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Les sept voyages de Sindbad


Texte adapté pour la jeunesse, domaine public

Illustré par René Bull, Edmond Dulac, Gustave Doré, et bien d'autres...


Présentation :

Sindbad le marin, en persan Sindibad, est le nom d'une fable d'origine irakienne qui conte les aventures d'un marin de la ville de Bagdad du temps de la dynastie des Abbassides. Durant ses voyages dans les mers de l'est de l'Afrique et du sud de l'Asie, Sindbad vit de nombreuses aventures fantastiques.

Les Sept Voyages de Sindbad le marin ont été intégrés, tout comme Aladin ou la lampe merveilleuse au recueil de contes Les Mille et Une Nuits par Antoine Galland.


Si vous souhaitez télécharger ce conte en PDF, rendez-vous ICI !


Image de couverture : Edmond Dulac

Image de couverture : Edmond Dulac


Seules les illustrations en noir et blanc de René Bull, ne sont pas légendées.



Frontispice : Alphonse Legros

Frontispice : Alphonse Legros




PREMIER VOYAGE



Mon père était un riche marchand, de grande réputation. A sa mort, il me laissa de grands biens que je dissipai dans une vie de plaisirs. Mais j’eus vite fait de reconnaître combien j’avais tort de gaspiller mon temps, qui est de toutes choses la plus précieuse. Je me rappelai cette parole de Salomon que j’avais souvent entendu citer par mon père : « Une bonne renommée est le plus précieux des parfums », et cette autre : « C’est un grand bien que sagesse et richesse unies ». Frappé par ces réflexions, je résolus de suivre les traces de mon père ; je fis un contrat avec quelques marchands et m’embarquai avec eux sur un navire que nous avions frété en commun.

Nous fîmes voile vers les Indes par le golfe Persique, qui baigne les côtes de l’Arabie Heureuse, à droite, et celles de la Perse, à gauche. Tout d’abord je souffris du mal de mer ; mais je me rétablis promptement et ne fus plus, par la suite, sujet à ce malaise.

Pendant notre voyage, nous touchâmes à plusieurs îles où nous vendîmes et échangeâmes nos marchandises. Un jour que nous étions sous voiles, nous fûmes pris par le calme près d’un petit îlot peu élevé au-dessus du niveau de la mer, et qui ressemblait à une grande prairie verte. Le capitaine fit carguer les voiles, et permit à ceux qui le voulaient de descendre à terre ; je fus du nombre de ceux-ci.

Mais, pendant que nous étions en train de boire et de manger, et de nous remettre des fatigues d’un voyage en mer, l’îlot trembla tout à coup, et nous secoua de terrible manière.


Illustration de René Bull


Illustration d'Edmond Dulac

Illustration d'Edmond Dulac


Du navire, on remarqua ce tremblement de l’île et on nous cria de nous rembarquer, au plus vite, si nous ne voulions pas être perdus ; car ce que nous avions pris pour une île, n’était que le dos d’un monstre marin.

Les plus agiles montèrent dans la chaloupe ; d’autres se jetèrent à la nage ; quant à moi, j’étais encore sur l’île lorsqu’elle disparut dans la mer, et je n’eus que le temps de saisir un morceau de bois que nous avions apporté du vaisseau pour faire du feu. Pendant ce temps, le capitaine ayant pris à bord ceux qui étaient dans la chaloupe, et recueilli quelques-uns de ceux qui étaient à la nage, résolut de profiter du vent favorable qui venait de s’élever et, faisant hisser les voiles, il se remit en route, si bien qu’il me fut impossible de rejoindre le navire.


Illustration de Léon Georges Carré

Illustration de Léon Georges Carré


Je restai exposé à la merci des vagues tout le jour et toute la nuit suivante. Mes forces étaient épuisées et je désespérais de sauver ma vie quand, par bonheur, une vague me poussa sur une île. Le rivage était élevé et escarpé ; si bien que je n’aurais pu atterrir, si je n’avais trouvé à ma portée quelques racines d’arbres auxquelles je m’accrochai pour grimper.

Quand le soleil se leva, bien que je fusse très affaibli par la fatigue et le besoin de nourriture, je rampai le long du rivage dans l’espoir de trouver quelque plante que je pourrais manger, et j’eus le bonheur non seulement d’en trouver, mais encore de découvrir une source d’eau excellente, qui contribua beaucoup à me remettre. Je pénétrai, ensuite, plus avant dans l’île, et j’arrivai enfin dans une belle plaine, où je vis plusieurs chevaux en train de paître. Je m’avançais vers eux, quand j’entendis la voix d’un homme, qui parut aussitôt et me demanda qui j’étais. Je lui racontai mon aventure ; alors, il me prit par la main et me conduisit dans une caverne où se trouvaient plusieurs autres hommes qui ne furent pas moins surpris de me voir que je ne le fus de les rencontrer.

Ils me firent partager leurs provisions ; puis je leur demandai ce qu’ils faisaient dans un lieu aussi désert ; ils me répondirent qu’ils étaient du nombre des valets d’écurie du Maharaja, souverain de l’île, et que tous les ans ils menaient paître les chevaux du roi dans ces pâturages. Ils ajoutèrent qu’ils devaient partir le lendemain, et que, si j’étais arrivé un jour plus tard, j’aurais infailliblement péri, car la partie habitée de l’île est à une grande distance, et il m’eût été impossible de m’y rendre sans guide.

Le lendemain, ils s’en retournèrent dans la Capitale de l’île, m’emmenèrent avec eux, et me présentèrent au Maharaja. Il me demanda qui j’étais et comment j’étais venu dans ses États.


Illustration de René Bull

Après que j’eus satisfait sa curiosité, il me dit qu’il prenait grande part âmes malheurs, et, en même temps, il donna des ordres afin que je ne manquasse de rien ; ses officiers furent assez généreux et assez attentionnés pour veiller à la bonne exécution de ses ordres.

Étant moi-même marchand, je me liai avec des hommes de la même profession que moi, et m’enquis surtout de ceux qui étaient étrangers, et grâce auxquels je pouvais avoir des nouvelles de Bagdad, ou trouver une occasion de retourner dans mon pays. Car la Capitale du Maharaja est située sur le bord de la mer, et possède un beau port où, tous les jours, arrivent des navires de tous les points du globe.

Je fréquentais aussi la société des Indous lettrés, et prenais plaisir à leur conversation ; mais, surtout, j’avais soin de faire régulièrement ma cour au Maharaja et de m’entretenir avec les gouverneurs et les petits rois, ses vassaux, qui ne le quittaient point. Ils me posaient mille questions concernant mon pays, et, comme je désirais m’instruire de leurs lois et de leurs coutumes, je les interrogeais à mon tour sur tout ce qui me paraissait utile à savoir.

Une île nommée l’île Cassel appartient à ce roi. On m’assura que tous les soirs on y entendait un bruit de tambours, si bien que les marins s’imaginaient qu’elle était le lieu de résidence de Dégial. Je résolus de visiter ce lieu Merveilleux, et, sur ma route, le vis des poissons de cent à deux cents coudées de longueur[1], qui causent plus de peur que de mal, car ils sont si craintifs qu’ils se sauvent au moindre bruit. Je vis aussi d’autres poissons à la tête de hibou, qui ont une coudée de longueur, environ.

Un jour que je me promenais dans le port, après mon retour de l’île Cassel, le navire où je m’étais embarqué à Bussorah, arriva. Je reconnus aussitôt le capitaine, et j’allai lui réclamer mes marchandises.

[1] Mesure de longueur approximative en usage chez les Anciens, représentant la distance du coude à l'extrémité des doigts, soit 50 cm environ.


Illustration de René Bull

Illustration de René Bull


— Seigneur, s’écria le capitaine quand il m’entendit parler ainsi, à qui se fier, désormais ? J’ai vu périr Sindbad, de mes propres yeux, comme l’ont vu tous les passagers à bord, et cependant vous me dites que vous êtes Sindbad. Quelle impudence ! Et quel mensonge dites-vous là, pour vous emparer de ce qui ne vous appartient pas !

— Prenez patience, répliquai-je, faites-moi la faveur d’écouter ce que j’ai à dire.

Je finis, à la longue, par persuader au capitaine que je ne le trompais pas ; car il vint des gens du navire, qui me connaissant, qui me tirent de grands compliments, et témoignèrent d’une grande joie à me retrouver vivant. Il me reconnut enfin, à son tour, et, me prenant dans ses bras :

— Loué soit Dieu, dit-il, qui vous a sauvé ! Je ne puis vous exprimer ma joie. Voici vos marchandises ; prenez-les et faites-en ce que vous voudrez.

Je choisis parmi mes richesses ce que j’avais de plus précieux, et l’offris au Maharaja, qui, connaissant mon infortune, me demanda comment je m’étais procuré des choses si rares. Je lui appris comment je les avais retrouvées. Il se réjouit de ma bonne chance, accepta mon présent, et, en échange, m’en fit un de beaucoup plus considérable. Alors, je pris congé de lui, et je m’embarquai sur le même navire, après que j’eus échangé mes marchandises contre des produits du pays. J’emportai avec moi du bois d’aloès, du bois de sandale, du camphre, des noix de muscade, des clous de girofle, du poivre et du gingembre. Nous passâmes par plusieurs îles, et nous arrivâmes enfin à Bussorah, d’où je me rendis dans cette ville, où nous sommes, après avoir vendu toutes mes marchandises avec grand profit.




DEUXIÈME VOYAGE



Je m’étais proposé, après mon premier voyage, de passer le reste de mes jours à Bagdad ; mais je ne tardai pas à me fatiguer d’une vie d’indolence, et je repris la mer avec des marchands dont la probité m’était connue. Nous embarquâmes à bord d’un bon navire, et, après nous être recommandés à Dieu, nous mîmes à la voile et partîmes. Nous trafiquâmes d’île en île, échangeant nos produits avec gros profits. Un jour nous atterrîmes sur une île couverte de toutes sortes d’arbres fruitiers, mais où nous ne pûmes voir ni homme ni animal. Nous nous promenâmes à travers les prairies, le long des cours d’eau qui les arrosaient.

Illustration de René Bull

Pendant que quelques-uns de mes compagnons s’amusaient à cueillir des fleurs, d’autres des fruits, je sortis mon vin et mes provisions de mon sac, et m’assis au bord d’un ruisseau entre deux grands arbres qui donnaient une ombre épaisse. Je fis un bon repas, puis je m’endormis. Je ne saurais dire combien de temps dura

mon sommeil ; mais, quand je m’éveillai, le navire avait disparu.

Dans cette cruelle extrémité, je fus sur le point de courir de chagrin. Je me mis à crier de désespoir, à me frapper la poitrine, et je me laissai tomber sur le sol où je restai étendu quelque temps, désespéré. Je me reprochai cent fois de ne m’être pas contenté du produit de premier voyage, qui aurait pu me suffire pour toute vie. Mais c’était en vain ; il était trop tard pour me repentir. Enfin, je me résignai à la volonté de Dieu. Ne sachant que faire, je grimpai au haut d’un grand arbre, d’où je regardai tout autour de moi, pour voir si je ne découvrirais pas quelque chose qui pût me rendre l’espoir. Tant que je regardai vers la mer, je ne vis rien que le ciel et l’eau ; mais, quand je regardai vers la terre, j’aperçus quelque chose de blanc. Je descendis de l’arbre, ramassai ce qui me restait de provisions et m’acheminai vers ce point blanc, qui était à une si grande distance que je ne pouvais pas distinguer ce que c’était. Je le pris, en approchant, pour un dôme blanc d’une étendue et d’une hauteur prodigieuses ; quand j’y fus arrivé, je connus au toucher qu’il était très uni et très lisse. J’en fis le tour pour voir s’il n’y avait pas quelque ouverture ; mais il n’y en avait point, et il ne fallait pas songer à grimper au sommet, toutes les parois étant lisses. Cet objet avait cinquante toises[2], au moins, de tour.

Le soleil, à ce moment, était sur le point de se coucher, et, tout d’un coup, le ciel devint aussi sombre que s’il avait été couvert d’épais nuages. Je fus bien surpris de cette soudaine obscurité, et je le fus bien plus encore quand je m’aperçus qu’elle avait pour cause un oiseau de taille gigantesque, qui volait vers moi.

[2] La toise est une unité de longueur ancienne qui correspond toujours à six pieds français, soit deux verges ou une aune et demie, soit 1,949 m.


Illustration de René Bull

Illustration de René Bull


Je me souvins d’avoir souvent entendu les marins parler d’un oiseau miraculeux appelé le roc, et je compris que le dôme que j’avais tant admiré devait être un de ses œufs. Bref, l’oiseau se posa sur l’œuf qu’il se mit à couver.


Illustration de René Bull

Quand je l’avais vu venir, je m’étais glissé tout contre l’œuf, si bien que j’avais devant moi une des pattes de l’oiseau qui était aussi grosse que le tronc d’un arbre. Je m’attachai solidement à cette patte avec mon turban, dans l’espérance que le lendemain matin le roc m’emporterait hors de cette île déserte. Je passai la nuit de cette manière, et, le lendemain, aussitôt qu’il fit jour, l’oiseau s’envola, et m’emporta si haut dans l’air que je ne pouvais plus distinguer la terre ; il descendit ensuite avec une si grande rapidité que je perdis connaissance. Mais, dès que j’eus touché le sol, je me hâtai de défaire le nœud qui me liait à la patte de l’animal, et je ne l’eus pas plus tôt fait que le roc s’envola après avoir pris dans son bec un serpent d’une longueur prodigieuse.

L’endroit où il m’avait laissé était entouré, de tous côtés, de montagnes si hautes qu’elles semblaient toucher les nuages, et si escarpées qu’il était impossible de sortir de la vallée. Je fus de nouveau bien embarrassé ; si bien que, quand je comparai ce lieu avec l’île déserte d’où le roc m’avait emporté, je m’aperçus que je n’avais rien gagné au change.


Illustration d’Edmond Dulac

Illustration d’Edmond Dulac


En me promenant à travers la vallée, je vis qu’elle était parsemée de diamants dont quelques-uns étaient d’une grosseur surprenante. Je pris plaisir à les regarder ; mais je ne tardai pas à apercevoir à quelque distance des objets qui diminuèrent grandement ma satisfaction, et que je pus regarder sans terreur : c’était un grand nombre de serpents, si énormes, que le plus petit aurait pu avaler un éléphant. Pendant le jour, ils se retirent dans leurs cavernes où ils se cachent aux yeux du roc, et ne sortent qu’à la nuit.


Illustration de Gustave Doré

Illustration de Gustave Doré


Je passai le jour à parcourir la vallée, me reposant de temps à autre dans les endroits qui me paraissaient les meilleurs. Quand vint le soir, je me retirai dans une caverne, où j’espérais pouvoir passer la nuit en toute sécurité. Pour me protéger contre les serpents, je bouchai l’entrée avec une grosse pierre, qui, toutefois, laissait entrer la lumière. Je dînai d’une partie de mes provisions ; mais les serpents, qui se mirent à siffler autour de moi, me causèrent une telle frayeur que je ne pus dormir. Quand le jour parut, les serpents se retirèrent, et je sortis de la caverne en tremblant.


Illustration d’Edmond Dulac

Illustration d’Edmond Dulac


Je peux dire, en toute exactitude, que je marchais sur des diamants, sans avoir le moindre désir d’y toucher. Je finis par m’asseoir, et, en dépit de mes craintes, n’ayant pas fermé l’œil de la nuit, je m’endormis après avoir mangé encore un peu de mes provisions. Mais j’avais à peine fermé les yeux que je fus éveillé par le bruit de la chute d’un corps auprès de moi. C’était un gros morceau de viande crue ; et, au même moment, j’en vis plusieurs autres tomber des rochers à différents endroits.

J’avais toujours considéré comme fabuleux les récits que les marins ou autres faisaient de la vallée des diamants, et des moyens qu’emploient les marchands pour s’en procurer les richesses ; mais je vis alors qu’ils n’avaient rien avancé que de vrai. Car le fait est que les marchands se rendent dans le voisinage de cette vallée, quand les aigles ont des petits ; ils y jettent de gros morceaux de viande, et les diamants sur lesquels ils tombent, y adhèrent ; les aigles qui, dans ce pays, sont plus vigoureux que partout ailleurs, foncent de toute leur force sur ces pièces de viande, et les emportent dans leurs nids, bâtis au sommet des rochers, au bord des précipices, pour nourrir leurs petits : alors, les marchands courent aux nids, en chassent les aigles par leurs cris, et emportent les diamants qui adhèrent à la viande.

Je vis là un moyen de délivrance. Avant récolté les plus gros diamants que je pus trouver, je les mis dans le sac où je portais habituellement mes provisions, et fixai solidement le sac à ma ceinture ; puis, je pris le plus gros morceau de viande, l’attachai autour de moi avec mon turban, et m’étendis tout de mon long la face contre terre.

Je n’étais pas plus tôt dans cette position, qu’un des aigles, ayant saisi le morceau de viande auquel j’étais attaché, m’emporta dans son nid au sommet de la montagne. Aussitôt, les marchands se mirent à crier pour effrayer les aigles, et, quand ils les eurent obligés d’abandonner leur proie, l’un d’eux vint au nid où j’avais été déposé.

Il fut très effrayé quand il me vit ; mais, reprenant son sang-froid, au lieu de me demander comment j’avais pu venir là, il se mit à me quereller et me demanda pourquoi je lui volais son bien.

« Vous me traiterez avec plus de politesse, lui dis-je, quand vous me connaîtrez mieux. Ne vous inquiétez pas : j’ai assez de diamants pour vous et pour moi ; j’en ai plus que tous les autres marchands réunis. Ceux qu’ils ont, ils les doivent au hasard ; mais j’ai choisi moi-même, au fond de la vallée, ceux que vous voyez dans ce sac. »

Je finissais à peine, quand les autres marchands arrivèrent en foule autour de nous, très étonnés de me voir ; mais ils furent bien plus surpris encore, quand je leur eus dit mou histoire.

Ils me conduisirent à leur campement, où j’ouvris mon sac ; ils furent émerveillés de la grosseur de mes diamants, et confessèrent qu’ils n’en avaient jamais vu d’aussi gros et d’aussi beaux. Je priai le marchand à qui appartenait le nid où j’avais été transporté (car chaque marchand a un nid à lui), de prendre pour sa part autant de diamants qu’il lui plairait. Il se contenta d’un seul, et des plus petits ; et, quand je le pressai d’en prendre davantage sans craindre de me faire tort.

« Non, dit-il, j’ai assez de celui-ci ; la valeur en est considérable ; grâce à lui, je pourrai m’épargner la peine de nouveaux voyages, car j’aurai désormais une fortune suffisante ; c’est tout ce que je désirais. »

Je passai la nuit parmi les marchands, à qui je fis de nouveau le récit de mes aventures, pour la satisfaction de ceux qui ne l’avaient point entendu. Je ne pouvais modérer ma joie de me voir délivré des dangers dont j’ai parlé. Il me semblait que c’était un rêve ; j’avais peine à croire que j’étais sauvé. Il y avait plusieurs jours que les marchands jetaient leurs pièces de viande dans la vallée, et, chacun étant satisfait de la quantité de diamants que le sort lui avait donnée en partage, nous partîmes le lendemain matin ; nous voyageâmes parmi de hautes montagnes où il y avait des serpents de dimensions colossales, auxquels nous eûmes le bonheur d’échapper. Nous nous embarquâmes dans le premier port qui se trouva sur notre route, et nous touchâmes à l’île de Roha, où poussent les camphriers. Cet arbre est si grand, son feuillage est si épais, que cent hommes peuvent facilement s’y asseoir à l’ombre. Le suc dont est fait le camphre s’écoule par une ouverture pratiquée dans la partie supérieure de l’arbre ; il tombe dans des pots où on le laisse épaissir jusqu’à ce qu’il soit devenu le camphre que nous connaissons. Quand le suc est épuisé, l’arbre dépérit, et meurt.

On trouve aussi dans cette île le rhinocéros, animal plus petit que l’éléphant, mais, plus gros que le buffle. Il porte sur le nez une corne solide, fendue par le milieu. Le rhinocéros combat l’éléphant, lui enfonce sa corne dans le ventre, et l’emporte sur sa tête ; mais le sang et la graisse de l’éléphant lui coulent dans les yeux, et l’aveuglent, si bien qu’il tombe à terre ; alors, chose étrange à dire, le roc vient et les emporte tous deux dans ses serres pour nourrir ses petits.

Dans cette île, j’échangeai quelques-uns de mes diamants contre des marchandises ; puis, nous allâmes dans d’autres îles, et enfin, ayant passé par plusieurs villes commerçantes du continent, nous atterrîmes à Bagdad. En arrivant, je commençai par faire de riches dons aux pauvres, puis je vécus honorablement des immenses richesses que j’avais rapportées de ce voyage et gagnées au prix de tant de peines et de fatigues.


Rukh (Oiseau Roc) – Iran ou Deccan, Inde, début du XVIIe siècle

Rukh (Oiseau Roc) – Iran ou Deccan, Inde, début du XVIIe siècle





TROISIÈME VOYAGE




Cette fois encore, je me fatiguai bien vite de mener une vie oisive, et, m’affermissant contre la pensée de nouveaux dangers, je m’embarquai avec des marchands pour un autre long voyage. Nous touchâmes à plusieurs ports, où nous trafiquâmes. Mais, un jour, nous fumes pris par une effroyable tempête, qui nous chassa hors de notre route. Elle dura plusieurs jours, et nous poussa vers une île ; le capitaine ne tenait pas à entrer dans le port ; mais nous fûmes obligés cependant d’y jeter l’ancre. Quand nous eûmes cargué les voiles, le capitaine nous dit que cette île et quelques autres îles avoisinantes étaient habitées par des sauvages, au corps couvert de poils, qui ne tarderaient pas à nous attaquer ; ce n’étaient que des nains, mais il ne fallait faire aucune résistance, car ils étaient plus nombreux que les sauterelles ; si nous avions le malheur de tuer l’un d’entre eux, ils tomberaient sur nous et nous feraient périr.

Nous reconnûmes bientôt que tout ce que le capitaine avait dit était vrai. Une innombrable multitude de sauvages horribles, hauts de deux pieds environ, tout couverts de poils roux, s’avança vers nous à la nage, et entoura le navire. Ils bavardaient entre eux, tout en approchant : mais nous ne pouvions comprendre leur langage.

Ils grimpèrent aux flancs du navire avec une agilité qui nous surprit ; ils amenèrent les voiles, coupèrent le câble, et, traînant le navire jusqu’au rivage, nous en firent tous descendre ; puis ils s’en retournèrent dans une autre île d’où ils étaient venus, emportant notre navire avec eux.

Nous nous mîmes en marche et nous aperçûmes, à quelque distance, un vaste édifice vers lequel nous nous dirigeâmes. C’était un palais, très élevé, d’une architecture élégante, avec une porte à deux battants, que nous ouvrîmes. Nous vîmes devant nous une vaste salle précédée d’un vestibule ; d’un côté s’élevait un tas d’ossements humains, de l’autre se trouvait un grand nombre de broches. Nous nous mîmes à trembler à cette vue, et nous fûmes saisis d’une crainte mortelle ; tout à coup, la porte de la salle s’ouvrit avec fracas, et voilà que parut un homme noir, horrible, aussi grand qu’un palmier. Il n’avait qu’un œil, au milieu du front, où il brillait comme un charbon ardent. Ses dents de devant étaient très longues et très pointues, et sortaient de sa bouche qui était aussi profonde que celle d’un sa lèvre supérieure pendait sur sa poitrine. Ses oreilles ressemblaient à celles d’un éléphant et lui couvraient les épaules, et ses ongles étaient aussi longs et aussi crochus que les serres des plus grands oiseaux. A la vue d’un génie aussi affreux, nous perdîmes connaissance et demeurâmes étendus à terre comme morts.

Enfin, nous reprîmes connaissance, et nous le vîmes assis dans le vestibule et nous regardant. Quand il nous eut bien considérés, il s’avança vers nous et, mettant la main sur moi, il me prit par la nuque et me retourna comme un boucher ferait de la tête d’un mouton. Après m’avoir examiné, il vit que j’étais si maigre que je n’avais que la peau et les os, et me laissa aller. Il prit tous mes compagnons, l’un après l’autre, et les examina de la même manière.


Illustration de René Bull

Illustration d’Henry Justice Ford

Illustration d’Henry Justice Ford


Le capitaine étant le plus gras, il le tint d’une main, comme je ferais d’un moineau, et l’embrocha ; puis il fit un grand feu, le fit rôtir et alla le manger dans sa chambre, pour son dîner.

Quand il eut fini son repas, il revint dans le vestibule où il se coucha et s’endormit, ronflant avec un bruit semblable au grondement du tonnerre.

Il dormit ainsi jusqu’au matin. Quant à nous, il nous fut impossible de prendre aucun repos, si bien que nous passâmes la nuit dans les craintes les plus cruelles qu’on puisse imaginer. Quand le jour parut, le géant s’éveilla, se leva, et sortit du palais où il nous laissa.

La nuit suivante, nous résolûmes de nous venger de cet affreux géant, et nous le fîmes de la façon suivante. Quand il eut soupé, de nouveau, d’un de nos marins, il se coucha sur le dos et s’endormit. Aussitôt que nous l’entendîmes ronfler, suivant sa coutume, neuf parmi les plus hardis d’entre nous, et moi-même, nous prîmes chacun une broche ; nous en fîmes chauffer à blanc la pointe, puis nous les lui enfonçâmes, tous ensemble, dans l’œil, ce qui l’aveugla. La douleur lui fit pousser un hurlement épouvantable ; il se leva d’un bond, et étendit les bras pour sacrifier quelqu’un d’entre nous à sa fureur ; mais nous nous réfugiâmes dans des endroits où il ne pouvait nous atteindre ; si bien qu’après nous avoir cherchés en vain, il se dirigea vers la porte, à tâtons, et sortit en hurlant de douleur.

Nous quittâmes immédiatement le palais, et nous nous rendîmes au rivage, où nous fîmes des radeaux, assez grands pour porter chacun trois hommes ; nous trouvâmes du bois en abondance sur la côte. Nous attendîmes le jour pour monter sur nos radeaux ; car nous espérions que si le géant ne paraissait pas avant le lever du soleil, si ses hurlements que nous entendions toujours finissaient par cesser, c’est qu’il serait mort ; si tel était le cas, nous étions résolus à ne pas quitter l’île et à ne pas risquer notre vie sur les radeaux. Mais le jour paraissait à peine que nous aperçûmes notre cruel ennemi, accompagné de deux autres géants, presque aussi grands que lui, qui le conduisaient ; un grand nombre d’autres le précédaient à grands pas.

Nous n’hésitâmes point à nous réfugier sur nos radeaux, et nous mîmes à la mer aussi vite qu’il nous fut possible. Voyant cela, les géants ramassèrent de grosses pierres, et, courant au rivage, entrèrent dans l’eau jusqu’à mi-corps, et lancèrent leurs pierres en visant si juste qu’elles coulèrent tous les radeaux, sauf celui sur lequel j’étais. Tous mes compagnons, à l’exception des deux qui étaient avec moi, furent noyés.

Nous nous mîmes à ramer de toutes nos forces, et bientôt nous fûmes hors de portée des géants. Mais, quand nous eûmes atteint la pleine mer, nous nous trouvâmes exposés à la merci des vagues et du vent ; pendant toute la journée et pendant la nuit suivante, nous fûmes dans la plus grande incertitude sur notre sort ; le lendemain matin, nous eûmes la chance d’être jetés sur une île, où nous atterrîmes avec joie. Nous trouvâmes des fruits excellents qui réparèrent nos forces.

La nuit venue, nous nous couchâmes pour dormir sur le bord de la mer ; mais nous fûmes réveillés par le bruit d’un serpent d’une longueur et d’une grosseur surprenantes, dont les écailles bruissaient sur le sol au fur et à mesure qu’il avançait.


Illustration de Léon Georges Carré

Illustration de Léon Georges Carré


Il avala un de mes compagnons sans souci de ses cris et des efforts qu’il fit pour lui échapper ; il le frappa plusieurs fois contre terre pour l’écraser, et nous pûmes entendre l’horrible bête mâcher et broyer les os du malheureux, bien que nous nous fûmes enfuis à une grande distance. Le lendemain, à notre inexprimable terreur, nous vîmes le serpent de nouveau.

« Ô ciel, m’écriai-je, à quels dangers ne sommes-nous pas exposés ! Hier, nous nous réjouissions d’avoir échappé à la cruauté d’un géant et à la fureur des flots, et voici que nous sommes tombés dans un nouveau danger, également terrible. »

Nous vîmes un grand arbre, sur lequel nous décidâmes de passer la nuit pour Plus de sécurité ; ayant apaisé notre faim avec des fruits, nous y grimpâmes aussitôt. Peu de temps après, le serpent arriva, en sifflant, au pied de l’arbre, se dressa contre le tronc, et, trouvant mon compagnon qui était assis sur une branche plus basse que celle où j’étais moi-même, l’avala aussitôt, et s’en alla.

Illustration de René Bull

Je restai sur l’arbre jusqu’à ce qu’il fît jour ; alors j’en descendis plus mort que vif, m’attendant à subir le même sort que mes deux compagnons. Cette pensée me remplissait d’horreur et je fis quelques pas dans le dessein de me jeter à la mer. Mais je résistai à cette tentation, et me résignai à la volonté de Dieu qui dispose de notre vie comme il lui plaît.

Je me mis à amasser une grande quantité de petit bois, de ronces et d’épines sèches ; j’en fis des fagots et les disposai en un vaste cercle autour de l’arbre ; j’en attachai même quelques-uns aux branches au-dessus de ma tête. Ceci fait, je m’enfermai dans ce cercle, quand la nuit vint, avec la mélancolique satisfaction de n’avoir rien négligé qui pût me protéger contre le sort cruel dont j’étais menacé.


Le serpent ne manqua pas de venir à l’heure habituelle ; il fit le tour de l’arbre, cherchant un moyen de me dévorer, mais n’y put parvenir grâce au rempart que j’avais élevé ; si bien qu’il resta étendu au pied de l’arbre jusqu’au jour, comme un chat guettant en vain une souris qui a réussi, par bonheur, à se mettre en sûreté. Quand le jour parut, il s’en alla ; mais je n’osai pas sortir de ma forteresse avant l’apparition du soleil.

Illustration de René Bull

Dieu eut pitié de mon triste sort ; car, au moment où, dans un accès de désespoir, j’allais me précipiter dans la mer, j’aperçus un navire dans le lointain. J’appelai de toutes mes forces, et, déployant mon turban, je me mis à l’agiter, pour attirer l’attention des Marins. J’y réussis : les hommes de l’équipage m’aperçurent, et le capitaine envoya la chaloupe me chercher. Dès que je fus à bord, les marchands et les matelots se pressèrent autour de moi, Pour savoir comment j’étais venu dans cette île déserte. Quand je leur eus raconté tout ce qui m’était arrivé, le plus âgé d’entre eux me dit qu’ils avaient souvent entendu dire que les géants qui habitaient cette île étaient des cannibales, et que, quant aux serpents, ils pullulaient dans l’île ; qu’ils se cachaient pendant le jour et sortaient la nuit. Après que tout le monde m’eut témoigné sa joie de ma délivrance, on m’apporta ce qu’il y avait de meilleur sur le navire en fait de nourriture ; puis on me mena au capitaine, qui, me voyant en haillons, me donna un de ses habits. Je le regardai bien en face et je reconnus en lui ce capitaine qui, lors de mon second voyage, m’avait laissé dans l’île où je m’étais endormi, et était parti sans moi, même sans m’envoyer chercher.

« Capitaine, lui dis-je, regardez-moi, et vous verrez que je suis ce Sindbad que vous avez abandonné dans l’île déserte.

Le capitaine me considéra avec attention et me reconnut.

— Dieu soit loué ! dit-il, en me prenant dans ses bras ; je me réjouis de ce que le sort a réparé ma faute. Voici vos marchandises que j’ai toujours eu soin de garder. »

Je les acceptai, et le remerciai d’en avoir pris soin.

Nous continuâmes notre voyage en mer pendant quelque temps ; nous touchâmes à plusieurs îles, et nous débarquâmes enfin dans celle de Salabat d’où l’on tire le bois de sandal, si employé en médecine.

De l’île de Salabat, nous allâmes dans une autre, où je m’approvisionnai de clous de girofle, de cannelle et autres épices. En quittant cette île, nous aperçûmes une tortue qui avait bien vingt toises de long et de large. Nous remarquâmes aussi un animal amphibie, qui ressemblait à une vache et qui donne du lait ; sa peau est si dure qu’on en fait des boucliers. J’en vis un troisième, de la couleur et de la forme du chameau.

Bref, après un long voyage, nous arrivâmes à Bussorah, et je m’en retournai à Bagdad, avec une fortune si considérable que j’en ignorais l’étendue.





QUATRIÈME VOYAGE




Quand je fus remis des fatigues de mon troisième voyage, ma passion pour le commerce et mon amour de la nouveauté l’emportèrent bientôt. Je mis donc de l’ordre dans mes affaires, et m’approvisionnai de marchandises pour le genre de commerce que je voulais faire. Je pris la route de Perse, parcourus plusieurs provinces, et arrivai enfin dans un port où je m’embarquai. En mettant en mer, nous fûmes pris par un coup de vent soudain, qui obligea le capitaine à amener ses voiles et à prendre toutes les précautions nécessaires pour prévenir le danger qui nous menaçait. Mais tout fut en vain ; nos efforts furent sans effet ; les voiles furent déchirées en mille morceaux, et le navire fut jeté à la côte ; plusieurs marchands et plusieurs matelots furent noyés, et la cargaison fut perdue.


Illustration d’Ivan Bilibin

Illustration d’Ivan Bilibin


Mais plusieurs autres marchands, plusieurs matelots, et moi-même, nous eûmes la chance de pouvoir monter sur des planches, et nous fûmes portés par le courant jusqu’à une île qui s’étendait devant nous. Là, nous trouvâmes des fruits et de l’eau de source, qui nous sauvèrent la vie. Nous restâmes toute la nuit près de l’endroit où la tempête nous avait jetés.

Le lendemain matin, dès le lever du soleil, nous nous mîmes à explorer l’île, et nous vîmes des maisons vers lesquelles nous nous dirigeâmes. A notre approche, nous fûmes entourés de noirs qui s’emparèrent de nous, nous partagèrent entre eux, et nous emmenèrent dans leurs habitations respectives.

Illustration de René Bull

Cinq de mes compagnons et moi, nous fûmes conduits au même endroit ; on nous fit asseoir, et on nous donna une certaine herbe qu’on nous fit signe de manger. Mes compagnons ne remarquèrent point que les noirs s’abstenaient d’en manger, ils ne pensèrent qu’à apaiser leur faim et se jetèrent dessus avec avidité. Mais, moi, je me défiais ; je refusai d’y goûter et fis bien ; car, peu de temps après, je vis que mes compagnons avaient perdu la raison, et que, lorsqu’ils me parlaient, ils ne savaient pas ce qu’ils disaient.

Les nègres nous donnèrent ensuite du riz, préparé à l’huile de noix de coco ; et mes compagnons, qui avaient Perdu la raison, en mangèrent avec avidité. J’en pris aussi, mais très peu. Les noirs nous avaient d’abord donné l’herbe pour nous faire perdre la raison, afin que nous n’ayions pas conscience de la triste destinée qui nous attendait ; puis, ils nous avaient donné du riz pour nous engraisser ; car, étant anthropophages, ils avaient l’intention de nous manger dès que nous aurions été à point. C’est ce qui arriva : ils dévorèrent mes compagnons, qui n’avaient pas le sentiment de leur état. Quant à moi, qui avais toute ma raison, vous pouvez croire facilement qu’au lieu d’engraisser comme les autres, je devins de plus en plus maigre, tous les jours.

La crainte de la mort transformait toute ma nourriture en poison. Je tombai malade de langueur, et c’est ce qui me sauva ; car les nègres, après qu’ils eurent tué et mangé mes compagnons, voyant que je dépérissais, que j’étais maigre et malade, remirent ma mort à plus tard.

En attendant, je jouissais d’une grande liberté ; on ne se souciait guère de ce que je faisais, et cela me permit de m’éloigner, un jour, des habitations et de m’échapper. Un vieillard qui me vit, et qui soupçonna mon intention, me cria aussi fort qu’il put de revenir ; mais au lieu de lui obéir, je redoublai de vitesse, et je fus bientôt hors de vue.

Illustration de René Bull

Il n’y avait, à ce moment, que le vieillard auprès des maisons ; les autres étaient partis et ne devaient rentrer que le soir, selon leur habitude. En conséquence, étant bien persuadé qu’ils ne pourraient arriver à temps pour se mettre à ma poursuite, je continuai ma route jusqu’à la nuit, où je m’arrêtai pour me reposer un peu, et manger quelques-unes des provisions que j’avais eu soin d’emporter ; mais je me remis bien vite en marche. Mon voyage dura sept jours ; j’évitais soigneusement les lieux qui me paraissaient habités, et je vécus, la plupart du temps, de noix de coco, qui me servirent à la fois de nourriture et de boisson. Le huitième jour, j’atteignis le bord de la mer, et je vis des blancs, comme moi, qui récoltaient du poivre : on en trouve en grande abondance en cet endroit. Je considérai ceci comme un heureux présage, et j’allai à eux sans crainte.

Ces gens vinrent à ma rencontre dès qu’ils me virent, et me demandèrent en arabe qui j’étais et d’où je venais. Je fus ravi de les entendre parler ma langue maternelle, et je satisfis leur curiosité en leur racontant mon naufrage et la manière dont j’étais tombé entre les mains des nègres.

« Ces nègres, me dirent-ils, mangent les hommes ; par quel miracle avez-vous échappé à leur cruauté ? »

Je le leur expliquai, et ils furent grandement surpris.

Je demeurai parmi eux jusqu’à ce qu’ils eussent récolté leur provision habituelle de poivre, puis nous fîmes voile pour l’île d’où ils étaient venus.

Ils me présentèrent à leur roi ; c’est un bon prince, qui eut la patience d’écouter le récit de mes aventures dont il fut bien surpris ; puis il me fit remettre des vêtements et donna des ordres pour qu’on prît soin de moi.

Cette île est populeuse, fertile en toutes choses, et la capitale est très commerçante. Je trouvai ce lieu de retraite bien agréable après mes malheurs, et la bonté du prince ne fit qu’ajouter à ma satisfaction. Personne n’était autant que moi en faveur auprès du souverain, et, par suite, tout le monde, à la cour et à la ville, cherchait à m’obliger ; si bien qu’en peu de temps l’on me considéra beaucoup plus comme un concitoyen que comme un étranger.

Je remarquai une chose qui me parut extraordinaire. Tous les hommes, y compris le roi lui-même, montent à cheval sans rênes et sans étriers.

Illustration de René Bull

Un jour, j’allai trouver un ouvrier, et le priai de faire une selle d’après un modèle que je lui donnai. Quand elle fut faite, je la recouvris moi-même de velours et de cuir, et je la brodai d’or. Puis j’allai trouver un forgeron qui me fit un mors, d’après le modèle que je lui montrai, et des étriers également.

Quand tous ces objets furent prêts, je les offris au roi et les plaçai sur un de ses chevaux. Sa Majesté sauta immédiatement en selle, et fut si satisfaite, qu’elle me témoigna son contentement par de riches présents. Je fis plusieurs autres harnachements pour les ministres et pour les principaux officiers de la maison royale, ce qui accrut ma réputation et l’estime qu’on avait pour moi.

Je faisais très régulièrement ma cour au roi, qui me dit un jour :

« Sindbad, je me sens de l’amitié pour toi. Je veux te demander quelque chose qu’il ne faudra pas me refuser. J’ai envie de te marier, afin que tu restes dans mes états, sans plus songer à ton propre pays. »

Je n’osai pas résister à la volonté du prince ; aussi me donna-t-il une des dames de sa cour, noble, belle et riche.

Illustration de René Bull

Les cérémonies du mariage étant achevées, j’allai habiter avec ma femme, et, pendant quelque temps, nous vécûmes ensemble en parfaite harmonie.

Cependant, je n’étais pas satisfait de mon exil ; aussi je résolus de m’échapper à la première occasion, et de retourner à Bagdad, que ma situation, si avantageuse qu’elle fût, ne pouvait me faire oublier.

Vers cette époque, la femme d’un de mes voisins, qui était devenu pour moi un très intime ami, tomba malade et mourut. J’allai le voir pour le consoler dans son affliction, et, le trouvant plongé dans la douleur, je lui dis, dès que je l’aperçus :

« Dieu te garde et t’accorde une longue vie.

— Hélas ! répliqua-t-il, comment pourrais-je obtenir la faveur que tu me souhaites ? Je n’ai pas plus d’une heure à vivre ; car je dois être enterré aujourd’hui même avec ma femme. Telle est la loi de ce pays. Le mari vivant est enseveli avec sa défunte femme, et la femme vivante avec son défunt mari. »

Pendant qu’il me parlait de cette coutume barbare, à l’idée de laquelle mon sang se glaçait dans mes veines, ses parents, ses amis et ses voisins arrivèrent pour assister aux funérailles. Ils revêtirent le corps de la morte de riches habits, et la parèrent de tous ses bijoux, comme au jour de ses noces ; puis on la plaça sur une bière ouverte, et le cortège se dirigea vers le lieu de la sépulture. Le mari marchait en tête, tout près du corps.


Illustration d’Adolphe Lalauze

Illustration d’Adolphe Lalauze


On se rendit sur une haute montagne, et, quand on eut atteint le lieu de destination, on souleva une grosse pierre qui fermait l’ouverture d’une fosse profonde ; on descendit le corps revêtu de ses riches habits, et couvert de joyaux. Puis, le mari, ayant embrassé ses parents et ses amis, se laissa mettre, sans résistance, sur une autre bière, avec une cruche d’eau et sept petits pains, et on le descendit dans la fosse de la même manière. La cérémonie faite, on remit la pierre sur l’ouverture de la fosse et tout le monde se retira.

Je parle de cette cérémonie avec d’autant plus de détails que, quelques semaines plus tard, je devais jouer le rôle principal dans une autre toute semblable. Hélas ! Ce fut ma femme, cette fois, qui tomba malade et mourut.

Je suppliai le roi de ne pas me soumettre, moi qui étais étranger, à cette loi inhumaine. Mais mon appel ne fut pas entendu. Le roi, toute sa cour et les principaux notables de la ville cherchèrent à adoucir ma peine en honorant de leur présence la cérémonie funèbre ; et, à la fin de la cérémonie, je fus descendu dans la fosse avec un vase plein d’eau et sept pains. En arrivant au fond, je découvris, grâce à la faible lumière qui venait d’en haut, la nature de ce lieu souterrain ; c’était, me semble-t-il, une caverne sans fin, profonde de trois cents pieds environ.


Illustration de Gustave Doré

Illustration de Gustave Doré


Je vécus quelque temps de mon pain et de mon eau, puis le jour vint où ils furent presque complètement épuisés. Ce jour-là, j’entendis marcher et respirer dans la caverne ; je suivis le son ; c’était un animal qui semblait s’arrêter de temps à autre, mais qui s’enfuyait toujours à mon approche.

Illustration de René Bull

Je le poursuivis pendant longtemps, jusqu’au moment où j’aperçus une lumière qui ressemblait à une étoile. Je continuai d’avancer ; quelquefois je la perdais de vue, mais je la retrouvais toujours, et, à la fin, je découvris qu’elle pénétrait jusqu’à moi par une ouverture dans le rocher ; je me glissai dehors, par cette ouverture et me trouvai sur le rivage de la mer, ce qui me causa une joie extrême. Je me prosternai sur le sol pour remercier Dieu de sa miséricorde, et, peu après, j’aperçus un navire qui se dirigeait vers l’endroit où j’étais. Je fis des signes avec l’étoffe dépliée de mon turban, et j’appelai aussi fort que je pus. On m’entendit et on envoya un bateau pour me chercher. Il est heureux pour moi que ces gens ne perdirent pas leur temps à inspecter les lieux où ils me trouvèrent, mais qu’ils me prirent à bord sans hésitation.

Nous passâmes par plusieurs îles, par l’île de Bells, entre autres, à dix journées, environ, de Serendib, quand le vent est favorable, et à six de l’île de Kéla, où nous atterrîmes. On trouve des mines de plomb dans cette île, et aussi du bambou et du camphre excellent.

Le roi de l’île de Kéla est très riche et très puissant, et l’île de Bells, qu’il faut environ deux jours pour parcourir dans toute sa longueur, lui appartient aussi. Les habitants sont si barbares qu’ils mangent encore de la chair humaine. Quand nous eûmes fini notre commerce dans cette île, nous reprîmes la mer, nous touchâmes encore à plusieurs autres ports, et enfin nous arrivâmes heureusement à Bagdad.


Illustration d’Edward Frederick Brewtnall

Illustration d’Edward Frederick Brewtnall





CINQUIÈME VOYAGE




Tous les dangers que j’avais courus ne purent me guérir de ma passion des voyages. En conséquence, j’achetai des marchandises, et je me rendis dans le meilleur port de mer. Là, afin de ne pas être obligé de dépendre d’un capitaine, mais d’avoir un vaisseau à mes ordres, je demeurai jusqu’à ce qu’on en eût construit un, à mes propres frais. Quand le navire fut prêt, je m’embarquai avec mes marchandises, mais, ma cargaison étant insuffisante, je consentis à emmener avec moi plusieurs marchands de différentes nationalités, avec leurs marchandises.

Nous partîmes avec le premier vent favorable, et, après une longue navigation, le premier endroit où nous touchâmes fut une île déserte, où nous trouvâmes un œuf de roc, égal en grosseur à celui dont j’ai déjà parlé. Il y avait, à l’intérieur, un petit, prêt d’éclore, qui avait commencé à briser la coquille avec son bec.

Les marchands, qui étaient descendus à terre avec moi, brisèrent l’œuf avec des hachettes, y firent un trou, en tirèrent le jeune roc en pièces et le firent rôtir. Je les avais en vain priés délaisser l’œuf tranquille.

Illustration de René Bull

Elihou Vedder – L’Œuf de l’Oiseau Roc. Huile sur toile, 1863.

Elihou Vedder – L’Œuf de l’Oiseau Roc. Huile sur toile, 1863.


Robert Swain Gifford – Roc´s Egg. Huile sur toile, 1868

Robert Swain Gifford – Roc´s Egg. Huile sur toile, 1868


Ils avaient à peine fini leur repas qu’apparurent dans le ciel, à une distance considérable, deux gros nuages. Le capitaine de mon navire, sachant par expérience ce que cela signifiait, nous dit que c’était le père et la mère du roc, et nous pressa de regagner le navire en toute hâte, pour éviter le malheur qui, sans cela, allait nous arriver.

Les deux rocs approchaient avec un bruit épouvantable, qui redoubla quand ils virent que l’œuf était brisé et que leur petit avait disparu. Ils repartirent dans la direction d’où ils étaient venus, et disparurent pendant quelque temps, tandis que nous mettions toutes voiles dehors pour éviter, si possible, ce qui, malheureusement, nous arriva.

Ils revinrent bientôt, et nous remarquâmes que chacun portait entre ses serres un énorme rocher. Quand ils furent exactement au-dessus du navire, ils planèrent un moment, et-l’un d’eux laissa tomber son rocher ; mais, grâce à l’habileté du timonier, il nous manqua et tomba dans la mer. L’autre atteint si exactement le navire au milieu, qu’il le mit en pièces. Les marins et les passagers furent tous tués ou tombèrent à la mer. Je fus de ces derniers ; mais, en remontant à la surface, je fus assez heureux pour pouvoir me saisir d’un débris du naufrage ; je me mis à nager, et j’arrivai à une île dont j’atteignis le rivage, sain et sauf.

Je m’assis sur l’herbe pour me reposer de mes fatigues, puis je pénétrai dans l’intérieur de l’île pour l’explorer. Elle ressemblait à un jardin délicieux. Je trouvai des arbres dont quelques-uns portaient des fruits encore verts, et d’autres des fruits mûrs ; et il y avait partout des ruisseaux d’eau fraîche et pure.

Quand j’eus pénétré un peu avant dans l’île, je vis un vieillard, assis sur le bord d’un cours d’eau, et je le pris d’abord pour un de mes camarades naufragés.


Illustration de René Bull

Illustration de René Bull


Illustration de René Bull

Je le saluai, mais il ne fit qu’incliner la tête. Je lui demandai pourquoi il restait assis aussi immobile ; mais, au lieu de me répondre, il me fit signe de le prendre sur mon dos et de le porter de l’autre côté du ruisseau.


Illustration de Frances Brundage

Illustration de Frances Brundage


Illustration d’Edmond Dulac

Illustration d’Edmond Dulac


Je crus qu’il avait vraiment besoin de mon aide ; alors, je le pris sur mon dos, et l’ayant porté sur l’autre bord, je le priai de descendre ; mais, au lieu de le faire, ce vieillard, qui me paraissait tout cassé et décrépit, jeta ses jambes autour de mon cou avec agilité. Il s’assit à califourchon sur mes épaules, et me serra si fortement à la gorge que je m’évanouis. Malgré mon évanouissement, le méchant vieillard resta assis sur mon cou.

Quand je fus revenu à moi, il enfonça un de ses pieds dans mes côtes, et de l’autre il se mit à me frapper si brutalement qu’il m’obligea à me lever malgré moi. Quand je fus debout, il me contraignit à le porter sous les arbres, à m’arrêter de temps à autre, afin qu’il pût cueillir des fruits. Il resta assis sur mes épaules toute la journée, et, quand je me couchai par terre, la nuit venue, pour me reposer, il se coucha avec moi, se tenant toujours solidement à mon cou.


Illustration d’Arthur Rackham

Illustration d’Arthur Rackham


Illustration de René Bull

Illustration de René Bull


Un jour, je trouvai plusieurs calebasses sèches qui étaient tombées d’un arbre. J’en pris une grande, et j’y pressai du jus de raisin ; quand la calebasse fut pleine, je la mis dans un endroit convenable ; quelques jours après, j’allai la prendre et, ayant goûté le vin, je le trouvai très bon ; il me donna de nouvelles forces et m’égaya à ce point que je me mis à chanter et à danser tout en portant mon fardeau.

Le vieillard, voyant l’effet de ce vin sur moi, et remarquant que je le portais avec plus d’aisance qu’auparavant, me fit signe de lui en donner. Je lui passai la liqueur qu’il but d’un trait. Il ne tarda pas à se mettre à chanter, à s’agiter de ci, de là, sur mes épaules, et, peu à peu, l’étreinte de ses jambes se desserra. Alors, je le jetai par terre, je ramassai une grosse pierre, et le tuai.


Illustration de Thomas Dalziel

Illustration de Thomas Dalziel


Illustration de René Bull

Je m’acheminai ensuite vers la grève, où je rencontrai les marins d’un navire qui venait de jeter l’ancre ; ils furent surpris de me voir, mais le furent plus encore au récit de mes aventures.

« Vous étiez tombé, me dirent-ils, entre les mains du vieillard de la mer, et vous êtes le premier qui ait échappé sain et sauf à ses étreintes. Il ne lâchait jamais ceux dont une fois il s’était rendu maître, tant qu’il ne les avait pas fait périr, et il a rendu cette île célèbre par le nombre d’hommes qu’il y a tués. »

Le capitaine me reçut avec bonté, et, après une traversée de quelques jours, nous arrivâmes dans une ville dont les maisons avançaient au-dessus de la mer.

Un des marchands m’invita à venir avec lui. Il me donna un sac, et, après m’avoir recommandé à quelques gens de la ville qui avaient l’habitude d’aller chercher des noix de coco, il les pria de m’emmener avec eux.

Nous arrivâmes dans une épaisse forêt de cocotiers, dont les troncs très élevés étaient si lisses qu’il nous fut impossible de grimper jusqu’aux branches qui portaient les fruits. En pénétrant dans la forêt, nous avions vu un grand nombre de singes, qui s’étaient enfuis au sommet des arbres avec une surprenante agilité. Les marchands ramassèrent des pierres et les jetèrent aux singes. J’en fis autant, et les singes, pour se venger, nous jetèrent des noix de coco. Nous nous mîmes à ramasser les noix et, de temps à autre, nous lancions des pierres aux singes pour les provoquer ; grâce à ce stratagème, nous remplîmes nos sacs de noix.

Illustration de René Bull

Quand notre vaisseau fut chargé, nous mîmes à la voile, et nous passâmes auprès des îles où le poivre pousse en abondance. De là, nous allâmes à l’île de Comari, où l’on trouve le plus beau bois d’aloès. Dans ces deux îles, j’échangeai mes noix contre du poivre et du bois d’aloès, et je m’en fus avec d’autres marchands à la pêche aux perles. Puis je m’en retournai à Bagdad où je vendis mon poivre, mon bois d’aloès et mes perles, avec gros profits.





SIXIÈME VOYAGE




Après une année de repos, je me préparai pour un sixième voyage. Au lieu de passer par le Golfe Persique, je parcourus cette fois encore plusieurs provinces de la Perse et des Indes, et j’atteignis un port de mer où je m’embarquai sur un navire en partance pour un long voyage, au cours duquel le capitaine et le pilote perdirent leur route.

Illustration de René Bull

Notre navire fut jeté par un courant au pied d’une montagne inaccessible, et fut mis en pièces, mais nous pûmes néanmoins nous sauver, avec nos provisions et la meilleure partie de nos marchandises.


Illustration de Gustave Doré

Illustration de Gustave Doré


La montagne au pied de laquelle nous avions échoué était couverte d’épaves, d’innombrables ossements humains et d’une incroyable quantité de marchandises et de richesses de toutes espèces.

Ce que cet endroit avait surtout de remarquable, c’est que les pierres de la montagne étaient du cristal, des rubis et autres pierres précieuses.

Tous mes compagnons moururent, et je crus que je ne leur survivrais pas longtemps.

Illustration d’Albert Robida

Illustration d’Albert Robida


Mais il plut à Dieu d’avoir une fois encore pitié de moi, et de me mener sur les bords d’une rivière qui pénétrait dans une grande caverne. J’examinai avec attention son cours probable sous terre, et je me dis :

« Cette rivière, qui coule ainsi sous la terre, doit trouver quelque part une issue. Si je fais un radeau et si je m’abandonne au courant, il me conduira dans quelque pays habité ; ou bien je mourrai. »

Je me mis immédiatement à l’ouvrage, et je construisis un radeau très solide. Quand il fut fini, je le chargeai de quelques caisses pleines de rubis, d’émeraudes, d’ambre gris et de cristal de roche, auxquelles je joignis quelques ballots de riches étoffes. Je fixai solidement ma cargaison au radeau, et j’y montai à mon tour, emportant deux rames que j’avais faites ; puis, m’abandonnant au cours de la rivière, je me résignai à la volonté de Dieu.

Illustration de René Bull

J’avançai dans une obscurité complète, et, une fois même, la voûte se trouva si basse que je faillis m’y heurter la tête. Quand mes provisions furent épuisées, je perdis connaissance. Quand je revins à moi, je fus surpris de me trou ver dans une vaste plaine, près d’un fleuve au bord duquel mon radeau était attaché ; un grand nombre de nègres m’entouraient. Ils m’adressèrent la parole, mais je ne comprenais pas leur langue. J’étais si transporté de joie que je ne savais pas si j’étais endormi ou éveillé ; mais, quand je fus bien persuadé que je ne dormais pas, je dis bien fort, en arabe, les paroles suivantes :

« Invoque l’Eternel, il t’aidera ; ne te soucie pas d’autre chose : ferme les yeux, et pendant que tu dormiras, Dieu changera en bonheur ta mauvaise fortune.

Un des nègres, qui comprenait l’arabe, m’entendant parler ainsi, s’avança vers moi et me dit :

— Frère, ne sois pas étonné de nous voir ; nous habitons ce pays, et nous arrosons nos champs avec l’eau de cette rivière qui sort de la montagne voisine.

Nous avons vu ton radeau ; l’un de nous s’y rendit à la nage et l’a amené ici, où nous l’avons attaché, en attendant ton réveil, ainsi que tu peux le voir. Veux-tu nous dire ton histoire. »

Je les priai de me donner d’abord à manger. Ils m’apportèrent toutes sortes d’aliments, puis je leur racontai tout ce qui m’était arrivé. Aussitôt que j’eus fini, ils me dirent qu’il me fallait aller avec eux, et raconter mon histoire au roi lui-même.

Ils envoyèrent chercher un cheval, et, quand je fus en selle, nous nous mimes en marche. Nous arrivâmes à la capitale de Serendib, car c’était dans cette île que j’avais atterri.


Illustration de William Strang

Illustration de William Strang


Les nègres me présentèrent à leur roi ; je m’approchai du trône, et saluai le monarque comme j’avais coutume de saluer les rois dans l’Inde ; puis je lui racontai mon histoire sans rien lui cacher. On apporta mon radeau, et les caisses et les ballots furent ouverts en sa présence : il admira la quantité de bois d’aloès et d’ambre gris, mais surtout les émeraudes et les rubis, car il n’en avait point d’aussi beaux dans son trésor. Alors je me prosternai à ses pieds, et je me permis de dire :

« Sire, non seulement ma personne est au service de Votre Majesté, mais aussi la cargaison du radeau, et je vous supplie d’en disposer comme de votre bien.

Il me répondit avec un sourire :

— Sindbad, je ne veux rien te prendre ; loin de diminuer tes richesses, j’ai l’intention de les augmenter, et je ne te laisserai pas quitter mes États sans te donner des marques de ma libéralité. »

Puis il donna ordre à un de ses officiers de prendre soin de moi, et me fit donner des serviteurs à ses frais. J’allais tous les jours faire ma cour au roi, mais après un certain laps de temps, je le priai de m’autoriser à retourner dans mon pays, et il y consentit.





SEPTIÈME VOYAGE




Quand je revins chez moi après mon sixième voyage, je renonçai complètement à toute idée de reprendre la mer. Un jour, cependant, un des officiers du Calife vint me voir.

« Le Calife, me dit-il, m’envoie vous dire qu’il désire vous parler.

Je suivis l’officier au palais ; il me présenta au Calife, qui me dit, après que je l’eus salué :

— Sindbab, il te faut aller porter une lettre et des présents au roi Serendib. »

Je me préparai à partir au bout de quelques jours. Dès qu’on m’eut remis la lettre et le cadeau du Calife, je me rendis à Bassorah où je m’embarquai. Après un heureux voyage, j’arrivai à l’île de Serendib, où je fus conduit au palais en grande pompe ; je me prosternai le front contre terre devant le roi qui me dit :

« Sindbad, vous êtes le bienvenu ; j’ai souvent pensé à vous, et je bénis le jour où il m’est donné de vous revoir. »


Illustration de Gustave Doré

Illustration de Gustave Doré


Illustration d’Edmond Dulac

Illustration d’Edmond Dulac


J’offris mes hommages à ce roi et lui remis les présents de mon auguste maître. Parmi ces présents, il y avait un vêtement en drap d’or estimé mille sequins ; cinquante robes des plus riches étoffes ; une centaine en drap blanc du Caire, de Suez et d’Alexandrie, tout ce qu’il y avait de plus fin ; un vase en agate, plus large que profond, d’un pouce d’épaisseur, d’un demi pied[3] de large, dont le fond représentait, en bas-relief, un homme, un genou en terre ; il tenait un arc et une flèche qu’il se préparait à lancer sur un lion. Il y avait aussi une riche tablette, qui, suivant la tradition, avait appartenu au grand Salomon.

Le roi de Serendib fut bien flatté de ces témoignages d’amitié de la part du Calife. Peu de temps après cette audience, je sollicitai la permission de quitter l’île, et je l’obtins avec beaucoup de difficulté. Je m’embarquai immédiatement pour Bagdad ; mais, trois ou quatre jours après mon départ, nous fûmes attaqués par des pirates, qui s’emparèrent facilement de notre navire, car ce n’était point un vaisseau de guerre. Quelques marins firent résistance, et cela leur coûta la vie. Mais les pirates m’épargnèrent, avec quelques autres (nous n’avions pas été si imprudents), et ils nous conduisirent, dans une île lointaine où ils nous vendirent.

Je tombai entre les mains d’un riche marchand, qui aussitôt qu’il m’eut acheté, m’emmena dans sa maison, me traita bien et me fit revêtir un beau costume d’esclave. Quelques jours plus tard, il me demanda si je savais quelque métier. Je lui répondis que je n’étais pas ouvrier, mais un marchand de profession, et que les corsaires qui m’avaient vendu m’avaient enlevé tout ce que j’avais.

« Mais dites-moi, reprit-il, si vous ne pourriez pas tirer à l’arc ? »

Je lui répondis que c’était un des exercices de ma jeunesse, et que je ne l’avais pas oublié depuis.

Alors il me donna un arc et des flèches, et m’ayant fait monter derrière lui sur un éléphant, il me mena dans une forêt éloignée de la ville de quelques heures de chemin, et dont l’étendue était très vaste. Nous entrâmes au plus profond de la forêt, et lorsqu’il jugea qu’il était temps de s’arrêter, il me fit descendre. Ensuite, me montrant un grand arbre :

« Montez sur cet arbre, me dit-il, et tirez sur les éléphants que vous verrez passer ; car il y en a une quantité prodigieuse dans cette forêt. Et si vous en abattez un, venez m’en avertir. »

Après m’avoir dit cela, il me laissa des vivres, reprit le chemin de la ville, et je demeurai sur l’arbre à l’affût pendant toute la nuit.

Je n’en aperçus aucun pendant tout ce temps-là ; mais le lendemain, après que le soleil fut levé, j’en vis paraître un grand nombre. Je tirai dessus plusieurs flèches, et enfin il en tomba un par terre. Les autres se retirèrent aussitôt, et je pus aller avertir mon maître. Réjoui par cette nouvelle, il me régala d’un bon repas, loua mon adresse et me combla de louanges. Puis nous allâmes ensemble à la forêt où nous creusâmes une fosse dans laquelle nous enterrâmes l’éléphant que j’avais tué. Mon maître se proposait de revenir lorsque l’animal serait pourri et d’enlever les dents pour en faire commerce.

Je continuai cette chasse pendant deux mois, et il ne se passait pas de jour que je ne tuasse un éléphant. Je ne me mettais pas toujours à l’affût sur un même arbre ; je me plaçais tantôt sur l’un et tantôt sur l’autre. Un matin que j’attendais l’arrivée des éléphants, je m’aperçus avec un extrême étonnement qu’au lieu de passer devant moi en traversant la forêt comme à l’ordinaire, ils s’arrêtèrent, et vinrent à moi avec un horrible bruit et en si grand nombre que la terre en était couverte et tremblait sous leurs pas. Ils s’approchèrent de l’arbre où j’étais monté et l’encerclèrent tous, la trompe étendue et les yeux figés sur moi. À ce spectacle étonnant, je restai immobile et fut saisi d’une telle frayeur, que je laissais tomber mon arc et mes flèches.

[3] Un pied correspond à un tiers de verge anglaise (yard), et il est divisé en douze pouces. Depuis l'accord international de 1959 le pied vaut exactement 0,3048 mètres.


Illustration de Jose Maria Sert y Badia

Illustration de Jose Maria Sert y Badia


Ma crainte était justifiée : après que les éléphants m’eurent observé quelque temps, un des plus gros enserra l’arbre par le bas avec sa trompe, et fit un si puissant effort qu’il le déracina et le renversa par terre.

Illustration de René Bull

Je tombai avec l’arbre ; mais l’animal me prit avec sa trompe, et me chargea sur son dos, où je m’assis plus mort que vif avec le carquois attaché à mes épaules.

Il se mit ensuite à la tête de tous les autres qui le suivaient en troupe, et me porta jusqu’à un endroit où, m’ayant posé à terre, il se retira avec tous ceux qui l’accompagnaient. Concevez, s’il est possible, l’état où j’étais : je croyais être endormi plutôt qu’éveillé. Enfin, après avoir été quelque temps étendu sur la place, ne voyant plus d’éléphants, je me levai, et je remarquai que j’étais sur une colline assez longue et assez large, toute couverte d’ossements, et de dents d’éléphants.


Illustration d’Henry Justice Ford

Illustration d’Henry Justice Ford


Je vous avoue que cet endroit m’inspira beaucoup de réflexions. J’admirai l’instinct de ces animaux. Je ne doutai point que ce ne fût là leur cimetière, et qu’ils ne m’y eussent apporté exprès pour me l’enseigner, afin que je cessasse de les persécuter, puisque je le faisais dans la vue seule d’avoir leurs dents. Je ne m’arrêtai pas sur la colline ; je tournai mes pas vers la ville, et après avoir marché un jour et une nuit, j’arrivai chez mon maître. Je ne rencontrai aucun éléphant sur ma route, ce qui me fit comprendre qu’ils s’étaient éloignés plus loin dans la forêt.

Dès que mon maître m’aperçut :

« Ah ! Pauvre Sindbad, me dit-il, je me demandais ce que tu pouvais être devenu. J’ai été dans la forêt : j’y ai trouvé un arbre nouvellement déraciné, un arc et des flèches par terre ; et après t’avoir inutilement cherché, je désespérais de te revoir un jour. Raconte-moi, je te prie, ce qui t’est arrivé. Par quel bonheur es-tu encore en vie ? »

Je satisfis sa curiosité ; et le lendemain étant allés tous deux à la colline, il reconnut avec une extrême joie la vérité de ce que je lui avais dit. Nous chargeâmes l’éléphant sur lequel nous étions venus de tout ce qu’il pouvait porter de dents, et lorsque nous fûmes de retour :

« Mon frère, me dit-il, car je ne veux plus vous traiter en esclave, après le plaisir que vous venez de me faire par une découverte qui va m’enrichir, Dieu vous comble de toutes sortes de biens et de prospérités. Je déclare devant lui que je vous donne la liberté. Je vous avais dissimulé ce que vous allez entendre.

Les éléphants de notre forêt nous font périr chaque année une infinité d’esclaves que nous envoyons chercher de l’ivoire. Quelques soient les conseils que nous leur donnons, ils perdent tôt ou tard la vie par les ruses de ces animaux. Dieu vous a délivré de leur furie et n’a fait cette grâce qu’à vous seul. C’est une marque qu’il vous chérit, et qu’il a besoin de vous dans le monde pour le bien que vous y devez faire. Vous me procurez un avantage incroyable : nous n’avons pu avoir d’ivoire jusqu’à présent qu’en exposant la vie de nos esclaves ; et voilà toute notre ville enrichie par votre moyen. Ne croyez pas que je prétende vous avoir assez récompensé par la liberté que vous venez de recevoir ; je veux ajouter à ce don des biens considérables. Je pourrais engager toute la ville à faire votre fortune ; mais c’est une gloire que je veux avoir moi seul.

À ce discours obligeant, je répondis :

— Maître, Dieu vous conserve ! La liberté que vous m’accordez suffit pour vous acquitter envers moi ; et, pour toute récompense du service que j’ai eu le bonheur de vous rendre à vous et à votre ville, je ne vous demande que la permission de retourner en mon pays.

— Hé bien ! répliqua-t-il, le moçon[4] nous amènera bientôt des navires qui viendront charger de l’ivoire. Je vous renverrai alors, et vous donnerai de quoi vous conduire chez vous. »

Je le remerciai de nouveau de la liberté qu’il venait de me donner et des bonnes intentions qu’il avait pour moi. Je demeurai chez lui en attendant le moçon, et pendant ce temps-là, nous fîmes tant de voyages à la colline que nous remplîmes ses magasins d’ivoire. Tous les marchands de la ville qui en négociaient firent la même chose ; car cela ne leur fut pas longtemps caché.

Les navires, dit-il, arrivèrent enfin, et mon maître, ayant choisi lui-même celui sur lequel je devais m’embarquer, le chargea d’ivoire à demi pour mon compte. Il n’oublia pas d’y faire mettre aussi des provisions en abondance pour mon passage, et de plus, il m’obligea d’accepter des régals de grand prix et des curiosités du pays.

Après que je l’eusse remercié autant qu’il me fut possible de tous les bienfaits que j’avais reçus de lui, je m’embarquai. Nous mîmes à la voile, et comme l’aventure qui m’avait procuré la liberté était fort extraordinaire, j’en avais toujours l’esprit occupé.

Nous nous arrêtâmes dans quelques îles pour y prendre des rafraîchissements. Notre vaisseau étant parti d’un port de terre ferme des Indes, nous y allâmes aborder, et là, pour éviter les dangers de la mer jusqu’à Bassorah, je fis débarquer l’ivoire qui m’appartenait, résolu de continuer mon voyage par terre. Je tirai de mon ivoire une grosse somme d’argent : j’en achetai plusieurs choses rares pour en faire des présents, et, quand mon équipage fut prêt, je me joignis à une grosse caravane de marchands. Je demeurai longtemps en chemin, et je souffris beaucoup ; mais je souffrais tout en pensant que je n’avais plus à craindre ni les tempêtes, ni les corsaires, ni les serpents, ni tous les autres périls que j’avais connus.

Toutes ces fatigues finirent enfin ; j’arrivai heureusement à Bagdad. J’allai d’abord me présenter au calife, et lui rendre compte de mon ambassade. Ce prince me dit que la longueur de mon voyage lui avait causé de l’inquiétude, mais qu’il avait pourtant toujours espéré que Dieu ne m’abandonnerait point. Quand je lui appris l’aventure des éléphants, il en parut fort surpris, et il aurait refusé d’y ajouter foi si ma sincérité ne lui eût pas été connue. Il trouva cette histoire et les autres que je lui racontai si curieuses, qu’il chargea un de ses secrétaires de les écrire en caractères d’or pour être conservées dans son trésor. Je me retirai très content de l’honneur et des présents qu’il me fit ; puis je me donnai tout entier à ma famille, à mes parents et à mes amis.

[4] Vent qui souffle périodiquement dans l'océan Indien, six mois du même côté, et six mois du côté opposé.


Illustration de René Bull


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