Pénélope, inspirée par Minerve, défie les prétendants, pour faire cesser leur poursuite. Elle promet d’épouser celui qui, le premier, tendra l’arc d’Ulysse, et traversera de sa flèche douze bagues alignées sur des poteaux.
Ulysse, dans le vestibule du palais, s’étendit à terre des peaux de bœuf et de brebis. Eurynome jeta un manteau sur lui. Là, l’œil ouvert, il songeait aux moyens d’assouvir sa vengeance.
Pendant ce temps, les femmes de Pénélope sortirent, comme elles le faisaient toutes les nuits, pour se mêler à ces hommes pervers, rire, s’ébattre avec eux. Ulysse en fut outré. Mais quoi faire ? Devait-t-il se lever de sa couche et, et punir d’une mort soudaine ces viles esclaves ? Ou leur laisser ces moments de plaisir bientôt suivis du trépas ? Son cœur rugissait, las de supporter d’indignes attentats. Mais il imposa silence à sa colère. Cependant il se roulait de tous côtés sur sa couche, cherchant en lui-même comment il lutterait seul contre ses insolents et nombreux ennemis.
Tout à coup Minerve lui apparut sous la forme d’une mortelle, et, se penchant sur sa tête, lui dit :
« Ô le plus infortuné des hommes, pourquoi passer ainsi toute la nuit sans clore la paupière ! Te voici dans ton palais, près d’une épouse fidèle et d’un fils que chacun t’envierait. Tourne ton âme vers ces consolantes pensées, et prends un peu de repos.
— Je sens trop, ô déesse, la vérité de tes paroles, répondit Ulysse, mais peux-tu me blâmer ? Je songe, non sans inquiétude, comment je pourrai, seul, lutter contre ces chefs rassemblés en foule dans mon palais. Mais ce n’est pas encore là le plus difficile. J’admets que, par la volonté de Jupiter et par la tienne, je vienne à bout de toute cette cohorte d’ennemis. Ils auront des vengeurs : comment ferai-je ?
— Homme trop défiant, répondit Minerve, un mortel, dans l’extrême danger, se confie à un autre mortel, d’une force pourtant et d’un esprit si bornés ! Et je ne puis te rassurer, moi déesse, et qui te chéris, moi qui veille sur toi dans tous les travaux où ta valeur t’engage ! Il faut donc t’apprendre quelle est ma puissance. Eusses-tu contre toi cinquante cohortes armées de glaives, et brûlant de t’immoler, sache que je puis les mettre en fuite, et t’enrichir de leurs dépouilles. Mais, cède au sommeil. Il est trop pénible de passer toute une nuit sans fermer l’œil. Tes malheurs vont bientôt finir. »
Ainsi parla la déesse, qui ne retourna vers l’Olympe qu’après avoir vu le sommeil, descendu par sa puissance sur les paupières du héros, chasser de son âme les soucis amers, délier doucement ses membres, et le plonger dans un profond repos.
Mais, pendant que le sommeil reposait doucement sur les yeux d’Ulysse, il se refusait tout à coup à ceux de la reine, en proie au plus affreux désespoir ; car l’infortunée ne pouvait croire au prompt retour d’Ulysse. Le jour approchait où elle allait être contrainte de faire ce dont la seule idée était pour elle un supplice : violer sa couche, choisir un époux parmi des hommes qu’elle détestait !
Le lendemain matin, Ulysse se réveilla. La nuit avait fui tranquille, mais quelle allait être la journée ? Il leva les bras vers le ciel en implorant les dieux, il demanda un signe, un prodige qui lui promette la victoire.
« Ô ! Vous, s’écria-t-il, habitants de l’Olympe, si, après m’avoir affligé de maux sans nombre, vous me conduisîtes vous-mêmes, à travers les terres et les mers, au sein de ma patrie, que j’entende ici quelques paroles de favorable augure ! Et toi, grand Jupiter, daigne montrer dans les cieux un prodige, signe de ta protection ! »
À peine avait-t-il proféré sa prière qu’un coup de foudre retentit dans un ciel serein. L’espoir d’Ulysse se ranima et son cœur battit de joie. Au même instant, son oreille fut frappée d’un heureux augure sorti de la bouche d’une esclave, occupée près de là à broyer le grain. Chaque jour douze femmes étaient employées à moudre l’orge et le froment. A ce moment, toutes les autres dormaient, ayant fini leur labeur. Celle-ci, qui était la plus faible, travaillait encore. Au coup de tonnerre, elle arrêta sa meule, et ces mots, de bon augure pour Ulysse, s’échappèrent de ses lèvres :
« Grand Jupiter, le coup de foudre, que n’annonçait aucun orage, est sans doute un signe heureux pour quelqu’un des humains. Ah ! Veuille exaucer le vœu d’une esclave infortunée. Qu’aujourd’hui, dans ce palais d’Ulysse, les amants de la reine fassent leur dernier festin, oui le dernier ; eux pour qui j’ai usé mes forces, et suis devenue une ombre, au pénible travail de la meule ! »
Ulysse, charmé d’entendre ce bon augure, après le coup de tonnerre, ne douta plus que sa vengeance ne soit près de tomber sur les coupables. Le jour où nous étions était celui de la fête d’Apollon, dieu de la lumière. Nul autre n’était plus solennel. Aussi le festin qui suivait le sacrifice devait-il être plus magnifique encore et plus somptueux que les festins des autres jours.
Les chefs entrèrent dans le palais, déposèrent leurs manteaux, immolèrent pour le sacrifice et pour leur repas de grandes brebis, de grasses chèvres ; des porcs, la génisse tombèrent sous le couteau. Préparées par le feu, les viandes furent distribuées. On versa le vin dans une urne profonde, on porta aux convives les coupes.
Tous les princes s’abandonnèrent à la joie du festin. Mais Télémaque, toujours rempli de son dessein, fit entrer Ulysse dans la salle, le plaça près de la porte sur un siège grossier et devant une table vile. Là il lui apporta un morceau choisi, et, lui versant dans une coupe d’or du meilleur vin :
« Assis en ce lieu, lui dit-il, bon vieillard, prends part, comme les chefs, au festin. Ne redoute ni leurs railleries, ni leurs insultes. C’est moi qui te défendrai contre tous. Ce n’est point ici un lieu public, c’est le palais d’Ulysse. J’y dois régner après lui, par sa volonté même. Vous donc, princes, gardez-vous de toute action, de toute parole outrageante ; craignez d’exciter ici la discorde et les combats. »
Étonnés de tant d’audace de la part d’un si jeune homme, les chefs se mordirent les lèvres de rage, sans répondre un seul mol. Alcinoos, cependant, prit enfin la parole.
« Chefs illustres, il faut bien nous soumettre aux ordres de Télémaque, car il les accompagne de terribles menaces. Sans doute Jupiter le protège ; autrement, malgré ses paroles éloquentes et sa voix sonore, nous l’aurions bientôt rendu muet. »
Télémaque dédaigna de lui répondre. Cependant Minerve, qui voulait porter à son comble l’irritation et l’énergie d’Ulysse, afin de donner à sa vengeance un éclat plus terrible, ne réprima pas entièrement l’insolence des chefs.
Il y avait parmi eux un jeune homme nommé Clésipe, de l’île de Samé, enorgueilli des richesses de son père et fier d’être compté parmi les amants de la reine. C’est lui qui éleva la voix, au milieu de cette assemblée d’hommes superbes :
« Écoutez-moi, dit-il, nobles amants de la reine. Cet étranger déjà depuis longtemps prend part à nos festins, sur un pied d’égalité. Je le trouve bon ; il serait injuste et inconvenant de ne pas bien accueillir un hôte de Télémaque, quoique de basse condition. Je veux donc que cet étranger reçoive de mes mains une marque d’honneur, un présent dont il puisse gratifier lui-même quelqu’un des serviteurs du grand Ulysse.
En même temps, tirant d’un panier un pied de bœuf, il le lança vigoureusement au héros, qui esquiva le coup. Un sourire amer, sinistre présage pour les chefs, contracta les lèvres d’Ulysse. Le pied de bœuf alla frapper le mur.
Télémaque se tournant vers Clésipe :
— Rends grâce au sort, dit-il, de n’avoir pas atteint l’étranger ; si tu l’eusses touché, j’atteste le ciel que ma lance t’eût percé le cœur, et ton père, au lieu de noce, aurait célébré tes funérailles. Je le dis hautement, que cette insolence soit la dernière. Je ne suis point d’humeur et ne suis plus d’âge à les supporter. Voulez-vous ma mort ? Je la préfère à vos outrages. Oui, mourons plutôt que de souffrir ces attentats.
Aucun des autres chefs ne répondant, Agélaüs, l’un d’eux, prit ainsi la parole :
— Amis, le discours de Télémaque est rempli d’équité et ne doit point nous blesser. Cessons tous ces débats. Ne portez plus la main sur cet étranger. Respectez tous les serviteurs du grand Ulysse. Je vais donner sans aigreur à Télémaque et à sa mère, s’ils veulent le permettre, un conseil utile : tant qu’on a pu espérer revoir le grand Ulysse, vous aviez un motif plausible pour nous tenir en suspens et ne pas vous décider.
Que ce héros fût revenu, que le palais d’Ulysse eût revu son maître, chacun eût exalté votre sagesse. Mais il est manifeste qu’il n’y faut plus même penser. Va donc, ô Télémaque, trouver ta mère, et détermine-la par les raisons les plus pressantes à donner sa main à celui qui, par ses qualités et par l’éclat de ses dons, en sera le plus digne.
Alors tu entreras en possession de toutes les richesses de ton père. Tu n’auras plus qu’à te réjouir, toujours la coupe en main, toujours dans des fêtes nouvelles. Ta mère s’éloignera et te cédera ce palais.
— Agélaüs, répondit Télémaque, ce n’est pas moi qui m’oppose à l’hymen de ma mère. Je l’y exhorte, au contraire. Mais user de contrainte et la chasser de ce palais ! Me préservent les dieux d’une telle impiété. »
Tel fut le langage de Télémaque. Les chefs, dont Minerve, en cet instant, aliénait l’esprit, n’y répondirent que par des rires modérés, dont résonnait tout le palais. Mais le franc rire, le rire véritable, n’habitait déjà plus leurs lèvres. Les chairs des victimes, sinistre présage, souillaient de sang leur festin. Les yeux de ces hommes superbes se remplissaient de larmes involontaires, et le deuil était au fond de leurs âmes.
Alors le devin Théoclymène se leva, inspiré par un dieu. Prévoyant la catastrophe imminente, il s’écria de sa voix prophétique :
« Ah ! Malheureux, quel changement soudain ! Que vous est-il arrivé de funeste ? Un nuage sombre vous environne de toutes parts. J’entends des hurlements affreux. Je vois le sang ruisseler à grands flots sur le mur et sur les colonnes. Le portique et la cour sont remplis de cadavres. De nouvelles ombres se précipitent au fond des enfers ! »
Ces avertissements d’en haut furent vains et n’excitèrent chez eux qu’un redoublement de rires et de moqueries. Ils chassèrent Théoclymène du palais.
Pénélope, assise à la porte du gynécée, en face de la salle, prêtait, sans être vue, l’oreille aux discours des rivaux. Elle entendait le bruit, les éclats de rire.
Lassés enfin et rassasiés, les chefs se levèrent, mais non sans avoir commandé, pour le soir, un autre festin aussi splendide et d’une aussi grande dépense que le premier. Mais Pallas leur en préparât un autre, qui allait changer en deuil leur allégresse, un festin qui serait le digne prix de leurs forfaits.
Pénélope, pour faire cesser la poursuite des prétendants, promit d’épouser celui qui, le premier, tendrait l’arc d’Ulysse, et traverserait de sa flèche douze bagues alignées sur des poteaux.
L’épreuve de l’arc, par N. C. Wyeth
[ Vous n’ avez pas oublié que Pénélope, dans son entretien avec le vieillard, qu’elle ne savait pas être son époux, lui avait fait part du dessein où elle était d’apporter, au milieu de ses amants, l’arc d’Ulysse, en leur déclarant que celui qui, le premier, tendrait cet arc, et traverserait de sa flèche une suite de bagues placées en ligne sur des poteaux, obtiendrait sa main. Elle se doutait bien qu’aucun de ces hommes vains et amollis ne parviendrait à courber cet arc, autrefois si docile entre les mains d’Ulysse. Inspirée par Minerve, elle se résolut à mettre son projet à exécution. ]
Pénélope, assise à la porte du gynécée, prêtait l’oreille aux discours des rivaux.
Illustration de N. C. Wyeth
Cet arc était renfermé, avec divers autres objets rares et précieux, dans un cabinet secret, au fond de l’appartement de la reine. À côté de l’arc était le carquois rempli de flèches mortelles. Pénélope pénétra donc dans le cabinet où l’arme était déposée. Elle détacha l’arc du mur, s’assied, et, le posant sur ses genoux, elle sanglota longtemps.
Enfin, elle le tira de l’étui où il était renfermé, et, le tenant dans ses mains, avec le carquois chargé de flèches, elle se rendit au milieu des rivaux. Ses femmes portèrent derrière elle un coffret rempli de bagues de fer et d’airain, ayant autrefois servi aux nobles amusements d’Ulysse.
Illustration de William Russel Flint
La reine s’arrêta sur le seuil de la salle, placée entre deux femmes vénérables. Un voile blanc couvre légèrement ses traits.
Illustration de Jan Styka
« Écoutez-moi, dit-elle avec majesté, chefs superbes qui, durant la trop longue absence de mon époux, vous êtes établis dans ce palais, et vous y donnez de continuels festins, sans pouvoir alléguer d’autre prétexte que l’intention de m’obliger à choisir un époux ; puisque le jour est venu où je dois enfin déclarer mon choix, je dépose, ô rivaux, au milieu de vous, l’arc fameux du divin Ulysse. Celui qui tendra cet arc, et dont la flèche traversera les douze bagues, obtiendra que je le suive dans sa demeure. J’abandonnerai ce palais où j’entrai au printemps de ma vie, séjour alors d’opulence et de félicité, et que mon cœur n’oubliera jamais. »
Elle ordonna à Eumée de placer l’arc et les flèches au milieu de la salle. Eumée ne put retenir ses larmes à la vue d’une arme qui lui rappelait de si chers souvenirs. Philète en répandit aussi en secret. Antinoüs, qui s’en aperçut, s’emporta contre les deux bergers.
« Pâtres stupides, pourquoi pousser des sanglots qui ne font qu’augmenter la douleur de Pénélope ? Contentez-vous de faire votre repas, ou allez dehors vous lamenter, et laissez-nous cet arc qui va décider du sort de tant de rivaux. Pour le tendre, il faudra de grands efforts. Il n’est point parmi nous de héros tel qu’Ulysse. Je me souviens de l’avoir vu. Je n’étais alors qu’un enfant, mais son image vit encore dans mon âme. »
En parlant ainsi il s’était flatté secrètement d’être le seul à pouvoir tendre l’arc et obtenir le prix de la lutte. Vain espoir ! C’est lui qui, le premier, allait recevoir dans son sein la flèche d’Ulysse, et qui expierait tant d’outrages par une mort cruelle.
Alors Télémaque prenant la parole :
« Rivaux, la lice est ouverte. Sans attendre davantage, tentez de courber cette arme, et qu’on connaisse le vainqueur. Je ferai moi-même l’essai de ma force. Si l’arc cédait sous ma main, si je traversais les bagues de ma flèche, je n’aurais pas la douleur de voir ma vénérable mère suivre un nouvel époux. Elle resterait avec un fils qu’elle saurait capable de la défendre. »
Aussitôt, détachant son glaive, rejetant de ses épaules son manteau de pourpre, il enfonça et aligna dans la cour les douze piliers qui portèrent les bagues. On admira avec quelle adresse et quel art, sans avoir jamais vu ces sortes de jeux, il rangea les bagues dans un ordre parfait. Arrivé sur le seuil, tenant l’arc, il essaya de le tendre. Trois fois, il parvint à le courber, trois fois la corde, se redressant, échappa de sa main. Il ne perdit pas courage, il s’obstina, et sa constance allait, par un dernier effort, être couronnée du succès, si un signe d’Ulysse ne l’eût arrêté. Malgré l’ardeur qui l’emportait, le jeune prince obéit sans hésitation, et, déposant l’arc avec grâce :
« Ciel, s’écria-t-il, je serai donc toujours sans vigueur et sans gloire ! Ou peut-être mon âge ne nie permet-il pas encore de me signaler dans les jeux. Vous qui m’êtes bien supérieurs en force, essayez à votre tour, je vous remets l’arc. »
En disant cela, il posa l’arc contre la porte, se retira, et alla reprendre sa place. Antinoüs dit alors:
« Amis, je propose que chacun, l’un après l’autre, en commençant par la droite, entre dans la lice, et fasse l’essai de l’arc. »
Cet avis fut approuvé. Le premier qui se leva fut Léodès. Il exerçait parmi eux l’office d’augure. C’était celui des prétendants dont le cœur était le moins fermé à l’équité et plus d’une fois l’insolence des chefs avait soulevé son indignation. Se plaçant sur le seuil, il prit l’arc et tâcha de le courber, mais inutilement. Ses fonctions d’augure l’avaient mal préparé pour ce rude exercice. Ses faibles bras, après avoir longtemps sollicité la corde rebelle, s’abattirent de fatigue.
« Ô mes amis, dit-il, ce n’est pas moi qui tendrai cet arc. Qu’un autre en fasse l’essai ; mais je prévois qu’il causera la mort d’un grand nombre de chefs.
Antinoüs bouillonna de colère à ces mots :
— Ô Léodès, quelle parole honteuse et sinistre ! Quoi ! Cet arc, parce que tu n’as pu le tendre, va nous précipiter dans l’empire des morts ! Les dieux ne t’ont point fait pour manier l’arc et lancer la flèche. Mais il est ici d’autres chefs qui ont déjà fait leurs preuves et qui, sans doute seront plus heureux que toi. »
Puis, s’adressant à Mélanthe :
« Allume, lui cria-t-il, un fort brasier dans la salle. Va chercher ensuite une grosse boule de graisse. L’arc, en l’approchant du feu et le frottant d’huile, deviendra plus souple. Nous ferons après l’essai de nos forces et mettrons fin à la lutte. »
Mélanthe alluma le feu, posa à côté un siège recouvert d’un tapis, puis alla chercher et apporta une grosse boule de graisse. Les jeunes chefs, à l’aide de la flamme et de la graisse fondue, tâchèrent de rendre l’arme plus docile. Aucun d’eux cependant ne réussit à la courber, leurs bras énervés succombèrent. Les deux principaux chefs, Antinoüs et Eurymaque, qui l’emportaient sur tous les autres en force et en adresse, n’avaient pas encore paru dans l’arène. À cet instant, Eumée et Philète sortirent du palais. Le héros ne tarda pas à les suivre. Ils traversèrent le portique, et, quand ils furent hors de la cour, Ulysse leur prit la main :
« Eumée et toi, Philète, leur dit-il d’une voix affectueuse, dois-je parler ou me taire ? Mon cœur me dit que je dois parler. Si Ulysse paraissait tout à coup à vos regards, si un dieu vous le ramenait, que feriez-vous ? Prendriez-vous parti pour les chefs ou pour Ulysse ? Parlez sincèrement, ouvrez-moi le fond de votre cœur.
— Ô Jupiter, s’écria Philète, accomplis le plus ardent de mes vœux : que ce héros paraisse, qu’un dieu nous le rende ; tu verrais alors, ô vieillard, si je manque de forces ou de courage. »
Eumée, d’une même ardeur, s’écria :
« Oh ! qu’il revienne, qu’il revienne, ce bon maître !
— Le voici, dit Ulysse, c’est moi, qui, après vingt ans d’absence et de malheurs, reviens dans mon palais. Seuls de mes serviteurs, vous m’êtes restés fidèles et affectionnés. Vous verrez quel maître ou plutôt quel père vous retrouverez. Si, par le secours des dieux, j’extermine mes ennemis, je vous comblerai de biens, vous serez mes enfants, les frères de Télémaque. À présent vous ne possédez rien, vous êtes esclaves ; je vous ferai libres et propriétaires. Vous aurez votre maison, votre champ, votre femme.... Mais d’abord il faut vous prouver que je suis Ulysse. Voyez cette cicatrice qui m’est restée de la blessure que me fit un sanglier sur le mont Parnasse. »
Il leur découvrit en même temps cette large cicatrice. Aucun doute n’était possible. Fondant en larmes, ils serrèrent Ulysse dans leurs bras. Maître et serviteurs se confondirent dans les mêmes témoignages de mutuelle tendresse et mêlèrent leurs sanglots...
Mais le temps était compté. Ulysse domina son émotion et celle des deux bergers.
« Retenez, leur dit-il, ces larmes et ces cris. Il peut sortit du palais un espion qui nous trahisse. Rentrons ; non pas tous ensemble, vous viendrez après moi. Mais convenons d’un point essentiel ; il me faut l’arc et le carquois. Ces chefs hautains ne souffriront pas qu’on me les donne.
Toi, noble Eumée, sois assez hardi pour traverser la salle avec cette arme et me l’apporter. Tu iras ensuite donner l’ordre aux femmes de rentrer dans leur appartement et de s’y enfermer étroitement ; si elles entendaient du tumulte et du bruit, de n’y pas faire attention, et de rester tranquillement chez elles, sans interrompre leurs travaux.
Toi, brave Philète, tu fermeras la porte de la cour. Verrous, liens de corde et de fer, tu n’épargneras rien pour la barricader. »
Cela dit, il rentra dans le palais, et alla reprendre sa place. Les deux serviteurs reparurent peu d’instants après. Eurymaque, en ce moment, possesseur de l’arc, essayait de l’amollir en l’exposant de coté et d’autre à la flamme, mais inutilement. Il ne put le tendre. Sa honte et sa rage éclatèrent en ces mots :
« Dieux ! Quel opprobre pour moi et pour mes compagnons ! Ce qui m’est le plus dur, ce n’est pas de renoncer à cet hymen, quoique le sacrifice soit grand, mais enfin Ithaque et la Grèce offrent encore à notre choix assez de femmes distinguées : mais se trouver si inférieur à Ulysse que de ne pouvoir pas même tendre son arc, voilà ce qui nous couvre pour toujours de confusion.
— Non, Eurymaque, reprit Antinoüs, nous ne subirons pas cette flétrissure ; tu ne le crois pas toi-même. Mais c’est aujourd’hui la fête solennelle d’Apollon. Nous ne pouvons la consacrer tout entière à cette lutte ; laissons reposer l’arc. Personne n’osera toucher aux poteaux et aux bagues rangés dans la cour.
Demain la lutte recommencera ; nous saurons bien triompher de cette arme, et il se trouvera un vainqueur pour recevoir le prix. »
Ces paroles furent accueillies d’une approbation générale ; on suspendit la lutte. Les libations commencent, le vin couronne les coupes qui circulent parmi les convives. Quand ils l’ont répandu en l’honneur des dieux, et qu’ils s’en sont eux-mêmes abreuvés.
Ulysse, dont le plan fut arrêté dans sa pensée, leur parla ainsi :
« Amants de la plus illustre des reines, daignez m’écouter. Je combats en vain un désir qui s’élève dans mon cœur. Pour qu’il me soit permis de le satisfaire, j’implore surtout l’illustre Eurymaque et ce chef, semblable aux immortels, qui vient d’ouvrir un avis si plein de sagesse. Oui, déposez l’arc aujourd’hui. Demain les dieux décideront de la victoire. Mais veuillez me faire passer l’arme. Je voudrais dans cette assemblée essayer la force de mon bras, voir si mes membres ont conservé la vigueur et la souplesse dont je pouvais autrefois me vanter, ou si une vie errante et misérable m’en ont dépouillé. »
À ces mots, l’indignation, mêlée d’une appréhension secrète qu’il ne réussisse à tendre l’arc, éclate sur les visages de ces hommes hautains.
« Ô le plus vil des étrangers, s’écria Antinoüs, tu as perdu jusqu’à l’ombre de la raison ! Ce n’est pas assez pour toi, malgré la bassesse de ta condition, d’être admis à nos fêtes, de partager nos repas et d’écouter librement nos entretiens, honneur que nous n’accordons à nul étranger, bien moins encore à un mendiant. Le vin a troublé ton cerveau. Mais, malheur à toi si tu oses toucher à cet arc ! Loin de recevoir ici le moindre don, un de nos vaisseaux te conduira chez le roi Echétus, dont tu éprouveras la barbarie.
Alors Pénélope se tournant vers Antinoüs :
— Il n’est pas convenable, il est injuste, lui dit-elle, d’insulter, quel que soit leur état, les hôtes de Télémaque, les étrangers reçus dans ce palais. Crois-tu donc que celui-ci, parce qu’il aurait tendu l’arc d’Ulysse, m’emmènerait dans sa demeure et serait mon époux ? Il ne peut lui-même s’en flatter.
— Il ne nous vient pas à l’esprit, ô Pénélope, répond Eurymaque, que ce malheureux puisse être jamais ton époux ; nous te ferions un outrage. Mais veux-tu donc qu’on puisse dire : Aucun des amants de Pénélope n’a eu la force de tendre l’arc d’Ulysse ; un vagabond, un mendiant arrive ; il prend l’arc elle tend et remporte la victoire ? Ce serait pour nous un opprobre éternel.
Pénélope répondit :
— Eurymaque, vous parlez d’opprobre, mais quel droit avez-vous à l’estime, vous qui portez l’outrage et la désolation dans le palais du plus sage des hommes ? C’est vous-même qui vous couvrez d’opprobre. Cet étranger est distingué par son air et par sa force. Il se dit de sang illustre. Remettez-lui l’arc comme il le désire. Si Apollon lui accorde la victoire, voici ce que je lui promets, et je tiendrai ma parole : je le vêtirai d’une belle tunique et d’un manteau de prix. Il recevra, en outre, un glaive, un javelot, enfin de riches brodequins, et je le ferai ensuite conduire dans sa patrie. »
Télémaque prenant la parole :
« Permets à ton fils, dit-il, ô mère que j’honore et chéris, de revendiquer ses justes droits. Seul, dans la Grèce, je puis accorder ou refuser cet arc. Toutes les armes de mon père sont, de droit, mon héritage. Il n’appartient qu’à moi d’en disposer. Rentre, ô ma mère, dans ton appartement. Retourne à tes occupations paisibles. Laisse-nous vider entre nous ces débats qui ne regardent que les hommes, surtout moi. »
Frappée d’étonnement, et admirant en elle-même la sagesse précoce de son fils, la reine se retira, suivie de ses femmes, et alla donner à son époux de nouvelles larmes, jusqu’à ce que Minerve en arrête le cours par un sommeil bienfaisant qu’elle fit descendre sur sa paupière. Cependant Eumée, s’étant saisi de l’arme, la portait à Ulysse. Mais, à l’instant, les chefs se lèvèrent tous ensemble et firent entendre les cris les plus menaçants.
« Où vas-tu porter cette arme, pâtre imbécile ? Arrête-toi, misérable, ou bientôt, nous te le jurons, tu serviras de pâture à tes chiens ! »
Eumée épouvanté s’arrêtait, et posait l’arc, quand, de son côté, Télémaque lui cria d’une voix formidable :
« Eumée, veux-tu m’entendre ? Malheur à toi, si tu obéis à tant de maîtres ! Tu n’en as qu’un ici, et c’est moi. Reprends l’arc, porte-le à l’étranger. Quoi ! Faut-il recourir à la force ? Porte-le, te dis-je, porte-le. »
Ce conflit divertit les chefs ; leur colère cessa, et ils se mirent à rire aux éclats. Eumée en profita pour reprendre l’arc, qu’il porta, sans plus s’arrêter, à Ulysse. Il sortit aussitôt de la salle, et, appelant la nourrice Euryclée :
« Télémaque, lui dit-il, t’ordonne de fermer exactement les portes du gynécée, sans qu’aucune femme puisse en sortir, quand même elles entendraient du bruit et du tumulte. »
Euryclée courut aussitôt fermer les portes. De son côté, Philète, s’échappant sans bruit de la salle, ferma et ficela les portes de la cour. Sous le portique était le câble énorme d’un vaisseau. Il s’en servit pour lier plus fortement encore les portes. Il rentra ensuite et reprit sa place, l’œil attaché sur Ulysse, qui déjà maniait l’arc et, le tournant sous toutes ses faces, examina, avec attention, si le temps ne l’avait pas endommagé.
Les chefs, le regardant faire, s’en moquaient. Quelques-uns se disaient, en ricanant :
« Cet homme est sans doute un fin connaisseur. Voyez comme il tourne et retourne l’arc d’Ulysse ! Il en a sans doute de semblables dans sa maison, ou peut-être qu’il en veut faire fabriquer un sur ce modèle. »
D’autres s’écriaient d’un air triomphant :
« Plût au ciel qu’il réussît en tout comme il va réussir à tendre l’arc ! »
Maintenant qu’Ulysse avait parcouru, d’un œil attentif, toutes les parties de l’arme, tout à coup, il la courba, sans aucun effort, pour s’assurer que la corde elle-même était en bon état. Elle rendit sous sa main un son aigu, qui le rempli de satisfaction. Alors la terreur s’empara de tous les chefs, tous les visages pâlirent. Au même instant, Jupiter fit rouler, à grand bruit, son tonnerre.
Ulysse, joyeux de ce bon présage, mit la flèche sur l’arc. Elle partit en sifflant, et traversa successivement toutes les bagues. Le héros prit aussitôt la parole :
« Télémaque, tu n’es pas déshonoré par l’étranger que tu as reçu dans ton palais. Ai-je courbé l’arc ? Ai-je atteint le but ? Ai-je fait de grands efforts ? Je n’ai donc rien perdu de mes forces. Je ne méritais pas les dédains de ces chefs et les opprobres dont ils m’ont couvert. Mais il est temps de leur servir, à la face du soleil, le festin du soir. Ces hommes de joie pourront ensuite s’égayer par le chant et la lyre. »
Il dit cela, et fit un signe de l’œil à Télémaque, qui, s’armant de son glaive et saisissant sa lance, vint se placer à côté de son père.
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