Après un bref retour dans l’île de Circé, Ulysse et ses compagnons reprennent la mer. Mais ils vont courir de grands dangers en passant au large de la côte des Sirènes.
Illustration de John William Waterhouse
Nous sommes retournés à l’île d’Œa, séjour de Circé, pour rendre les derniers devoirs à notre malheureux compagnon Elpénor, dont le corps y était resté sans les honneurs de la sépulture. À peine arrivés, une partie de ma troupe se rendit, par mon ordre, au palais de la déesse, et revint chargée du cadavre de notre ami. Nous avons abattu des chênes pour le bûcher, que nous avons dressés sur la partie du rocher la plus avancée dans la mer. Après que nous ayons payé au défunt le tribut de notre douleur, et que la flamme ait consumé son corps et ses armes, nous lui avons érigé à cette place un tombeau marqué par une colonne, au sommet de laquelle nous avons dressé l’aviron d’Elpénor. Circé, instruite de notre retour, accourut au rivage, suivie de ses nymphes qui nous apportèrent en abondance le pain, le vin, et diverses sortes d’aliments.
La déesse s’avançant vers nous :
« Infortunés, nous dit-elle, vous qui étiez destinés, contre la loi commune, à voir deux fois l’empire de la mort, goûtez ici le calme dont vous avez besoin. Que toute la journée se passe dans un banquet qui ranime vos forces. Demain, à la naissance de l’aurore, vous reprendrez la mer. Je veux moi-même vous indiquer votre route, et vous prévenir des périls qui vous attendent encore sur la terre et sur la mer. »
Selon le vœu de la déesse, nous nous sommes livrés au plaisir du festin. La chair des victimes fuma, le vin coula, tant que le soleil brillait sur l’horizon. Quand il eut disparu, faisant place à la nuit, mes compagnons s’abandonnèrent, près du navire, aux douceurs du sommeil. Circé alors, me prenant la main, me conduisit à l’écart et, s’asseyant près de moi, me demanda un récit fidèle de ce que j’avais vu au royaume des morts.
Après m’avoir écouté, Circé débuta ses oracles de la façon suivante :
« Tous ces périls sont évanouis. Prête-moi une oreille attentive ; je vais te dire ceux qui t’attendent encore ; veuille un dieu te rappeler le souvenir de mes paroles. D’abord, se présenteront sur ta route les Sirènes, ces enchanteresses qui fascinent les mortels passant près de leurs bords. Malheur à l’imprudent qui s’arrête pour écouter leurs chants ! Jamais il ne reverra sa demeure ; sa femme et ses enfants ne le recevront point dans leurs bras. Les Sirènes, assises dans une verte et riante prairie, charment les hommes par la douce harmonie de leur voix. Mais, autour des lieux qu’elles habitent, on ne voit qu’ossements et cadavres infects, que consume lentement le soleil. Passe avec rapidité devant ces bords, après avoir eu soin de fermer, avec de la cire, l’oreille de tes compagnons. Il t’est permis, à toi, d’écouter ces chants, mais à la condition d’être attaché étroitement par les pieds et les mains au mât de ton navire. Si, dans l’ivresse du ravissement, tu priais tes compagnons, tu leur ordonnais même de te rendre la liberté, qu’ils resserrent et redoublent tes chaînes. »
J’interromps ici mon récit des prophéties de Circé pour vous raconter les péripéties que nous avons vécues le lendemain :
Le jour commençant à paraître, Circé me quitta et se rendit dans son palais. Moi, je retournai à mon vaisseau, et j’ordonnai aux miens de délier les câbles et de d’embarquer. En un instant ils furent tous à leur poste. Circé nous envoya un vent favorable. La mer fut belle et notre navigation s’annonça sous les plus heureux auspices [1]. Mais bientôt, le cœur troublé de larmes, je m’adressai à ma troupe en ces termes :
« Ô mes amis, il ne suffit pas que je sache les oracles qu’a prononcés la déesse Circé, je dois vous en instruire. Il dépend de nous de vivre ou de périr. La déesse m’a exhorté à fuir les prés fleuris d’où se fait entendre la voix enchanteresse des Sirènes. Seul, il m’est permis d’écouter leurs chants, mais à la condition que vous m’enchaîniez par les liens les plus forts au mât du vaisseau. Si je vous conjure et vous ordonne même de me délivrer, vous redoublerez mes chaînes. »
Pendant que je parlais, le vaisseau, suivant son cours, approcha de l’île des Sirènes. Soudain le vent tomba, l’air devint tout à fait calme, la mer tranquille. Une divinité berça doucement, charma et endormit les flots. Aussitôt mes compagnons furent debout ; on plia les voiles. Moi, dans ce péril pressant, je transformai à la hâte, en boules, une grande masse de cire, rendue heureusement plus maniable par les feux que dardait l’astre du jour. Je bouchai avec ces boules toutes les oreilles de mes compagnons. Eux m’attachèrent fortement par les pieds et par les mains au mât du vaisseau. Puis, s’étant remis sur leurs bancs, ils bouleversèrent les flots avec leurs rames. Nous n’étions plus qu’à une portée de voix du rivage quand les Sirènes, qui n’ignoraient pas l’approche du navire, entonnèrent ce chant, de la voix la plus harmonieuse :
« Ô fameux Ulysse, la gloire de la Grèce, viens, arrête ici ton vaisseau et prête l’oreille à notre voix. Heureux le navigateur qui passe devant ces bords ! Jamais il ne refusa d’entendre les accents qui coulent de nos lèvres. Ces accents l’enchantèrent. Il retourna plus instruit dans sa patrie. Rien n’est ignoré de nous. Nous savons tous les travaux des Troyens, et les vôtres, ô Grecs, dans cette guerre fameuse dont retentit tout l’univers. Le monde n’a point de secrets pour nous. »
Illustration de N. C. Wyeth
Ces paroles, accompagnées d’un chant céleste, me jetèrent dans le ravissement. Un charme invincible m’attira vers les Sirènes et je fis signe à mes compagnons de m’ôter mes liens. Mais Euryloque et Pérymède, s’élançant, les redoublèrent au contraire. Le navire fuyait. Les sons allaient, par degré, s’affaiblissant. Enfin je n’entendis plus rien, et mes compagnons nous rendirent, à eux l’ouïe, et à moi la liberté. L’île était déjà bien loin de nous.
[1] Se présenter dans des circonstances favorables. Durant l'Antiquité, les auspices étaient les présages et les augures que les dieux envoyaient aux hommes par des moyens variés (vol des oiseaux, forme des flammes...).
Illustration de Herbert James Draper
Illustration de Jan Styka
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