Ysengrin se promenait un jour au bois quand il fut accosté par Renart.
« Bonjour, mon cher oncle.
— Bonjour, beau neveu.
— Comment cela va-t-il ?
— Pas mal pour le moment Les vilains, étant occupés à la moisson, ne songent point à nous traquer. Il n’y a vraiment pas lieu de se plaindre.
— Moi qui allais vous proposer une expédition !
— Proposez toujours, fit Ysengrin d’un air détaché, on verra bien si elle vaut le dérangement.
— Il y a, non loin d’ici, dans un endroit écarté du village et des habitations, une longue troupe d’oies gardées seulement par un petit pastoureau. Vous plairait-il de tenter une reconnaissance de ce côté ?
— Volontiers, Renart ! Une oie, et même plusieurs oies, cela se mange sans faim. Mais, dites-moi, ce petit pastoureau n’a-t-il pas de chiens à son service ?
— Il n’en a aucun.
— Alors, mettons-nous en route.
— Excusez si je ne vous accompagne pas ; je suis, à cette heure, fort incommodé par une ancienne blessure qui me tourmente chaque fois que le temps est pour changer.
Ysengrin était dans ses bons jours.
— Restez donc, beau neveu, dit-il, j’irai seul à la chasse et nous mangerons ensemble le gibier que je ne manquerai point de rapporter. »
Le loup, suivant les instructions de Renart, trouve la bande d’oies qui paissaient l’herbe courte d’une prairie nouvellement fauchée. Il jette son dévolu sur un bel oison gris cendré qui semblait le plus appétissant du monde ; il fond sur lui et déjà l’emporte quand le pastoureau, averti par les cris des autres, se retourne, voit le loup et lâche sur lui les deux mâtins qui gardaient le troupeau.
Ysengrin, abandonne l’oie et se sauve, non sans avoir reçu quelques morsures sérieuses.
Détrompé, cette fois, il revient vers Renart.
« Ah ! Scélérat ! Félon ! Menteur ! Il y a trop longtemps que tu te moques de moi ! je le reconnais aujourd’hui. Quand tu m’installais à pêcher dans l’étang gelé, c’était pour me faire tuer par les veneurs. Quand tu m’introduisais au lardier, c’était pour me faire assommer par le vilain. Et aujourd’hui tu m’expédies à la chasse aux oies pour me faire déchirer par les chiens de chasse. Le temps est venu de payer pour tout cela.
Ce disant, Ysengrin pose sa griffe redoutable sur la gorge de Renart.
— Messire Loup, gémit le vaincu, vous êtes grand et je suis petit, vous êtes fort et je suis faible, vous me surprenez à l’écart alors que je ne peux espérer le secours de personne, ce n’est pas généreux. Laissez- moi, au moins, me justifier.
— Non, non, traître ; il n’y a pour toi ni quartier ni merci ! »
Ysengrin tient le coupable à la nuque ; il le secoue, le terrasse, le foule aux pieds, le mord cruellement. Renart est maltraité comme jamais ne le fut prisonnier en terre sarrasine.
Il est à moitié mort de la peur de mourir ; et, dans son épouvante, il s’écrie :
« Messire Loup, vous oubliez que j’ai des fils qui s’efforceront de me venger. Vous oubliez aussi qu’Hermeline, ma dolente veuve, lèvera clameur contre vous et qu’elle sera soutenue auprès du roi par nos parents et nos amis. Vous serez condamné et vos ennemis se réjouiront de votre disgrâce.
Ces arguments parurent ébranler Ysengrin qui relâcha quelque peu son étreinte.
— Mon oncle, poursuivit Renart, la colère vous aveugle et vous ne me jugez point avec équité. Je ne suis pas coupable des forfaits dont vous m’accusez. J’ignorais que l’eau du vivier gèlerait vous emprisonnant la queue et j’ignorais aussi que les chasseurs viendraient.
Je ne prévoyais pas que la brèche serait trop petite pour vous laisser fuir du lardier. Et je croyais fermement que le pastour d’oies n’avait pas de chiens. Je le jure sur la tête d’Hermeline et de mes enfants.
— Comment te croire ? Tu mens toujours !
— Non, Ysengrin, je ne mens pas tant qu’on le dit. Je ne sais qui m’a fait cette réputation détestable.
— Eh ! C’est toi-même, en trompant, en trahissant tout le monde.
Le loup lâcha Renart qui se releva piteux, tout meurtri de la solide correction qu’il venait de recevoir. Alors, du ton patelin qui lui réussissait à merveille :
— Mon oncle, dit le trompeur, ne serait-il pas préférable de nous réconcilier ? Plus on est unis, plus on est forts.
— Je ne demanderais pas mieux, répond Ysengrin avec un reste de méfiance, mais qui me garantit votre bonne foi ?
— Ecoutez, mon oncle ; il y a un endroit consacré aux serments et aux traités solennels où celui qui jure avec une arrière pensée de trahison est puni sur l’heure. Je suis tout prêt à m’y rendre avec vous.
— Où cela se trouve-t-il ?
— Au fond de la vallée, sur le bord d’un ruisseau.
— Allons-y donc. »
Les voilà dévalant d’un pas alerte le chemin pierreux qui mène au ruisseau. Arrivés au but, Renart montre à Ysengrin une branche courbée jusqu’au sol et lui dit :
« C’est là. »
Mais il ne lui dit pas que cette branche couchée est maintenue par une clé qui cède au moindre choc, emprisonnant les curieux ou les téméraires qui l’ont touchée.
Docile, le loup répète mot pour mot le serment que lui dicte Renart : Je consens à ne point voir la journée prochaine si je garde rancune à mon neveu ici présent, et si je cherche jamais querelle à lui ou à quelqu’un des siens.
Pour mieux affirmer sa volonté, Ysengrin appuie sa patte sur la branche consacrée, si fort qu’elle cède et qu’il est pris.
« Ah ! Traître ! Félon ! crie-t-il, j’aurais dû m’en douter.
— Comment cela, traître ?... fait Renart sur un ton de surprise désolée, c’est vous, au contraire, mon pauvre oncle, qui veniez avec des idées de félonie. Ne vous avais-je pas averti que les parjures étaient châtiés sur l’heure ? Voyez ce que l’on gagne à ne pas être un loup de bien ! »
Riant sous cape, Renart s’en fut chez lui.
En route, il trouva l’oie égorgée qu’Ysengrin avait dû abandonner. Il la prit et la rapporta à Hermeline, qui en fit un plat délicieux.
Pendant ce temps, Ysengrin tentait des efforts furieux, désespérés, afin de se dégager.
Heureusement pour lui, le piège était vieux, le bois en était pourri, il finit par se rompre.
Le loup souffrant, boitant, pestant, renonça pour cette fois à toute vengeance contre son rusé et trop habile neveu.
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