Télémaque, averti par Minerve, retourne à Ithaque. Il accoste l’île et s’achemine vers la demeure d’Eumée. Là, il fait le récit de ses aventures à Ulysse. Ulysse, par le conseil de Minerve, se fait connaître à son fils.
Pendant ce temps Minerve s’était rendue à Lacédémone, afin de presser le départ du fils d’Ulysse pour Ithaque.
« Fils d’Ulysse, dit la déesse, il ne convient pas que tu prolonges ton absence et laisses ta maison au pouvoir des plus insolents des hommes. Lève-toi, presse Ménélas de ne pas retarder ton départ, si tu veux trouver encore la vertueuse mère au foyer domestique. Son père et ses frères veulent l’obliger à choisir pour époux Eurymaque, celui des prétendants qui fait les plus magnifiques offres. Si cette union s’accomplit, elle sera ta perte.
Écoute encore ceci : tes ennemis, qui veulent te perdre avant que tu rentres à Ithaque, t’ont dressé des embûches dans le détroit d’Ithaque et des rocs de Samé. Garde-toi d’approcher de l’endroit où ils sont en embuscade. Prends la nuit pour traverser la mer. La divinité qui te protège fera souffler un vent favorable. Quand tu auras atteint la rive d’Ithaque, renvoie d’abord à la ville ton vaisseau et tes compagnons. Toi, va trouver le bon Eumée qui t’est tout dévoué. Passe la nuit dans sa maison. Le lendemain, tu l’enverras, sans retard, annoncer à Pénélope ton heureux retour. »
Télémaque, après avoir averti Ménélas ne perdit point de temps.
« Amis, dit-il à ses compagnons, qu’on arme le vaisseau de ses agrès. Embarquons-nous. »
Tout fut prêt. Les rameurs prirent place sur leurs bancs. Telémaque, par des prières et par des offrandes, invoqua le secours de Minerve. Un vent favorable enfla subitement les voiles. Le vaisseau, prenant un rapide essor, franchit en peu de temps de grandes distances. Le soleil disparut, et le navire poursuivit sûrement sa route à travers les ombres de la nuit. Une divinité le dirigea entre des îles hérissées de rochers, où il eût, sans le secours céleste, trouvé sa perte.
Télémaque, par Jan Styka
Dans ce même temps, que se passait-il chez Eumée ? Vous avez vu l’accueil cordial fait par ce bon serviteur à Ulysse déguisé en mendiant. Le héros venait de prendre avec les bergers le repas du soir. Voulant éprouver si son hôte désirait encore le garder dans sa cabane, ou s’il ne l’exciterait pas à se rendre dans la ville :
« Écoutez-moi, dit-il, Eumée, et vous tous, mes amis ; je ne veux pas vous être ici plus longtemps à charge. Je partirai demain, dès l’aurore, pour aller mendier ma subsistance dans la ville. Je te demande, Eumée, tes conseils et un bon guide. Puisque l’indigence m’y réduit, il faudra bien que j’aille seul de porte en porte. J’espère que des âmes généreuses me donneront le pain, la boisson, nécessaires au soutien de mes jours.
J’entrerai dans le palais d’Ulysse pour porter à Pénélope des nouvelles consolantes. Je paraîtrai même au milieu de la troupe des prétendants. Est-ce qu’ils ne m’accorderont pas une faible part de leurs somptueux festins ? Je pourrais les servir, leur être utile. Je vais m’expliquer, et te prie de m’écouter sans trop d’impatience.
Par une faveur de Mercure, qui accorde à certaines personnes cette grâce et ces qualités, sans lesquelles on ne saurait plaire ni réussir, nul n’est plus propre que moi à faire un bon serviteur. Faut-il allumer le feu, fendre le bois, servir à manger, à boire ; en un mot, remplir tous les offices que rendent aux riches et aux grands les subalternes et les pauvres, crois-moi, je le ferai, et le ferai bien.
À cette proposition, Eumée entra dans un véritable courroux.
— Non, certes, je ne te laisserai pas exécuter ton dessein. Si tu fais ce que tu dis là, tu es un homme perdu. Tu ne te fais pas idée de la hauteur et de la violence de ces hommes. Ce ne sont pas des serviteurs comme toi qu’il leur faut ; mais des jeunes gens bien mis, bien élégants, aux cheveux parfumés, et d’une beauté parfaite.
Tout répond au train qu’ils mènent et à la somptuosité de leurs tables toujours chargées des viandes les plus délicates et des vins les plus précieux.
Demeure donc parmi nous. Je t’assure que ta présence n’importune ici ni moi ni aucun de nos compagnons. Que seulement le fils d’Ulysse revienne, tu auras des habits, et il te fera conduire là où tu désireras aller.
— Eumée, lui répondit le héros, puisse Jupiter t’aimer autant que je t’aime, toi qui, dans la misère où je suis réduit, me recueilles dans ta maison et me donnes un asile ! Puisque tu m’obliges à rester chez toi jusqu’à l’arrivée de ce jeune chef, parle-moi de la mère d’Ulysse et de son père, qui touchaient déjà à la vieillesse quand il partit pour Troie. Vivent-ils encore ? Ou sont- ils descendus au royaume de Pluton ?
— Étranger, reprit Eumée, je vais répondre à tes questions. Le père d’Ulysse, Laërte, vit encore, quoiqu’il ne cesse de prier les dieux de mettre fin à sa triste carrière. Sa mère n’existe plus. Elle ne put supporter le désespoir d’avoir perdu son illustre fils, et abrégea elle-même ses tristes jours. Laërte, maintenant seul, est inconsolable. Il pleure sans interruption son fils absent et sa vertueuse compagne.
Pendant qu’elle vivait, j’étais moi-même bien moins isolé. Elle avait pour moi presque l’affection d’une mère. Elle m’avait élevé, pour ainsi dire, d’égal à égal, avec sa noble fille Ctimène, mariée depuis à un riche habitant de l’île de Samé. Après m’avoir pourvu de vêtements et de tout ce qui était nécessaire à mes besoins, la reine m’envoya dans ces champs dont elle me confia le soin.
Mais je ne vais presque plus au palais. Qu’irais-je y faire ? Des hommes qui me sont odieux y dominent. Pénélope, malgré son affabilité, est si triste et si seule, qu’on ose à peine l’aborder. Il y a bien longtemps qu’une parole d’elle, un témoignage de son affection ne sont venus porter la joie dans mon âme. »
Cette nuit-là, Eumée raconta à Ulysse sa vie, comment il fut amené à Ithaque et comment il fut acheté par Laërte, devenant ainsi l’habitant de cette île.
Au même moment, Télémaque et ses compagnons accostaient au rivage.
« Conduisez le vaisseau vers la ville, dit Télémaque. Moi, je vais me rendre seul à l’une de mes campagnes, et voir mes bergers. Après avoir donné à tout un coup d’œil attentif, j’entrerai, le soir, dans Ithaque. Demain, mes chers amis, nous nous réunirons encore pour offrir un sacrifice aux dieux, et ensuite nous nous délasserons dans mon palais, par un festin auquel je vous invite tous. »
Télémaque, qui avait chaussé ses riches brodequins et s’était armé de sa forte lance, s’éloigna du port, et gagna rapidement le toit rustique du fidèle Eumée.
Eumée, dès le lever de l’aurore, secondé par Ulysse, avait allumé le feu et préparait un léger repas, pendant que, par son ordre, les bergers s’apprêtaient à conduire les troupeaux aux pâturages. Tout à coup les chiens, au lieu d’aboiements forcenés, firent entendre une voix flatteuse et caressante, et coururent à la rencontre de Télémaque qui approchait. Ulysse entendit ces voix et les pas de celui qui s’avançait.
« Eumée, dit-il, sois sûr qu’il t’arrive un ami, ou, du moins, une personne très connue ; car j’entends les pas de quelqu’un qui accourt, et tes chiens témoignent une grande joie. »
Au même instant, Télémaque parut sur le seuil. Eumée, dans sa surprise et sa joie, s’élança de son siège et laissa échapper de ses mains l’urne où il préparait un breuvage. Il courut à son maître et, lui sautant au cou, il baisa les mains, le front, les yeux du jeune prince et les inonda de ses larmes. Un père cède à son ravissement et ne se lasse point d’embrasser son fils unique, absent depuis dix ans, et qui revient des extrémités de la terre, le fils de sa vieillesse, qu’il aime si tendrement et qui lui a coûté tant de soupirs et de larmes, ainsi le fidèle serviteur serrait entre ses bras le prince aimable, lui prodiguait ses caresses, le regardant comme échappé du sein de la mort.
« Est-ce toi, dit-il en sanglotant, mon cher Télémaque, ma plus douce joie ? Je ne croyais plus te revoir depuis qu’au vaisseau t’emmena vers Pylos, loin de ta patrie. Entre, mon fils. Il est si rare que tu viennes dans tes champs visiter tes bergers, toujours retenu dans la ville, toujours observant les pervers qui se disputent 1a main de Pénélope. »
— Ô toi, que j’aime comme un père, répondit Télémaque, sois satisfait, car je viens pour toi, pour te voir. Je viens aussi pour apprendre de toi si ma mère habite encore notre palais, ou si elle s’est enfin déterminée à suivre un nouvel époux.
— Qui peut douter, répondit le pâtre, que ta mère vénérable ne persévère à demeurer dans ton palais ? Elle continue à se consumer jour et nuit dans les gémissements et les larmes. »
En même temps, Ulysse aperçut la lance du jeune prince qui passait le seuil et entrait. Le voyant s’avancer, il se leva et lui céda sa place.
Mais Télémaque, refusant de l’accepter :
« Reste assis, ô étranger, dit-il d’un ton affectueux, nous trouverons bien un autre siège dans notre maison rustique, et voici quelqu’un - montrant Eumée - qui ne m’en laissera pas manquer. »
Ulysse alla reprendre sa place. Ayant entassé des rameaux verts et frais, et, les ayant couverts de peau, Eumée y fit asseoir le jeune prince. Il apporta ensuite des plats chargés des viandes qui étaient restées du repas de la veille. Il s’empressa de remplir les corbeilles de pain, et mêla dans une urne champêtre l’eau pure au vin le plus agréable. Il s’assit en face d’Ulysse. Après le repas, le jeune prince, prenant, à part Eumée :
« Mon père, quel est cet étranger ? Sais-tu quel motif l’a conduit dans Ithaque, quel vaisseau l’a amené ?
— Je vais te dire, mon fils, répondit Eumée, exactement ce que je sais. Cet étranger se dit natif de Crète. Poursuivi du malheur, il a parcouru des villes et des pays. Enfin, après s’être sauvé d’un navire, il est venu chercher et a trouvé un refuge dans ma cabane. Je le remets entre tes mains ; tu décideras de lui. Il se déclare ton suppliant.
— Eumée, ce mot me remplit l’âme de tristesse, reprit Télémaque. Puis-je recueillir cet étranger dans mon palais ? Vois, je suis bien jeune, et n’ai point encore assez de force pour le défendre contre celui qui oserait l’outrager. Ma mère elle-même a peu d’autorité. Deux partis contraires se partagent son esprit : doit-elle, respectant le lit de son époux et sa propre renommée, rester avec son fils et veiller sur son héritage, ou se décider enfin à prendre pour époux le plus illustre et le plus généreux des princes.
Puisque cet étranger est venu chercher asile dans ta demeure, il recevra de moi tout ce qui est nécessaire à ses besoins, une tunique, un manteau, des brodequins, une épée, et je le ferai conduire où il souhaite aller ; ou, si tu veux, tu peux le garder dans cette cabane.
J’enverrai ici des vêtements et ce qu’il faudra pour le nourrir. Ainsi il ne sera à charge ni à toi ni à tes bergers. Mais je ne souffrirai pas qu’il paraisse au milieu des amants de ma mère. Leur arrogance n’a plus de bornes. Ah ! S’ils l’insultaient, ce serait pour moi la plus vive douleur. Mais que peut un seul homme, quelle que soit sa vaillance, contre une nuée de si puissants ennemis ?
Ulysse, dont cet entretien, auquel il était présent, rompit ainsi le silence :
— Ô mon cher prince, - car il m’est peut-être aussi permis de parler, - je t’assure que mon cœur saigne des insolences que te font souffrir, à ton âge, avec ton air noble et imposant, ces chefs dans ton propre palais ! Dis, te soumettrais-tu volontairement à ce joug ? Ou serait-ce que tes peuples, abusés par quelque faux oracle, te seraient hostiles ? Ou enfin n’as-tu pas de frères, ce ferme appui dans les périls, qui puissent se joindre à toi pour te défendre ?
Oh ! Si j’avais ton âge, si j’étais le fils de ce fameux Ulysse, ou Ulysse lui-même revenu de ses courses lointaines, - car, n’en doute pas, il reparaîtra, - je veux que ma tête tombe de mes épaules si, me précipitant dans le palais, je n’exterminais cette troupe entière. Et, quand même, seul contre eux tous, je devrais enfin succomber sous le nombre. Oh ! Sans doute mieux vaudrait encore mourir dans mes foyers, les armes à la main, que d’être éternellement témoin de leurs forfaits, que de les voir outrager mes hôtes, souiller mon palais de leurs infamies, dissiper mes biens, tout ravager, tout perdre, sans qu’il y ait de terme à ces maux et sans espoir de vengeance !
— Étranger, répondit Télémaque, je vais satisfaire à tes questions. Non, mes concitoyens ne me sont pas tous hostiles. Je n’ai pas de frères, ce ferme appui dans les périls. Jupiter a voulu que d’âge en âge notre race ne produisît qu’un seul rejeton. Ainsi mon bisaïeul Arcésius n’eût pour fils que Laërte ; Laërte n’eut qu’Ulysse ; Ulysse que moi. Voilà ce qui enhardit nos ennemis nombreux à se rendre ici les maîtres.
Tu y verrais rassemblés les princes de Dulichium, de Samé, de Zacynthe. Les chefs d’Ithaque se sont joints à eux. Tous, sous prétexte de rechercher ma mère, usurpent et pillent mes biens. Ma mère les abhorre, mais la crainte l’oblige à ne pas les rebuter et à leur donner quelque espoir. En attendant, mon héritage s’évanouit et je touche à ma perle. Mais les dieux sont les maîtres.
Mon cher Eumée, va trouver promptement ma mère. Dis-lui que je suis de retour et en sûreté. Je t’attendrai ici. Ne parle qu’à ma mère seule, qu’aucun autre ne le sache ; car, tu le sais, une foule d’ennemis en veulent à nos jours.
— Je t’entends, je devine tout, tu seras obéi, dit Eumée. Mais ne veux-tu pas que je porte aussi cette bonne nouvelle au malheureux Laërte ? Jusqu’à ces derniers temps, malgré la peine profonde que lui causait le sort d’Ulysse, il avait l’œil sur les travaux de ses champs et, sans rien changer à ses habitudes, il prenait ses repas, dans sa maison rustique, avec ses serviteurs. Depuis le jour où tu partis pour Pylos, on dit qu’il ne veut voir personne, qu’il se laisse mourir de faim et de soif, qu’il ne prend plus souci de ses champs, qu’il ne cesse de pleurer et de se lamenter. Il n’est plus qu’une ombre.
— Combien tu m’affliges ! répondit Télémaque. Mais écartons, il le faut, cette image de nos yeux. Si les mortels avaient toujours ce qu’ils désirent, nous ne languirions plus après le retour de mon père. Dès que tu auras parlé à ma mère, reviens directement ici. Seulement tu diras à ma mère d’envoyer secrètement à Laërte la plus discrète de ses femmes, pour l’instruire de mon arrivée. »
Ces mots enflammèrent le zèle du pâtre. Il mit à ses pieds ses sandales et partit. Minerve saisit l’occasion pour se montrer. Elle s’arrêta à l’entrée de la cour, sous la forme d’une femme remarquable par sa stature, la beauté de ses traits, l’intelligence de son regard. Télémaque ne l’aperçut pas. Les dieux ne se manifestent qu’à ceux desquels ils veulent être vus. Ulysse seul l’aperçut. Les chiens ont entendu ses pas, mais, au lieu d’aboyer, ils tremblèrent et coururent se cacher au fond de la cour, avec de sourds hurlements. La déesse fit un signe de l’œil à Ulysse qui sortit et traversa la cour.
« Ulysse, lui dit-elle, pourquoi te cacher plus longtemps à ton fils ? Montre-lui son père. Allez dans Ithaque, après avoir concerté la mort sanglante de vos ennemis. Tu me verras bientôt combattre à tes côtés. »
Aussitôt elle le toucha de son sceptre d’or. Il redevint Ulysse dans sa forme naturelle, couvert de beaux vêtements, plein de vigueur et de majesté.
Son teint et sa chevelure avaient bruni, ses joues creuses s’étaient arrondies, sa barbe blanche s’était changée en boucles d’un noir d’ébène. Minerve s’éloigna. Ulysse rentra dans la cabane. À sa vue, son fils resta immobile d’étonnement, de respect et de crainte. Il crut voir l’un des immortels et, n’osant lever les yeux :
« Je ne te reconnais plus, dit-il, ô étranger ! Quel changement subit s’est fait dans tes vêtements, dans ta personne entière ! Je n’en saurais douter, je vois un dieu de l’Olympe. Sois-nous propice ; j’honorerai tes autels et t’offrirai les plus belles victimes.
— Je ne suis point un dieu, répondit Ulysse, ton esprit s’égare. Je suis ton père, ton père que tu as tant pleuré, que tu souhaitais si ardemment de revoir et qui vient te délivrer de tes oppresseurs. »
En même temps il l’embrassa et lui prodigua ses baisers avec toute l’affection d’un père. Ses larmes, qu’il avait eu jusque-là la force de retenir, ruisselèrent le long de son visage. Mais Télémaque ne put se persuader que son père était devant ses yeux.
« Non, dit-il, tu n’es pas Ulysse, mon père ; un dieu se joue de moi pour aggraver mes peines. Le prodige dont je viens d’être témoin est au-dessus du pouvoir d’un mortel. Tout à l’heure tu étais un vieillard habillé de haillons, maintenant tout révèle en toi l’un des immortels.
— Puisque tu as le bonheur de retrouver un père chéri, reprit Ulysse, que l’excès de l’étonnement et de l’admiration ne t’empêche pas d’en jouir. N’espère pas qu’un autre Ulysse s’offre jamais à tes yeux. Je suis Ulysse, mon fils. Après un long cours de travaux et d’infortunes, après vingt années d’exil, je revois enfin ma patrie.
C’est Minerve qui m’a ramené ici ; c’est elle qui m’a fait paraître - un tel prodige ne dépasse point sa puissance ! -, tour à tour un vieillard indigent et un chef plein de vigueur et d’éclat. »
À ces mots Télémaque se jeta au cou de son père, l’embrassa et fondit en larmes. Tous les deux éprouvèrent un besoin immense de pleurer. Ils confondirent leurs gémissements et leurs sanglots, et, par intervalles, s’échappaient de leurs poitrines des cris perçants tels qu’en poussent l’aigle et le vautour, dont un pâtre a dérobé les petits, trop jeunes encore pour se sauver. Ainsi la douleur de tant de maux soufferts se réveillait dans l’âme des deux chefs.
Ulysse raconta brièvement à Télémaque comment il fut ramené par les Phéaciens sur l’île d’Ithaque, et comment Minerve dissimula les présents qu’il reçut d’eux au fond des antres qui bordent le rivage.
À ces mots Télémaque se jeta au cou de son père, l’embrassa et fondit en larmes.
Illustration de Jan Styka
Ulysse poursuivit :
« Enfin c’est Minerve elle-même qui a conduit mes pas ici pour concerter avec toi le châtiment de nos ennemis. Parle, fais-moi connaître ces audacieux, quels ils sont, leur force, leur nombre. Je verrai ensuite si, pour les vaincre, nous devons chercher du secours, ou s’il ne suffira pas de nous seuls.
— Ô mon père, répondit Télémaque, la terre proclame ta haute sagesse dans le conseil et la puissance de ton bras, mais les combattre et les vaincre, à nous seuls, me semble si prodigieux que tu me vois interdit et stupéfait. Comment deux hommes lutteraient-ils contre une troupe si nombreuse et si déterminée ?
Elle ne se borne pas à dix chefs, ni à vingt ; compte toi-même : la seule Dulichium fournit cinquante-deux jeunes chefs, avec six serviteurs, tous grands et forts ; Samé vingt-quatre, Zacynihe vingt. Douze d’Ithaque se sont associés â eux. Tenter un combat aussi inégal ce ne serait pas nous venger, mais courir à notre perte certaine. Songe donc à trouver, s’il se peut, des amis dévoués qui se joignent à nous et partagent nos périls.
— Pèse bien la réponse que je vais te faire, répondit l’intrépide Ulysse. Demande-toi si Jupiter, le père des dieux, et Pallas, sa fille, sont un secours assez puissant, ou s’il faut leur adjoindre d’autres défenseurs.
— De pareils défenseurs sont sans doute les plus puissants, puisqu’ils dominent sur les hommes et sur les dieux même.
— Ces deux puissants défenseurs, répondit Ulysse, combattront avec nous quand le moment de la sanglante mêlée sera venu. Toi, dès l’aurore, rentre dans nos foyers, et montre-toi à cette troupe superbe. Je t’y suivrai bientôt sous la forme d’un vieillard mendiant. S’ils m’outragent, - retiens bien cet avis -, quelque traitement qu’ils me fassent subir, sois maître de toi-même et ne laisse apercevoir aucun mouvement de colère. Alors même que, me traînant par les pieds, ils me jetteraient hors de chez moi, ou qu’ils me frapperaient, domine ton émotion. Contente-toi de les exhorter doucement à plus d’humanité. Ils ne t’écouteront pas ; leur jour fatal est arrivé.
Surtout imprime ceci au fond de ton cœur. Es-tu mon fils ? Mon sang coule-t-il dans tes veines ? Ne révèle à personne qu’Ulysse est dans son palais. Je n’excepte ni Laërte, ni Eumée, ni aucun serviteur, pas même Pénélope. Seuls, nous devons posséder ce grand secret. Ainsi nous sonderons le sentiment des femmes et des serviteurs. Nous saurons qui nous craint et nous honore, qui nous trahit et qui ose te manquer de respect.
— Oh ! Mon père, j’espère que l’avenir te dévoilera mon cœur et te fera voir que je ne manque ni de prudence ni de courage. »
Pendant ce temps arrivait dans Ithaque le navire qui ramenait de Pylos Télémaque et ses amis. Des esclaves emportèrent les armes et coururent déposer dans la maison de Clytéus les présents de Ménélas. En même temps un héraut fut dépêché à Pénélope pour lui apprendre que son fils était arrivé, mais qu’il était allé dans ses champs pendant que le vaisseau voguait vers la ville. On craignait que la reine, voyant revenir les compagnons de Télémaque sans lui, n’éprouvât un saisissement et ne se succombât à de nouveaux malaises de désespoir.
Eumée, que Télémaque avait chargé de la même mission, arriva de son côté, mais, tandis que, suivant l’ordre qu’il avait reçu, il annonçait discrètement à Pénélope seule la bonne nouvelle, le héraut lui cria de loin, en présence de toutes les femmes :
« Reine, réjouis-toi, ton cher fils est arrivé. »
À cette nouvelle inattendue, les amants de Pénélope furent consternés. Ils se réunirent aussitôt en conseil, hors du palais, à l’entrée de la cour.
Eurymaque leur parla ainsi :
« Ô mes amis, Télémaque est donc sorti heureusement d’une entreprise qui devait, nous l’espérions, tourner à sa perte. Hâtons-nous de faire prévenir nos compagnons qui sont encore à l’attendre dans une embuscade. »
Il n’avait pas achevé, qu’on les vit arriver, soit qu’on leur eût appris le retour de Télémaque, soit qu’eux-mêmes eussent vu passer son vaisseau, sans pouvoir l’atteindre.
Avant que la nuit ait achevé de répandre ses ombres, Eumée rejoignit Ulysse et son fils.
Minerve, craignant qu’il ne reconnaisse le héros, et que, dans son émotion, il ne courre prévenir Pénélope, toucha Ulysse de son sceptre, et soudain il a repris la forme d’un vieillard vêtu de lambeaux.
Comments