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Un conte de Noël (suite)

Un conte de Noël - Illustration de Peter Jackson

Illustration de Peter Jackson



Quatrième couplet

Le dernier esprit


Un conte de Noël - Illustration d'Arthur Rackham


Le fantôme approchait d’un pas lent, grave et silencieux. Quand il fut arrivé près de Scrooge, celui-ci fléchit le genou, car cet esprit semblait répandre autour de lui, dans l’air qu’il traversait, une terreur sombre et mystérieuse.

Une longue robe noire l’enveloppait tout entier et cachait sa tête, son visage, sa forme, ne laissant rien voir qu’une de ses mains étendues, sans quoi il eut été très difficile de détacher cette figure des ombres de la nuit, et de la distinguer de l’obscurité complète dont elle était environnée.

Quand Scrooge vint se placer à ses cotés, il reconnut que le spectre était d’une taille élevée et majestueuse, et que sa mystérieuse présence le remplissait d’une crainte solennelle. Mais il n’en sut pas davantage, car l’esprit ne prononçait pas une parole et ne faisait aucun mouvement.

« Suis-je en la présence du spectre de Noël à venir ? dit Scrooge.

L’esprit ne répondit rien, mais continua de tenir la main tendue en avant.

— Vous allez me montrer les ombres des choses qui ne sont pas arrivées encore et qui arriveront dans la suite des temps, poursuivit Scrooge. N’est-ce pas, esprit ? »

La partie supérieure de la robe du fantôme se contracta un instant par le rapprochement de ses plis, comme si le spectre avait incliné la tête. Ce fut la seule réponse qu’il en obtint.

Quoique habitué déjà au commerce des esprits, Scrooge éprouvait une telle frayeur en présence de ce spectre silencieux, que ses jambes tremblaient sous lui et qu’il se sentit à peine la force de se tenir debout, quand il se prépara à le suivre. L’esprit s’arrêta un moment, comme s’il eût remarqué son trouble et qu’il eût voulu lui donner le temps de se remettre.

Mais Scrooge n’en fut que plus agité ; un frisson de terreur vague parcourait tous ses membres, quand il venait à songer que derrière ce sombre linceul, des yeux de fantôme étaient attentivement fixés sur lui, et que, malgré tous ses efforts, il ne pouvait voir qu’une main de spectre et une grande masse noirâtre.

« Esprit de l’avenir ! s’écria-t-il ; je vous redoute plus qu’aucun des spectres que j’aie encore vus ! Mais, parce que je sais que vous vous proposez mon bien, et parce que j’espère vivre de manière à être un tout autre homme que je n’étais, je suis prêt à vous accompagner avec un cœur reconnaissant. Ne me parlerez-vous pas ?

Point de réponse. La main seule était toujours tendue droit devant eux.

— Guidez-moi ! dit Scrooge, guidez-moi ! La nuit avance rapidement ; c’est un temps précieux pour moi, je le sais. Esprit, guidez-moi. »

Le fantôme s’éloigna de la même manière qu’il était venu. Scrooge le suivit dans l’ombre de sa robe, et il lui sembla que cette ombre la soulevait et l’emportait avec elle.

On ne pourrait pas dire précisément qu’ils entrèrent dans la ville, ce fut plutôt la ville qui sembla surgir autour d’eux et les entourer de son propre mouvement. Toutefois ils étaient au cœur même de la Cité, à la Bourse, parmi les négociants qui allaient de çà et de là en toute hâte, faisant sonner l’argent dans leurs poches, se groupant pour causer affaires, regardant à leurs montres et jouant d’un air pensif avec leurs grandes breloques, etc., etc., comme Scrooge les avait vus si souvent.

L’esprit s’arrêta près d’un petit groupe de ces capitalistes. Scrooge, remarquant la direction de sa main tendue de leur côté, s’approcha pour entendre la conversation.

« Non…, disait un grand et gros homme avec un menton monstrueux, je n’en sais pas davantage ; je sais seulement qu’il est mort.

— Quand est-il mort ? demanda un autre.

— La nuit dernière, je crois.

— Comment, et de quoi est-il mort ? dit un troisième personnage en prenant une énorme prise de tabac dans une vaste tabatière. Je croyais qu’il ne mourrait jamais…

— Il n’y a que Dieu qui le sache, reprit le premier avec un bâillement.

— Qu’a-t-il fait de son argent ? demanda un monsieur à la face rubiconde dont le bout du nez était orné d’une excroissance de chair qui pendillait sans cesse comme les caroncules d’un dindon.

— Je n’en sais trop rien, fit l’homme au double menton en bâillant de nouveau. Peut-être l’a-t-il laissé à sa société ; en tout cas, ce n’est pas à moi qu’il l’a laissé : voilà tout ce que je sais.

Cette plaisanterie fut accueillie par un rire général.

— Il est probable, dit le même interlocuteur, que les chaises ne lui coûteront pas cher à l’église, non plus que les voitures ; car, sur mon âme, je ne connais personne qui soit disposé à aller à son enterrement. Si nous faisions la partie d’y aller sans invitation !

— Cela m’est égal, s’il y a une collation, observa le monsieur à la loupe ; mais je veux être nourri pour la peine.

— Eh bien ! après tout, dit celui qui avait parlé le premier, je vois que je suis encore le plus désintéressé de vous tous, car je n’y allais pas pour qu’on me donnât des gants noirs, je n’en porte pas ; ni pour sa collation, je ne goûte jamais ; et pourtant je m’offre à y aller, si quelqu’un veut venir avec moi. C’est que, voyez-vous, en y réfléchissant je ne suis pas sûr le moins du monde de n’avoir pas été son plus intime ami, car nous avions l’habitude de nous arrêter pour échanger quelques mots toutes les fois que nous nous rencontrions. Adieu, messieurs ; au revoir ! »

Le groupe se dispersa et alla se mêler à d’autres. Scrooge reconnaissait tous ces personnages : il regarda l’esprit comme pour lui demander l’explication de ce qu’il venait d’entendre.

Le fantôme se glissa dans une rue et montra du doigt deux individus qui s’abordaient. Scrooge écouta encore, croyant trouver là le mot de l’énigme.

Il les reconnaissait également très bien ; c’étaient deux négociants, riches et considérés. Il s’était toujours piqué d’être bien placé dans leur estime, au point de vue des affaires, s’entend, purement et simplement au point de vue des affaires.

« Comment vous portez-vous ? dit l’un.

— Et vous ? répondit l’autre.

— Bien ! fit le premier. Le vieux Gobseck a donc enfin son compte, hein ?

— On me l’a dit… ; il fait froid, n’est-ce pas ?

— Peuh ! Un temps de la saison ! Temps de Noël. Vous ne patinez pas, je suppose ?

— Non, non ; j’ai bien autre chose à faire. Bonjour. »



Un conte de Noël - Illustration d'Arthur Rackham


Pas un mot de plus. Telles furent leur rencontre, leur conversation et leur séparation. Scrooge eut d’abord la pensée de s’étonner que l’esprit attachât une telle importance à des conversations en apparence si triviales ; mais intimement convaincu qu’elles devaient avoir un sens caché, il se mit à considérer, à part lui, quel il pouvait être selon toutes les probabilités.

Il était difficile qu’elles se rapportassent à la mort de Jacob, son vieil associé ; du moins, la chose ne paraissait pas vraisemblable, car cette mort appartenait au passé, et le spectre avait pour département l’avenir : il ne voyait non plus personne de ses connaissances à qui il put les appliquer.

Toutefois, ne doutant pas que, quelle que fût celle à qui il convenait d’en faire l’application, elles ne renfermassent une leçon secrète à son adresse, et pour son bien, il résolut de recueillir avec soin chacune des paroles qu’il entendrait et chacune des choses qu’il verrait, mais surtout d’observer attentivement sa propre image lorsqu’elle lui apparaîtrait, persuadé que la conduite de son futur lui-même lui donnerait la clef de cette énigme et en rendrait la solution facile. Il se chercha donc en ce lieu ; mais un autre occupait sa place accoutumée, dans le coin qu’il affectionnait particulièrement, et, quoique l’horloge indiquât l’heure où il venait d’ordinaire à la Bourse, il ne vit personne qui lui ressemblât, parmi cette multitude qui se pressait sous le porche pour y entrer.

Cela le surprit peu, néanmoins, car depuis ses premières visions il avait médité dans son esprit un changement de vie ; il pensait, il espérait que son absence était une preuve qu’il avait mis ses nouvelles résolutions en pratique.

Le fantôme se tenait à ses côtés, immobile, sombre, toujours le bras tendu. Quand Scrooge sortit de sa rêverie, il s’imagina, au mouvement de la main et d’après la position du spectre vis-à-vis de lui, que ses yeux invisibles le regardaient fixement. Cette pensée le fit frissonner de la tête aux pieds.

Quittant le théâtre bruyant des affaires, ils allèrent dans un quartier obscur de la ville, où Scrooge n’avait pas encore pénétré, quoiqu’il en connût parfaitement les êtres et la mauvaise renommée. Les rues étaient sales et étroites, les boutiques et les maisons misérables, les habitants à demi nus, ivres, mal chaussés, hideux. Des allées et des passages sombres, comme autant d’égouts, vomissaient leurs odeurs repoussantes, leurs immondices et leurs ignobles habitants dans ce labyrinthe de rues ; tout le quartier respirait le crime, l’ordure, la misère.

Au fond de ce repaire infâme on voyait une boutique basse, s’avançant en saillie sous le toit d’un auvent, dans laquelle on achetait le fer, les vieux chiffons, les vieilles bouteilles, les os, les restes des assiettes du dîner d’hier au soir. Sur le plancher, à l’intérieur, étaient entassés des clefs rouillées, des clous, des chaînes, des gonds, des limes, des plateaux de balances, des poids et toute espèce de ferraille. Des mystères que peu de personnes eussent été curieuses d’approfondir s’agitaient peut-être sous ces monceaux de guenilles repoussantes, sous ces masses de graisse corrompue et ces sépulcres d’ossements.

Assis au milieu des marchandises dont il trafiquait, près d’un réchaud de vieilles briques, un sale coquin, aux cheveux blanchis par l’âge - il avait près de soixante-dix ans -, s’abritait contre l’air froid du dehors, au moyen d’un rideau crasseux, composé de lambeaux dépareillés suspendus à une ficelle, et fumait sa pipe en savourant avec délices la volupté de sa paisible solitude.

Scrooge et le fantôme se trouvèrent en présence de cet homme, au moment précis où une femme, chargée d’un lourd paquet, se glissa dans la boutique. À peine y eut-elle mis les pieds, qu’une autre femme, chargée de la même manière, entra pareillement ; cette dernière fut suivie de près par un homme vêtu d’un habit noir râpé, qui ne parut pas moins surpris de la vue des deux femmes qu’elles ne l’avaient été elles-mêmes en se reconnaissant l’une l’autre. Après quelques instants de stupéfaction muette partagée par l’homme à la pipe, ils se mirent à éclater de rire tous les trois.

« Que la femme de journée passe la première, s’écria celle qui était entrée d’abord. La blanchisseuse viendra après elle, puis, en troisième lieu, l’homme des pompes funèbres. Eh bien ! vieux Joe, dites donc, en voilà un hasard ! Ne dirait-on pas que nous nous sommes donné ici rendez-vous tous les trois ?

— Vous ne pouviez toujours pas mieux choisir la place, dit le vieux Joe ôtant sa pipe de sa bouche. Entrez au salon. Depuis longtemps vous y avez vos libres entrées, et les deux autres ne sont pas non plus des étrangers. Attendez que j’aie fermé la porte de la boutique. Ah ! Comme elle crie ! Je ne crois pas qu’il y ait ici de ferraille plus rouillée que ses gonds, comme il n’y a pas non plus, j’en suis bien sûr, d’os aussi vieux que les miens dans tout mon magasin. Ah ! Ah ! Nous sommes tous en harmonie avec notre condition, nous sommes bien assortis. Entrez au salon. Entrez. »

Le salon était l’espace séparé de la boutique par le rideau de loques. Le vieux marchand remua le feu avec un barreau brisé provenant d’une rampe d’escalier, et, après avoir ravivé sa lampe fumeuse - car il faisait nuit - avec le tuyau de sa pipe, il le retint dans sa bouche.

Pendant qu’il faisait ainsi les honneurs de son hospitalité, la femme qui avait déjà parlé jeta son paquet à terre, et s’assit, dans une pose nonchalante, sur un tabouret, croisant ses coudes sur ses genoux, et lançant aux deux autres comme un défi hardi.

« Eh bien ! Quoi ? Qu’y a-t-il donc ? Qu’est-ce qu’il y a, Mistress Dilber ? dit-elle. Chacun a bien le droit de songer à soi, je pense. Est-ce qu’il a fait autre chose toute sa vie, lui ?

— C’est vrai, par ma foi ! fit la blanchisseuse. Personne plus que lui.

— Eh bien ! Alors, vous n’avez pas besoin de rester là à vous écarquiller les yeux comme si vous aviez peur, bonne femme : les loups ne se mangent pas, je suppose.

— Bien sûr ! dirent en même temps Mistress Dilber et le croque-mort. Nous l’espérons bien.

— En ce cas, s’écria la femme, tout est pour le mieux. Il n’y a pas besoin de chercher midi à quatorze heures. Et d’ailleurs, voyez le grand mal. À qui est-ce qu’on fait tort avec ces bagatelles ? Ce n’est pas au mort, je suppose ?

— Ma foi, non, dit Mistress Dilber en riant.

— S’il voulait les conserver après sa mort, le vieux grigou, poursuivit la femme, pourquoi n’a-t-il pas fait comme tout le monde ? Il n’avait qu’à prendre une garde pour le veiller quand la mort est venue le frapper, au lieu de rester là à rendre le dernier soupir dans son coin, tout seul comme un chien.

— C’est bien la pure vérité, dit Mme Dilber. Il n’a que ce qu’il mérite.

— Je voudrais bien qu’il n’en fût pas quitte à si bon marché, reprit la femme ; et il en serait autrement, vous pouvez vous en rapporter à moi, si j’avais pu mettre les mains sur quelque autre chose. Ouvrez ce paquet, vieux Joe, et voyons ce que cela vaut. Parlez franchement. Je n’ai pas peur de passer la première ; je ne crains pas qu’ils le voient. Nous savions très bien, je crois, avant de nous rencontrer ici, que nous faisions nos petites affaires. Il n’y a pas de mal à cela. Ouvrez le paquet, Joe. »

Mais il y eut assaut de politesse. Ses amis, par délicatesse, ne voulurent pas le permettre, et l’homme à l’habit noir râpé, montant le premier sur la brèche, produisit son butin. Il n’était pas considérable : un cachet ou deux, un porte-crayon, deux boutons de manche et une épingle de peu de valeur, voilà tout. Chacun de ces objets fut examiné en particulier et prisé par le vieux Joe, qui marqua sur le mur avec de la craie les sommes qu’il était disposé à en donner, et additionna le total quand il vit qu’il n’y avait plus d’autre article.

« Voilà votre compte, dit-il, et je ne donnerais pas six pence de plus quand on devrait me faire rôtir à petit feu. Qui vient après ? »

C’était le tour de Mistress Dilber. Elle déploya des draps, des serviettes, un habit, deux cuillers à thé en argent, forme antique, une pince à sucre et quelques bottes. Son compte lui fut fait sur le mur de la même manière.

« Je donne toujours trop aux dames. C’est une de mes faiblesses, et c’est ainsi que je me ruine, dit le vieux Joe. Voilà votre compte. Si vous me demandez un penny de plus et que vous marchandiez là-dessus, je pourrai bien me raviser et rabattre un écu sur la générosité de mon premier instinct.

— Et maintenant, Joe, défaites mon paquet », dit la première femme.

Joe se mit à genoux pour plus de facilité, et, après avoir défait une grande quantité de nœuds, il tira du paquet une grosse et lourde pièce d’étoffe sombre.

« Quel nom donnez-vous à cela ? dit-il. Des rideaux de lit ?



Un conte de Noël - Illustration d'Arthur Rackham


— Oui ! répondit la femme en riant et en se penchant sur ses bras croisés. Des rideaux de lit !

— Il n’est pas Dieu possible que vous les ayez enlevés, anneaux et tout, pendant qu’il était encore là sur son lit ? demanda Joe.

— Que si, reprit la femme, et pourquoi pas ?

— Allons, vous étiez née pour faire fortune, dit Joe, et fortune vous ferez.

— Certainement je ne retirerai pas la main quand je pourrai la mettre sur quelque chose, par égard pour un homme pareil, je vous en réponds, Joe, dit la femme avec le plus grand sang-froid. Ne laissez pas tomber de l’huile sur les couvertures, maintenant.

— Ses couvertures, à lui ? demanda Joe.

— Et à qui donc ? répondit la femme. N’avez-vous pas peur qu’il s’enrhume pour n’en pas avoir ?

— Ah çà ! J’espère toujours qu’il n’est pas mort de quelque maladie contagieuse, hein ? dit le vieux Joe, s’arrêtant dans son examen et levant la tête.

— N’ayez pas peur, Joe, je n’étais pas tellement folle de sa société, que je fusse restée auprès de lui pour de semblables misères, s’il y avait eu le moindre danger… Oh ! Vous pouvez examiner cette chemise jusqu’à ce que les yeux vous en crèvent, vous n’y trouverez pas le plus petit trou ; elle n’est pas même élimée : c’était bien sa meilleure, et de fait elle n’est pas mauvaise. C’est bien heureux que je me sois trouvée là ; sans moi, on l’aurait perdue.

— Qu’appelez-vous perdue ? demanda le vieux Joe.

— On l’aurait enseveli avec, pour sûr, reprit-elle en riant. Croiriez-vous qu’il y avait déjà eu quelqu’un d’assez sot pour le faire ; mais je la lui ai ôtée bien vite. Si le calicot n’est pas assez bon pour cette besogne, je ne vois guère à quoi il peut servir. C’est très bon pour couvrir un corps ; et, quant à l’élégance, le bonhomme ne sera pas plus laid dans une chemise de calicot qu’il ne l’était avec sa chemise de toile, c’est impossible. »

Scrooge écoutait ce dialogue avec horreur. Tous ces gens-là, assis ou plutôt accroupis autour de leur proie, serrés les uns contre les autres, à la faible lueur de la lampe du vieillard, lui causaient un sentiment de haine et de dégoût aussi prononcé que s’il eût vu d’obscènes démons occupés à marchander le cadavre lui-même.

« Ah ! Ah ! continua en riant la même femme lorsque le vieux Joe, tirant un sac de flanelle rempli d’argent, compta à chacun, sur le plancher, la somme qui lui revenait pour sa part. Voilà bien le meilleur, voyez-vous ! Il n’a, de son vivant, effrayé tout le monde, et tenu chacun loin de lui que pour nous assurer des profits après sa mort. Ah ! Ah ! Ah !

— Esprit ! dit Scrooge frissonnant de la tête aux pieds. Je comprends, je comprends. Le sort de cet infortuné pourrait être le mien. C’est là que mène une vie comme la mienne… Seigneur miséricordieux, qu’est-ce que je vois ? »

Il recula de terreur, car la scène avait changé, et il touchait presque un lit, un lit nu, sans rideaux, sur lequel, recouvert d’un drap déchiré, reposait quelque chose dont le silence même révélait la nature en un terrible langage.

La chambre était très sombre, trop sombre pour qu’on pût remarquer avec exactitude ce qui s’y trouvait, bien que Scrooge, obéissant à une impulsion secrète, promenât ses regards curieux, inquiet de savoir ce que c’était que cette chambre. Une pâle lumière, venant du dehors, tombait directement sur le lit où gisait le cadavre de cet homme dépouillé, volé, abandonné de tout le monde, auprès duquel personne ne pleurait, personne ne veillait.

Scrooge jeta les yeux sur le fantôme, dont la main fatale lui montrait la tête du mort. Le linceul avait été jeté avec tant de négligence, qu’il aurait suffi du plus léger mouvement de son doigt pour mettre à nu ce visage. Scrooge y songea ; il voyait combien c’était facile, il éprouvait le désir de le faire, mais il n’avait pas plus la force d’écarter ce voile que de renvoyer le spectre, qui se tenait debout à ses côtés.

« Oh ! Froide, froide, affreuse, épouvantable mort ! Tu peux dresser ici ton autel et l’entourer de toutes les terreurs dont tu disposes ; car tu es bien là dans ton domaine ! Mais, quand c’est une tête aimée, respectée et honorée, tu ne peux faire servir un seul de ses cheveux à tes terribles desseins, ni rendre odieux un de ses traits. Ce n’est pas qu’alors la main ne devienne pesante aussi, et ne retombe si je l’abandonne ; ce n’est pas que le cœur et le pouls ne soient silencieux ; mais cette main, elle fut autrefois ouverte, généreuse, loyale ; ce cœur fut brave, chaud, honnête et tendre : c’était un vrai cœur d’homme qui battait là dans sa poitrine. Frappe, frappe, mort impitoyable ! Tes coups sont vains. Tu vas voir jaillir de sa blessure ses bonnes actions, l’honneur de sa vie éphémère, la semence de sa vie immortelle ! »

Aucune voix ne prononça ces paroles aux oreilles de Scrooge, il les entendit cependant lorsqu’il regarda le lit.

« Si cet homme pouvait revivre, pensait-il, que dirait-il à présent de ses pensées d’autrefois ? L’avarice, la dureté de cœur, l’âpreté au gain, ces pensées-là, vraiment, l’ont conduit à une belle fin ! Il est là, gisant dans cette maison déserte et sombre, où il n’y a ni homme, ni femme, ni enfant, qui puisse dire : il fut bon pour moi dans telle ou telle circonstance, et je serai bon pour lui, à mon tour, en souvenir d’une parole bienveillante.

Seulement un chat grattait à la porte, et, sous la pierre du foyer, on entendait un bruit de rats qui rongeaient quelque chose. Que venaient-ils chercher dans cette chambre mortuaire ? Pourquoi étaient-ils si avides, si turbulents ? Scrooge n’osa y penser.

— Esprit, dit-il, ce lieu est affreux. En le quittant, je n’oublierai pas la leçon qu’il me donne, croyez-moi. Partons !

Le spectre, de son doigt immobile, lui montrait toujours la tête du cadavre.

— Je vous comprends, répondit Scrooge, et je le ferais si je pouvais. Mais je n’en ai pas la force ; esprit, je n’en ai pas la force.

Le fantôme parut encore le regarder avec une attention plus marquée.

— S’il y a quelqu’un dans la ville qui ressente une émotion pénible par suite de la mort de cet homme, dit Scrooge en proie aux angoisses de l’agonie, montrez-moi cette personne, esprit, je vous en conjure. »

Le fantôme étendit un moment sa sombre robe devant lui comme une aile, puis, la repliant, lui fit voir une chambre éclairée par la lumière du jour, où se trouvaient une mère et ses enfants.

Elle attendait quelqu’un avec une impatience inquiète ; car elle allait et venait dans sa chambre, tressaillait au moindre bruit, regardait par la fenêtre, jetait les yeux sur la pendule, essayait, mais en vain, de recourir à son aiguille, et pouvait à peine supporter les voix des enfants dans leurs jeux.

Enfin retentit à la porte le coup de marteau si longtemps attendu. Elle courut ouvrir : c’était son mari, homme jeune encore, au visage abattu, flétri par le chagrin ; on y voyait pourtant en ce moment une expression remarquable, une sorte de plaisir triste dont il avait honte et qu’il s’efforçait de réprimer.

Il s’assit pour manger le dîner que sa femme avait tenu chaud près du feu, et quand elle lui demanda d’une voix faible : « Quelles nouvelles ? » - Ce qu’elle ne fit qu’après un long silence -, il parut embarrassé de répondre.

« Sont-elles bonnes ou mauvaises ? dit-elle pour l’aider.

— Mauvaises, répondit-il.

— Sommes-nous tout à fait ruinés ?

— Non, Caroline. Il y a encore de l’espoir.

— S’il se laisse toucher, dit-elle toute surprise ; après un tel miracle, on pourrait tout espérer, sans doute.

— Il ne peut plus se laisser toucher, dit le mari ; il est mort. »

C’était une créature douce et patiente que cette femme. On le voyait rien qu’à sa figure, et cependant elle ne put s’empêcher de bénir Dieu au fond de son âme à cette annonce imprévue, ni de le dire en joignant les mains. L’instant d’après, elle demanda pardon au ciel, car elle en avait regret ; mais le premier mouvement partait du cœur.

« Ce que cette femme à moitié ivre, dont je vous ai parlé hier soir, m’a dit, quand j’ai essayé de le voir pour obtenir de lui une semaine de délai, et ce que je regardais comme une défaite pour m’éviter est la vérité pure ; non seulement il était déjà fort malade, mais il était mourant.

— À qui sera transférée notre dette ?

— Je l’ignore. Mais, avant ce temps, nous aurons la somme, et, lors même que nous ne serions pas prêts, ce serait jouer de malheur si nous trouvions dans son successeur un créancier aussi impitoyable. Nous pouvons dormir cette nuit plus tranquilles, Caroline ! »

Oui, malgré eux, leurs cœurs étaient débarrassés d’un poids bien lourd. Les visages des enfants groupés autour d’eux, afin d’écouter une conversation qu’ils comprenaient si peu, étaient plus ouverts et animés d’une joie plus vive ; la mort de cet homme rendait un peu de bonheur à une famille ! La seule émotion causée par cet événement, dont le spectre venait de rendre Scrooge témoin, était une émotion de plaisir.

« Esprit, dit Scrooge, faites-moi voir quelque scène de tendresse étroitement liée avec l’idée de la mort ; sinon cette chambre sombre, que nous avons quittée tout à l’heure, sera toujours présente à mon souvenir. »

Le fantôme le conduisit au travers de plusieurs rues qui lui étaient familières ; à mesure qu’ils marchaient, Scrooge regardait de côté et d’autre dans l’espoir de retrouver son image, mais nulle part il ne pouvait la voir. Ils entrèrent dans la maison du pauvre Bob Cratchit, cette même maison que Scrooge avait visitée précédemment, et trouvèrent la mère et les enfants assis autour du feu.

Ils étaient calmes, très calmes. Les bruyants petits Cratchit se tenaient dans un coin aussi tranquilles que des statues, et demeuraient assis, les yeux fixés sur Pierre, qui avait un livre ouvert devant lui. La mère et ses filles s’occupaient à coudre. Toute la famille était bien tranquille assurément !

« Et il prit un enfant, et il le mit au milieu d’eux. »

Où Scrooge avait-il entendu ces paroles ? Il ne les avait pas rêvées. Il fallait bien que ce fut l’enfant qui les avait lues à haute voix, quand Scrooge et l’esprit franchissaient le seuil de la porte. Pourquoi interrompait-il sa lecture ?

La mère posa son ouvrage sur la table et se couvrit le visage de ses mains.

« La couleur de cette étoffe me fait mal aux yeux, dit-elle.

— La couleur ? Ah ! Pauvre Tiny Tim !

— Ils sont mieux maintenant, dit la femme de Cratchit. C’est sans doute de travailler à la lumière qui les fatigue, mais je ne voudrais pour rien au monde laisser voir à votre père, quand il rentrera, que mes yeux sont fatigués. Il ne doit pas tarder, c’est bientôt l’heure.

— L’heure est passée, répondit Pierre en fermant le livre. Mais je trouve qu’il va un peu moins vite depuis quelques soirs, ma mère. »

La famille retomba dans son silence et son immobilité. Enfin, la mère reprit d’une voix ferme, dont le ton de gaieté ne faiblit qu’une fois  :

« J’ai vu un temps où il allait vite, très vite même, avec… avec Tiny Tim sur son épaule.

— Et moi aussi, s’écria Pierre ; souvent.

— Et moi aussi, » s’écria un autre.

Tous répétèrent  :

— Et moi aussi.

— Mais Tiny Tim était très léger à porter, reprit la mère en retournant à son ouvrage ; et puis son père l’aimait tant que ce n’était pas pour lui une peine… Oh ! Non. Mais j’entends votre père à la porte ! »

Elle courut au-devant de lui. Le petit Bob entra avec son cache-nez ; il en avait bien besoin, le pauvre père. Son thé était tout prêt contre le feu, c’était à qui s’empresserait pour le servir. Alors les deux petits Cratchit grimpèrent sur ses genoux, et chacun d’eux posa sa petite joue contre les siennes, comme pour lui dire : « N’y pensez plus, mon père ; ne vous chagrinez pas ! »

Bob fut très gai avec eux, il eut pour tout le monde une bonne parole : il regarda l’ouvrage étalé sur la table et donna des éloges à l’adresse et à l’habileté de Mistress Cratchit et de ses filles.

« Ce sera fini longtemps avant dimanche, dit-il.

— Dimanche ! Vous y êtes donc allé aujourd’hui, Robert ? demanda sa femme.

— Oui, ma chère, répondit Bob. J’aurais voulu que vous eussiez pu y venir : cela vous aurait fait du bien de voir comme l’emplacement est vert. Mais vous irez le voir souvent. Je lui avais promis que j’irais m’y promener un dimanche… Mon petit, mon petit enfant ! s’écria Bob ! Mon cher petit enfant ! »

Il éclata tout à coup, sans pouvoir s’en empêcher. Pour qu’il pût s’en empêcher, il n’aurait pas fallu qu’il se sentit encore si près de son enfant.

Il quitta la chambre et monta dans celle de l’étage supérieur, joyeusement éclairée et parée de guirlandes comme à Noël. Il y avait une chaise placée tout contre le lit de l’enfant, et l’on voyait à des signes certains que quelqu’un était venu récemment l’occuper. Le pauvre Bob s’y assit à son tour ; et, quand il se fut un peu recueilli, un peu calmé, il déposa un baiser sur ce cher petit visage. Alors il se montra plus résigné à ce cruel événement, et redescendit presque heureux… en apparence.

La famille se rapprocha du feu en causant ; les jeunes filles et leur mère travaillaient toujours. Bob leur parla de la bienveillance extraordinaire que lui avait témoignée le neveu de M. Scrooge, qu’il avait vu une fois à peine, et qui,le rencontrant ce jour-là dans la rue et le voyant un peu… un peu abattu, vous savez, dit Bob, s’était informé avec intérêt de ce qui lui arrivait de fâcheux. Sur quoi, poursuivit Bob, car c’est bien le monsieur le plus affable qu’il soit possible de voir, je lui ai tout raconté.

« “Je suis sincèrement affligé de ce que vous m’apprenez, monsieur Cratchit, dit-il, pour vous et pour votre excellente femme”. À propos, comment a-t-il pu savoir cela, je l’ignore absolument.

— Savoir quoi, mon ami ?

— Que vous étiez une excellente femme.

— Mais tout le monde ne le sait-il pas ? dit Pierre.

— Très bien répliqué, mon garçon ! s’écria Bob. J’espère que tout le monde le sait. “Sincèrement affligé, disait-il, pour votre excellente femme ; si je puis vous être utile en quelque chose, ajouta-t-il en me remettant sa carte, voici mon adresse. Je vous en prie, venez me voir.” Eh bien ! J’en ai été charmé, non pas tant pour ce qu’il serait en état de faire en notre faveur, que pour ses manières pleines de bienveillance. On aurait dit qu’il avait réellement connu notre Tiny Tim, et qu’il le regrettait comme nous.

— Je suis sûre qu’il a un bon cœur, dit Mistress Cratchit.

— Vous en seriez bien plus sûre, ma chère amie, reprit Bob, si vous l’aviez vu et que vous lui eussiez parlé. Je ne serais pas du tout surpris, remarquez ceci, qu’il trouvât une meilleure place à Pierre.

— Entendez-vous, Pierre ? dit mistress Cratchit.

— Et alors, s’écria une des jeunes filles, Pierre se mariera et s’établira pour son compte.

— Allez vous promener, repartit Pierre en faisant une grimace.

— Dame ! Cela peut être ou ne pas être, l’un n’est pas plus sûr que l’autre, dit Bob. La chose peut arriver un de ces jours, quoique nous ayons, mon enfant, tout le temps d’y penser. Mais, de quelque manière et dans quelque temps que nous nous séparions les uns des autres, je suis sûr que pas un de nous n’oubliera le pauvre Tiny Tim ; n’est-ce pas, nous n’oublierons jamais cette première séparation ?

— Jamais, mon père, s’écrièrent-ils tous ensemble.

— Et je sais, dit Bob, je sais, mes amis, que, quand nous nous rappellerons combien il fut doux et patient, quoique ce ne fût qu’un tout petit, tout petit enfant, nous n’aurons pas de querelles les uns avec les autres, car ce serait oublier le pauvre Tiny Tim.

— Non, jamais, mon père ! répétèrent-ils tous.

— Vous me rendez bien heureux, dit le petit Bob, oui, bien heureux ! »

Mistress Cratchit l’embrassa, ses filles l’embrassèrent, les deux petits Cratchit l’embrassèrent, Pierre et lui se serrèrent tendrement la main. Âme de Tiny Tim, dans ton essence enfantine tu étais une émanation de la divinité !

« Spectre, dit Scrooge, quelque chose me dit que l’heure de notre séparation approche. Je le sais, sans savoir comment elle aura lieu. Dites-moi quel était donc cet homme que nous avons vu gisant sur son lit de mort ? »

Le fantôme de Noël futur le transporta, comme auparavant - quoique à une époque différente, pensait-il, car ces dernières visions se brouillaient un peu dans son esprit ; ce qu’il y voyait de plus clair, c’est qu’elles se rapportaient à l’avenir -, dans les lieux où se réunissent les gens d’affaires et les négociants, mais sans lui montrer son autre lui-même. À la vérité, l’esprit ne s’arrêta nulle part, mais continua sa course directement, comme pour atteindre plus vite au but, jusqu’à ce que Scrooge le supplie de s’arrêter un instant.

« Cette cour, dit-il, que nous traversons si vite, est depuis longtemps le lieu où j’ai établi le centre de mes occupations. Je reconnais la maison ; laissez-moi voir ce que je serai un jour.

L’esprit s’arrêta ; sa main désignait un autre point.

— Voici la maison là-bas, s’écria Scrooge. Pourquoi me faites-vous signe d’aller plus loin ? »

L’inexorable doigt ne changeait pas de direction. Scrooge courut à la hâte vers la fenêtre de son comptoir et regarda dans l’intérieur. C’était encore un comptoir, mais non plus le sien. L’ameublement n’était pas le même, la personne assise dans le fauteuil n’était pas lui. Le fantôme faisait toujours le geste indicateur.

Scrooge le rejoignit, et, tout en se demandant pourquoi il ne se voyait pas là et ce qu’il pouvait être devenu, il suivit son guide jusqu’à une grille de fer. Avant d’entrer, il s’arrêta pour regarder autour de lui.

Un cimetière. Ici, sans doute, gît sous quelques pieds de terre le malheureux dont il allait apprendre le nom. C’était un bien bel endroit, ma foi ! Environné de longues murailles, de maisons voisines, envahi par le gazon et les herbes sauvages, plutôt la mort de la végétation que la vie, encombré du trop-plein des sépultures, engraissé jusqu’au dégoût. Oh ! Le bel endroit !

L’esprit, debout au milieu des tombeaux, en désigna un. Scrooge s’en approcha en tremblant. Le fantôme était toujours exactement le même, mais Scrooge crut reconnaître dans sa forme solennelle quelque augure nouveau dont il eut peur.

« Avant que je fasse un pas de plus vers cette pierre que vous me montrez, lui dit-il, répondez à cette seule question : “Tout ceci, est-ce l’image de ce qui doit être, ou seulement de ce qui peut être ? ”

L’esprit, pour toute réponse, abaissa sa main du côté de la tombe près de laquelle il se tenait.

— Quand les hommes s’engagent dans quelques résolutions, elles leur annoncent certain but qui peut être inévitable, s’ils persévèrent dans leur voie. Mais, s’ils la quittent, le but change ; en est-il de même des tableaux que vous faites passer sous mes yeux ? »

Et l’esprit demeura immobile comme toujours. Scrooge se traîna vers le tombeau, tremblant de frayeur, et, suivant la direction du doigt, lut sur la pierre d’une sépulture abandonnée son propre nom  :

EBENEZER SCROOGE

« C’est donc moi qui suis l’homme que j’ai vu gisant sur son lit de mort ? s’écria-t-il, tombant à genoux.

Le doigt du fantôme se dirigea alternativement de la tombe à lui, et de lui à la tombe.

— Non, esprit ! Oh ! Non, non ! »

Le doigt était toujours là.

— Esprit, s’écria-t-il en se cramponnant à sa robe, écoutez-moi ! Je ne suis plus l’homme que j’étais ; je ne serai plus l’homme que j’aurais été si je n’avais pas eu le bonheur de vous connaître. Pourquoi me montrer toutes ces choses, s’il n’y a plus aucun espoir pour moi ?

Pour la première fois, la main parut faire un mouvement.

— Bon esprit, poursuivit Scrooge toujours prosterné à ses pieds, la face contre terre, vous intercéderez pour moi, vous aurez pitié de moi. Assurez-moi que je puis encore changer ces images que vous m’avez montrées, en changeant de vie !

La main s’agita avec un geste bienveillant.

— J’honorerai Noël au fond de mon cœur, et je m’efforcerai d’en conserver le culte toute l’année. Je vivrai dans le passé, le présent et l’avenir ; les trois esprits ne me quitteront plus, car je ne veux pas oublier leurs leçons. Oh ! Dites-moi que je puis faire disparaître l’inscription de cette pierre ! »

Dans son angoisse, il saisit la main du spectre. Elle voulut se dégager, mais il la retint par une puissante étreinte. Toutefois l’esprit, plus fort, encore cette fois, le repoussa.

Levant les mains dans une dernière prière, afin d’obtenir du spectre qu’il changeât sa destinée, Scrooge aperçut une altération dans la robe à capuchon de l’esprit qui diminua de taille, s’affaissa sur lui-même et se transforma en colonne de lit.





Cinquième couplet

 

La conclusion



C’était une colonne de lit. Oui ; et de son lit encore et dans sa chambre, bien mieux. Le lendemain lui appartenait pour s’amender et réformer sa vie !

« Je veux vivre dans le passé, le présent et l’avenir ! répéta Scrooge en sautant à bas du lit. Les leçons des trois esprits demeureront gravées dans ma mémoire. Ô Jacob Marley ! Que le ciel et la fête de Noël soient bénis de leurs bienfaits ! Je le dis à genoux, vieux Jacob, oui, à genoux.

Il était si animé, si échauffé par de bonnes résolutions, que sa voix brisée répondait à peine au sentiment qui l’inspirait. Il avait sangloté violemment dans sa lutte avec l’esprit, et son visage était inondé de larmes.

— Ils ne sont pas arrachés, s’écria Scrooge embrassant un des rideaux de son lit, ils ne sont pas arrachés, ni les anneaux non plus. Ils sont ici, je suis ici ; les images des choses qui auraient pu se réaliser peuvent s’évanouir ; elles s’évanouiront, je le sais !

Cependant ses mains étaient occupées à brouiller ses vêtements ; il les mettait à l’envers, les retournait sens dessus dessous, le bas en haut et le haut en bas ; dans son trouble, il les déchirait, les laissait tomber à terre, les rendait enfin complices de toutes sortes d’extravagances.

— Je ne sais pas ce que fais ! s’écria-t-il, riant et pleurant à la fois, et se posant avec ses bas en copie parfaite du Laocoon antique et de ses serpents. Je suis léger comme une plume ; je suis heureux comme un ange, gai comme un écolier, étourdi comme un homme ivre. Un joyeux Noël à tout le monde ! Une bonne, une heureuse année à tous ! Holà ! Hé ! Ho ! Holà ! »

Il avait passé en gambadant de sa chambre dans le salon, et se trouvait là maintenant, tout hors d’haleine.

« Voilà bien la casserole où était l’eau de gruau ! s’écria-t-il en s’élançant de nouveau et recommençant ses cabrioles devant la cheminée. Voilà la porte par laquelle est entré le spectre de Marley ! Voilà le coin où était assis l’esprit de Noël présent ! Voilà la fenêtre où j’ai vu les âmes en peine : tout est à sa place, tout est vrai, tout est arrivé… Ah ! Ah ! Ah ! 

Réellement, pour un homme qui n’avait pas pratiqué depuis tant d’années, c’était un rire splendide, un des rires les plus magnifiques, le père d’une longue, longue lignée de rires éclatants !

— Je ne sais quel jour du mois nous sommes aujourd’hui ! continua Scrooge. Je ne sais combien de temps je suis demeuré parmi les esprits. Je ne sais rien : je suis comme un petit enfant. Cela m’est bien égal. Je voudrais bien l’être, un petit enfant. Hé ! Holà ! Houp ! Holà ! Hé ! »

Il fut interrompu dans ses transports par les cloches des églises qui sonnaient le carillon le plus folichon qu’il eût jamais entendu. Ding, din, dong, boum ! Boum, ding, din, dong ! Boum ! Boum ! Boum ! Dong ! Ding, din, dong ! Boum ! Oh ! Superbe, superbe !

Courant à la fenêtre, il l’ouvrit et regarda dehors. Pas de brume, pas de brouillard ; un froid clair, éclatant, un de ces froids qui vous égayent et vous ravigotent, un de ces froids qui sifflent à faire danser le sang dans vos veines ; un soleil d’or ; un ciel divin ; un air frais et agréable ; des cloches en gaieté. Oh ! Superbe, superbe !

« Quel jour sommes-nous aujourd’hui ? cria Scrooge de sa fenêtre à un petit garçon endimanché, qui s’était arrêté peut-être pour le regarder.

— Hein ? répondit l’enfant ébahi.

— Quel jour sommes-nous aujourd’hui, mon beau garçon ? dit Scrooge.

— Aujourd’hui ! répondit l’enfant ; mais c’est le jour de Noël.

— Le jour de Noël ! se dit Scrooge. Je ne l’ai donc pas manqué ! Les esprits ont tout fait en une nuit. Ils peuvent faire tout ce qu’ils veulent ; qui en doute ? Certainement qu’ils le peuvent. Holà ! Hé ! Mon beau petit garçon !

— Holà ! répondit l’enfant.

— Connais-tu la boutique du marchand de volailles, au coin de la seconde rue ?

— Je crois bien !

— Un enfant plein d’intelligence ! dit Scrooge. Un enfant remarquable ! Sais-tu si l’on a vendu la belle dinde qui était hier en montre ? Pas la petite ; la grosse ?

— Ah ! Celle qui est aussi grosse que moi ?

— Quel enfant délicieux ! dit Scrooge. Il y a plaisir à causer avec lui. Oui, mon chat !

— Elle y est encore, dit l’enfant.

— Vraiment ! continua Scrooge. Eh bien, va l’acheter !

— Farceur ! s’écria l’enfant.

— Non, dit Scrooge, je parle sérieusement. Va acheter et dis qu’on me l’apporte ; je leur donnerai ici l’adresse où il faut la porter. Reviens avec le garçon et je te donnerai un schilling. Tiens ! Si tu reviens avec lui en moins de cinq minutes, je te donnerai un écu.

L’enfant partit comme un trait [1]. Il aurait fallu que l’archer eût une main bien ferme sur la détente pour lancer sa flèche moitié seulement aussi vite.

[1] Projectile lancé à la main - javelot, lance - ou à l'aide d'une arme - flèche -.

— Je l’enverrai chez Bob Cratchit, murmura Scrooge se frottant les mains et éclatant de rire. Il ne saura pas d’où cela lui vient. Elle est deux fois grosse comme Tiny Tim. Je suis sûr que Bob goûtera la plaisanterie ; jamais Joe Miller n’en a fait une pareille.

Il écrivit l’adresse d’une main qui n’était pas très ferme, mais il l’écrivit pourtant, tant bien que mal, et descendit ouvrir la porte de la rue pour recevoir le commis du marchand de volailles. Comme il restait là debout à l’attendre, le marteau frappa ses regards.

— Je l’aimerai toute ma vie ! s’écria-t-il en le caressant de la main. Et moi qui, jusqu’à présent, ne le regardais jamais, je crois. Quelle honnête expression dans sa figure ! Ah ! Le bon, l’excellent marteau ! Mais voici la dinde ! Holà ! Hé ! Houp, houp ! Comment allez-vous ? Un joyeux Noël !

C’était une dinde, celle-là ! Non, il n’est pas possible qu’il se soit jamais tenu sur ses jambes, ce volatile ; il les aurait brisées en moins d’une minute, comme des bâtons de cire à cacheter.

— Mais j’y pense, vous ne pourrez pas porter cela jusqu’à Camden-Town, mon ami, dit Scrooge ; il faut prendre un cab. »

Le rire avec lequel il dit cela, le rire avec lequel il paya la dinde, le rire avec lequel il paya le cab, et le rire avec lequel il récompensa le petit garçon ne fut surpassé que par le fou rire avec lequel il se rassit dans son fauteuil, essoufflé, hors d’haleine, et il continua de rire jusqu’aux larmes.

Ce ne lui fut pas chose facile que de se raser, car sa main continuait à trembler beaucoup ; et cette opération exige une grande attention, même quand vous ne dansez pas en vous faisant la barbe. Mais il se serait coupé le bout du nez, qu’il aurait mis tout tranquillement sur l’entaille un morceau de taffetas d’Angleterre sans rien perdre de sa bonne humeur.

Il s’habilla, mit tout ce qu’il avait de mieux, et, sa toilette faite, sortit pour se promener dans les rues. La foule s’y précipitait en ce moment, telle qu’il l’avait vue en compagnie du spectre de Noël présent. Marchant les mains croisées derrière le dos, Scrooge regardait tout le monde avec un sourire de satisfaction. Il avait l’air si parfaitement gracieux, en un mot, que trois ou quatre joyeux gaillards ne purent s’empêcher de l’interpeller  :

« Bonjour, monsieur ! Un joyeux Noël, monsieur ! »

Et Scrooge affirma souvent plus tard que, de tous les sons agréables qu’il avait jamais entendus, ceux-là avaient été, sans contredit, les plus doux à son oreille.

Il n’avait pas fait beaucoup de chemin, lorsqu’il reconnut, se dirigeant de son côté, le monsieur à la tournure distinguée qui était venu le trouver la veille dans son comptoir, et lui disant : « Scrooge et Marley, je crois ? » Il sentit une douleur poignante lui traverser le cœur à la pensée du regard qu’allait jeter sur lui le vieux monsieur au moment où ils se rencontreraient ; mais il comprit aussitôt ce qu’il avait à faire, et prit bien vite son parti.

« Mon cher monsieur, dit-il en pressant le pas pour lui prendre les deux mains, comment vous portez-vous ? J’espère que votre journée d’hier a été bonne. C’est une démarche qui vous fait honneur ! Un joyeux Noël, monsieur !

— Monsieur Scrooge ?

— Oui, c’est mon nom ; je crains qu’il ne vous soit pas des plus agréables. Permettez que je vous fasse mes excuses. Voudriez-vous avoir la bonté… - Ici Scrooge lui murmura quelques mots à l’oreille. -

— Est-il Dieu possible ! s’écria ce dernier, comme suffoqué. Mon cher monsieur Scrooge, parlez-vous sérieusement ?

— S’il vous plaît, dit Scrooge ; pas un liard de moins. Je ne fais que solder l’arriéré, je vous assure. Me ferez-vous cette grâce ?

— Mon cher monsieur, reprit l’autre en lui secouant la main cordialement, je ne sais comment louer une telle généro…

— Pas un mot, je vous prie, interrompit Scrooge. Venez me voir ; voulez-vous venir me voir ?

— Oui ! Sans doute », s’écria le vieux monsieur. Évidemment, c’était son intention ; on ne pouvait s’y méprendre, à son air.

— Merci dit Scrooge. Je vous suis infiniment reconnaissant, je vous remercie mille fois. Adieu ! »

Il entra à l’église ; il parcourut les rues, il examina les gens qui allaient et venaient en grande hâte, donna aux enfants de petites tapes caressantes sur la tête, interrogea les mendiants sur leurs besoins, laissa tomber des regards curieux dans les cuisines des maisons, les reporta ensuite aux fenêtres ; tout ce qu’il voyait lui faisait plaisir. Il ne s’était jamais imaginé qu’une promenade, que rien au monde pût lui donner tant de bonheur. L’après-midi, il dirigea ses pas du côté de la maison de son neveu. Il passa et repassa une douzaine de fois devant la porte, avant d’avoir le courage de monter le perron et de frapper. Mais enfin il s’enhardit et laissa retomber le marteau.

« Votre maître est-il chez lui, ma chère enfant ? dit Scrooge à la servante… Beau brin de fille, ma foi !

— Oui, monsieur.

— Où est-il, mignonne ?

— Dans la salle à manger, monsieur, avec madame. Je vais vous conduire au salon, s’il vous plaît.

— Merci ; il me connaît, reprit Scrooge, la main déjà posée sur le bouton de la porte de la salle à manger ; je vais entrer ici, mon enfant. »

Il tourna le bouton tout doucement, et passa la tête de côté par la porte entrebâillée. Le jeune couple examinait alors la table - dressée comme pour un gala -, car ces nouveaux mariés sont toujours excessivement pointilleux sur l’élégance du service : ils aiment à s’assurer que tout est comme il faut.

« Fred ! dit Scrooge.

Dieu du ciel ! Comme sa nièce par alliance tressaillit ! Scrooge avait oublié, pour le moment, comment il l’avait vue assise dans son coin avec un tabouret sous les pieds, sans quoi il ne serait point entré de la sorte ; il n’aurait pas osé.

— Dieu me pardonne ! s’écria Fred, qui est donc là ?

— C’est moi, votre oncle Scrooge ; je viens dîner. Voulez-vous que j’entre, Fred ? »



Un conte de Noël - Illustration d'Arthur Rackham


S’il voulait qu’il entrât ! Peu s’en fallut qu’il ne lui disloquât le bras pour le faire entrer. Au bout de cinq minutes, Scrooge fut à son aise comme dans sa propre maison. Rien ne pouvait être plus cordial que la réception du neveu ; la nièce imita son mari ; Topper en fit autant, lorsqu’il arriva, et aussi la petite sœur rondelette, quand elle vint, et tous les autres convives, à mesure qu’ils entrèrent.

Quelle admirable partie, quels admirables petits jeux, quelle admirable unanimité, quel admirable bonheur !

Mais le lendemain, Scrooge se rendit de bonne heure au comptoir, oh ! De très bonne heure. S’il pouvait seulement y arriver le premier et surprendre Bob Cratchit en flagrant délit de retard ! C’était en ce moment sa préoccupation la plus chère.

Il y réussit ; oui, il eut ce plaisir ! L’horloge sonna neuf heures, point de Bob ; neuf heures un quart, point de Bob. Bob se trouva en retard de dix-huit minutes et demie. Scrooge était assis, la porte toute grande ouverte, afin qu’il le pût voir se glisser dans sa citerne.

Avant d’ouvrir la porte, Bob avait ôté son chapeau, puis son cache-nez : en un clin d’œil, il fut installé sur son tabouret et se mit à faire courir sa plume, comme pour essayer de rattraper neuf heures.

« Holà ! grommela Scrooge, imitant le mieux qu’il pouvait son ton d’autrefois ; qu’est-ce que cela veut dire de venir si tard ?

— Je suis bien fâché, monsieur, dit Bob. Je suis en retard.

— En retard ! reprit Scrooge. En effet, il me semble que vous êtes en retard. Venez un peu par ici, s’il vous plaît.

— Ce n’est qu’une fois tous les ans, monsieur, fit Bob timidement en sortant de sa citerne ; cela ne m’arrivera plus. Je me suis un peu amusé hier, monsieur.

— Fort bien ; mais je vous dirai, mon ami, ajouta Scrooge, que je ne puis laisser plus longtemps aller les choses comme cela. Par conséquent, poursuivit-il, en sautant à bas de son tabouret et en portant à Bob une telle botte dans le flanc qu’il le fit trébucher jusque dans sa citerne ; par conséquent, je vais augmenter vos appointements ! »

Bob trembla et se rapprocha de la règle de son bureau. Il eut un moment la pensée d’en assener un coup à Scrooge, de le saisir au collet et d’appeler à l’aide les gens qui passaient dans la ruelle pour lui faire mettre la camisole de force.

« Un joyeux Noël, Bob ! dit Scrooge avec un air trop sérieux pour qu’on pût s’y méprendre et en lui frappant amicalement sur l’épaule. Un plus joyeux Noël, Bob, mon brave garçon, que je ne vous l’ai souhaité depuis longues années ! Je vais augmenter vos appointements et je m’efforcerai de venir en aide à votre laborieuse famille ; ensuite cette après-midi nous discuterons nos affaires sur un bol de Noël rempli d’un bischoff [2] fumant, Bob ! Allumez les deux feux ; mais avant de mettre un point sur un i, Bob Cratchit, allez vite acheter un seau neuf pour le charbon. »

[2] Boisson chaude ou froide, obtenue en faisant macérer, avec ou sans épices, dans du vin sucré, du citron ou de l'orange.

Scrooge fit encore plus qu’il n’avait promis ; non seulement il tint sa parole, mais il fit mieux, beaucoup mieux. Quant à Tiny Tim, qui ne mourut pas, Scrooge fut pour lui un second père.

Il devint un aussi bon ami, un aussi bon maître, un aussi bon homme que le bourgeois de la bonne vieille Cité, ou de toute autre bonne vieille cité, ville ou bourg, dans le bon vieux monde. Quelques personnes rirent de son changement ; mais il les laissa rire et ne s’en soucia guère ; car il en savait assez pour ne pas ignorer que, sur notre globe, il n’est jamais rien arrivé de bon qui n’ait eu la chance de commencer par faire rire certaines gens. Puisqu’il faut que ces gens-là soient aveugles, il pensait qu’après tout il vaut tout autant que leur maladie se manifeste par les grimaces, qui leur rident les yeux à force de rire, au lieu de se produire sous une forme moins attrayante. Il riait lui-même au fond du cœur ; c’était toute sa vengeance.

Fort bien ; mais je vous dirai, mon ami, ajouta Scrooge, que je ne puis laisser plus longtemps aller les choses comme cela.

Il n’eut plus de commerce avec les esprits ; mais il en eut beaucoup plus avec les hommes, cultivant ses amis et sa famille tout le long de l’année pour bien se préparer à fêter Noël, et personne ne s’y entendait mieux que lui : tout le monde lui rendait cette justice.

Puisse-t-on en dire autant de vous, de moi, de nous tous, et alors comme disait Tiny Tim  :

« Que Dieu nous bénisse, tous tant que nous sommes ! »








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