Le chat Tybert se promenait au soleil tout seul et paraissant fort satisfait de son sort.
Il faisait quelques pas,… s’arrêtait pour jouer avec sa queue,… puis il repartait,… courait après son ombre,… attrapait un moucheron au vol ou poursuivait un insecte,… s’arrêtait de nouveau,… s’allongeait voluptueusement sur le chemin et semblait dormir,… sortait ses griffes de leurs gaines veloutées pour les rentrer tout aussitôt,… fermait les yeux en ronronnant, puis les entrouvrait avec un air de béatitude. Ses formes pleines et arrondies, ses membres dispos, sa fourrure lisse et brillante : tout en lui indiquait le plus parfait état d’esprit et de corps.
À un détour du chemin, parut Renart, maigre, efflanqué, l’œil terne et le poil hérissé, avec l’air de quelqu’un ayant subi de longues et sérieuses privations.
Pourtant une chance lui était venue, car il tenait dans sa bouche une superbe andouille, grasse et lourde à faire envie.
« Salut ! Renart, fit le chat.
Renart ne semblait pas très satisfait de la rencontre, il répondit néanmoins :
— Salut ! Tybert.
— Là ! Mon cousin, fit le chat sur un ton de reproche amical, comment portez-vous cette andouille ? Vous la mordez au milieu, la remplissant ainsi de bave, et vous laissez traîner les deux bouts dans la poussière du chemin. Ma parole ! C’est à soulever le cœur. Il faudra, pour en manger, avoir bien faim ou n’être pas difficile.
— Comment donc vous y prendriez-vous, Tybert ?... Je voudrais vous y voir.
— Ce n’est pas malaisé. Passez-moi donc la pièce.
Renart hésite. Mais le chat est solide et rablé, ses griffes sont longues et fortes, sous sa moustache drue, les dents luisent bien plantées et bien aiguisées, tout son être respire la résolution, la confiance en soi ; Renart, qui est épuisé de fatigue et de faim, pense que la lutte avec un pareil ennemi serait au moins hasardeuse.
— Bah ! se dit-il résigné, Tybert ne pourra jamais courir bien loin, le poids de l’andouille alourdira sa marche, et moi, ainsi allégé, je trotterai plus à l’aise.
— Voyons donc, mon cousin, comment vous vous y prendrez pour porter ce fardeau de façon plus décente que je ne le fais moi-même.
— Tenez, fait le chat.
Il prend l’andouille, serre l’un des bouts entre ses dents, et, d’un coup adroit, la lance sur son dos.
— Voilà ce qui s’appelle porter une andouille ; mes dents ne touchent que ce qu’on ne mangera pas, et le reste ne prend pas la poussière.
— C’est ma foi vrai, acquiesce Renart. Et, sans indiscrétion, Tybert, de quel côté allons nous ?
— Vers un petit tertre isolé où nous serons très tranquilles et où nulle surprise n’est à craindre, attendu qu’on y découvre tout le pays.
— C’est au mieux ; mais pourquoi courez-vous si vite ? Attendez-moi un peu.
— Non, il est préférable que j’aille devant pour mettre nos victuailles en sûreté. Vous me rejoindrez quand vous le pourrez. »
Assez mal convaincu, Renart suit le chat, que le poids de l’andouille ne semble pas incommoder et qui file à toute vitesse.
Arrivé au sommet du tertre, il grimpe lestement à un poteau qui se trouve là pour indiquer le chemin. Renart, intrigué de cette manœuvre, lève le nez en l’air.
« Que faites-vous donc, mon cousin ?
— Eh ! fait Tybert goguenard, vous le voyez de reste, j’escalade le poteau.
— Descendez, s’il vous plaît, que nous partagions l’andouille.
— Montez plutôt, nous la partagerons tout aussi bien ici.
— Mais je ne peux pas grimper, vous le savez, Tybert.
— Et moi je ne peux pas descendre.
— Comment l’entendez-vous ? fait Renart sérieusement inquiet. Vous ne voulez pas dire, je suppose, que vous allez manger l’andouille à vous tout seul ?.
Elle était à moi ; que je consente à la partager avec vous c’est déjà une grande générosité de ma part, convenez-en, Tybert. Alors ?... Si réellement vous ne pouvez descendre, jetez-moi au moins la moitié de l’andouille.
— Nenni ; elle est délicieuse et je la mangerai bien tout entière.
La faim qui tenaille Renart, le rend très humble dans ses supplications.
— Jetez-m’en au moins quelques bribes.
— Pas la moindre.
— Ah ! Que maudit soit l’instant où je vous ai écouté ! J’aurais préféré l’andouille un peu salie que pas d’andouille du tout.
Sans perdre de temps à répondre, Tybert poursuit son repas en se pourléchant.
À cette vue, Renart ne se connaît pas de fureur.
Il trépigne, écume de rage, se roule sur le sol avec des cris de malédiction à l’adresse du voleur.
— Ah ! Tu me la payeras cher quand tu descendras, car il faudra bien que tu descendes, ne fût-ce que pour boire.
— Ce ne sera pas de sitôt. Il y a là, dans le bois du poteau, un trou que les dernières pluies ont comblé, j’ai largement de quoi étancher ma soif.
— Ce sera donc pour demain.
— Pas plus pour demain que pour aujourd’hui.
— Eh bien ! Dans une semaine, dans un mois, dans un an, dans sept ans, s’il le faut. Je ne bougerai pas que je n’aie eu ta peau
— Y pensez-vous, Renart ? Sept ans sans manger, c’est un peu long.
— Qu’importe ! Je demeurerai sept ans sans manger pour assouvir ma vengeance. J’en fais le serment.
— Prenez garde, mon cousin ! Vous savez que les parjures sont sévèrement châtiés dans ce monde ou dans l’autre.
— Je ne crains rien.
À ce moment, on entendit les cris d’un chien de chasse qui avait suivi la trace du goupil et le sentait tout proche. Puis ce furent le cor des veneurs et les abois de la meute entière.
Tybert, à l’abri de tout danger, nargue son compagnon.
— Quel beau concert, hein ! dites un peu, Renart.
Mais Renart, au premier bruit, s’était levé sur ses quatre pieds et détalait au plus vite.
— Cousin ! crie Tybert, holà ! Cousin ! Et votre serment que vous oubliez ! Vous voilà donc parjure. »
Renart était déjà loin quand les chiens arrivèrent sur le plateau ; il filait vers la futaie, maudissant l’accès de crédulité, tout à fait hors de son caractère et de ses habitudes, qui lui avait fait perdre une si belle proie.
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