Ulysse, assisté de Télémaque, Eumée et Philète s’attaque aux prétendants. Minerve, sous la figure de Mentor, excite encore ses ardeurs.
Le héros, se dépouillant jusqu’à sa ceinture de ses vils lambeaux, s’élança sur le seuil. Il tint l’arc à la main, et versa à ses pieds toutes les flèches du carquois.
« Le concours des bagues, dit-il aux rivaux, est enfin terminé : essayons maintenant d’atteindre un autre but que personne n’a, je pense, encore visé. »
Et il dirigea contre Antinoüs le tir fatal. Ce chef, dans ce moment, levait par les deux anses une superbe coupe d’or, pleine de vin, et la portait à ses lèvres, bien éloigné de penser au trépas. La flèche, l’atteignant à la gorge, il fut touché mortellement, et la coupe tomba de ses mains. Voyant cela, la troupe remplit de tumulte le palais. Ils se précipitaient de leur siège, et, courant çà et là, promenèrent leurs regards sur les murs pour y découvrir des armes. Ils n’y voyaient plus ni lances ni boucliers. Leur rage n’avait plus de bornes.
« Par quelle folie, misérable étranger, crièrent-ils à Ulysse, prends-tu les chefs pour but de tes flèches ? Sais-tu que tu viens d’ôter la vie au plus illustre de tous, au premier personnage d’Ithaque ? Ta mort paiera la sienne ; tu vas être la proie des vautours. »
Ils parlaient ainsi, persuadés qu’il avait tué Antinoüs par imprudence. Insensés, qui ne voyaient pas que le même sort les attendait tous !
Ulysse, leur lançant un regard foudroyant, leur cria :
« Race vile et arrogante, vous ne pensiez pas me voir revenir des rivages de Troie. Voilà pourquoi vous dévoriez mes biens, déshonoriez mes esclaves, et, moi vivant, vouliez ravir mon épouse, sans crainte ni des dieux ni des hommes. La mort est sur vos têtes et vous menace tous. »
À ces mots, la terreur pâlit tous les fronts. Chacun chercha de l’œil un asile pour se dérober au trépas.
Le meurtre des prétendants, par William Russel Flint
Eurymaque seul osa parler :
« S’il est vrai que tu sois Ulysse, le roi d’Ithaque, je reconnais que tu as droit de te plaindre. Oui, dans ta maison, dans tes champs, il s’est commis envers toi de grandes injustices. Mais celui qui en fut l’auteur, Antinoüs, le voilà étendu dans la poussière. C’est lui qui conçut l’idée de tous ces attentats, qui ourdit toutes ces trames, non pas tant pour obtenir la main de Pénélope, que pour se faire nommer roi d’Ithaque, et qui perdit ton fils par des embûches secrètes que Jupiter a confondues. Maintenant que ton ennemi, par un juste châtiment, n’est plus, épargne le sang de ton peuple. Chacun de nous te fera une réparation publique, et, pour te dédommager de ta perte, te livrera autant d’or, d’airain, de têtes de bétail, que tu le jugeras toi-même équitable. Ton courroux, jusqu’ici légitime, cesserait de l’être désormais.
Ulysse lui lançant un regard indigné répondit :
— Non, Eurymaque, quand vous me donneriez toutes vos richesses, tous vos patrimoines, mon bras ne se reposera pas que vous n’ayez tous subi la peine de vos forfaits. Choisissez, ou de vous défendre, ou, si vous le pouvez, de fuir. Mais j’espère qu’aucun de vous n’évitera le trépas. »
Ces paroles les glacèrent d’effroi ; leurs genoux chancelèrent. Eurymaque, qui se contenait le mieux, leur parla ainsi :
« Mes amis, n’attendez point de grâce. Du seuil de cette porte, avec l’arc et les flèches, il va nous exterminer tous l’un après l’autre. Rappelons donc notre courage, tirons nos glaives, et, nous faisant de ces tables des remparts contre ses flèches, fondons en masse sur lui, pour l’accabler. Si nous pouvons le repousser de la porte, courons par la ville entière ; que nos cris la soulèvent, et bientôt cet homme furieux aura lancé la flèche pour la dernière fois. »
En disant ces mots, il brandissait son glaive à deux tranchants, et fondait avec rage contre Ulysse. Celui-ci fit partir, à l’instant, une flèche qui alla droit au sein d’Eurymaque et s’enfonça dans son torse. Il tomba, en proie aux souffrances d’une horrible agonie. Amphinome, le fer en main, s’élança contre Ulysse pour essayer, à son tour, de le chasser du seuil ; mais, atteint entre les épaules par la lance de Télémaque, il fut percé de part en part et tomba pesamment aux pieds d’Ulysse, la face contre terre. Ulysse jusqu’ici avait combattu seul avec Télémaque. Il était nu jusqu’à la ceinture, et n’avait pour toute arme que l’arc et le carquois. Télémaque lui-même n’avait que le glaive et la lance.
« Ô mon père, dit-il alors à Ulysse, il est temps que je t’apporte un bouclier et deux javelots, et qu’un casque couvre ton front. J’ai moi-même besoin d’un armement plus complet. J’armerai aussi mes deux bergers Eumée et Philète. Placés à côté de nous, ils rendront de bons services.
— Va et reviens, dit Ulysse, pendant qu’il me reste encore assez de flèches pour soutenir le combat. Ne perds pas un moment, car je crains, étant seul, qu’ils ne me forcent à abandonner cette porte. »
Télémaque partit aussitôt dans l’appartement où avaient été déposées les armes d’Ulysse. Il prit huit lances, quatre boucliers, autant de casques, et, prompt comme le vent, s’était déjà replacé à côté de son père. Il s’équipa de pied en cap. Les deux serviteurs en firent autant, et se tinrent debout près du héros. Lui, tant qu’il avait des flèches, les décocha, et chacune abattit un chef. La terre se joncha de cadavres. Mais, lorsqu’enfin le carquois fut vide, il déposa l’arc et l’inclina contre le mur. Il chargea alors ses épaules d’un immense et solide bouclier, posa un casque sur son front et saisit enfin deux fortes lances.
Non loin du lieu où se tenait Ulysse, dans un coin de la salle, était une porte solide et fermée avec soin, mais laissant un étroit passage à un sentier obscur et détourné qui aboutissait, derrière le palais, à une ruelle. Ulysse ordonna à Eumée de se placer près de cette porte, et de garder ce passage.
Bientôt on entendit Agélaüs crier aux siens :
« Amis, n’est-il donc personne qui courre, à travers l’issue secrète, assembler le peuple et crier au secours ?
— Il n’est plus temps, lui dit à voix basse Mélanthe, le passage est gardé. Il suffit d’un homme pour le défendre contre toute la troupe. Mais, dans un instant, je vous apporte des armes qu’Ulysse et son fils, j’en suis certain, ont cachées dans le haut du palais. »
Franchir les degrés, prendre dans l’appartement douze boucliers, douze lances et autant de casques, rentrer dans la salle, et livrer ces armes aux prétendants, fut pour Mélanthe l’affaire d’un instant. À l’aspect imprévu de ses ennemis désormais complètement armés, le héros sentit son cœur un moment défaillir, et ses genoux chanceler. Il vit les périls et les obstacles renaître.
« Quelqu’une des esclaves, ou bien Mélanthe, nous a trahit ! dit-il à Télémaque.
— Ô mon père, répondit celui-ci, n’accuse que moi. J’ai laissé entrouverte la porte de l’appartement. Un espion, plus avisé que moi, en a profité. Cher Eumée, va la fermer, et tâche de savoir si c’est une des femmes, ou Mélanthe, qui nous trahit ; je soupçonne Mélanthe.
Pendant qu’il parlait, Mélanthe, se frayant le chemin à travers la foule des chefs, retournait à l’appartement, pour y chercher encore des armes. L’œil d’Eumée l’aperçut.
— Le voilà, dit-il à Ulysse, qui retourne commettre la même perfidie. Parle, dois- je l’immoler, s’il tombe en mon pouvoir, ou l’entraîner ici pour que tu le punisses toi-même ?
— Télémaque et moi, répondit Ulysse, nous saurons résister à la troupe des chefs, malgré toute leur rage. Toi et Philète, renfermez ce misérable dans l’appartement, et, après lui avoir lié les pieds et les mains sur le dos, suspendez-le à un poteau, afin que sa vie se prolonge dans les tourments et dans les regrets, et qu’il subisse ainsi la peine due à ses crimes. »
Eumée et Philète, entendant cet ordre, coururent à l’appartement, sans se laisser voir à Mélanthe ; ils l’aperçurent cherchant de nouvelles armes dans les recoins de l’appartement. Ils l’attendirent, cachés derrière la porte. Au moment où il franchissait le seuil, tenant d’une main un casque, de l’autre un bouclier, ils fondirent sur lui, le saisirent, et, lui liant les mains et les pieds, le suspendirent à une colonne, selon l’ordre qu’ils avaient reçu. Ils fermèrent ensuite la porte avec soin, et, prompts à rejoindre le héros, se placèrent à ses côtés, pleins d’une ardeur guerrière.
Ainsi, quatre combattants avaient à lutter, sur le seuil, contre une cohorte nombreuse. Mais la fille de Jupiter, Minerve, prenant les traits de Mentor, alla au secours d’Ulysse.
Illustration de N. C. Wyeth
« Seconde-moi, cher Mentor, lui dit le héros charmé de l’apercevoir ; souviens-toi d’un ami qui te donna tant de preuves de sa tendresse ; nous sommes du même âge. »
Il parlait ainsi, quoiqu’il soupçonnât que c’était Minerve. Mais cet aspect imprévu de Mentor fit jeter à toute la troupe ennemie des cris furieux.
Agélaüs lui adressa ces paroles menaçantes :
« Garde toi, Mentor, de céder aux caresses de l’artificieux Ulysse, et de lui prêter secours ; ou sois certain qu’après avoir abattu le père et le fils, nous t’immolerons sur leurs cadavres. Ton palais, tes biens seront entraînés dans la même dévastation que ceux d’Ulysse. Ton fils, tes filles seront exterminés, et ta femme bannie d’Ithaque. »
Ces menaces ne firent qu’irriter davantage la déesse, qui, pour se venger, redoubla, chez Ulysse, la colère et l’énergie.
« Non, tu n’es plus cet Ulysse qui, sous les murs de Troie, soutint neuf années de combats et fit mordre la poussière à tant de nobles guerriers. C’est par toi que cette ville immense succomba. Et maintenant que, revenu enfin dans ton palais, tu défends tes biens, et combats pour ton épouse, ton courage peut-il mollir, et la victoire être incertaine ? Viens, ami, viens à mon côté, tu verras ce que peuvent sur Mentor la reconnaissance et l’amitié. »
La déesse, par ces mots, avait porté au plus haut degré qu’elle pût atteindre l’ardeur belliqueuse d’Ulysse et de son fils ; elle avait doublé leurs forces. Mais, voulant qu’elles se manifestent avec encore plus d’éclat, et qu’ils en aient toute la gloire, elle disparut tout à coup, et alla se poser, hirondelle inaperçue, sur une solive élevée de la salle d’où elle assistait en témoin au combat acharné.
Les chefs de la cohorte ennemie étaient : Agélaüs, Eurynome, Amphimède, Demoptolème, Curiadès, Élate, Etésippe, Polybe et Pysandre. C’étaient là les plus illustres et les plus valeureux des chefs qui avaient échappés, jusqu’ici, au carnage.
« Amis, s’écria Agélaüs, l’heure fatale est arrivée pour ce mortel longtemps invincible. Déjà Mentor, qui tout à l’heure nous bravait, a disparu. Il ne reste que quelques hommes sur le seuil de cette porte. Ne lançons pas tous nos javelots à la fois. Il suffit de six, tous dirigés contre Ulysse. L’un d’eux, sans aucun doute, l’atteindra. Ulysse mort, la victoire est à nous. »
Cet ordre fut exécuté. Six javelots, lancés avec fureur, volèrent contre Ulysse. Mais Pallas les détourna en chemin. L’un d’eux alla s’enfoncer dans le poteau, un autre dans la porte, un troisième frappa le mur ; aucun ne toucha Ulysse, ni les siens.
« À votre tour, ô mes amis, s’écria Ulysse, de lancer vos javelots contre ces impies qui, pour couronner leurs forfaits, brûlent de nous exterminer. »
Et leurs lances, bien dirigées, fendirent l’air. Ulysse abattit Démoptolème, Télémaque Curiadès. Élate tomba sous la lance d’Eumée, Pisandre sous celle de Philète. Les lances envoyées une seconde fois par les rivaux furieux, furent encore déviées par Minerve, et elles allèrent frapper la porte, le poteau, la muraille. Le javelot d’Amplimède effleura légèrement la main de Télémaque. Celui d’Etésippe, rasant le bouclier d’Eumée et lui touchant faiblement l’épaule, poursuivit son vol et tomba à terre. La lutte continua, et les résultats furent toujours les mêmes. Tous les coups d’Ulysse et des siens portèrent et donnèrent la mort ; ceux des rivaux manquèrent toujours le but. Minerve les avait glacés d’effroi, en faisant éclater, du plus haut de la salle, son égide (1) meurtrière. Alors tous ces malheureux coururent çà et là éperdus, épouvantés, dans la vaste enceinte, semblables à un troupeau de bœufs que met en fuite et disperse un taon (2) attaché à les poursuivre.
Je pourrais prolonger ce spectacle encore longtemps, mais cela n’a que peu d’intérêt, je préfère vous présenter, en bloc, le résultat. Tous les chefs et leurs complices périrent par le fer. Le chantre Phémius et le héraut Médon, quoiqu’ils fussent parmi eux, obéissant à leurs ordres, furent épargnés ; Phémius, à cause de son talent merveilleux pour la musique, et parce que ce n’était qu’à regret et à contrecœur qu’il avait prêté sa voix et sa lyre aux festins des chefs ; Médon, parce qu’il était resté, au fond de l’âme, toujours dévoué à la maison d’Ulysse, et qu’il avait soigné avec tendresse l’enfance de Télémaque. Douze des femmes furent pendues. Mélanthe expira dans des supplices dont vous ne supporteriez pas le récit.
Mais enfin les chefs, pour ne parler que d’eux, avaient-ils mérité leur sort ? Il serait difficile de le nier. Vous connaissez toute leur infamie. De plus, eux-mêmes avaient tramé la mort de Télémaque et d’Ulysse.
Ulysse sans doute n’était pas parfait, et les temps où il vivait n’avaient pas cette morale pure et vraiment divine que nous devons au christianisme (3). La vengeance, que notre religion réprouve, était alors en honneur. De plus, les lois, les institutions n’étaient pas assez protectrices pour dispenser de se faire justice à soi-même.
Mais si, examinant Ulysse de près, vous considérez qu’il n’était pas naturellement cruel, mais plutôt humain, généreux, sensible ; que, s’il a rempli son palais de cadavres, c’est qu’il avait été provoqué et qu’en définitive il se défendait ; qu’il avait pour lui les dieux (Minerve, Jupiter), c’est-à-dire sa conscience, et que la conduite de ses ennemis était injuste, lâche, infâme, Ulysse, doué d’ailleurs de si hautes et si grandes qualités, vous restera sympathique, plus sympathique sans doute que si je fusse entré dans certains faits qui ne vont point à nos mœurs, et qui vous eussent, je le crains, gâté cette noble, virile, puissante figure d’Ulysse.
Un seul trait qui termine ce chapitre va vous révéler le fond de son âme. Euryclée, la fidèle Euryclée, à la vue de tous les ennemis d’Ulysse réduits à l’état de cadavres, à la vue du sang dont la salle était inondée, ne put retenir sa joie et ouvrit la bouche pour crier victoire.
Ulysse la réprima :
« Réjouis-toi, lui dit-il, au fond de ton âme, mais ne fais pas éclater tes sentiments. Il est barbare de triompher sur les cadavres de ses ennemis. Hâte-toi, ajouta-t-il, de faire disparaître ce lugubre spectacle ; apporte du feu, du soufre, afin de purifier l’air, et tu m’amèneras ensuite Pénélope et ses femmes. »
(1) Arme merveilleuse détenue par Minerve, offensive autant que défensive. Symbole de la puissance protectrice souveraine et qui fait d'Athéna une grande divinité protectrice des cités et des héros.
(2) Taon (se prononce ton). Grosse mouche qui pique les chevaux, les bœufs.
(3) Au XIXème siècle, lorsque F. Daburon a écrit son adaptation de l’Odyssée, la religion était un des piliers de la culture, au même titre que la langue : elle définissait des identités, inspirai les œuvres de l'esprit, dirigeait les pratiques.
Mercure emporte les âmes de prétendants, par Jan Styka
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