Une nuit, Renart dormait profondément à Maupertuis avec Hermeline et ses petits renardeaux, quand il fut éveillé par des coups discrets frappés à son huis.
« Renart ! Renart ! disait une voix contenue, ouvrez-moi, je vous prie.
Renart est vite éveillé. En rien de temps, il fut sur ses pieds et dit à travers la porte :
— N’est-ce pas vous, mon oncle ?
— Oui, beau neveu, c’est moi, Ysengrin.
— Quel vent vous amène à une heure pareille ?
— Un mauvais vent, Renart, un vent de famine. Ne pourriez-vous me dire où je trouverais à manger dans les environs ?
— Certes, oui, mon oncle. Je connais, tout près d’ici, un vilain qui a tué son cochon hier même. Le lardier ouvre sur le jardin, rien n’est plus facile que d’y pénétrer. Voulez-vous tenter l’expédition ?
— Si je le veux, Renart ! J’en grille d’envie.
— En route donc ! Nous aurons tout le temps de faire bombance avant le lever du jour. »
Voici donc, sur la route, oncle et neveu trottant de compagnie et devisant du ton le plus cordial : Ysengrin, joyeux du festin annoncé par Renart, et Renart enchanté du bon tour qu’il prépare à Ysengrin.
On arrive à la maison du paysan. La nuit est complètement obscure, sans lune et sans étoiles : il faut l’œil perçant des bêtes de proie pour s’y reconnaître.
Naturellement, toutes les portes sont closes ; mais Renart connaît les passages. Il dirige son oncle vers un trou de la palissade et passe lui-même le premier.
Agile et souple, il entre tout de go ; mais pour Ysengrin, il faut plus de cérémonies.
Pourtant, comme le jeûne qu’il subit - bien malgré lui - depuis quelque temps, l’a considérablement efflanqué, il franchit tout de même la brèche.
Nos deux compères se trouvent alors devant un tas de viande dont l’aspect les réjouit.
Ysengrin s’attaque successivement à la tête, à l’échine, aux jambons, aux pieds du cochon ; il retourne à tous les morceaux sans pouvoir dire lequel il trouve le meilleur ; et dévorant, dévorant toujours, il oublie complètement Renart qui, pourtant, lui a procuré l’aubaine. Heureusement que Renart avait pris les devants et était venu, au crépuscule, prélever une dîme sérieuse sur le contenu du lardier.
Il ne semblait pas trop s’offusquer des mauvais procédés de son oncle ; on aurait même pu croire que la goinfrerie de compère loup secondait ses propres plans.
— Mangez, mangez, mon oncle, lui répétait-il, rassasiez-vous. Jamais vous n’aurez une si belle occasion de vous régaler sans courir de risques.
Il y avait bien longtemps qu’Ysengrin mangeait quand il l’avertit de se presser un peu.
— Le jour va poindre et nous pourrions être surpris.
— Vous avez raison, beau neveu ; mais avec une chère si abondante et si délicieuse, on a peine à se borner.
Une ligne blanche se montrant à l’horizon donne le signal définitif de la retraite.
Ysengrin a mangé au point qu’il se meut difficilement ; et c’est clopin-clopant qu’il se dirige vers la palissade. Arrivé à la brèche, de graves difficultés surgissent. La tête passe bien, les épaules s’engagent, mais la panse est tellement rebondie qu’elle oppose une résistance invincible.
— Quoi donc, mon oncle ? fait Renart avec une feinte sollicitude. Qu’est-ce qui vous arrête ?
— Eh ! C’est mon ventre.
— Là ! Vous avez trop mangé. Le sage, toujours, sut borner ses désirs. J’ai déjà eu l’occasion de vous le répéter maintes fois.
— Beau neveu, vous ferez votre sermon plus tard. Aidez-moi d’abord à sortir.
— Je ne vous laisserai certes point dans l’embarras, mon oncle ; ou bien c’est que je ne pourrais pas faire autrement.
Renart saisit les oreilles d’Ysengrin et les tire, comme on tire sur la peau d’un lapin que l’on veut écorcher.
— Là ! Là ! gémit le patient, vous m’arrachez les oreilles et mon corps n’avance pas d’un pouce.
Renart lâche les oreilles et, empoignant vigoureusement la tête d’Ysengrin, la secoue de droite à gauche, puis de gauche à droite, jusqu’à ce que le pauvre loup suffoque.
— Assez ! Assez ! crie-t-il d’une voix étranglée ; vous me faites souffrir mille morts. J’aime encore mieux rester ici et me préparer à la défense.
— Attendez, mon cher oncle, fait Renart ; prenez patience ; il me vient une idée. »
Il va droit au bûcher et revient avec une de ces cordes d’osier qui servent à lier le menu bois des fagots. Il attache cette corde aux épaules d’Ysengrin, puis, s’arc-boutant sur la palissade, il fait des efforts désespérés qui n’aboutissent encore à rien.
Mais la douleur, cette fois, arrache au loup des hurlements qui réveillent le vilain. Il se lève en hâte et arrive sur les lieux, tenant, d’une main, une chandelle allumée, de l’autre, une broche à rôtir qu’il a prise en passant par la cuisine.
Il frappe de toutes ses forces dans la direction du loup ; mais celui-ci, qui a pu se dégager de la brèche, fait un bond de côté et c’est une citrouille mûre à point qui reçoit le coup.
La chandelle s’est éteinte et le paysan qui ne voit plus Ysengrin tape à tort et à travers ; mais Ysengrin qui, lui, voit très bien le paysan, le saisit à l’endroit le plus charnu de sa personne.
« Au loup ! Au loup ! À moi les voisins ! » crie le bonhomme qu’Ysengrin ne lâche pas.
La femme se lève à son tour et rejoint son homme ; mais, craintive, elle n’ose engager la lutte avec la bête féroce, et elle ouvre la porte du jardin pour appeler les gens du voisinage.
Ysengrin n’attend pas la compagnie ; retrouvant tout à coup son agilité habituelle, il franchit la porte ouverte, file à travers les prés et les chaumes pour se réfugier au plus profond de la futaie.
« Plus de peur que de mal, dit-il à Renart quand il l’eut rejoint.
— Ah, mon cher oncle ! Que je suis donc fâché de l’aventure ! »
Et c’était vrai, Renart était fâché non pas de l’aventure, mais de la façon dont Ysengrin s’en était tiré. Il se croyait délivré de son ennemi juré, et il le retrouvait plus solide que jamais.
Puis il se fit une raison :
« Affaire à recommencer, pensa-t-il ; je serai plus heureux une autre fois. »
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