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10 - Charybde et Scylla

Après avoir évité le péril des Sirènes, Ulysse et ses compagnons abordent un passage entre deux rochers, voisins l’un de l’autre, qui s’élèvent sur la mer et contre lesquels les flots roulent avec le bruit du tonnerre : Charybde et Scylla.

Il est temps de reprendre mon récit des oracles que me fit Circé sur l’île d’Œa, la nuit précédant notre départ :

« Le péril des Sirènes évité, voici quel spectacle frappera tes regards : sur la mer s’élèvent, voisins l’un de l’autre, deux rochers contre lesquels les flots roulent avec le bruit du tonnerre. Aucun oiseau, pas même la colombe consacrée à Jupiter, ne peut les franchir impunément. Un vaisseau qui en approche y trouve inévitablement sa perte. Hommes et débris, tout disparaît emporté par les vagues.

De ces deux rochers, l’un s’élève en pointe, à une hauteur prodigieuse. Sa tête est toujours enveloppée d’épais et sombres nuages. Au centre de ce rocher s’ouvre une caverne ténébreuse, tournée du côté de l’occident. Prudent Ulysse, passe devant ce roc, du vol le plus impétueux. Une flèche, lancée de ton vaisseau par le bras le plus vigoureux vers cette haute caverne, fendrait vainement les airs. C’est là qu’habite Scylla, toujours hurlante, comme une meute de chiens. Il n’est point de monstre si difforme et si funeste. Douze pieds, tous placés à la partie antérieure du corps, en traînent l’immense longueur. Elle a six cous démesurément allongés, six têtes épouvantables ; ses gueules toujours béantes, hérissées d’un triple rang de dents voraces, sont l’antre de la mort. Le monstre, à demi plongé dans la caverne, lance ses têtes en dehors et, les plongeant dans la mer, enlève les dauphins, les loups-marins et jusqu’aux immenses baleines. Si un vaisseau a le malheur de passer devant ce roc, il lui ravit autant d’hommes qu’il a de gueules.

Voisin de celui-ci, l’autre rocher est moins élevé. Ta flèche, Ulysse, en atteindrait la cime. Là, sous un figuier sauvage dont le feuillage épais étend sur la mer une ombre ténébreuse, la redoutable Charybde ouvre sa gueule dévorante. Trois fois chaque jour elle vomit les noires vagues qu’elle avait englouties ; trois fois elle en engloutit de nouvelles avec d’horribles mugissements. Malheur à toi si ton navire en approchait au moment où les torrents s’abîment dans ce gouffre ! Neptune lui-même, voulût-il t’en retirer, n’y réussirait pas. Ah ! Plutôt, rase d’un vol hardi et rapide le rocher de Scylla. Il vaut mieux encore avoir à regretter six de tes compagnons que d’être tous entraînés dans un même abîme.

J’interrompis à ces mots la déesse :

— Si j’échappe à Charybde, ne pourrais-je pas disputer à l’autre monstre mes compagnons et l’attaquer au moment où il voudra les saisir ?

— Infortuné, me répondit-elle, n’es-tu pas encore rassasié de travaux et de combats ? Veux-tu lutter contre les dieux ? Ce monstre est invincible, il est immortel. Ta valeur ne te serait d’aucun secours. Ici la victoire est dans la fuite. Pour peu que tu t’arrêtes, le monstre peut te ravir six autres de tes compagnons. Voiles, rames, mets tout en œuvre pour lui échapper. »

Permettez-moi à nouveau de suspendre ce récit pour vous raconter quels furent les tourments que nous traversâmes :

Tout à coup une noire fumée, des vagues amoncelées frappèrent mes regards. Un tumulte affreux gronda dans les airs. Épouvantés, mes compagnons laissèrent tomber leurs rames, et le vaisseau resta immobile.

Je sentis la nécessité de relever leur courage et je leur parlai ainsi :

« Amis, il n’est aucun malheur que n’ait surmonté notre constance. Celui qui nous menace ne doit pas l’effrayer davantage. Ne vous souvient-il plus du Cyclope et de son antre ? Cependant j’ai su vous arracher à ce péril si terrible. Un jour vous aimerez à vous retracer le souvenir de ces nouvelles épreuves. Suivons tous exactement ce que je vais prescrire. Vous, rameurs, reprenant l’aviron, avancez intrépidement contre ces vagues enflées. Jupiter, pour prix de vos efforts, vous dérobera, je l’espère, à ce trépas. Toi, pilote, assis au gouvernail, je te donne un ordre important, garde-toi de l’oublier : dirige ton vaisseau loin de ce rocher, de cette fumée, de ces flots amoncelés. L’œil toujours attaché sur le roc voisin, fais en sorte d’en approcher le plus près possible. Mais fuis ces courants lapides qui, t’entraînant, nous engloutiraient tous avec toi. »

Dociles à ma voix, ils reprirent l’aviron et bouleversèrent l’onde avec ardeur. Je m’étais bien gardé de leur parler de Scylla, ce fléau inévitable. À ce nom seul on les eût vus tous abandonner la rame et courir se cacher, pressés l’un sur l’autre, au fond du navire.

Dans ce moment critique, oubliant moi-même la défense que Circé m’avait faite de combattre, je revêtis mes armes et, balançant deux javelots, je montai jusqu’au bord de la proue. Là, j’attendis de pied ferme, je défiai le monstre qui devait me ravir mes compagnons. Mais je ne pus l’apercevoir. Mes yeux fatiguèrent en vain à le chercher dans les recoins de la sombre caverne. Nous entrâmes en pâlissant dans ce passage étroit.

D’un côté, Scylla nous menaçait, silencieuse ; de l’autre, Charybde dévorait les flots avec un tumulte effroyable. Les vomissait-elle, toute cette onde, aussi agitée et tumultueuse que l’eau d’une cuve sur un brasier ardent, bouillonnait en mugissant, s’élançait dans les airs et couvrait d’écume la cime des deux rochers. Mais, si elle les engloutissait, toute cette mer agitée s’ouvrait, et l’œil, plongeant dans l’abîme, découvrait avec terreur le sable noir qui en couvrait le fond.

Tandis que nos yeux ne furent fixés que sur Charybde, pour l’éviter, Scylla ravit tout à coup du fond de mon navire six de mes meilleurs compagnons. Je levai les yeux et j’aperçus ces infortunés, agitant en l’air les mains et les pieds. J’entendis leur voix qui m’implorait, m’appelait par mon nom, et qui retentissait, hélas !, à mes oreilles, pour la dernière fois. Le monstre les enleva comme un pêcheur ravit aux eaux sa proie, et, les jetant devant son antre, il en fit sous mes yeux son repas.

De tous les spectacles dont j’ai été témoin dans mes longues et funestes courses, voilà le plus lamentable.


Ulysse - Entre Charybde et Scylla, par Adolf Hiremy Hirschl

Entre Charybde et Scylla, par Adolf Hiremy Hirschl

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