Les aventures du Baron de Münchausen
- Lucienne
- 1 mai
- 31 min de lecture
… de Rudolf Erich Raspe
… illustré par Alphonse Adolphe Géry-Bichard et Albert Robida
Texte adapté pour la jeunesse.
Tous droits de reproduction, intégrale ou partielle réservés pour tous pays. L’auteur est seul propriétaire des droits et responsable du contenu de ce livre.

Image de couverture : Franz Gottfried
(La conception de la couverture est la propriété de l'auteur)
Le baron de Münchausen, chers petits lecteurs, a vécu il y a une centaine d’années ; ce qu’il a fait n’a jamais pu être reproduit par d’autres, et les choses extraordinaires qu’il prétend avoir vues ou accomplies méritent d’autant plus de vous être racontées qu’elles sont et seront toujours uniques dans leur genre. Il était né dans un pays voisin de la Gascogne, malgré son nom de consonance allemande, mais je vous engage, s’il réussit à vous amuser, de croire les plaisanteries et les farces qu’il va vous raconter, ne fût-ce que pour le récompenser des peines qu’il va prendre pour vous distraire un moment.
Comment le Baron se sortit, ainsi que son cheval, des sables mouvants
Un jour qu’il revenait de la chasse à courre, son cheval, le brave Ajax, s’arrêta tout à coup devant un large ruisseau tout marécageux qu’il lui fallait franchir, le pont ayant été détruit par une crue récente, occasionnée par les pluies d’automne. Le baron rassembla les rênes, enfonça ses éperons dans les flancs de son coursier, s’élança.
Jugeant, une fois à la moitié du chemin, la distance trop longue, tourna bride et retomba au point de départ ; il lança de nouveau son cheval, le frappa d’un vigoureux coup de cravache... et tomba au milieu du ruisseau, où le poids du cavalier fit enfoncer le cheval dans la vase. Ils allaient périr tous deux, quand Münchausen eut une inspiration du ciel : de la main gauche, car la droite maintenait Ajax, il se saisit par sa propre chevelure, serra fortement les cuisses et s’enlevant lui-même, ainsi que sa monture, d’une main ferme, il se débourba et gagna facilement la rive.

Illustration d’Alphonse Bichard
Divers stratagèmes pour attraper des canards sauvages
Quand le baron manquait de munitions, il trouvait toujours quelque subterfuge pour y remédier. Un jour, dans un petit étang, il aperçut une douzaine de canards sauvages qui prenaient leurs ébats, et semblaient si peu se soucier de lui qu’on les eût crus avertis de son manque de cartouches. Vous eussiez, vous, ami lecteur, dans voire impuissance, admiré leurs plongeons et écouté leur chant harmonieux. Münchausen, lui, tira de sa carnassière un morceau de lard destiné à son déjeuner, dévida la laisse de son chien, et y attacha le friand appât. Un premier canard s’approcha et avala vite l’onctueux morceau de lard ; les autres accoururent derrière le premier, et se disputèrent à qui mieux mieux la dangereuse ficelle. Bref, ils se trouvèrent tous enfilés comme des perles.

Comment Münchausen fut transporté chez lui par les canards
Le baron, nouant les deux bouts de l’appétissant cordon, se le passa autour du corps comme le veneur fait d’une trompe de chasse. Bientôt les canards, qui étaient tous encore vivants, revinrent peu à peu de leur étourdissement, et se mirent à battre si bien de l’aile qu’ils s’élevèrent dans les airs avec le baron. Il ne perdit pas la tête ; et se servant des basques de son habit comme d’un gouvernail, il se dirigea vers sa maison.

Quand il se vit au-dessus d’une des cheminées, il tordit successivement le cou à ses canards et descendit tout doucement jusqu’au foyer de sa chambre à coucher, où, par bonheur, le feu n’était pas allumé.

Un clin d’œil explosif
Quand la pierre à fusil lui manquait, Münchausen remplissait de poudre le bassinet de son arme, mettait en joue avec soin le gibier qu’il voulait tuer, et se frappait l’œil d’un si vigoureux coup de poing que les étincelles en jaillissaient et enflammaient la poudre. Le fait n’est pas étonnant, car certaines personnes, sous l’impression d’un choc, ont vu, sans qu’elles puissent en affirmer le nombre, jusqu’à trente-cinq ou trente-six chandelles. Du moins la tradition en fait foi.
Comment il prit sept perdreaux avec la baguette de son fusil
Un jour qu’il n’avait plus de plomb, ayant fait une guerre formidable au gibier, il chargea son fusil à poudre seulement, et y enfonça sa baguette en guise de projectile. C’est alors qu’il vit une compagnie de perdreaux s’envoler devant lui, il tira, mais les malheureux oiseaux étaient disposés d’une si singulière manière que sept d’entre eux furent embrochés sur la baguette.
Comment il chassa un renard hors de sa peau
Ce succès l’engagea à charger son fusil de toutes sortes de façons : une fois, c’est un clou qu’il mit dans son arme et tira si heureusement sur un renard qu’il le fixa par la queue le long d’un arbre. Avec son couteau il fendit la gueule du renard, dévida son fouet et frappa l’animal, jusqu’à ce que, fou de terreur et de souffrance, il laissa sa peau intacte et s’en échappa.

Comment il planta un cerisier dans la tête d’un cerf
Une autre fois, c’est un cerf qu’il eut devant son fusil, dans lequel, faute de balles, il glissa quelques noyaux de cerises. Le baron visa entre les bois et tira...

Le cerf disparût dans la forêt. Mais, chose étrange ! Un an après, se promenant dans les mêmes parages, il vit venir, se dirigeant avec peine à travers les arbres, un cerf portant au milieu du front un cerisier chargé de fruits murs. Münchausen se souvint alors de son expédient de l’année précédente, et comprit l’événement. Ayant tué l’animal, il put faire servir à un dîner d’apparat fruits et venaison de la même origine. Disciples de Saint-Hubert, qui de vous peut se vanter d’avoir jamais vu pareille chose ?
Comment il prit un sanglier vivant
Le fait suivant, le même jour, lui parut pendant quelques moments mystérieux, mais ne tarda pas à le faire bien rire. Il vit passer un marcassin, suivi immédiatement d’une vieille laie. Le baron ajusta, tira, et tandis que le marcassin s’enfuyait au galop, la pauvre laie s’arrêta et resta immobile. Phénomène étrange et bien explicable cependant, car la vieille laie était aveugle et tenait entre ses dents la queue de son guide naturel, le marcassin. Or, la balle du baron ayant coupé cette queue conductrice, le pauvre vieil animal ne savait plus comment se diriger. Münchausen eut pitié de son embarras, et, saisissant le petit bout de queue, il conduisit la laie à la cuisine, où l’hospitalité lui fut cordialement offerte. Hélas ! Ce fut la dernière qu’elle eût reçue.
Comment il canonisa un vieux général
Peu de temps après, le baron se rendit en Russie pour faire la campagne contre les Turcs, et il eut l’honneur de dîner en face d’un célèbre général dont le bras portait constamment à ses lèvres des verres remplis de tokay. Avec ce qu’il buvait, il y avait de quoi griser un corps d’armée entier. Il ne semblait pas toutefois être incommodé, et le seul signe de malaise qu’il donnât était de temps en temps de soulever sa lourde coiffure d’ordonnance. Or savez-vous, amis lecteurs, quelle était la raison de ce geste fréquent ? C’était d’ouvrir la soupape aux fumées du tokay qui lui montaient au cerveau. Ayant eu en effet le sommet du crâne enlevé par un éclat d’obus, il l’avait fait remplacer par une plaque mobile à charnière. Münchausen ne voulait pas ajouter foi à une pareille histoire, mais un ami du général se plaça auprès de lui, et au moment où il se donnait un peu d’air, glissa entre le casque et la tête une allumette enflammée. L’on vit alors les vapeurs prendre feu et la tête du vieux guerrier flamber comme un punch.

Comment il fit sauter un ours comme une bombe
Pendant son séjour à Varsovie, le baron prit part à une grande chasse pendant laquelle il eut le malheur de tomber et de casser son fusil tout près de la crosse. Ainsi désarmé, il rentrait chez lui, quand il vit se dresser devant ses yeux un ours énorme, ses redoutables pattes étendues, et la gueule ouverte pour le dévorer. Avec une présence d’esprit et un sang-froid admirables, Münchausen arracha de son fusil les deux silex et en lança un si heureusement dans la gueule de l’animal, qu’il disparut par la gorge. L’ours, sous l’impression de la douleur, se retourna brusquement, au moment où le baron lançait le deuxième caillou, qui s’engagea dans l’animal par le côté opposé où celui par lequel le premier était entré. Qu’arriva-t-il alors ? Les deux pierres envoyées si vigoureusement se rencontrèrent, firent feu, et avec une détonation effroyable, l’ours éclata en morceaux.
Comment il attacha par erreur son cheval à la pointe d’un clocher
Münchausen, continuant son voyage vers le nord, fut surpris par la nuit dans un pays couvert de neige, dont il ne connaissait pas les routes. Harassé, n’en pouvant plus, il se décida à descendre de cheval, attacha sa bête à une sorte de pointe d’arbre qui surgissait de la neige, plaça, par prudence, ses pistolets à son chevet et fit un si bon somme qu’il faisait grand jour quand il se réveilla. Quel fut son étonnement de se trouver dans un cimetière ! Au premier moment il ne vit pas son cheval, mais après quelques instants, il entendit hennir au-dessus de lui. Il leva la tête et se convainquit que sa bête était suspendue au coq du clocher.
Immédiatement il comprit que, la veille, le village était couvert par la neige et que, dans la nuit, le temps s’étant subitement radouci, la neige en fondant l’avait descendu tout doucement jusque sur le sol. Dans l’obscurité, ce qu’il avait pris pour une pointe d’arbre n’était autre chose que le coq du clocher. Aussi, sans s’embarrasser davantage, il prit un de ses pistolets, visa la bride, et tira si adroitement qu’il rentra par ce moyen en possession de son cheval et put continuer son voyage.

Un écuyer hors pair !
Pendant l’hiver, il se trouvait chez un de ses amis dans un magnifique château de la Lituanie. Un soir, on venait de terminer le dîner, et l’on était assis autour de la table à deviser en prenant le café, quand un palefrenier vint informer le baron qu’un jeune étalon, nouveau dans l’écurie, était à ce point fougueux et indocile que personne ne pouvait le monter. Münchausen était un remarquable cavalier : d’un bond il sauta en selle et au bout d’une minute le cheval était dompté. Le baron lui fit enjamber la fenêtre, saluer les dames, monter sur la table et exécuter des exercices de haute école, au milieu des flacons et des tasses.

Illustration d’Albert Robida
Comment il retourna une louve vivante
Sur la route de Saint-Pétersbourg, Münchausen fut attaqué par une louve affamée. Comme il était sans armes, il lui enfonça le poing dans la gueule ouverte, jusqu’aux entrailles, et pendant que l’animal hurlait de douleur, il le retourna comme un gant.

Comment le manteau du baron devint enragé
Le baron prétendait pouvoir traiter de même manière tous les animaux, mais un jour il se trouva en présence d’un chien enragé. Il renonça sur-le-champ à toute lutte et ne pensa qu’à fuir. Pour courir plus facilement, il jeta son manteau sur l’animal furieux qui se rua dessus et le mordit avec rage. Le chien fut assommé et Münchausen rentra en possession de son vêtement tant soit peu endommagé. Le lendemain, les cris du domestique éveillèrent le baron en sursaut.
« Qu’y a-t-il, imbécile, et pourquoi pousses-tu ces cris de détresse, on croirait que la maison est en feu !
— Monsieur le baron, votre manteau est enragé, il se jette sur les autres habits et les met en pièces ! »
Münchausen se leva à la hâte et arriva juste au moment où le furibond se ruait sur un bel habit de gala tout neuf, le secouait, et le dépeçait de la façon la plus impitoyable. Il n’eut que le temps de prendre un pistolet et lui envoya une balle qui mit fin au tumulte, puis il fit brûler toute sa garde-robe.
Comment il attela un loup à son traîneau
Un jour que Münchausen voyageait en traîneau dans les steppes de la Russie, il fut poursuivi par un loup que la faim chassait hors de la forêt. Au moment où il allait être atteint, il se blottit au fond du traîneau, et le loup, l’ayant franchi d’un bond, tomba sur l’arrière-train du pauvre cheval qu’il se mit à dévorer. Plus le loup mangeait, plus le cheval courait vite. Le baron donna, à bras raccourcis, des coups de fouet au loup pour le faire avancer, si bien que le cadavre du cheval étant tombé à terre, le féroce animal se trouva si bien engagé dans les harnais que Münchausen fit en cet équipage son entrée dans Saint-Pétersbourg. L’aventure fit à ce point rire l’Empereur qu’il nomma aussitôt le baron commandant en chef d’un corps de hussards.
Comment à la guerre, le cheval du baron de Münchausen fut coupé en deux sans cesser de courir
C’est avec ces troupes d’élite qu’il fit une reconnaissance autour de la forteresse d’Orczakow, et qu’il reflua, l’épée dans les reins, les Turcs qui avaient voulu sortir de la ville. Sa valeur était telle, qu’ayant chargé seul sur les derrières de l’armée vaincue, il l’avait fait sortir par la porte opposée. Revenant alors jusqu’à la place pour y faire sonner le rassemblement, quel ne fut pas son étonnement en ne voyant autour de lui, ni trompette, ni aucun de ses hussards. Ils ne pouvaient pourtant être loin et ne devaient point tarder à le rejoindre.
En attendant, il mena son cheval lithuanien à la fontaine qui occupait le milieu de la place, pour l’abreuver. L’animal se mit à boire d’une façon inconcevable, sans que cela parût le désaltérer. Le baron eut bientôt l’explication de ce phénomène singulier, car, se retournant, en même temps qu’il vit accourir le gros de ses troupes, il s’aperçut que tout l’arrière-train de son cheval était absent et coupé net. L’eau s’écoulait par derrière à mesure qu’elle entrait par devant, sans que la bête en conservât rien. Comment cela était-il arrivé ?

Münchausen s’en rendit compte, lorsqu’il vit son ordonnance venir à lui en portant dans ses bras l’arrière-train de son brave lithuanien. Ce hussard expliqua qu’au moment où le baron s’était jeté pêle-mêle au milieu des fuyards, on avait laissé retomber la herse de la porte qui avait tranché net l’arrière-train de son cheval. Sans perdre de temps, il manda le vétérinaire en chef de son régiment, qui rajusta si bien les deux portions de son coursier au moyen de rameaux de laurier qui se trouvaient là, qu’elles se ressoudèrent sur-le-champ. Ensuite, chose surprenante !, les branches prirent racine dans la chair de l’animal, poussèrent et formèrent autour du valeureux cavalier comme un berceau de verdure à l’ombre duquel il accomplit plus d’une action d’éclat.
Ses aventures avec les ours et son ascension dans la lune
Emmené prisonnier à Constantinople, Münchausen fut préposé à la garde des abeilles dans les jardins du sultan. Il était chargé de les promener tout le jour et de les ramener le soir à leur ruche.
Un soir, il lui manqua une abeille, mais il reconnut aussitôt qu’elle avait été attaquée par deux ours qui voulaient la mettre en pièces pour lui voler son miel. Il brandit alors la hachette d’argent, qui est le signe des jardiniers du sultan.

Il lança la hachette si vigoureusement contre les voleurs qu’après les avoir effrayés et mis en fuite, elle alla tomber dans la lune et s’y ficha profondément. Comment ravoir le précieux insigne ? Il se souvint alors d’un haricot d’Espagne qu’on lui avait donné et qui croît très rapidement et à une hauteur extraordinaire. Il le planta immédiatement : aussitôt le haricot de germer et de pousser de façon à aller lui-même contourner sa pointe autour d’une des cornes de la lune. Münchausen grimpa lestement vers l’astre, y arriva sans encombre.

Il chercha sa hachette, qu’il trouva près d’un tas de paille, et se disposa au retour. Malheureusement la chaleur avait flétri la tige du haricot. L’intrépide baron tressa une corde avec les brins de paille qu’il avait sous la main, l’attacha par un bout à l’une des cornes de la lune et se laissa glisser. Quand il fut arrivé à l’extrémité de la corde, il la coupa le plus haut possible au-dessus de sa tête, et la rattacha au-dessous de ses pieds ; il atteignit ainsi assez rapidement la terre, ayant renouvelé très souvent ce dangereux manège.
Instruit par cette expérience, Münchausen trouva un meilleur moyen de se débarrasser des ours qui en voulaient à ses abeilles et à ses ruches. Il enduisit de miel les brancards d’un chariot[1], et se plaça non loin de là en embuscade. Les ours, attirés par l’odeur du miel, arrivèrent et se mirent à lécher si avidement les extrémités des brancards qu’ils les avalèrent. Poussant toujours plus avant, ils s’embrochèrent tout à fait. Les voleurs étaient pris au piège, et, dans cette posture, firent bien rire le sultan qui les vit le lendemain en faisant sa promenade.
[1] Les brancards désignent les deux pièces de bois d'un véhicule hippomobile, entre lesquelles on attelle un cheval.

Il chercha sa hachette, qu’il trouva près d’un tas de paille, et se disposa au retour. Malheureusement la chaleur avait flétri la tige du haricot. L’intrépide baron tressa une corde avec les brins de paille qu’il avait sous la main, l’attacha par un bout à l’une des cornes de la lune et se laissa glisser. Quand il fut arrivé à l’extrémité de la corde, il la coupa le plus haut possible au-dessus de sa tête, et la rattacha au-dessous de ses pieds ; il atteignit ainsi assez rapidement la terre, ayant renouvelé très souvent ce dangereux manège.
Instruit par cette expérience, Münchausen trouva un meilleur moyen de se débarrasser des ours qui en voulaient à ses abeilles et à ses ruches. Il enduisit de miel les brancards d’un chariot[1], et se plaça non loin de là en embuscade. Les ours, attirés par l’odeur du miel, arrivèrent et se mirent à lécher si avidement les extrémités des brancards qu’ils les avalèrent. Poussant toujours plus avant, ils s’embrochèrent tout à fait. Les voleurs étaient pris au piège, et, dans cette posture, firent bien rire le sultan qui les vit le lendemain en faisant sa promenade.
Histoire du cor gelé et dégelé
Peu de temps après, la paix fut signée entre les Turcs et les Russes : les prisonniers furent libérés et Münchausen regagna en poste[2] Saint-Pétersbourg, son lithuanien étant resté en Turquie. Or il advint que, se trouvant engagé dans un chemin creux bordé de haies élevées, il dit à son postillon de sonner du cor pour empêcher une autre berline de s’engager par l’autre bout du chemin. Le pauvre diable eut beau souffler, aucun son ne sortit de son instrument...
Cela leur parut étrange et inexplicable. Et ce fut aussi pour eux la cause d’un incroyable embarras. Car ils virent aussitôt s’avancer vers eux une voiture qui venait de l’autre côté du chemin. Il était impossible d’aller en avant, impossible de reculer ! Ils étaient pris comme dans un piège.
« Il faut pourtant que nous sortions de ce pas, dit le baron à ses compagnons.
Et, sans faire ni un ni deux, il sautait à bas de la voiture et dételait aussitôt les chevaux.
— Qu’allez-vous faire ? demanda l’un d’eux.
— Vous allez voir », répondit le baron.
Alors il prit résolument sur ses épaules la voiture avec ses quatre roues et tout le bagage dont elle était chargée ; et après avoir gravi le talus qui bordait le chemin, il franchit les buissons et la transporta par le champ voisin.
[2] Voiture hippomobile présentant un attelage à quatre chevaux, mené par un ou plusieurs postillons montés sur les chevaux.

Cela fait, il retournait sur ses pas, pris un des chevaux sous chacun de ses bras, et, en deux voyages, il tirait les siens de ce pas difficile dont aucune force humaine, autre que la sienne, n’eût pu les délivrer.
Ils n’eurent plus qu’à atteler et ils atteignirent sans autre encombre la station de poste la plus voisine. Quand ils furent arrivés dans l’auberge, ils se remirent, devant une bonne table, des fatigues de cette aventure. Le postillon accrocha son cor à un clou dans la cheminée et on se mit à table.
Tout à coup, « Tarata, tarata, tata, tata, » voilà le cor qui se met à jouer tout seul. C’est que les notes s’étaient gelées et que, sous l’influence de la chaleur, elles sortaient claires et suaves de l’instrument qui, tout seul, fit d’excellente musique pendant une grande demi-heure.
Le lion et le crocodile
Pendant ce même voyage, Münchausen vint à passer ce grand courant chaud qu’on appelle le Gulf Stream, et il put se convaincre que la température de l’eau était telle, que les poissons y nageaient tout cuits comme dans un vaste court-bouillon ; on n’avait qu’à les pécher et à les manger sans autre préparation culinaire. Dans les parages de l’île de Ceylan, la chaleur était si grande que Münchausen s’étendit au bord d’une rivière pour y faire la sieste.
Tout à coup, un rugissement le réveille en sursaut ; il se dressa sur son séant et se trouva en présence d’un énorme lion qui s’élançait vers lui pour le dévorer. En même temps, il entendit derrière lui le sifflement strident d’un crocodile. Il se jeta de côté et attendit la mort. La divine Providence lui vint en aide et le délivra miraculeusement de ses deux redoutables ennemis. Le lion, dans son élan, alla donner de la tête dans la gueule formidable du crocodile, ouverte pour engloutir l’infortuné baron, et s’y engagea si profondément que les deux monstres expirèrent étouffés l’un par l’autre.

Comment le baron de Münchausen fut avalé par un poisson
Un autre jour, il fut en grand danger de périr dans la Méditerranée.
Il se baignait dans cette mer superbe, par une belle après-dinée d’été, non loin de la ville de Marseille, quand il vit tout à coup se diriger vers lui, avec la plus grande vitesse, un énorme poisson qui avait déjà la gueule ouverte pour le dévorer. Il n’avait pas le temps de se sauver. Il prit donc une prompte résolution, et se fit si petit, en enfonçant sa tête entre ses épaules et en serrant étroitement ses jambes et ses bras contre son corps, qu’il parvint à se glisser entre les mâchoires du poisson et à descendre tout droit dans son estomac. Là il passa, comme on peut facilement se l’imaginer, quelque temps dans une obscurité complète. Cette situation aurait été loin de paraître riante à tout autre qu’à un homme aussi fertile en expédients et d’un aussi grand sang-froid que Münchausen. Aussi, il résolu, pour se sortir de ce mauvais pas, de causer un vomissement à son hôte. Il se mit aussitôt à danser, à s’agiter, à se démener, comme un furieux, dans l’espace assez large où il se trouvait enfermé. Rien n’incommodait autant l’animal que le mouvement rapide et incessant des pieds du baron, qui battaient les plus beaux entrechats du monde et exécutaient des valses et des écossaises furibondes. Alors, il se mit à crier d’une manière formidable et se dressa tout droit en se soulevant à demi hors de l’eau.
L’équipage d’un bâtiment de commerce italien, qui sortait précisément du port, s’arrêta aussitôt pour considérer ce spectacle étrange et inouï. Il s’arma de crocs et de harpons et attaqua le poisson. En peu de temps, ils en vinrent à bout.
Quand on l’eut amené au rivage, Münchausen entendit distinctement les hommes se concerter sur les moyens de dépecer l’animal afin d’obtenir la plus grande quantité d’huile possible. Ils ouvrir le ventre d’abord, et, dès que le baron vit poindre un peu de lumière, il se mit à crier de toutes ses forces.
Il est impossible de décrire l’étonnement qui se peignit sur toutes les figures, au moment où cette voix humaine se fit entendre dans les entrailles du poisson. Cet étonnement fut naturellement plus grand encore quand ils en virent sortir un homme vivant, et nu comme un ver.

Comment la tête du baron fut enfoncée jusque dans sa poitrine
Entre l’Amérique et l’Afrique, le navire qui portait le baron heurta si fortement un énorme monstre marin, que tout l’équipage croyait avoir touché[3] contre des récifs. La commotion avait été si violente que tout le monde fut projeté contre le plafond. La tête de Münchausen fut renfoncée et incrustée jusque dans sa poitrine, et ce n’est que plusieurs mois plus tard qu’elle put reprendre sa position initiale.
[3] Toucher : Être en contact avec le fond (terme nautique).
Comment et pourquoi Münchausen décrocha la lune
Pendant un voyage en Perse, Münchausen eut occasion de rendre au schah un sacré service. Le puissant souverain aimait à contempler les astres ; et entre tous, la lune était celui dont l’éclat le charmait surtout. Un jour d’éclipse, le schah apercevant la lune à moitié cachée, s’imagina qu’elle était rouillée ; il enjoignit à Münchausen de la faire descendre par ses serviteurs, et, la croyant ternie par le temps et l’humidité, de la fourbir à neuf, tout comme on eût pu le faire d’une vieille casserole. Le baron ne fut pas décontenancé par cet ordre étrange. Il constitua aussitôt trois compagnies de pileurs de sable, de cent hommes chacune, et trois compagnies de tamiseurs. Ces six cents hommes étaient destinés à préparer du sable très fin pour nettoyer et polir la lune. Puis il fit réunir les plus habiles charpentiers de Schiras et leur fit construire, d’après ses dessins et ses conseils, une admirable machine pour décrocher et descendre la lune. Tout réussit à merveille. Pendant que Münchausen, fumant sa pipe, surveillait le travail, l’astre fut doucement amené, gratté, frotté, nettoyé, poli et repoli, puis remonté sans secousse, et enfin replacé sans le moindre accident. Le baron fut comblé de présents par le souverain, qui, depuis ce temps, fait exécuter tous les mois dans ses États ce merveilleux travail.
Comment le baron voulut épier le camp ennemi monté sur un boulet de canon
Münchausen aimait à raconter une aventure qui lui fit, dans le temps, grand honneur auprès de ses compagnons d’armes. Laissons-lui la parole, dont il se sert d’ailleurs fort bien.
« Nous faisions le siège d’une forteresse dont j’ai oublié le nom, et il était de la plus haute importance pour le feld-maréchal de savoir ce qui se passait dans la place. Il paraissait impossible d’y pénétrer, car il eût fallu se faire jour à travers les avant-postes, les grand’gardes et les ouvrages avancés ; personne n’osait se charger d’une pareille entreprise.
Un peu trop confiant peut-être dans mon courage et emporté par mon zèle, j’allai me placer près d’un de nos gros canons, et, au moment où le coup partait, je m’élançai sur le boulet, dans le but de pénétrer par ce moyen dans la ville.

Mais lorsque je fus à moitié route, la réflexion me vint : “Hum! pensai-je, aller, c’est bien, mais comment revenir ? Que va-t-il t’arriver une fois dans la place ? On te traitera en espion et on te pendra au premier arbre. Ce n’est pas une fin digne de Münchausen !” Ayant fait cette réflexion, suivie de plusieurs autres du même genre, j’aperçus un boulet, dirigé de la forteresse contre notre camp, qui passait à quelques pas de moi ; je sautai dessus, et je revins au milieu des miens, sans avoir, il est vrai, accompli mon projet, mais du moins entièrement sain et sauf. »

Comment le baron échappa à une armée d’ours blancs
« Vous avez sans doute entendu parler du dernier voyage de découverte fait dans les régions du Nord par le capitaine Phipps[4], aujourd’hui lord Mulgrave.
J’accompagnai le capitaine en ami et en amateur. Quand nous fûmes parvenus à un degré considérable de latitude, je pris mon télescope, et je me mis à observer autour de nous. À environ un demi-mille de l’endroit où nous voguions, flottait une immense montagne de glace, qui était infiniment plus haute que nos mâts, et j’y avisai deux ours qui, selon ce que je jugeai, étaient engagés dans un duel effroyable.
Je m’armai aussitôt de mon fusil et descendis sur la glace. Mais, lorsque j’en eus atteint le sommet, je m’aperçus que le chemin que je suivais était extraordinairement difficile et dangereux. Par moments il me fallut sauter par-dessus des abîmes effroyables. Dans d’autres endroits la glace était aussi glissante qu’un miroir, en sorte que je ne pouvais faire un pas sans tomber. Pourtant je parvins à atteindre les ours, et en même temps je m’aperçus qu’au lieu de se battre, ils étaient occupés à jouer ensemble. À cet instant, je glissai du pied droit, tombai en arrière et perdis, dans cette horrible chute, connaissance pour un quart d’heure au moins.
Représentez-vous l’épouvante dont je fus saisi quand je sentis, en revenant à moi, qu’un des monstres prenait entre ses dents le ceinturon de mes chaussures neuves. La partie supérieure de mon corps était couchée sur le ventre de l’animal, et mes deux jambes étaient étendues en avant. Avec mon sang-froid ordinaire, je tirai au même instant mon couteau pour me défendre.
M’étant ainsi libéré, je voulu m’enfuir. Mais l’ours restait très menaçant. Je relevais alors mon fusil, et je l’ajustai si bien que mon ennemi tomba raide mort. Le bruit de mon arme avait réveillé plusieurs milliers de ces animaux qui, dans un kilomètre à la ronde, se trouvaient endormis sur la glace.
Tous accoururent vers moi pour venger leur camarade. Il n’y avait pas de temps à perdre ; une idée inespérée vint me sauver tout à coup. Dans la moitié du temps qu’il faut à un chasseur exercé pour arracher la peau à un lièvre, je dévêtis l’ours mort, m’enveloppai de la peau et me cachai la tête dans la sienne. À peine me trouvai-je ainsi déguisé, que toute la troupe des ours se rassembla autour de moi. Ma ruse me réussit à merveille. Ils vinrent l’un après l’autre me flairer, et parurent visiblement me tenir pour un des leurs.
Après qu’ils m’eurent tous flairé, ils parurent devenir plus familiers avec moi. J’imitais exactement leurs mouvements et leurs gestes.
Ce fut là ce qui causa mon salut, et je pu retourner au navire. »
[4] Constantine John Phipps, 2ème lord Mulgrave, est un explorateur et un naturaliste britannique.

Comment le baron de Münchausen descendit dans l’Etna, et y rencontra Vulcain
« J’avais depuis longtemps le désir de visiter le mont Etna. Je me mis donc en route pour la Sicile. Un matin de bonne heure je sortais d’une chaumière située au pied de la montagne, résolu à examiner la disposition intérieure du volcan. Après trois heures de route, je parvins au sommet de la montagne.
L’Etna grondait de tous ses poumons. Depuis trois semaines il était en mouvement ainsi. Vous savez, par mille et une descriptions qui en ont été faites, quel est l’effet d’une éruption. Je fis trois fois le tour du cratère, et, m’enhardissant, je me décidai aussitôt à y descendre en y sautant à pieds joints.
À peine eus-je fait ce saut courageux, que je me trouvai comme dans un bain de vapeur d’une chaleur excessive, et que mon pauvre corps fut douloureusement brûlé par les charbons et par la lave, qui jaillissait sans relâche avec un bruit infernal.
Du reste, quelle que fût la violence avec laquelle elle montait, je ne cessais de descendre avec une rapidité infiniment plus grande encore, à cause de mon poids, et je parvins heureusement en peu de temps au fond de la cave. La première chose que je remarquai fut un bruit infernal, une rumeur épouvantable, des cris et des blasphèmes qui semblaient se produire autour de moi.
Je regardai, et figurez-vous, je me vis entouré de Vulcain et de ses cyclopes[5].
[5] Vulcain était fils de Jupiter. Chargé de fournir des foudres au maître des dieux, il établit ses forges dans les cavernes de l’Etna. Les compagnons de ses travaux étaient les Cyclopes, géants monstrueux, qui n’avaient qu’un œil au milieu du front. On lui attribuait tous les ouvrages qui passaient pour des chefs-d’œuvre dans l’art de forger, comme la couronne d’Ariane, le bouclier d’Hercule, les armes d’Achille, le sceptre d’Agamemnon...

Ces messieurs se querellaient depuis trois semaines, et c’était cette dispute qui remuait toute la Sicile. Vulcain, dès qu’il m’eut avisé, se dirigea en boitant[6] vers son armoire et en tira des onguents et des emplâtres qu’il m’appliqua de sa propre main, et, en peu de temps, mes blessures furent guéries.
Après cela il m’offrit quelques rafraîchissements, un flacon de nectar et d’autres vins précieux, comme les dieux et les déesses seuls en boivent. Dès que je fus entièrement revenu à moi, il me présenta à madame son épouse, c’est-à-dire à dame Vénus[7], et lui recommanda de me pourvoir dans la maison de toutes les commodités que ma situation exigerait.
Vulcain me fit une description fort détaillée du mont Etna. Il me dit que ce n’était qu’un entassement des cendres sorties de sa fournaise, et que, fréquemment forcé de mettre ses gens à la raison, il leur jetait dans sa colère des charbons ardents sur le corps, lesquels s’en débarrassaient avec une grande adresse.
“Nos différends, continua-t-il, durent souvent des mois entiers, et les phénomènes qu’ils produisent sur la terre sont ce que les mortels appellent du nom d’éruptions. Le mont Vésuve est aussi une de mes forges. Un chemin d’environ trois cent cinquante lieues m’y conduit sous le lit de la mer. Là aussi, nos divisions causent fréquemment des éruptions similaires.”
C’est ainsi que j’appris, de la bouche de Vulcain, d’où venaient les éruptions. »
[6] Jupiter le trouva si laid, qu’il précipita Vulcain d’un coup de pied sur la terre. Dans sa chute ce dernier se cassa la cuisse, et il resta boiteux toute sa vie.
[7] Malgré sa difformité, Vulcain épousa Vénus, la plus belle des déesses.
Merveilleuses qualités de son cheval
« Si j’étais leste à la voltige, mon brave cheval ne l’était pas moins. Haies ni fossés, rien ne l’arrêtait, il allait toujours droit devant lui.
Un jour, un lièvre que je poursuivais coupa la grande route.

Au même moment, une voiture où se trouvaient deux belles dames, vint me séparer du gibier. Mon cheval passa si rapidement et si légèrement à travers la voiture, dont les glaces étaient baissées, que j’eus à peine le temps de retirer ma casquette et de prier ces dames de m’excuser de la grande liberté que nous avions prise à traverser ainsi leur calèche.
Comment le baron de Münchausen entra dans la diplomatie turque
La reine Marie-Thérèse envoya un jour Münchausen en mission extraordinaire auprès du Sultan, à Constantinople. Le grand vizir lui fit savoir dès son arrivée que le Commandeur des croyants désirait recevoir immédiatement l’ambassadeur de la puissante reine. Quand le baron se fut présenté au palais pour soumettre ses lettres de créance, et qu’il eût été introduit dans la salle d’audience, le Trucheman, assisté du grand vizir, prit la parole pour présenter Münchausen au Sultan. Il avait à peine prononcé quelques mots que le Grand-Seigneur l’interrompit :
« Hé, mais, par ma barbe ! Nous sommes de vieilles connaissances et de bons amis, Münchausen. Point n’est besoin de Trucheman, asseyez-vous près de moi et causons.
— Tant que vous voudrez, sire, mais si vous le voulez bien, ne rappelons pas le passé, car, heureusement pour moi, les circonstances sont bien différentes que lorsque j’eus le grand honneur de vous voir pour la première fois. »
Sa Hautesse voulut bien sourire de cette allusion à nos précédentes relations.
Münchausen est envoyé en mission et, en route, il grossit sa suite de plusieurs serviteurs merveilleux.
Voici une série d’aventures si extraordinaires qu’il nous faut de nouveau céder la parole à l’illustre baron, qui en fut, d’après ses dires, le héros. Nous ne voulons point les raconter nous-même, désirant à tout prix, pour n’être point taxé de mensonge, lui laisser toute la responsabilité de ses récits.
« Le Grand-Seigneur m’envoya un jour au Caire pour une mission de la plus haute importance, et qui devait être accomplie secrètement. Me trouvant, avec ma suite, à quelques milles à peine de Constantinople, j’aperçus un homme d’aspect malingre qui courait avec une extrême rapidité, bien qu’il portât à chaque pied une masse de plomb pesant environ 50 livres. Saisi d’étonnement, je l’appelai et lui dis :
“Où vas-tu si vite, mon ami, et pourquoi t’alourdir d’un tel poids ?
— J’ai quitté Vienne il y a une heure, pour me promener, et n’ayant pas besoin de ma célérité, je l’ai modérée au moyen de ces poids.”
Ce garçon me plaisait. Je lui demandai s’il voulait entrer à mon service, et il accepta aussitôt.
Un peu plus loin, j’avisai, non loin de la route, un individu étendu immobile sur une pelouse, l’oreille collée contre terre.
“Qu’écoutes-tu donc ainsi, mon ami, lui criai-je.
— J’écoute pousser l’herbe, pour passer le temps, répliqua-t-il.
— Et tu t’entends pousser ?
— Parfaitement.”
Je le priai d’entrer à mon service. Il se leva et me suivit.

Non loin de là je vis sur une colline un chasseur qui ajustait son fusil et qui tirait dans le bleu du ciel.
“Sur quoi donc tires-tu, lui criai-je ?
— Sur la flèche de la cathédrale de Strasbourg, où il y avait un moineau que je viens d’abattre.”
En ma qualité d’amateur de chasse, je lui sautai au cou et je n’épargnai rien, cela va de soi, pour le prendre à mon service.

En passant au pied du mont Liban, nous aperçûmes un homme court et trapu, attelé à une corde qui enveloppait toute la forêt.
“Qu’est-ce que tu tires là, mon ami ? demandai-je à ce drôle.
— J’étais venu pour couper du bois de construction et, comme j’ai oublié ma hache à la maison, je tâche de me tirer d’affaires le mieux que je puis.”
En disant cela, il abattit d’un seul coup toute la forêt, qui mesurait bien deux cent cinquante hectares. J’eusse sacrifié mon traitement d’ambassadeur plutôt que de laisser échapper ce gaillard-là.

Au moment où nous mîmes le pied sur le territoire égyptien, il s’éleva un si formidable ouragan que je faillis être enlevé avec tous mes équipages. À gauche de la route, sept moulins tournaient aussi vite que le rouet de la plus active fileuse. J’aperçus alors un grand gaillard qui se bouchait une narine.

Quand il vit notre détresse, il se tourna vers nous et se découvrit respectueusement.

Le vent cessa aussitôt :
“Hé, drôle, qu’est cela ? As-tu le diable au corps ?
— Excusez-moi, Excellence, répondit-il, je fais un peu de vent pour mon maître le meunier. De peur de faire tourner ses moulins trop vite, je m’étais bouché une narine.”
Parbleu, pensai-je, voilà un précieux sujet. Nous conclûmes un marché, le souffleur quitta ses moulins et me suivit. »
Amitié du Sultan pour le baron
Nous parvînmes ainsi jusqu’au Caire où j’exécutai ma mission à la satisfaction de tous, et, après un séjour de six semaines, je partis pour Alexandrie, où je m’embarquai pour Constantinople. Je fus reçu avec une distinction particulièrement gracieuse par le Grand-Seigneur qui me combla de présents.
Depuis mon retour d’Égypte, je faisais la pluie et le beau temps chez le Sultan. Sa Hautesse ne pouvait vivre sans moi et me priait tous les jours à dîner et à souper chez elle.
Histoire d’une bouteille de tokai
Quoique le Coran défende aux musulmans l’usage du vin, on en servit. En dépit de la loi sainte, le Commandeur des croyants s’entendait fort bien à vider une bouteille.
Un jour, après le départ de tous les dignitaires, le Grand-Seigneur ouvrit une armoire et en tira un flacon :
“Münchausen, vous qui êtes connaisseur, voici une bouteille de tokai, la seule que je possède, et je suis sûr que, de votre vie, vous n’en avez jamais goûté de meilleur.”
Il remplit deux verres et nous y goûtâmes.
“Ce petit vin est bon, répondis-je, mais j’en ai bu de bien meilleur à Vienne, chez l’auguste empereur Charles VI. Si vous voulez bien le permettre, d’ici à une heure, je vous procurerai une bouteille de tokai tirée de la cave impériale de Vienne, et qui aura un autre fumet et un autre goût que celle-ci !
— Münchausen, mon ami, vous voulez vous moquer de moi ! Je n’aime ni les hâbleries ni les hâbleurs, sachez-le !
—Je tiens le pari, et l’enjeu est ma propre tête qui n’est certes pas une citrouille !
— Et moi, si vous gagnez ce pari, je m’engage à vous laisser prendre dans mon trésor autant de richesses que l’homme le plus fort en pourra porter.”
Je rédigeai séance tenante un pressant billet pour la reine Marie-Thérèse, dans lequel je la suppliais de remettre à mon courrier une bouteille du fameux vin, et je le remis à mon coureur, qui détacha ses poids, et se mit immédiatement en route pour Vienne.
L’aiguille de l’horloge marquait la cinquante-cinquième minute depuis le départ de mon coureur qu’il n’avait pas encore paru ; la figure de sa Hautesse prenait une expression menaçante. J’envoyai chercher immédiatement mon écouteur et mon tireur.
Ils arrivèrent aussitôt ; mon écouteur se coucha à terre, et m’annonça, à mon grand dépit, que le drôle se trouvait fort loin de là, profondément endormi et ronflant de tous ses poumons.
Dès que mon tireur apprit cela, il monta sur un tertre pour mieux voir et s’écria :
“Sur mon âme, je le vois, le paresseux, avec la bouteille auprès de lui. Attendez, je vais le chatouiller un peu.”
En même temps il ajusta sa carabine et envoya sa charge en plein dans le feuillage de l’arbre. Une grêle de glands, de branches et de feuilles s’abattit sur le dormeur, qui se leva, reprit sa course, et arriva au cabinet du sultan avec la bouteille de tokai et un billet autographe de Marie-Thérèse.
À ce moment la pendule sonna.
“Après avoir goûté au précieux vin, il faut, dit le sultan, que je paye ma gageure.
— Écoute, dit-il au trésorier, tu laisseras mon ami Münchausen prendre dans mon trésor autant d’or, de perles et de pierres précieuses que l’homme le plus fort en pourra porter. Va !”
Le trésorier s’inclina et je sortis avec lui. »
Le baron devient possesseur de trésors du Sultan qu’il perdit en aumônes en Italie.
« Immédiatement je fis chercher mon homme fort pour exécuter l’ordre que le sultan avait donné en ma faveur. Il vint, sa grosse corde de chanvre à la main ; nous entrâmes ensemble au trésor, et quand nous en ressortîmes il n’y restait plus grand chose.
Je courus immédiatement au port, affrétai le plus grand bâtiment que je pus trouver, et m’étant embarqué avec mes gens, je fis lever l’ancre et mettre à la voile.
En voyant le vide du trésor, le trésorier courut chez le Sultan et lui annonça comment j’avais profité de sa libéralité. Sa Hautesse donna immédiatement l’ordre au grand-amiral de me poursuivre avec toute la flotte et de me faire comprendre qu’elle n’avait pas compris la gageure de cette façon.
Quand j’aperçus la flotte venant à nos trousses toutes voiles dehors, je sentis ma tête s’ébranler sur mes épaules. Mais mon souffleur était là ; il se posta à l’arrière du navire, de façon à avoir une de ses narines dirigée sur la flotte turque et l’autre sur nos voiles ; puis il se mit à souffler avec une telle violence que la flotte fut refoulée en désordre dans le port et que mon navire atteignit en quelques heures les côtes d’Italie.
En quittant Brindisi, je me dirigeai vers Rome ; mais sur le territoire de Lorette, des brigands me dépouillèrent de mon trésor et m’eussent tué si je ne les eusse mis en déroute avec la fronde de David, que j’avais héritée de mon père. J’étais ruiné, mais j’avais la vie sauve. »
Histoire de la Fronde du saint roi David
« Au sujet de cette fronde qui servit à David pour tuer Goliath, et de mon père dont le nom paraît pour la première fois sous ma plume depuis le commencement de ce récit, permettez-moi, chers petits lecteurs, de terminer le récit de mes aventures en donnant la parole à ce digne vieillard, pour vous raconter l’anecdote suivante dont personne ne mettra en doute la véracité.
“Dans l’un des nombreux séjours que je fis en Angleterre, me disait-il, je me promenais une fois sur le bord de la mer non loin de Harwick. Tout d’un coup voilà un cheval marin qui s’élance furieux contre moi. Je n’avais pour toute arme que ma fronde, avec laquelle je lui envoyai deux galets si adroitement lancés que je lui crevai les deux yeux. Je lui sautai immédiatement sur le dos et le dirigeai vers la mer ; car, en perdant les yeux, il avait perdu toute férocité, et se laissait mener comme un mouton.
Je lui passai ma fronde dans la bouche en guise de bride, et le poussai au large. En moins de trois heures nous eûmes atteint le rivage opposé : nous avions fait trente milles dans ce court espace de temps.
À Helvoetsluys, je vendis ma monture moyennant sept cents ducats à l’hôte des Trois-Coupes, qui montra cette bête extraordinaire pour de l’argent et s’en fit un joli revenu. Mais si singulière que fût cette façon de voyager, ajoutait mon père, les observations et les découvertes qu’elle me permit de faire sont encore plus extraordinaires.
L’animal sur le dos duquel j’étais assis ne nageait pas : il courait avec une incroyable rapidité sur le fond de la mer, chassant devant lui des millions de poissons tout différents de ceux qu’on a l’habitude de voir. Quelques-uns avaient la tête au milieu du corps, d’autres au bout de la queue ; d’autres étaient rangés en cercle et chantaient des chœurs d’une beauté inexprimable ; d’autres construisaient avec l’eau des édifices transparents, entourés de colonnes gigantesques dans lesquelles ondulait une matière fluide et éclatante comme la flamme la plus pure.

Les chambres de ces édifices offraient toutes les commodités désirables aux poissons de distinction : quelques-unes étaient aménagées pour la conservation des vivres ; une suite de salles spacieuses était consacrée à l’éducation des jeunes poissons. La méthode d’enseignement, — autant que j’en pus juger par mes yeux, car les paroles étaient aussi inintelligibles pour moi que le chant des oiseaux ou le dialogue des grillons, — cette méthode me semble présenter tant de rapports avec celle employée de notre temps dans les établissements philanthropiques, que je suis persuadé qu’un de ces théoriciens a fait un voyage analogue au mien, et pêché ses idées dans l’eau, plutôt que les avoir attrapées dans l’air.”
Du reste, de ce que je viens de vous dire, vous pouvez conclure qu’il reste encore au monde un vaste champ ouvert à l’exploitation et à l’observation.
Mais je reprends mon récit.
“Entre autres incidents de voyage, je passai sur une immense chaîne de montagnes, aussi élevée, pour le moins, que les Alpes. Une foule de grands arbres d’essences variées s’accrochaient aux flancs des rochers.
Sur ces arbres poussaient des homards, des écrevisses, des huîtres, des moules, des colimaçons de mer[8], dont quelques-uns si monstrueux qu’un seul eût suffi à la charge d’un chariot, et le plus petit écrasé un portefaix[9].
Toutes les pièces de cette espèce qui échouent sur nos rivages, et qu’on vend dans nos marchés ne sont que de la misère, que l’eau enlève des branches, tout comme le vent fait tomber des arbres le menu fruit. Les arbres à homards me parurent les mieux fournis ; mais ceux à crabes et à huîtres étaient les plus gros. Les petits colimaçons de mer poussent sur des espèces de buissons qui se trouvent presque toujours au pied des arbres à tourteaux[10], et les enveloppent comme fait le lierre sur le chêne.
Je remarquai aussi le singulier phénomène produit par un navire naufragé. Il avait, à ce qu’il me sembla, heurté un rocher dont la pointe était à peine à six mètres au-dessous de l’eau, et, en coulant bas, s’était couché sur le côté. Il était descendu sur un arbre à homards et en avait détaché quelques fruits, lesquels étaient tombés sur un arbre à crabes placé plus bas. Comme la chose se passait au printemps et que les homards étaient tout jeunes, ils s’unirent aux crabes ; il en résulta un fruit qui tenait des deux espèces à la fois.
Je voulus, pour la rareté du fait, en cueillir un sujet, mais ce poids m’aurait fort embarrassé, et puis mon Pégase[11] ne voulait pas s’arrêter.
J’étais à peu près à moitié route, et me trouvais dans une vallée située à mille mètres au moins au-dessous de la surface de la mer. Je commençais à souffrir du manque d’air. De plus, ma position était loin d’être agréable sous bien d’autres aspects.
Je rencontrais de temps en temps de gros poissons qui, autant que j’en pouvais juger par l’ouverture de leurs gueules, ne paraissaient pas éloignés de vouloir nous avaler tous deux. Ma pauvre Rossinante[12] était aveugle, et je ne dus qu’à ma prudence d’échapper aux intentions hostiles de ces messieurs affamés. Je continuai donc à galoper, dans le but de me mettre le plus tôt possible à sec.
Je ne tardai pas à gagner la surface des eaux, et une fois à terre, je me promis bien de ne plus tenter une aventure qui, tout en me laissant de curieux souvenirs, n’avait pas manqué de me causer de cruelles inquiétudes.” »
Le baron de Münchausen, mes chers petits lecteurs, a terminé le récit de ses plus curieuses aventures ; il a éteint sa lumière et s’est endormi : laissons-le se reposer de ses fatigues, il a accompli assez de faits mémorables pour avoir au moins la permission de reposer en paix.
[8] Le petit scalaire colimaçon est un coquillage à coquille d’escargot, qui forme un cône.
[9] Personne qui faisait métier de porter des fardeaux.
[10] Crabe.
[11] Pégase est le cheval ailé né du corps de Méduse qui avait été décapitée par Persée. Il servit de monture à plusieurs héros grecs dans leurs exploits.
[12] Rossinante est le cheval de Don Quichotte, dans le roman éponyme de Miguel de Cervantes y Saavedra.
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