Avec le seul navire qui lui reste, Ulysse aborde l'île de Circé. Euryloque avec quelques autres est envoyé à la découverte de l'île. Tous, excepté Euryloque, sont ensorcelés par Circé. Cette fois, il faudra à Ulysse l’aide d’un dieu pour les sauver.
L’actrice Tilla Durieux (1880-1971) dans le rôle de Circé (1913)
Illustration de Franz von Stuck
Nous poursuivîmes notre route, réduits désormais à un seul bâtiment, et plus désolés de la perte de nos amis que satisfaits de notre propre conservation. Nous arrivâmes à l’île d’Œa, où régnait Circé, déesse qui, par sa beauté et les accents de sa voix mélodieuse, avait le pouvoir d’enchanter les mortels.
Entrés, conduits par quelque divinité, dans un large port, accablés de fatigue et minés de chagrin, nous sommes restés deux jours, inactifs, sur le rivage. Le troisième jour, je pris ma lance et mon glaive et, me rendant sur une haute montagne, je regardai de tous côtés, et prêtai l’oreille pour découvrir des traces d’habitants, ou saisir quelque son de voix humaine.
J’aperçus, au loin, une fumée noire s’élevant du milieu d’une forêt de vieux chênes, où se dérobait à nos regards, le palais de Circé. Je fus tenté d’abord de porter immédiatement mes pas de ce côté. La réflexion me détermina à retourner au rivage, aviser au soin de procurer un repas à mes compagnons, car la disette commençait à se faire sentir, et de remonter leur courage.
Pendant que je revenais, un dieu, touché de ma détresse, vint à mon secours. Tout à coup, parut sur mon chemin un grand cerf, que le feu dévorant du jour conduisait, de la forêt vers le fleuve. Ma lance, l’atteignant dans sa course, le frappa au dos et le renversa. J’accourus, et, pressant du pied le corps de l’animal, j’en arrachai mon arme. Je pris sur le coteau des branches d’osier, que je tordis, et j’en garrottai les pieds du cerf. Chargeant ce fardeau sur mes deux épaules, car une seule n’eut pu le porter, et m’appuyant sur ma lance, je retournai au rivage.
En arrivant, je jetai l’animal devant notre navire, et, relevant le cœur de mes compagnons :
« Amis, leur dis-je d’un ton affectueux, quelle que soit notre misère, nous ne descendrons pas aujourd’hui dans la demeure de Pluton. Levez-vous et jouissez de l’abondance que le ciel nous envoie. »
Ma voix calma leur désespoir. Sortant des cavernes où ils s’étaient retirés, ils se rassemblèrent sur le rivage, contemplant avec admiration l’énorme bête que j’avais abattue. Le repas dura tout le jour. La nourriture dissipa la faim, et le vin bannit les souvenirs de nos peines. Une nuit paisible y succéda. Mais, le lendemain, dès le lever de l’aurore, je rassemblai en conseil toute ma troupe, et lui tins ce discours :
« Mes amis, malgré tant d’infortunes, examinons avec calme ce que la prudence conseille. Nous ne connaissons point la terre ou nous sommes. Est-elle au nord, au midi, au couchant, nous n’en savons rien. Voyons, délibérons quel parti prendre. Pour moi, je n’en connais point. Du haut de cette roche, j’ai pu voir que l’île où nous sommes est très basse, et n’offre aux yeux que des forêts, au milieu desquelles j’ai vu s’élever une épaisse fumée. »
Je partageai nos hommes en deux groupes. Je pris les commandes de l’un, Euryloque de l’autre. Un tirage au sort désigna celui d’Euryloque. Il partit donc, suivi de vingt-deux compagnons à travers la forêt. Ils parvinrent dans une grande vallée que dominait le superbe palais de Circé, bâti entièrement de marbre. On voyait, à l’entrée, des loups et des lions apprivoisés par ses enchantements. Au lieu de se jeter furieux sur mes compagnons, ils se dressaient devant eux et les flattaient en agitant leurs queues, comme des chiens fidèles caressent leur maître qui, le soir, revenant d’un banquet, n’oublie jamais de leur apporter quelque part du festin.
Nos guerriers s’arrêtèrent aux portes du palais, et prêtèrent l’oreille à des sons mélodieux que formait la déesse, tandis que sa main traçait sur la toile une broderie, qui ne cédait point en grâce et en éclat aux ouvrages des divinités de l’Olympe. Un des chefs de la troupe, Politès, le plus cher de mes compagnons, et celui que je croyais le plus prudent, prit la parole :
« Ô mes amis, quelle voix céleste et quel travail merveilleux ! Ne demanderons-nous pas à cette mortelle, ou plutôt à cette déesse, la permission d’entrer ? »
Tous, cédant à ce conseil, l’appelèrent. Elle vint aussitôt, ouvrit la porte, et les invita à entrer. Tous, aveugles qu’ils furent, la suivirent, excepté Euryloque, qui, soupçonnant quelque embûche, demeura en dehors du palais. La déesse fit asseoir les guerriers sur une pourpre moelleuse. Sa main prépara un breuvage, mélange agréable de lait, de farine, de miel, et d’un vin d’une exquise douceur. Elle y distilla un poison dont l’effet était d’effacer tout souvenir.
Illustration d’Edward Coley Burne Jones
Elle offrit à chacun d’eux une coupe de ce breuvage, et, quand ils l’eurent vidée, elle les frappa de sa baguette et les poussa dédaigneusement vers une étable. Ô prodige ! Ils prirent la forme de marcassins.
Illustration de Newell Convers Wyeth
Ils en avaient la tête, la voix, les soies hérissées ; mais ils n’avaient point perdu la connaissance d’eux-mêmes, se lamentant et pleurant dans leurs cachots.
Euryloque revint éperdu, effaré, nous annoncer le sort désastreux de ses compagnons. Il ne put d’abord proférer une parole, tant son cœur était oppressé. Ses larmes étouffèrent sa voix. Saisis de trouble, préparés à l’annonce du plus grand des malheurs, nous le pressâmes de questions. Nous voulions savoir la vérité. Il parla enfin, et nous révéla notre infortune. Il ignorait cependant que ses compagnons eussent été changés en animaux. Les ayant attendus longtemps en vain, il pensait qu’ils avaient péri.
Je saisis aussitôt mon glaive, pris mon arc, et commandai à Euryloque de me guider vers ce palais. Il tomba à mes genoux et les embrassa :
« Non, non, s’écria-t-il, n’y va pas, homme trop intrépide, et ne m’oblige pas à y revenir. Je sais que tu ne ramèneras aucun de mes compagnons, et que tu cours à ta perte. Fuyons avec ceux qui nous restent. Peut-être est-il encore temps d’échapper à une mort certaine !
— Eh bien, j’irai seul, répondis-je à Euryloque. Toi, demeure près du navire. Ne songe qu’au plaisir et à la bonne chère. Moi, j’obéis au devoir, et je pars. »
À ces mots, je m’éloignai.
Entré dans la vallée, je n’étais plus qu’à une faible distance du palais de l’enchanteresse, quand tout à coup le messager des dieux, Mercure, se présenta à moi, sous la forme d’un beau jeune homme.
Mercure, par Evelyn De Morgan
Et, me prenant par la main, me dit :
« Où vas-tu, malheureux, toi qui, sans connaître ce dangereux séjour, t’aventures seul parmi ces forêts et ces montagnes ? Tes compagnons, par le pouvoir de Circé, ont subi la plus honteuse des métamorphoses. Devenus pourceaux, ils sont emprisonnés dans des étables. Viens-tu pour les délivrer ? Ah ! Crains d’être détenu dans ce palais, avec ceux que tu prétends sauver ! Rassure-toi, cependant, je compatis à ton sort, et veux te tirer de ce péril. Reçois cette plante, et porte hardiment tes pas dans le palais de Circé.
Voici à quels artifices tu dois t’attendre : elle te préparera un breuvage, et y distillera des sucs magiques. La vertu de cette plante te rendra supérieur au charme. Mais ce n’est pas tout, écoute encore : quand Circé t’aura frappé de sa baguette, cours vers elle, l’épée à la main, comme pour lui ravir le jour. Effrayée, elle essayera de te gagner par ses charmes, par ses caresses. Cesse alors toute violence, réponds même à sa confiance par la tienne.
C’est une déesse, ne l’oublie pas. Elle te rendra tes compagnons ; elle peut faciliter ton retour dans ta patrie. Mais oblige-la à jurer par l’inviolable serment des immortels que ses bontés pour toi ne sont pas un piège ; crains qu’après t’avoir désarmé, elle n’avilisse et n’énerve ton courage. »
Mercure arracha ensuite devant moi la plante dont il m’avait parlé, et la remit entre mes mains. Elle était noire à la racine ; sa fleur avait la blancheur du lait. Moly était le nom que lui donnaient les immortels. Un homme pouvait difficilement la découvrir ; mais les dieux la trouvaient sans peine.
Mercure alors, s’échappant de la forêt, repris son vol et partit dans l’Olympe. Je m’avançai, fort agité, et le cœur palpitant, vers la demeure de Circé.
Arrivé à l’entrée du palais, j’appelai : la porte s’ouvrit, la déesse parut, et m’invita à entrer. Je la suivis, plongé dans une morne tristesse. Elle me plaça sur un siège, les pieds posés sur une estrade ; puis, sa main me présenta, dans une coupe d’or, un breuvage où elle avait mêlé ses poisons.
Circé offrant la coupe à Ulysse, par John William Waterhouse
Je pris la coupe et je bus. Le charme fut sans effet.
Elle me frappa de sa baguette :
« Va, dit-elle, retrouver tes compagnons dans l’étable.
Comme elle disait ces mots, je me précipitai vers elle, l’épée à la main, comme pour l’immoler.
Illustration de William Russel Flint
Elle poussa un grand cri, tomba à mes genoux, et s’écria, les yeux mouillés de larmes :
— Quel homme es-tu ? De quel pays ? Qui t’a donné le jour ? Quoi ! Tu as pris ce breuvage sans que le charme ait opéré ! Jamais encore aucun mortel n’avait résisté à ces poisons. C’est plus qu’un cœur d’homme qui respire dans ton sein. Je n’en puis douter. Je vois cet Ulysse, si fameux par sa prudence, dont le vaisseau devait, au retour de Troie, aborder dans mon île. Mercure me l’a souvent annoncé. Remets ton épée dans le fourreau. Tu as vaincu une déesse. Elle t’offre son amitié. Bannis la défiance.
Sans me laisser prendre à ses pièges, je répondis :
— Ô Circé, comment veux-tu que j’aie confiance, quand tu retiens mes compagnons changés en animaux ? Ton langage, si caressant, n’est-il pas un nouveau piège pour me retenir dans ce palais, m’ôter mes armes, amollir mon courage, et me ranger dans la classe des plus vils mortels ? Veux-tu bannir de mon cœur toute défiance : jure par le Styx que ton âme est sincère et ne me veut que du bien. »
Elle proféra ce terrible serment, et j’acceptai le bonheur que m’offrait la déesse. Quatre nymphes sorties des fontaines, des bois, des fleuves, étaient à son service. L’une étendit sur les sièges des voiles de lin, qu’elle recouvrit de riches tapis de pourpre ; l’autre dressa une table d’argent et y posa des corbeilles d’or. La troisième apporta les coupes, et versa dans l’urne [1] un vin exquis et du plus doux parfum. La quatrième alla puiser l’eau pure des fontaines et prépara le bain.
Illustration de William William Russel Flint
Ce fut avec délices que je sentis couler sur ma tête et sur tout mon corps des torrents d’eau tiède, qui me délivrèrent de l’abattement où m’avaient jeté tant de fatigues et de travaux.
La même nymphe me présenta une tunique d’une extrême beauté et un manteau superbe ; puis, me ramenant dans la salle, elle me plaça sur un siège resplendissant, mes pieds posant sur une estrade. Une autre nymphe s’avança, tenant une aiguière d’or, et versa sur mes mains, dans un bassin d’argent, l’eau pure et rafraîchissante.
On servit les mets les plus exquis. La déesse me pressa de manger, mais je n’en avais nulle envie. Mon âme était plongée dans les plus sinistres pensées. Circé le remarqua.
« Ulysse, dit-elle, pourquoi ce noir chagrin et ce sombre silence ? Pourquoi te priver de nourriture ? Crains-tu quelque perfidie ? Ah ! Bannis toute défiance. Ma bouche n’a-t-elle pas proféré le serment le plus inviolable ?
— Ô Circé, repondis-je, quel homme, à ma place, s’il n’est pas dépouillé de tout sentiment d’humanité, se livrerait au plaisir d’un festin avant d’avoir obtenu la délivrance de ses compagnons et joui du bonheur de les revoir ? Est-ce par amitié sincère que tu me sollicites de goûter à ces aliments ; rends la liberté à mes amis, et que je les revoie. »
À peine ai-je parlé qu’elle sortit, tenant à la main sa baguette. Elle ouvrit la porte de l’étable, et en tira mes compagnons, semblables en tout à des marcassins. Elle les fit entrer dans la salle. Je la vis aller de l’un à l’autre, et les frotter, tour à tour, d’une huile magique. Soudain s’évanouirent tous ces honteux changements qu’un breuvage funeste avait produits. Ils reprirent leur première forme, mais avec plus de jeunesse, de force et de beauté. Ils me reconnurent au même instant, et vinrent se jeter dans mes bras. Ce fut un moment de délices, de joie, de sanglots, dont retentirent les voûtes du palais.
La déesse même parut émue, et, voulant contribuer à notre bonheur :
« Ulysse, me dit-elle, que tardes-tu ? Cours au rivage ; dis à tes compagnons qu’ils amarrent votre vaisseau, et, quand vous aurez mis en sûreté, dans une grotte, les agrès et vos trésors, reviens et amène le reste de tes amis qui te sont si chers. »
Je vis bien que la générosité seule avait inspiré la déesse, et, trop généreux moi-même pour ne pas savoir être confiant, je précipitai mes pas vers le rivage, où je trouvai mes compagnons, désolés et dans un sombre désespoir. Ils ne pensaient plus me revoir.
Mes compagnons se ruèrent vers moi, témoignant leur joie par des cris et des effusions. Ils se croyaient déjà rendus à ces rochers d’Ithaque qui les virent naître, où ils furent nourris. Mais à leur joie se mêlait une grande douleur. Ils ne pensaient plus revoir ceux qui avaient suivi Euryloque.
« Parle, parle, s’écrièrent-ils, comment sont-ils morts ?
— Qu’on amarre le vaisseau, leur dis-je d’un ton calme et avec un visage serein, que ses agrès et nos trésors soient mis en sûreté dans des grottes, et suivez-moi promptement à la demeure de la déesse Circé. Vous y verrez nos compagnons bien vivants, vidant les coupes au comble de leurs désirs.
Ils exécutèrent aussitôt ce que j’avais demandé, et furent prêts à me suivre. Le seul Euryloque résista et voulut les retenir.
— Ah ! malheureux, dit-il, où allons-nous ? C’est à notre perte que nous courons. Entrerons-nous dans le palais de Circé pour être transformés en pourceaux, en loups, ou en lions, et garder les portes du séjour odieux qu’elle habite ? Ne vous rappelez-vous plus l’antre du Cyclope, où furent enfermés ceux qui suivirent Ulysse ? Ils périrent d’une affreuse mort, par son aveugle audace.
Si j’eusse cédé à un premier mouvement, je lui aurais fendu la tête de mon glaive. Mes compagnons s’empressèrent à me calmer.
— Laissons, me dirent-ils, si tu le permets, ce chef sur le rivage. Il gardera le navire, et nous, nous te suivrons au palais de Circé. »
Nous partîmes tous ensemble. Euryloque lui-même, touché de honte, et peut-être effrayé de mes menaces, nous accompagna. Les guerriers que j’avais laissés dans le palais de Circé, après avoir été rafraîchis par le bain, parfumés d’essence, couverts de beaux vêtements, étaient maintenant réunis en un festin.
« Je sais toutes vos infortunes sur mer, et chez des peuples barbares, s’écria Circé. À présent, jouissez dans mon palais du repos et de l’abondance, jusqu’à ce que vous ayez regagné les forces et le courage qui vous animaient lors de votre départ d’Ithaque. »
Sa voix rendit le calme à nos âmes. Nous passâmes une année entière dans cet heureux séjour. Le repos, la bonne chère, et des vins délicieux, contribuèrent à dissiper le souvenir de nos maux et à rétablir nos forces.
Illustration de John William Waterhouse
Mais, ce temps écoulé, après que tant de jours et de nuits aient disparu, mes compagnons me tirant à l’écart :
« Ulysse, me dirent-ils, n’est-il pas temps de songer à la patrie ? Le nom d’Ithaque est-il oublié ? Nos champs, ton palais, les reverrons-nous jamais ? »
Ces paroles, qui répondaient à mes propres sentiments, ne furent point prononcées en vain. Dès que le soleil eut fait place à la nuit, et que mes compagnons, ayant gagné leur retraite, s’abandonnèrent au sommeil, je me rendis dans l’appartement de Circé, et l’implorai en ces termes :
« Ô Circé, remplis ton serment, et renvoie-moi dans ma patrie. Mon cœur, mes compagnons me pressent également. Ceux-ci, dès qu’ils ne sont plus sous tes yeux, m’environnent, en me déchirant l’âme de leur désespoir.
— Pars, si tu le veux, ô généreux Ulysse, répondit à l’instant la déesse, mais n’espère pas respirer de sitôt l’air de ta patrie. Il te faut auparavant entreprendre un autre voyage. Il faut que tu descendes au redoutable empire de Pluton et de Proserpine, pour consulter l’ombre de Tirésias, ce prophète de Thèbes, jadis si renommé, et qui, dans un corps privé de la vue, possédait un esprit si éclairé. Même parmi les morts, il a conservé, par la faveur de Proserpine, une rare sagesse et le don de prophétie.
Ces paroles me plongèrent dans la stupeur et le désespoir. La vie m’était odieuse. Je sus pourtant me contenir, et je répondis avec calme à Circé :
— Quel pilote me conduira vers ces lieux sombres et inconnus ? Jamais navire ne parvint au séjour des enfers.
— Tu n’auras pas besoin de guide, répondit la déesse. Élève ton mât, déploie tes voiles : les vents du Nord te conduiront directement au but. Tu auras bientôt atteint les dernières limites de l’Océan, dans un endroit où le rivage est bas, d’abord facile, ombragé de hauts peupliers, de saules desséchés et d’autres arbres formant les noires forêts de Proserpine. Attache ton navire à cette plage. Toi, marche et enfonce toi dans ces royaumes que n’éclaire pas le jour. Tu verras d’abord un rocher d’où se précipitent ensemble, avec un tumulte épouvantable, deux fleuves, le Cocyte et le Phlégéton, dans un autre fleuve, l’Achéron.
Noble héros, avance près de ce rocher. Creuse une profonde et large fosse, fais tout autour, en l’honneur des morts, des effusions de lait et de miel, de vin pur et de l’eau des fontaines, blanchissant ce mélange avec de la fleur de farine. Puis, invoque les ombres. Promets de leur sacrifier, à ton retour dans Ithaque, une génisse, et à Tirésias un bélier noir. Après ces prières et ces vœux, immole une brebis et un bélier noirs. Leur sang versé dans la fosse attirera la foule innombrable des ombres. Mais toi, armé de ton glaive, ose les écarter toutes de ce sang, jusqu’à ce que paraisse l’ombre de Tirésias, que tu laisseras approcher. Il te dévoilera tes destinées, et t’enseignera les moyens de revoir ta patrie. »
La déesse alors s’éloigna. Moi, je courus dans tout le palais, appelant à haute voix mes compagnons.
« Mes amis, levez-vous. Partons ! L’auguste Circé le permet. »
Tous se levèrent, impatients de me suivre ; tous, et cependant l’un d’eux manquera au moment du départ. Elpénor, jeune homme de médiocre valeur et d’une moindre prudence, s’était endormi, loin de ses camarades, sur le faîte de la maison, où il était monté pour calmer, par la fraîcheur de l’air, le feu dont l’excès du vin avait embrasé ses veines. Réveillé subitement par le tumulte il se leva en sursaut, se précipita du toit et se brisa le cou. Sa mort fut instantanée.
« Vous croyez être au terme de vos maux, dis-je à mes compagnons réunis autour de moi, et vous vous regardez comme déjà rendus dans votre patrie. Hélas ! , ce n’est pas là ce que Circé nous annonce. Il nous faut descendre au séjour de Pluton et de Proserpine, pour consulter l’ombre de Tirésias. »
Ces paroles jetèrent la consternation dans leur âme. Ils poussèrent des cris lamentables. Mais que pouvait leur désespoir contre la loi du destin ?
Il fallut se résigner et se rendre tristement au rivage. Nous trouvâmes attachés au vaisseau une brebis et un bélier noirs, à fin de leur sacrifice pour les ombres. Circé, sans être aperçue de nous, et nous devançant d’un vol rapide, les avait elle-même conduits sur le rivage.
[1] Grand vase contenant le vin qu’on versait dans les coupes.
Illustration de William Russel Flint
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