Euryclée réveille Pénélope pour lui apprendre le retour d’Ulysse et la mort des prétendants. Pénélope est incrédule…
À présent que, par l’ordre d’Ulysse, tous les cadavres de ses ennemis, qui encombraient la salle, avaient été enlevés, et toutes les traces de carnage effacées ; que le héros, aidé de la vieille Euryclée, avait fait brûler le soufre et l’encens dont les vapeurs répandues dans la salle, le portique, la cour, toutes les parties du palais, l’avaient entièrement purifié et assaini, que toutes les femmes restées fidèles à Ulysse, sortant du gynécée, étaient venues, avec attendrissement, reconnaître leur maître, et lui prodiguer les marques de leur zèle et de leur attachement, que les larmes d’Ulysse, larmes délicieuses, avaient coulé à la vue de ces démonstrations si vives et si touchantes, la bonne Euryclée ne put plus contenir l’impatience où elle était d’apprendre à sa maîtresse qui, ensevelie dans son sommeil, les ignorait encore, ces grandes nouvelles : le retour d’Ulysse, la défaite et la mort des prétendants.
Elle courut triomphante, se pressa, bondit, réveilla Pénélope - qui, rappelons-le, avait été plongé dans un profond sommeil par Minerve, afin qu’elle n’assista pas au massacre des prétendants -.
« Viens voir, ô ma fille chérie, viens voir de tes yeux celui dont tu as pleuré l’absence. Ulysse est arrivé, il est ici, il a exterminé tous ces chefs qui désolaient sa maison, ravageaient ses biens, voulaient assassiner son fils.
— Bonne nourrice, répondit Pénélope, les dieux ont égaré ta raison, toujours si droite et si saine. Pourquoi, me débiter ces fables, comme si je n’avais pas assez de mes peines ? Pourquoi m’avoir réveillée ? J’étais si heureuse dans mon sommeil ! Je n’en avais point goûté de si délicieux depuis qu’Ulysse partit pour cette funeste Troie. Descends, retourne à tes travaux. Je t’assure que si toute autre que toi m’eût réveillée, pour me tenir de semblables discours, je me fusse mise en colère, et l’aurais accablée de reproches.
Pénélope sur la terrasse de son palais, par Jan Styka
— Mais ce n’est point une fable, ô ma fille, reprit Euryclée.
Ulysse, Ulysse lui-même, est bien arrivé. Ce palais le possède, comme je te le dis. Cet étranger, que tous ici comblaient de tant d’ignominie, c’était Ulysse. Télémaque le savait depuis plusieurs jours, mais c’était un secret pour préparer plus sûrement la perte de leurs ennemis.
À ces mots, la reine, remplie de joie, s’élança de sa couche, embrassa Euryclée. Des pleurs coulèrent de ses yeux.
— Mais cela est-il vrai, ma bonne nourrice ? Ne m’abuses-tu point ? Est-il vrai qu’Ulysse soit ici dans ce palais ? Comment a-t-il pu, lui seul, triompher de tant d’ennemis ?
— Je l’ignore, je n’en ai pas été témoin, lui répondit la nourrice. J’ai seulement entendu les cris, les gémissements. Assises dans notre appartement, les portes fermées, nous étions dans des inquiétudes affreuses, lorsqu’enfin Télémaque, par ordre de son père, m’appela. J’ai trouvé Ulysse debout, au milieu des cadavres dont toute la salle était pleine. Ils sont maintenant entassés aux portes de la cour. Il a fait allumer de grands feux pour purifier le palais, et il m’envoie te chercher, viens. Après tant de maux soufferts, soyez heureux enfin. Tous tes vœux sont exaucés. Il est vivant dans ses foyers ; il vous retrouve, toi et ton fils, et il s’est vengé de tous ses ennemis dans le palais qu’ils avaient déshonoré.
— Ma chère Euryclée, dit Pénélope, modère l’excès de ta joie. Tu sais avec quels émotions nous le verrions reparaître, moi surtout et son fils. Mais je ne puis me persuader que tout cela soit réel : quelqu’un des immortels, indigné de tant de forfaits et touché de mes gémissements, aura immolé ces chefs téméraires, ils ne respectaient rien. Ils repoussaient, sans distinction du juste et du pervers, quiconque implorait leur compassion. Voilà ce qui leur a attiré ce châtiment terrible. Mais Ulysse, non, je n’espère plus son retour. L’infortuné, hélas ! , n’est plus.
— Quoi ! reprit Euryclée, ton époux est ici, dans ses foyers, et tu dis qu’il n’est plus ! Rien n’est-il donc capable de te convaincre ? Mais je puis dissiper les doutes par un signe certain. Tu te rappelles la blessure que lui fit à la jambe un sanglier, sur le mont Parnasse. Eh bien ! J’ai vu la cicatrice, je l’ai vue, je l’ai reconnue, en baignant hier ses pieds par ton ordre. J’allais te l’apprendre, quand il mit sa main sur ma bouche, et m’ordonna de garder le secret.
Illustration de William Russel Flint
— Ma mère, dit Pénélope, n’espère pas, malgré ton expérience et ta sagesse, pénétrer le secret des dieux. Mais allons trouver mon fils et notre libérateur. »
Elle sortit, descendit les degrés ; son cœur battait avec force. Que faire ? Interrogera-t-elle, en secret, celui qui paraît être son époux ? Ou, bannissant le doute, se précipitera-t-elle dans ses bras ?
Elle arriva, passa le seuil, et alla s’asseoir devant la flamme du foyer, en face d’Ulysse qui, placé sur son trône, attendait que son épouse le reconnaisse et lui adresse la parole. Elle garda un long silence. Elle arrêta un regard fixe sur Ulysse, prête à le nommer son époux, puis le méconnaissant sous les honteux vêtements qu’il portait.
Télémaque, surpris, lui adressa ces reproches :
« Ô ma mère, comment peux-tu montrer cette insensibilité, en présence de mon père, sans lui parler, toi qui devrais te jeter dans ses bras ?
— Mon fils, répondit Pénélope, mon cœur est saisi d’étonnement. Je ne sais comment lui parler ; je n’ose lui poser des questions. Je ne puis même fixer longtemps sur lui mon regard. Est-ce mon Ulysse qui est devant moi ? Tous mes doutes vont être bientôt éclaircis. Il est dans l’intérieur de notre retraite, où personne ne pénètre, des choses, des signes que nous seuls connaissons.
Un sourire de satisfaction éclata dans les traits d’Ulysse. Se tournant vers son fils :
— Télémaque, dit-il, souffre que ta mère ne se rende qu’à l’évidence. Bientôt elle ne doutera plus. Ces vils haillons, mes traits altérés par le temps et l’infortune, doivent me rendre méconnaissable. Celui qui a commis un meurtre, ne fût-ce que sur un seul citoyen, un homme obscur, sans famille, fuit, abandonne ses parents, sa patrie. Nous, nous avons immolé l’élite des jeunes gens d’Ithaque, la force du pays. Qu’est-ce que la prudence nous conseille ?
— C’est à toi de décider, ô mon père, répondit Télémaque, toi reconnu pour le plus sage des mortels. Nous te suivrons tous avec joie, et j’ose assurer que mon courage, s’il n’est pas trahi par ma force, ne faiblira pas.
— Voici donc, reprit Ulysse, ce que la prudence conseille : prenez vos plus beaux vêtements, vous et les femmes du palais ; puis livrez-vous, avec toutes les démonstrations du plaisir et de la joie, à la danse accompagnée des accords de la lyre, afin que le bruit de cette danse et de cette musique fasse dire aux voisins et aux passants : “C’est la noce de la reine.” Ainsi nous aurons le temps de nous rendre dans mes champs, avant que la nouvelle du carnage des prétendants ne se répande. Là, nous verrons ce qu’il conviendra de faire. »
Tout ce que le roi venait de prescrire s’exécuta aussitôt. Les hommes et les femmes prirent leurs plus beaux vêtements. Phémius, par les sons harmonieux de sa lyre, les encouragea à la danse. Tout le palais retentit d’une joie bruyante.
« On n’en peut douter, s’écrièrent ceux qui, en dehors du palais, entendaient le tumulte de cette fête, l’un des chefs vient enfin d’obtenir la main de la reine. Ô honte ! Elle n’a pas eu la patience d’attendre le retour de son malheureux époux. Elle déserte le soin de sa maison et de son bien. »
C’est ainsi qu’ils parlaient, bien loin de soupçonner ce qui s’était passé.
Pendant ce temps, Ulysse jouit enfin du bain dans sa propre demeure. La vieille Euryclée le parfuma d’essences, et le revêtit de superbes habits. Minerve répandit sur ses traits une beauté divine. On l’eût pris pour l’un des immortels. Il rentra et retourna à sa place, sur son trône, en face de son épouse.
Après quelques moments d’un silence mutuel, il lui dit :
« Femme extraordinaire, les dieux t’ont donné plus qu’à aucune autre de ton sexe un cœur insensible. Non, il n’est point de femme qui témoignât tant de froideur à son époux revenant après vingt ans d’absence, et à la suite de tant de revers, dans son pays natal ! Ma nourrice, j’ai besoin de repos, va préparer ma couche dans cet appartement secret que tu connais. Oui, le fer est moins dur que le cœur de cette épouse !
— Noble personnage, repartit Pénélope, une réserve prudente est le fond de mon caractère. Il n’y a chez moi ni dureté ni dédain, mais je crains de me laisser éblouir. Je reconnais bien la personne, les traits d’Ulysse, tel qu’il était quand son navire quitta les bords d’Ithaque. Euryclée, obéis à ses ordres, prépare, hors de la chambre nuptiale, le lit monumental qu’Ulysse a construit lui-même, et prends soin d’y étendre des peaux, des tapis et de riches couvertures. »
Elle glissa avec adresse ces paroles qui allaient être pour elle une pierre de touche (1) infaillible. Si, en effet, le personnage les entendait sans s’en émouvoir, sans se récrier, c’est qu’il ne connaissait pas la chambre nuptiale, c’est qu’il n’était pas Ulysse. S’il se récriait, au contraire, s’il protestait, il était Ulysse : car Ulysse seul connaissait la chambre, la couche nuptiale.
Ulysse, irrité, dit à sa femme avec indignation :
« Ô Pénélope, de quelle parole viens-tu de me blesser ! Un simple mortel, même le plus fort des hommes et dans la vigueur de l’âge, n’a pu, à moins qu’un dieu lui soit venu en aide, le transporter, ni même seulement l’ébranler sans de grands efforts. Cette couche, faite avec art, cette couche est mon ouvrage, sans que personne m’ait aidé.
Dans l’enceinte de ma cour s’élevait un superbe olivier, dont le tronc était aussi droit qu’une colonne. C’est autour de ce tronc que je bâtis ma chambre nuptiale. Quand elle fut couverte d’un toit et munie de portes solides, j’abattis la tête de l’olivier. Je polis ensuite avec le fer ce tronc, et l’ornai d’un beau travail. Ma couche s’y appuie, et en est inséparable. J’y ai incrusté partout l’or, l’argent, l’ivoire. La couche entière est bordée de riches tapis de pourpre. Je te donne ce signe certain ; mais je ne sais, ô femme, si ma couche est toujours à la même place, ou si quelqu’un l’a transporté, après avoir tranché le tronc de l’olivier, au-dessus des racines. »
Pénélope ne douta plus. Ces mots avaient achevé de lui dévoiler Ulysse, son époux. Son cœur palpita avec violence, ses genoux se dérobent sous elle, elle était prête à s’évanouir. Bientôt un torrent de larmes coula de ses yeux.
Illustration de William Russel Flint
Elle courut à celui qu’elle avait méconnu. Les bras ouverts, elle se jeta au cou d’Ulysse, et le comblant des marques de son amour :
Illustration de N. C. Wyeth
« Ne sois point irrité, lui dit-elle, toi qui, dans toutes les occasions, t’es montré le plus prudent des hommes. Pardonne si, dès le premier moment, mon cœur ne s’est pas épanché ; si, comme à présent, je ne t’ai pas serré dans mes bras. J’ai toujours tremblé qu’un étranger ne trompât ma confiance. Combien d’hommes se font un jeu d’abuser une femme ! Jamais Hélène n’eut reçu dans sa couche un étranger, si elle eût prévu qu’un jour l’armée de la Grèce la ramènerait avec honte dans sa patrie. Mais tu m’as fait voir par un signe incontestable que tu es Ulysse, mon époux chéri. Tu m’as décrit notre couche que ne vit aucun mortel, excepté nous deux, et une seule esclave dont je suis sûr, Acloris, que mon père me donna quand je vins à Ithaque, et qui veille aux portes de notre chambre nuptiale. Tu as vaincu ma résistance ; je n’ai plus de doute. »
Ces paroles portèrent au comble l’attendrissement d’Ulysse. Il pleura, il se suspendit au cou de Pénélope.
Illustration de Jan Styka
Il ne put parler ; sa joie, sa tendresse, n’eurent d’expression que ses larmes. Quand un navire a été submergé par la tempête, si l’un des naufragés, surmontant l’abîme, nage et par de longs et pénibles efforts gagne enfin et touche la terre, il éprouve un sentiment de bonheur qui nous représente celui de Pénélope attachant sur son époux ses regards charmés, et ne se lassant point de serrer sa tête entre ses bras et sur son cœur.
L’aurore, en colorant le ciel de ses feux, les eût vus encore livrés à ces épanchements où se mêlaient à tant de joie tant de souvenirs amers, si Minerve, arrêtant la nuit à l’horizon, n’eût retenu le soleil dans les flots de la mer et retardé la naissance du jour.
Pendant ce temps, Eurynome et Euryclée formèrent des plus doux tapis la couche d’Ulysse. Quand elles eurent rempli ce soin, Eurynome, tenant un flambeau, précéda les deux époux qui se rendaient à leur chambre nuptiale. Lorsqu’ils y furent arrivés, elle se retira. Télémaque et les deux bergers firent cesser les danses. Le bruit des pas, le son de la lyre, ne se firent plus entendre. Les femmes se rendirent à leur retraite ; le sommeil régna dans le palais.
Cependant les deux époux ne dormirent pas encore. Ils eurent besoin de se raconter tout ce qu’ils avaient souffert durant cette longue absence. Vous devinez ce qu’eut à dire Pénélope sur cette troupe effrénée qui s’était rendue maîtresse du palais, et, sous le prétexte de rechercher sa main, ne se refusait aucun désordre.
Ulysse, de son côté, raconta ses combats, ses exploits, ce qu’il fit souffrir de maux aux nations ennemies, ainsi que ses propres infortunes. Il n’omit aucun détail intéressant. La reine était comme suspendue à ses lèvres et, tant que dura le récit, ne sentit pas un moment le besoin de sommeil.
Quand il eut terminé, le sommeil vainqueur s’empara enfin des deux époux et fit succéder le calme le plus doux aux agitations de cette grande journée. Après que les effets bienfaisants du sommeil eurent été produits, Minerve, loin de retarder plus longtemps le lever de l’aurore, l’excita à monter sur son char, pour apporter la lumière aux humains. Ulysse, sans écouter la mollesse, quitta aussitôt sa couche et parla ainsi à son épouse :
« Ô Pénélope, nous avons bu jusqu’à la lie la coupe de l’infortune, toi, qui achetais par tant de larmes mon retour, et moi que Jupiter et les dieux, malgré mes vœux et mes efforts, semblaient enchaîner pour toujours loin de ma patrie. Puisqu’enfin le ciel nous a rendus l’un à l’autre, veille dans ce palais aux débris de nos biens. Pour ce qui regarde les troupeaux dont les plus iniques des hommes m’ont dépouillé, je saurai bien réparer cette perte, et mes étables seront bientôt toutes remplies.
Je vais maintenant trouver dans son jardin mon vieux père, miné par les regrets qu’il a de la perte de son fils. Écoute cet avis dont tu sentiras la prudence : Le bruit de la mort des chefs va se répandre rapidement dans toute la ville, renferme-toi avec tes femmes au haut du palais, dans tes appartements. Quel que soit le concours du peuple, garde-toi de paraître. »
Se couvrant ensuite de ses armes, il alla réveiller Télémaque, Eumée et Philète, qui s’armèrent également. Les portes s’ouvrirent, ils sortirent ensemble, Ulysse en tête. Déjà le soleil éclairait la terre, mais Pallas les environnait d’un nuage obscur, et précipita leurs pas hors d’Ithaque.
(1) Pierre dure utilisée pour prélever un tout petit peu de matière sur un objet en alliage ou en métal précieux, en orfèvrerie ou monnayage, pour mesurer son titre. Connu depuis l'Antiquité, le procédé consiste à comparer les réactions de l'acide sur ce prélèvement avec la marque produite par un métal de référence.
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