, tu parles plutôt comme un oiseau que comme un garçon ! Et elle s’éloigna un peu. Après tout, reprit-elle, tu n’es qu’un entre-deux.

Mais voyant que cela lui faisait de la peine, elle ajouta aussitôt :

— Et cela doit être formidable !

— Viens avec moi, et tu le seras aussi, Maisie, dit-il en l’implorant.

Ils se dirigèrent vers la barque, car l’heure de l’ouverture des jardins était proche. En s’approchant de la Serpentine, elle frissonna un peu et dit :

— Naturellement, j’irai voir maman souvent, très souvent. Ce n’est pas comme si je lui disais adieu pour toujours. Je ne voudrais pas du tout cela.

— Oh non, pas du tout ! » répondit Peter.

Mais dans son cœur, il savait que c’était tout à fait probable. Il aurait voulu le lui dire, mais il avait une peur affreuse de la perdre. Il l’aimait tellement ! Il avait l’impression qu’il ne pourrait pas vivre sans elle.

« Avec le temps, elle oubliera sa mère, se disait-il en lui-même, et elle sera heureuse avec moi. »

Et il la pressait vers la barque. Mais après qu’elle eût vu l’embarcation, elle reparla de sa mère avec inquiétude :

« Tu sais très bien, Peter, n’est-ce pas, que je ne voudrais pas aller avec toi sans être tout à fait certaine que je pourrai revenir chez ma mère chaque fois que je le voudrai. Promets-le-moi, Peter.

Il ne put la regarder en face.

— Si tu es sûre que ta mère voudra toujours de toi ! répondit-il avec aigreur.

— Quoi ?! Ma mère ne voudrait plus de moi ? s’écria Maisie en s’animant.

— Disons plutôt, qu’elle ne te ferme pas la porte au nez, dit Peter encore plus âprement.

— Mais la porte sera toujours ouverte pour moi ! affirma Maisie. Et ma mère m’attendra toujours.

— Alors, dit Peter, si tu en es certaine à ce point, monte !

Et il aida Maisie à monter à bord ; son visage avait une expression féroce.

— Qu’y-a-t-il ? demanda-t-elle, en lui prenant le bras.

Poussant un sanglot, Peter sauta sur la rive et s’assit sur la neige, dans une grande détresse.

— Oh, Maisie, gémit-il ! Ce n’est pas bien de ma part de te prendre avec moi, si tu crois que vous pourras toujours revenir. Ta maman… et de nouveau il sanglota. Tu ne les connais pas aussi bien que moi !

Alors seulement, il lui raconta sa lamentable histoire ; il lui dit comment il avait été enfermé dehors par sa mère. Maisie, suffoquée, répétait continuellement :

— Mais ma maman à moi, ma maman…

— Si ! dit Peter. Elle ferait la même chose, elles sont toutes pareilles. Je suis sûr qu’elle cherche déjà à te remplacer.

— Non ! s’écria-telle, saisie d’horreur. Ce n’est pas possible ! Comprends donc, quand tu es parti, ta maman n’avait pas d’autre enfant. Mais la mienne a Antoine. Et certainement, une maman est satisfaite, même quand elle a un seul enfant !

Peter répondit amèrement :

— Oh, ça ! Si tu voyais les lettres que Salomon conserve, de dames qui en avaient six ! »

À cet instant, ils entendirent un bruit qui faisait « Cric ! Cric ! », tout autour des jardins : c’était l’ouverture des grilles. Peter sauta nerveusement dans sa barque. Il voyait bien que Maisie ne voulait plus venir avec lui, et il essayait bravement de ne pas pleurer. Mais la fillette était en larmes.

« Et si j’arrive trop tard, dit-elle, dans un sanglot ! Oh, Peter, si elle en a déjà pris une autre !

De nouveau, il sauta sur la rive, comme si elle l’avait appelé :

— Si tu te dépêches, je pense que tu arriveras à temps, dit-il tout bas

Puis il se couvrit le visage de ses mains pour ne pas la voir partir.

— Peter ! cria-t-elle.

— Maisie ! » cria le pauvre petit Peter.

Elle tomba dans ses bras, de sorte que ce fut comme un mariage de fées ! Puis elle partit en courant.

Peter revint la nuit suivante dans les jardins, dès la fermeture des grilles, mais il ne retrouva pas Maisie. C’est ainsi qu’il sut qu’elle était arrivée à temps. Pendant longtemps, il eut l’espoir qu’elle lui reviendrait quelque nuit, souvent même il crut la voir qui l’attendait sur le bord de la Serpentine, quand sa barque s’approchait pour amarrer, mais Maisie ne revint jamais. Elle aurait bien voulu, mais elle avait peur, si elle revoyait Peter, de s’attarder trop longtemps avec lui, et de plus, sa maman ne la quittait plus des yeux, désormais. Mais elle parlait souvent de Peter, comme d’un ami très cher, et elle tricota pour lui un couvre-théière. Un jour, comme elle se demandait quel cadeau de Noël elle pourrait bien lui offrir, sa maman eut une idée.

« Rien, dit-elle sérieusement, ne lui serait plus utile qu’une chèvre.

— Oui ! Il pourrait en faire sa monture, dit Maisie, et jouer de la flûte tout en se promenant.

Alors sa mère lui demanda :

— Veux-tu lui donner la tienne ?

— Mais, répondit Maisie, ce n’est pas une chèvre vivante, c’est seulement pour jouer.

— Oh, je suis bien sûre que ce ne sera pas un obstacle pour Peter ! » répondit sa mère.

Le lendemain, elles allèrent ensemble aux jardins de Kensington, et Maisie s’arrêta seule dans un cercle de fées. Alors, sa maman demanda en forçant sa voix :

« Ma petite Maisie, dis-moi, quel cadeau as-tu apporté pour Peter Pan ?

Ce à quoi Maisie répondit :

— Je lui apporte une chèvre, pour qu’il s’amuse à monter dessus ! »

Elle laissa aussi une lettre pour Peter, à un endroit où il pourrait la trouver, le priant de demander aux fées de changer la chèvre en une vraie. Et tout se passa comme elle l’avait espéré ; Peter trouva la lettre, et, rien ne fut plus facile aux fées que de changer la chèvre en une véritable chèvre. C’est ainsi que Peter eut une monture sur laquelle il se promène chaque nuit, en jouant délicieusement de la flûte.

Maisie, même quand elle fut devenue une jeune fille, continua à laisser des cadeaux dans les jardins, à l’intention de Peter, accompagnés de lettres, où elle lui expliquait la manière de s’en servir. De son côté, bien qu’il se souvienne encore un peu d’elle, il est redevenu aussi gai qu’autrefois, et souvent, avec un bonheur sans mélange, il descend de sa chèvre, se couche par terre en piétinant l’herbe douce. Oh, il est heureux, soyez-en sûrs ! Il lui reste un vague souvenir d’avoir été humain, et cela le rend particulièrement bon envers les hirondelles qui viennent leur rendre visite sur l’île. Car les hirondelles sont les âmes des petits enfants morts. Elles bâtissent toujours leurs nids sous les toits des maisons où elles ont vécu quand elles avaient forme humaine. Parfois même, elles essayent de pénétrer par les fenêtres, dans les chambres d’enfants. Et c’est peut-être pour cela que Peter les préfère à tous les autres oiseaux.

Et la petite maison ? Eh bien, toutes les nuits ordinaires - c’est-à-dire toutes, sauf les nuits de bal -, les fées la reconstruisent, de peur que quelque enfant se soit égaré dans les jardins. Peter parcourt les allées pour chercher ces enfants perdus, et quand il en trouve, il les transporte sur sa chèvre jusqu’à la petite maison. Quand ils se réveillent, ils ne comprennent pas où ils sont, et quand ils en sortent, ils la voient.

Mais il ne faut pas vous imaginer que, parce que la maisonnette brille quelque part sous les arbres, il est prudent de rester dans les jardins après l’heure de fermeture ! Si par hasard de méchantes fées étaient dehors cette nuit-là, elles vous feraient certainement du mal.


Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Peter Pan à Kensington Garden - Arthur Rackham

Vous pourriez également mourir de froid ou de peur, avant que Peter ne vienne à votre secours. Il est malheureusement arrivé plusieurs fois en retard. Dans ces cas-là, il court au nid de grives pour chercher sa pagaie, et il creuse une fosse pour le petit enfant mort. Il la recouvre d’une jolie pierre tombale, sur laquelle il grave les initiales du pauvre petit. Vous devez avoir remarqué qu’elles sont toujours placées deux par deux : il les met ainsi pour qu’elles se tiennent compagnie. Ainsi, je crois qu’on ne peut rien voir de plus touchant dans les jardins que les deux petites tombes de Walter Stephen Matthews et de Phœbe Phelps. Elles sont situées côte à côte : c’est là que Peter rencontra les deux bébés, que leurs nounous avaient perdus. Phœbe n’avait que treize mois, et Walter encore moins probablement, car Peter semble avoir omis, par délicatesse, de graver son âge sur la pierre. Ils sont là, serrés l’un contre l’autre, et l’inscription porte seulement : W. St. M. et 13a P.P. 1841.



Nathan met de temps en temps quelques fleurs blanches sur ces innocentes tombes. Comme cela doit être triste pour les parents qui reviennent, à l’ouverture du jardin, chercher leurs enfants égarés, de trouver à leur place ces chères petites pierres. Ah, mes amis ! Tout cela est véritablement bien triste !




Note : Ces pierres existent réellement dans les jardins de Kensington, et J.M. Barrie devait bien les connaître. En réalité, c’est toute la ville de Londres qui est ainsi parsemée de centaines d’anciennes marques, délimitant les frontières de paroisses, aujourd’hui disparues. Les initiales signifient : paroisse de Westminster St Margaret (W St. M.) et paroisse de Padington (P.P.). L’imagination de Barrie a fait le reste !


Kensington stones



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