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La princesse Méduse

Photo du rédacteur: LucienneLucienne
de Daniel Darc (Marie-Sidonie Régnier)
illustré par Félix et Frédéric Regamey


Il était une fois, dans une île d’Asie, un roi et une reine très puissants, très magnifiques, très aimés de leur peuple, et qui auraient été parfaitement heureux, s’ils avaient eu une petite fille, car dans ce pays-là les femmes héritaient ostensiblement du pouvoir. Mais en vain se soumettaient-ils aux pratiques d’usage en pareils cas : jeûnes, pèlerinages, aumônes, demeuraient sans résultat, et l’âge arrivant, les bons souverains commençaient à désespérer de voir jamais se réaliser leur vœu le plus ardent. Un jour, la reine, triste comme de coutume, renvoya ses femmes, et vint s’asseoir seule et rêveuse auprès d’une fenêtre de sa chambre. Non loin d’elle, sur une table, gisait un ouvrage commencé : c’était une belle écharpe de moire d’argent frangée d’or, enjolivée d’une guirlande de fleurs délicatement brodées. Avec la nonchalance de quelqu’un qui veut tromper son ennui, la reine tira l’écharpe à elle, prit dans sa poche un étui garni de perles, et l’ouvrit. Il contenait une seule aiguille qu’elle en retira ; puis, l’ayant enfilée de soie rose, elle se mit à broder.

L’aiguille dont elle se servait, d’or, à tête de rubis, et à pointe de diamant, lui avait été remise en grande cérémonie par la feue reine sa mère, qui la tenait elle-même de son aïeule. Depuis un siècle au moins, on la conservait avec grand soin dans la famille, car elle passait pour enchantée ; et, de fait, jamais point piqué par cette merveilleuse aiguille ne s’était décousu ; sans compter qu’il n’y avait étoffe si dure qu’elle ne transperçât aussi aisément qu’une simple batiste. Enfin, quelle que fût la main qui la dirigeât, elle travaillait avec une perfection inimitable. Aussi, les princesses d’alors, fort couseuses en général, et bonnes ménagères, y attachaient-elles un grand prix, la regardant comme le plus précieux joyau qu’une femme pût souhaiter dans sa corbeille de noce. Tout en brodant, la reine soupirait, levait fréquemment les yeux, les essuyant quelquefois. Ces distractions furent cause qu’elle se piqua le doigt, mais si cruellement, que le sang jaillit sur la belle écharpe de moire qui en fut toute éclaboussée.



Ce que voyant, la reine, irritée de son mal, et plus encore de voir son ouvrage gâté, cassa de colère la précieuse aiguille et en jeta les morceaux sur le plancher ! Mais à peine l’eut-elle fait qu’elle se repentit : un violent coup de tam-tam ébranla le palais, une épaisse fumée, coupée d’éclairs et accompagnée d’un sourd grondement, envahit toute la chambre... Épouvantée, la reine se jeta à genoux. Elle pensait avoir offensé, par sa vivacité, quelque puissance surnaturelle attachée à l’aiguille, et redoutait une vengeance terrible... Soudain, le nuage qui obscurcissait la chambre s’éclaircit ; les grondements s’apaisèrent, et, dans une lueur douce comme celle de l’aurore, apparut, pimpante et fraîche, une petite créature haute à peine comme la main, mais si jolie, si accorte[1], si parfaitement proportionnée, qu’on ne pouvait la voir sans en demeurer frappé d’admiration. Elle était vêtue d’une étoffe d’aîle de mouches nuancée comme l’arc-en-ciel, et se carrait le plus gentiment du monde dans un char en forme de coquille, de la grosseur d’une noix de coco, attelé de seize colibris, richement caparaçonnes de filigrane d’or avec de petits freins en diamants. À sa main droite, la merveilleuse inconnue tenait une baguette étincelante de la taille d’une aiguille ordinaire.


[1] Gracieuse et vive.



Cependant, la reine toujours prosternée, et qui s’attendait à mourir, ne bougeait pas plus que si elle eût été de marbre. La petite dame au char ne put s’empêcher de rire de cette frayeur, et, d’une voix claire comme le son du cristal qu’on frappe, elle parla ainsi :

« Ne craignez rien ! Je suis la fée Lumiane, et vous venez de me délivrer !

Ces mots rendirent quelque assurance à la pauvre reine, qui osa redresser la tête et demeura éblouie à la vue de la resplendissante petite fée. Celle-ci continua : — Depuis cent ans, j’étais retenue prisonnière dans l’aiguille que vous avez cassée, heureusement. Un méchant enchanteur m’y avait enfermée par trahison, me condamnant à n’en sortir que quand elle serait brisée par la personne qui la posséderait ; et, dans l’espoir de m’y garder éternellement, il doua cette aiguille maudite de qualités miraculeuses, qui devaient en faire prendre tous les soins imaginables.

Tout à fait rassurée par ce discours, la reine répondit avec grand respect :

— Je suis ravie d’avoir pu vous rendre service, Madame la fée !... »

— Et vous verrez, ma mie, que, toute petite qu’elle paraisse, la fée Lumiane n’est ni impuissante ni ingrate. Écoutez bien : j’ai le droit d’exaucer autant de souhaits que vous en pourrez former en l’espace d’une minute ; décidez-vous vite, et parlez...

— Ah ! s’écria la reine toute pâle d’espoir, si je pouvais avoir une fille !

— Vous l’aurez, dit la fée, et je serai moi-même sa marraine. Voyons un autre désir ?

— Je voudrais, dit la reine palpitante de joie, que ma fille fut la plus belle personne du monde !

— Elle le sera, dit encore la fée. Après ?

— Je désirerais aussi, reprit la reine, précipitant ses paroles, qu’elle possédât à elle seule plus d’esprit que tout le royaume ensemble...

Lumiane fit un signe d’assentiment. Elle avait tiré de son gousset une montre faite d’une goutte de rosée cristallisée, et la consultait du regard. La reine continua sans s’arrêter :

— Je serais encore ravie qu’elle eût une voix d’ange, qu’elle dansât gracieusement, qu’elle sût écrire et parler toutes les langues de la terre, qu’elle s’ajustât mieux qu’aucune femme du royaume, qu’elle...h

Mais la minute étant écoulée, Lumiane, qui avait incliné la tête à chaque demande, en signe d’acquiescement, interrompit la reine qui cherchait, d’ailleurs, ce qu’elle pourrait souhaiter encore à une fille si richement douée.

Le visage de la petite fée s’était rembruni.

— Votre fille aura, dit-elle, toutes les qualités que vous lui avez souhaitées, mais je vois avec peine que vous ayez oublié la plus précieuse...

La reine, étonnée, repassa dans sa tête ce qu’elle venait de dire et ne put deviner ce qui manquerait à une princesse belle, spirituelle, gracieuse, instruite, musicienne, et qui s’habillerait à miracle.

— Fasse le ciel que vous ne vous aperceviez pas à vos dépens de votre oubli, dit la fée. Adieu, reine ! Vous me reverrez au baptême de la princesse... »

Disant ces mots, la fée Lumiane rassembla les guides de son attelage ailé, étendit sa baguette du côté de l’Orient et disparut dans un rayon de soleil.

 

 

II

 

Bien loin de la terre, dans une étoile bleue inconnue aux hommes, est situé le royaume des fées. Là, sous un astre cent fois plus éclatant que le nôtre, des roses de diamant, des clochettes de saphir, des cactus de rubis, s’ouvrent sur leur tige d’émeraude. Des palais somptueux d’ambre, d’argent, de nacre ou de cristal, s’élèvent du sein de bosquets embaumés, où mûrissent les oranges d’or, les cerises de corail, les prunes d’améthyste et les raisins d’opale, qui renferment, sous leur pulpe étincelante, une liqueur savoureuse dont les fées sont friandes. Réunies par milliers, elles tournent joyeuses au sein de la lumière, bondissent le long des chemins sablés de perles, dansent et voltigent dans l’air, ou dorment, suspendues aux branches, comme sur des coussins.



On en voit comme des lianes. Il y en a d’imperceptibles, blotties au calice des fleurs, et de gigantesques, accoudées sur les montagnes dont le corps est couvert d’écailles argentées, ou qui portent une tête d’animal sur un corps de femme. Onduleuses comme des couleuvres, d’autres se jouent dans les vagues transparentes, glissent, plongent, reparaissent une flamme au front, et parfois se dressent, blanches et souples, pour tordre au-dessus de l’eau leurs chevelures qui ruissellent.

Des nuages de feu, attelés de dragons épouvantables, sillonnent l’espace, des lions couleur de pourpre, des poissons ailés, des tourterelles violettes, des araignées à plumes, traînant des chars de toutes formes et des fées de toutes espèces, courent, arrivent, partent, se suivent, se croisent, tourbillonnent. C’est une mêlée d’éclairs et de chatoiements. Des yeux brillent dans l’herbe, les buissons frémissent, les arbres se meuvent, et leurs rameaux ont des mains. Des sonorités exquises emplissent les grottes de coquillages. L’air pétille d’étincelles qui sont des fées encore imparfaites, et quelquefois, par une crevasse béante, les ogres, les nains malfaisants, les magiciens emprisonnés dans les entrailles du sol, par les fées qu’ils ont combattues, passent leurs têtes difformes, et jettent un hurlement lugubre.

La fée Sévère, élue reine depuis un millier d’années, habitait alors, au centre du royaume, un palais de cristal noir incrusté d’une telle quantité de pierreries, que des yeux mortels n’en auraient pu supporter l’éclat. Elle gouvernait avec sagesse son peuple d’esprits, s’appliquant sur toutes choses à faire triompher le grand principe du bien contre le mal.

En ce temps-là, l’ingratitude et la bassesse des hommes n’avaient pas encore rebuté les fées. Elles aimaient la terre, et bien souvent abandonnaient, pour s’y installer, les délices de l’Étoile Bleue. Plus d’une, il est vrai, victime de ces velléités de vagabondage, tombait dans les pièges de quelque malin enchanteur ou de quelque fée ennemie, et y demeurait enchaînée, comme il était arrivé à la gentille fée Lumiane. La reine alors n’y pouvait rien, car, hors de son royaume, sa puissance subissait certaines restrictions. Mais, chez les fées, aussi bien que chez les femmes, le péril est une amorce, et l’expérience n’en corrigeait guère...

Aussitôt sa délivrance, Lumiane dirigea sa course vers l’étoile enchantée ; elle avait hâte de revoir la reine, d’embrasser ses bonnes amies, et d’apprendre les petites nouvelles du royaume, qui ne pouvaient manquer d’être intéressantes, pour une personne absente de chez elle depuis cent années.

Elle pressait donc ses colibris qui volaient à tire-d’aile, si bien que les astres de toutes couleurs semblaient fuir et s’égrener derrière elle, comme les gerbes lumineuses d’un immense feu d’artifice, quand, aux environs d’une planète vingt fois plus forte que la nôtre, un char à peu près semblable à celui de la fée Lumiane, mais traîné par des souris blanches à colliers de pourpre, rejoignit les colibris.



La petite fée qui s’y prélassait se pencha. Elle était de même taille que Lumiane et aussi jolie, quoique très brune. Deux exclamations partirent en même temps :

« Lumiane !

— Graminette !

— Te voilà donc hors de l’aiguille maudite ?

— Tu as donc pu sortir de ton affreux galet ?

— Grâce au ciel !

— Quel plaisir ! »

Et les petites fées s’embrassèrent de si grand cœur, que leurs joues en rougirent comme des pommes d’api.

« Conte-moi ta délivrance, dit Graminette.

— Commence, répliqua Lumiane, afin d’être priée.

Mais Graminette ne perdit point de temps :

— Tu sais, dit-elle, que je fus emprisonnée le même jour que toi, par ce malfaisant enchanteur que le ciel confonde !

— Nous n’avons plus à le redouter, interrompit Lumiane. La fée aux Pervenches, que j’ai rencontrée tout à l’heure, m’a appris que notre glorieuse reine l’a enfermé sous la montagne noire en compagnie d’autres méchants sujets de son espèce.

— Vive notre reine ! cria Graminette enthousiasmée. Puis reprenant sa narration : Tu ne devineras jamais quelle condition perfide mon geôlier avait mise à ma délivrance ?

— La constance d’un homme ? demanda Lumiane en riant...

— Pis que cela, ma chère ! Il fallait que pendant une journée, - vingt-quatre heures, tu m’entends bien ? -, une femme de la terre demeurât sans médire de personne.

— Ah ! s’écria Lumiane, quel raffinement de barbarie ! Je m’explique à présent tes cent années de captivité... Mais serait-il véritablement possible que tu eusses trouvé le prodige exigé ?...

— Eh, ma chère, dit finement Graminette, hier, une brave pêcheuse de sardines demeura seule vingt-quatre heures dans sa cabane, et je fus sauvée !...

— La bonne femme dut être bien effarée lorsque tu lui apparus ?

— Elle en pensa mourir de peur, mais lorsque je lui eus promis d’exaucer autant de souhaits qu’elle en pourrait former en l’espace d’une minute, la gaillarde retrouva tout son aplomb, et me demanda nettement un fils.

— Bon ! fit Lumiane avec un sourire amer, je devine le reste : Elle a souhaité qu’il fût beau, bien fait, riche, puissant, quoi encore ? Qu’il sût jouer de la musette, et mettre de beaux habits ?...

Mais, secouant la tête, Graminette reprit :

— Ma pêcheuse ne s’est point inquiétée de tout cela...

— Et de quoi donc ? demanda curieusement Lumiane.

— Elle m’a simplement demandé pour son fils : bon pied, bon œil, bon bras et bon cœur... »

Lumiane demeura rêveuse.

« Voici, pensait-elle, une pêcheuse plus sage que ma reine ! »

En ce moment, colibris et souris blanches franchirent la zone lumineuse de l’Étoile Bleue, et la conversation des deux amies fut interrompue par les embrassements et les félicitations des fées qui, aussitôt, les entourèrent en foule.

 

 

 III

 

Neuf mois écoulés, la reine eut une fille, qui fit son entrée en ce monde, avec une grâce dont toute la cour fut charmée. Impossible de voir enfant plus accomplie : elle avait une peau blanche et douce comme le satin ; de grands yeux couleur de la mer et non moins changeants que le flot.



Rien de plus charmant que sa chevelure d’un noir violeté, frisée en une multitude de petites boucles qui couvraient toute sa tête. Lumiane, qui assistait invisible à la naissance de sa filleule, ayant observé qu’elle n’avait pas encore de sourcils, les lui traça elle-même du bout de l’ongle, avec la perfection qu’apporte une fée en ces sortes d’ouvrages.

Mais ce qui surprit par-dessus tout les personnes présentes, ce fut de voir que cette merveilleuse petite princesse avait déjà toutes ses dents.

La reine, à demi folle de joie, se pâmait d’aise devant l’extraordinaire beauté de sa fille, et le roi, qui était fort sensible, essuyait de grosses larmes avec les coins de son manteau de pourpre : de sorte que les courtisans, fort empêchés, riaient d’un œil avec la reine, et pleuraient de l’autre avec le roi.

L’infante se laissa d’abord tourner, mijoter, admirer, pomponner d’assez bonne humeur, elle daigna même ouvrir tous grands scs beaux yeux, lorsque son auguste père, l’élevant entre ses bras, la présenta, toute rose dans ses dentelles, au peuple assemblé sous les fenêtres, mais cette cérémonie achevée, elle se prit à crier de la belle manière. La reine aussitôt lui tendit son sein, auquel la jeune princesse s’attacha avec une avidité qui confirma l’idée que chacun s’était faite de son intelligence ; puis, s’étant bien repue, elle mordit sa mère si cruellement, que celle-ci renonça du coup à la douceur d’allaiter une enfant si avancée. En conséquence, une ordonnance royale fit savoir à toutes les nourrices du royaume de se présenter au palais, afin que Sa Majesté décidât celle qui lui paraîtrait mériter l’insigne faveur d’être mordue par Sa petite Altesse...

On n’eut d’abord que l’embarras du choix, car chaque famille, convoitant pour elle-même les bénéfices que devait rapporter ce poste de confiance, rivalisa d’ardeur et de ruse pour y faire nommer une personne de son sang. Aussi les demandes, les recommandations, les promesses, voire même les menaces, ne tardèrent-elles pas à s’abattre drues comme grêle sur la tête vénérable de Son Excellence Bonne Bouche, grand-panetier du royaume, lequel avait été commis par la reine à la tâche délicate d’enregistrer les noms et qualités des postulantes. Dès le lendemain, les plus grandes dames s’écrasèrent dans les antichambres de ce dignitaire. Elles y demeurèrent d’abord assez patiemment ; puis, trouvant tout à coup que le grand-panetier mettait trop de temps à examiner les titres qu’on lui présentait tour à tour, elles culbutèrent huissiers et valets, enfoncèrent plusieurs portes, et, pareilles à un torrent débordé, envahirent la salle d’audience. Le malheureux ministre essaya de se dérober par la fuite à une invasion dont il redoutait justement les dangers, mais, traqué de pièce en pièce, et d’étage en étage, par le flot toujours grossissant des postulantes, il arriva enfin sur le toit du palais, disposé en forme de terrasse. Là, essoufflé, désarmé, sa perruque en désordre et la conscience inquiète, l’infortuné Bonne Bouche se prépara comme il put à supporter le choc.


En une seconde, il fut entouré, et les convoitises éclatèrent :

« Faites-moi nommer aujourd’hui, disait à son oreille droite l’épouse du grand-chancelier, et vous recevrez ce soir l’ordre du Pélican Noir !

— Si ma fille n’est pas choisie, sifflait à l’oreille gauche une dame fluette et vêtue de couleurs foncées, je crains de voir Votre Excellence fort compromise dans la dernière conspiration...

Et, avec une douceur sinistre, elle appuya sa requête de ces deux mots effroyablement clairs :

— La place ou le lacet...

— Que j’obtienne sur-le-champ deux minutes d’audience particulière chez la reine, et vous êtes nommé trésorier général, ajoutait péremptoirement la femme d’un grand chambellan du roi.

— Ces diamants pour une apostille ! implorait une jolie blonde en fourrant jusque dans la manche du ministre Bonne Bouche une pétition nouée d’un ruban de pierreries d’une valeur fort estimable.

— Mon cœur et ma main ! insinuait une riche veuve encore belle.

— Nous avons les preuves de certaines dilapidations, murmurait la femme d’un gros fournisseur du palais.

Puis en chœur :

— Excellence !

— Votre Grâce !

— Regardez !

— Souvenez-vous !

— La croix !...

— La corde !...

— Mon amour !...

— La torture !... »

Le pauvre dignitaire, tour à tour affriolé, inquiet, tenté, troublé, tiraillé, mais par-dessus tout assourdi, mesurait de l’œil la distance qui le séparait du sol, se demandant s’il ne serait pas moins nuisible à sa vie et à sa position de se précipiter la tête la première sur le pavé de la cour, que de demeurer exposé deux minutes de plus à des obsessions si dangereuses... Heureusement, la prudence naturelle à tout bon diplomate empêcha Son Excellence Bonne Bouche de donner suite à cet expédient désespéré.

L’enrouement qui commençait à gagner les suppliantes lui rendit quelque chance de salut. Il profita de cette trêve involontaire pour reconquérir ses avantages, concilia, cajola, promit, jura, mentit comme un bonze [2], et fit si bien, en un mot, qu’il sortit sain et sauf de la plus périlleuse situation où Son Excellence se fût jamais trouvée. Mais il fallait conserver par la suite cette tête sauvée avec tant de peine. C’était là pour le grand-panetier un point capital. La dame au lacet irrésistible, étant la plus dangereuse, fut, en conséquence, la première nommée ; après quoi le rusé Bonne Bouche amadoua les rivales, en faisant entendre à chacune en particulier que la préférée serait promptement éconduite, et que la survivance ne pourrait manquer de leur échoir. Cette espérance, habilement présentée, tint les ambitions en haleine, et ajourna les vengeances. C’est tout ce que demandait le roué [2] compère qui garda, du reste, à titre d’arrhes, les diamants et autres menues babioles offertes, pensait-il, dans l’élan d’une gratitude tout au plus prématurée.


[2] Personnage en vue, quelque peu prétentieux.

[3] Habile, rusé, sans scrupules, ne reculant devant rien pour parvenir à ses fins.


L’évènement justifia, d’ailleurs, pleinement ses procédés. Trois jours écoulés, toutes les dames de la cour, en état de briguer les hautes fonctions de nourrice de la pouponne royale, y renonçaient d’elles-mêmes successivement, car si forte que fût leur ambition, elle n’allait pas jusqu’à leur faire supporter les intolérables souffrances causées par l’étrange manie de l’infante, qui persistait à aiguiser ses augustes crocs sur les chairs délicates mises à sa portée.

D’abord, on ne s’en tourmenta guère. La reine riait comme une folle des « malices » de sa chère princesse, et le roi, tout bon qu’il fût, ne pouvait s’empêcher de partager la gaieté de son auguste épouse au récit de chaque prouesse nouvelle. Les hautes bourgeoises du royaume, mandées en remplacement des dames nobles, accoururent sans se faire prier, mais chacune ne demeura que le temps d’essayer à quel genre de supplice on les conviait. Cette deuxième liste épuisée, on passa, non sans déplaisir, aux paysannes et aux femmes du peuple. Celles-là, se dit-on, ayant la peau plus dure et la bourse moins garnie, résisteraient mieux à la douleur. Elles y résistèrent, en effet, si bien, que l’une d’elles en mourut. Dès lors, les autres, frappées de terreur, s’enfuirent ou se cachèrent, et la reine, stupéfaite, dut employer la force pour retenir la dernière ; mais l’infortunée tomba malade de peur, et il fallut la remettre dehors, sans même avoir fait téter la princesse !

Cette fois, personne ne riait plus !... En ce temps-là, les biberons ne fonctionnaient pas encore, et le cas devenait grave : il ne s’agissait de rien moins que de vie ou de mort pour Son Altesse... La cour était bouleversée ; le roi se désolait ; la reine perdait l’esprit ; un peuple entier haletait du matin au soir en se demandant : « L’infante a-t-elle tété aujourd’hui ? Tettera-t-elle demain ? Et si elle ne tette pas, que devient le royaume ?... » Les profonds politiques frissonnaient.

 

 

IV

 

Telle était la situation, et depuis dix heures la princesse n’avait rien pris, lorsque Leurs Majestés firent appeler le grand-panetier, ministre de la table royale, afin de lui demander, pour la trentième fois de la journée, si les gens envoyés à la découverte n’avaient pas trouvé une nouvelle nourrice ? La réponse fut si désolante, qu’un ruisseau de pleurs coula de tous les yeux : on avait inutilement battu bois et campagne, fûreté depuis les caves jusqu’aux greniers, cherché, prié, menacé....

Rien !

Rien !

Rien !

À ce mot, qui tomba pareil à un glas sinistre, au milieu d’un mortel silence, l’infante, comme si elle en eût compris la portée, s’agita désespérément dans son berceau et, crispant ses petites mains sur son estomac vide, poussa des cris lamentables.

Cette manifestation de l’innocence affamée eut quelque chose de si déchirant, que le placide monarque, tout hors de lui, en conçut une détermination peu en rapport avec sa bénignité ordinaire :

— Bonne Bouche ! dit-il, en s’adressant d’un air terrible au ministre qui plia comme un roseau devant l’ouragan, si, au lever du soleil, vous n’amenez ici, de gré ou de force, une nourrice capable d’allaiter Son Altesse, vous serez empalé au pied même de ce berceau... Je vous en donne ma parole royale ! Allez et faites diligence ! »

On ne discute pas avec le pouvoir. Le ministre, en homme qui connaît le prix du temps, s’abstint de répliquer, il salua humblement et se retira. Mais, lorsqu’il fut hors du palais, il s’en donna de tout son cœur à maudire l’injustice des princes, les dents des princesses et la sensibilité des nourrices ; puis, indistinctement, les hommes, les femmes, les rois, les enfants, les ministres et lui-même...

Ainsi, maugréant et gesticulant, chose bien pardonnable à un homme qui devait être empalé à l’aurore, le pauvre Bonne Bouche était descendu jusqu’à la plage. Dix hommes d’armes, que le roi avait mis à ses trousses, l’escortaient de loin.



Il s’engagea dans un sentier fort ardu, qui cabriolait de roc en roc le long du rivage, et, soit qu’il espérât échapper à son escorte par quelque crevasse profonde, soit qu’il eût pris ce chemin au hasard, il continua, pendant un temps assez long, à en suivre les capricieux détours. La nuit était claire ; le vent sifflait sa chanson du soir ; la mer, calme et rayonnante sous la blanche lueur de la lune, apaisait sa grande voix en un rythme cadencé, monotone et doux comme un chant de berceuse.

Tout à coup, une lueur qui scintillait au creux d’un rocher attira l’attention du ministre. Il avança et reconnut une cabane de pêcheur accrochée là comme un nid de goélands. Quelques ais [4] mal joints en fermaient à peine l’entrée. L’unique chambre composant l’habitation était creusée à même le granit, et un trou rond, percé dans l’une des parois en guise de fenêtre, laissait également passer l’air du dehors et la fumée du dedans.

Bonne Bouche, peu intéressé, allait continuer sa route, quand un cri traversa son oreille ainsi qu’une flèche et le fit tressaillir jusqu’au fond des entrailles... Depuis une semaine, le ministre avait assez étudié la partie pour ne pas s’y méprendre : c’était la voix d’un nouveau-né ! La mère, en conséquence, ne pouvait être loin.


[4] Planche de chêne ou de sapin tirée des bateaux que l’on défait, et qui servaient à faire des cloisons légères.


Bonne Bouche avança sur la pointe du pied, et vint coller son œil entre deux planches : un petit feu clair, qui lançait dans le misérable taudis des clartés inégales, permettait d’en distinguer la plus grande partie ; une femme pauvrement vêtue, mais vigoureuse et fraîche, était assise auprès du foyer. Elle tenait sur ses genoux un poupard joufflu qui tétait avec une évidente satisfaction. La silhouette du père, appuyé à quelque distance contre une escabelle [5], le filet sur l’épaule, se profilait vigoureusement sur la flamme ; une manne [6] vide était près de lui.


[5] Escabeau, siège de bois sans bras ni dossier.

[6] Grand panier d’osier de forme rectangulaire ou cylindrique, muni de deux anses, qui sert à transporter divers objets. Exemple : une manne de poissons.


Bonne Bouche ne prolongea pas davantage ses investigations ; le temps pressait. D’un geste impérieux, il appela les hommes d’armes arrêtés à quelques pas, tandis que, de l’autre main, il poussait sans cérémonie la porte branlante de la cabane.

— Qui va là ?... cria le pêcheur en bondissant sur une gaffe pendue au mur...

La mère, inquiète, s’était déjà réfugiée dans le coin le plus obscur de la cabane, serrant dans ses haillons l’enfant qui continuait paisiblement son repas.

— Service du roi ! » répliqua laconiquement le ministre.

En même temps il jetait sur le sol une poignée de pièces d’or, qui s’éparpillèrent de tous côtés avec un cliquetis joyeux.

Cette vue causa une sorte de vertige au pêcheur. Il arracha son bonnet de laine, et courut de l’une à l’autre, sans oser en ramasser aucune, comme s’il eut craint de les voir s’évanouir au seul contact de sa main. La femme avait avancé la tête et regardait curieusement, mais sans se rapprocher. Bonne Bouche alors se tourna vers elle, et lui intima l’ordre de le suivre au palais de Leurs Majestés, pour y allaiter la princesse.

Ces braves gens, dans leur solitude, n’avaient aucunement ouï parler de l’affaire qui mettait en révolution la cour et la ville. Ils furent grandement surpris d’un tel honneur :

« Va, cours... s’écria le pêcheur tout joyeux. Nous serons riches ! »

Mais, sans se laisser éblouir, la femme déclara qu’elle n’obéirait qu’à la condition d’emmener son fils avec elle. Le ministre hésita d’abord ; puis, comme elle s’entêtait dans sa résolution, il consentit à ce qu’elle demandait, trop heureux encore de sauver sa tête par une si mince concession.

 

 

V

 

Le soleil entrebâillait à peine les portes de l’orient, lorsque la rumeur publique apporta aux souverains désespérés la nouvelle que le ministre arrivait en compagnie d’une nourrice très mal mise à la vérité, mais la plus forte qu’on eût jamais vue.

Peu d’instants après, la femme du pêcheur de sardines, précédée de Son Excellence Bonne Bouche en personne, était introduite en présence de Leurs Majestés.

Son entrée fut accueillie avec une joie mêlée d’angoisse ; si l’heure présente s’éclairait, l’avenir ne demeurait pas moins sombre : nul ne s’abusait sur l’issue du nouvel essai qu’on allait tenter, et une fois cette dernière nourrice hors de service, on aurait beau empaler Bonne Bouche et tous les ministres avec lui, la princesse n’en périrait pas moins. Il ne s’agissait plus, - hélas ! -, de sauver l’infante, mais seulement,- horrible préoccupation -, de prolonger de quelques heures sa fragile existence. La reine, baignée de larmes, ne put que tendre à la robuste femme sa fille presque morte d’inanition, après quoi elle retomba sans forces sur son trône.


Elle s’illusionnait moins que personne, et gémissait à l’avance sur la catastrophe prochaine. Le roi qui priait, agenouillé dans un coin, se rapprocha... Toute la cour palpitait, les yeux fixés sur la pêcheuse, dans l’attente du coup de dent fatal. Mais sans doute la faim avait fait réfléchir la jeune Altesse, car, pour la première fois, elle se départit de ses habitudes carnivores, du moins envers sa nourrice ; seulement, le bras du marmot de celle-ci, s’étant trouvé à portée de ses royales quenottes, elle y mordit de si bon appétit, que le sang jaillit tout autour de ses lèvres, et glissa en perles rouges le long de sa robe de dentelle.

Et le poupon de crier !

Mais nul n’y prit garde. Dans l’effusion d’une joie poussée au délire, la reine et les dames d’honneur s’embrassaient en pleurant ! Désormais plus d’alarmes ; la princesse était sauvée. Elle téterait la mère et mordrait le fils... Ainsi sa précieuse santé n’aurait plus à souffrir de la satisfaction de son goût bizarre. Comment n’avoir pas songé plus tôt à une combinaison si simple ? Et quels prodiges ne fallait-il pas attendre de l’esprit d’une princesse qui, dans un âge aussi tendre, donnait au monde une pareille leçon de politique !...

La pêcheuse, il est vrai, goûta médiocrement ces transports [7] ; elle essaya même une protestation timide qui excita l’indignation générale. La reine répondit aussitôt avec hauteur que le sang des sujets appartenait à leurs rois, et que ceux-ci pouvaient en disposer selon leur bon plaisir. Là-dessus, les courtisans se récrièrent tous à la fois sur l’inappréciable honneur d’être mordu par une Altesse Royale, la plus parfaite, la plus surprenante qui eût jamais existé ! Combien ne regrettaient-ils pas de n’avoir point eu à temps l’idée de mettre leurs propres fils sous la dent de la princesse ! C’était pitié, à les entendre, qu’une telle aubaine tombât sur un manant de cette espèce !... Ils en dirent tant, et firent si fort éclater leur zèle superflu, que la pauvre pêcheuse, rouge de honte, se crut naïvement très honorée, et n’osa témoigner davantage son peu d’enthousiasme...


[7] Émotions vives.


Le jour qui suivit cette nuit d’angoisses fut donc le plus beau qu’on eût vu depuis longtemps. Le soleil s’épanouit au ciel plus radieux que de coutume ; l’eau qui filait sur le sable fin eut des babillages inconnus. Les marguerites riaient entre les brins d’herbe ; tous les oiseaux chantaient. La nature, en un mot, sembla s’ébattre en une immense fête.

Du moins ce fut ainsi qu’on interpréta dans les gazettes le beau temps qu’il fit ce jour-là, peut-être bien par hasard...

 

 

VI

 

L’inquiétude étant bannie, on s’occupa du baptême, qui surpassa en magnificence tout ce dont on avait ouï parler jusqu’alors. La fée Lumiane avec douze de ses sœurs y furent conviées, et aucune d’elles ne refusa l’invitation. Le festin qu’on leur offrit émut le monde entier.

Son Excellence Bonne Bouche, devenu grand Commandeur de l’Ordre du Pélican Noir, fit preuve en cette occasion d’un tact et d’une science gastronomique qui mirent le comble à sa fortune : le repas, servi par les plus grandes dames et les plus hauts dignitaires du royaume, dura deux jours et deux nuits, et ne comporta pas moins de quatre mille sept cent soixante-douze mets, parmi lesquels furent spécialement appréciés un filet d’éléphant lardé de langues de puces, des tétines de baleines frites à la graisse de sauterelles, et surtout un boa rôti, sauce cochenille, qui emporta tous les suffrages. Citons encore un pâté de foies de mouches truffé, qui eut quelque succès, et surtout une omelette soufflée, aux œufs de cirons [8], qui peut être considérée comme le dernier mot de l’exquis. La fée Joli Bec, ordinairement très sobre, en reprit sept fois ! Vinrent ensuite une foule de chatteries [9] des plus régalantes : becs de rossignols confits, panachés d’ongles de fourmis à la vanille, oreilles de cigales en brochettes, sans oublier une certaine gelée d’ailes de papillons, dont se pâmèrent les fées.


[8] Acarien qui se développe sur la croûte du fromage, du jambon, dans la farine, et qui est le plus petit des animaux visibles à l’œil nu.

[9] Choses délicates à manger.



Au dessert, celles-ci distribuèrent à toutes les personnes présentes le contenu d’une immense corbeille des fruits de pierreries de l’Étoile Bleue.

On procéda ensuite à la cérémonie du baptême, lequel eut lieu dans la grande salle du Trône. L’infante, enveloppée de langes de pourpre et d’argent, le front ceint d’une couronne, et ses petites mains chargées de joyaux, fut apportée en procession sur des coussins de brocart. Derrière elle marchait la nourrice, vêtue fort proprement, et portant sur ses bras son fils, dont une joue saignait ; vint ensuite une longue file de pages, valets, écuyers, damoiselles, seigneurs, hommes d’armes et hérauts [10]. Tout ce monde, peu à peu, remplit l’immense salle, au centre de laquelle s’élevait un trône d’or massif, abrité sous un dais somptueux.


[10] Officier chargé de faire des publications solennelles et de remplir certaines fonctions dans les cérémonies publiques.


Le grand-bonze se tenait sur la première marche, entouré de flambeaux, de cassolettes et de parasols ; son visage vénérable était surmonté d’une coiffure de trois pieds de haut, terminée à son faîte par l’œuf de pélican sacré, objet de la vénération générale. À ses pieds, deux pontifes d’un ordre inférieur tenaient avec respect une coupe de marbre noir, au fond de laquelle il y avait trois autres œufs couverts de hiéroglyphes. Le grand-bonze cassa le premier sur les petits pieds de l’infante qui le regarda faire avec un certain étonnement ; le contenu du second, répandu sur ses mains, la fit beaucoup rire, mais le grand-prêtre s’étant avisé de lui barbouiller le visage avec le jaune du troisième, la princesse prouva son mécontentement par des cris et des trépignements dignes de sa haute naissance. Les deux pontifes s’empressèrent d’essuyer avec des linges de soie les traits de l’auguste pouponne, et la fée Lumiane s’avança :

« Princesse, dit-elle, merveilleuse fut ta naissance ; Merveilleuse tu te nommeras ! »

Cela dit, le grand-bonze répéta par trois fois :

« Princesse Merveilleuse ! Le ciel vous fasse de longs jours ! »

La cour dit amen et les pontifes se retirèrent.

Peu de temps après, les fées parlèrent de départ, et tandis que la cour les reconduisait en cérémonie, la pêcheuse, demeurée en arrière, s’approcha timidement du jeune bonze occupé à éteindre les cassolettes, et le pria, pour l’amour du Très Haut, de lui laisser frotter la coquille d’un des œufs sacrés sur le nez de son fils !...

Le sous-pontife ne put s’empêcher de rire d’une ambition si extravagante, car le baptême aux œufs sacrés était une faveur exclusivement réservée aux grands du royaume, lesquels payaient fort cher ce privilège divin. Toutefois, réfléchissant que la nourrice de la princesse était pour le moment une véritable puissance, il se disposait à la satisfaire, lorsque la vasque de marbre se remplit d’une flamme bleue et rose qui monta jusqu’au plancher. Au même instant un cliquetis joyeux se fit entendre, et Graminette parut sur son char attelé de souris blanches.

Le jeune bonze, peu familiarisé avec ces sortes d’apparitions, s’enfuit très épouvanté, mais la pêcheuse, toute ravie, tomba sur ses genoux, en élevant son fils vers la petite fée.

Celle-ci, quittant alors son char, s’avança lentement vers la bonne femme. Sa longue robe, couleur d’aurore, flottait derrière elle en ondes lumineuses. Quand elle fut tout près de l’enfant, elle le regarda quelques secondes avec une tendre mélancolie.

Sans être absolument laid, le petit pêcheur n’accusait aucun symptôme de beauté. Il avait de gros traits, le nez carré, les lèvres épaisses et la chevelure déjà rude ; mais la fraîcheur de ses joues rondes et l’air de bonne humeur répandu sur sa physionomie, donnaient envie de l’aimer, rien qu’en le regardant ; les membres accusaient déjà une force peu commune, et sa mère, toute vigoureuse qu’elle fût, en avait sa charge à le porter.

Graminette l’ayant longuement contemplé, le baisa au front, puis d’une voix douce :

« Tu te nommeras Sans Malice, dit-elle, et tu auras, ainsi que ta mère l’a souhaité : bon pied, bon œil, bon bras et bon cœur. »

La pêcheuse, immobile, n’osait souffler mot.

Graminette lui remit un baume qui devait cicatriser instantanément les morsures du pauvret, puis, ayant assuré de nouveau la bonne femme de sa protection, elle disparut comme elle était entrée, dans un jet de flammes légères...

À partir de ce jour mémorable, la vie du roi et de la reine ne fut qu’un perpétuel enchantement ; et le peuple, à les voir si heureux, oubliait ses misères...

La chère princesse croissait à vue d’œil, et l’esprit dont elle avait donné une preuve si extraordinaire se développait avec une surprenante rapidité. À six mois accomplis, elle causait de toutes choses. Les almanachs n’étaient remplis que de ses bons mots, et d’anecdotes offrant mille preuves de son irrécusable précocité.

Quant à Sans Malice, il cria fort et longtemps avant de s’habituer à servir d’entremets à Son Altesse, mais ayant remarqué que lorsqu’il pleurait sa mère pleurait aussi, il tâcha de renfoncer ses larmes et d’endurer la douleur sans trop de grimaces. Le baume de la fée calmait du reste en un moment ses souffrances. Il faut reconnaître aussi que la reine fut excellente : à chaque morsure nouvelle, Sa Majesté donnait au petit pêcheur des bonbons de la meilleure faiseuse. Il était bien logé, bien nourri, bien couché, vêtu fort proprement ; on prenait mille soins de sa personne et de sa santé, car il fallait que sa chair demeurât toujours saine et appétissante. En y regardant bien, la condition devenait supportable, et même avantageuse. Plusieurs grands du royaume, frappés du parti qu’on en pourrait tirer, voulurent, par la suite, substituer leurs enfants au fils de la pêcheuse ; mais, soit caprice, soit raffinement de gourmandise, la princesse n’y voulut point goûter.

 

 

VII

 

Lorsque le temps de sevrer l’infante fut venu, on paya grassement la femme du pêcheur, qui s’en retourna toute fière dans sa cabane ; mais Sans Malice demeura en qualité de page auprès de Merveilleuse, qui le voulut ainsi. Le bon garçon pleura beaucoup en voyant s’éloigner sa mère ; toutefois, comme il aimait tendrement la petite princesse, sans doute à cause du mal qu’elle lui avait fait souffrir, il se soumit aux ordres de la reine, et ne tarda pas à reprendre sa belle humeur.

Merveilleuse se contentait, du reste, à présent, de le battre et de le pincer, elle ne le mordait plus que rarement ; enfin le costume de page, tout en satin vert émeraude à crevés [11] d’argent, bas de soie, culotte galonnée de perles, et souliers à bouffettes, était capable de consoler, ou du moins d’atténuer de bien vifs déplaisirs.


[11] Ouvertures pratiquées dans un vêtement, généralement en forme de losange, et laissant apparaître un autre tissu de couleur différente.



Sans Malice n’eut, d’ailleurs, guère le temps de rêver ; il lui fallut apprendre coup sur coup mille choses indispensables à sa nouvelle condition : à porter galamment au côté sa petite épée de vermeil, à coiffer d’un air crâne son toquet de drap d’or à plume blanche, à faire la révérence en trois temps, et à mettre avec grâce un genou en terre, pour baiser la main de sa petite souveraine, toutes choses auxquelles il s’appliquait avec beaucoup d’attention, mais où il réussissait difficilement.

En revanche, il étonnait, par sa souplesse et sa force, les maîtres d’escrime et d’équitation. Il suivait aussi les mêmes cours de danse, de musique, d’écriture, d’histoire et de dessin que la princesse ; or, comme la royale élève était fort emportée, capricieuse, inattentive, et impertinente à l’excès, et qu’il eût été malséant de toucher à la personne sacrée d’une infante, les professeurs, pour concilier en même temps le respect et la justice, recoururent à l’expédient jadis employé dans les cours, c’est-à-dire qu’ils fouettèrent Sans Malice à chaque infraction de la princesse.



Cette heureuse fusion de deux principes en apparence inconciliables fut très approuvée de la reine, et encore plus goûtée par Son Altesse Merveilleuse, qui se tordait de rire en voyant la mine piteuse du page lorsqu’elle refusait d’apprendre une leçon, et qu’il prévoyait ce qui allait en résulter pour lui. Aussi se tenait-il pour trop heureux quand elle l’autorisait à lui faire ses devoirs, et qu’il parvenait ainsi à esquiver les verges [12] ; mais la princesse, se trouvant alors privée de son divertissement favori, avait soin de méditer quelque bon tour en guise de compensation. Par exemple, en jouant à la main chaude, elle posait dans la main bien ouverte du jeune garçon la tête d’une grosse épingle rougie au feu. La douleur qu’il ressentait lui faisait tout aussitôt crisper les doigts, en sorte qu’il se brûlait horriblement.


[12] Baguettes pour frapper, battre.


Merveilleuse avait encore d’autres inventions non moins bénignes : elle versait la poivrière dans l’assiette à soupe du page, mêlait de la cendre à ses confitures, ou remplissait d’orties sa couchette. Elle imagina un soir de lui barbouiller les yeux avec de la glu, en sorte que l’infortuné, qui ne put les ouvrir le lendemain matin, se crut aveugle et poussa des cris aigus. D’autre fois, elle l’envoyait sans lumière quérir dans sa chambre un coffret préparé d’avance. À peine Sans Malice y posait-il la main, que le couvercle, tiré par un fil invisible, sautait au plafond, tandis qu’une légion de rats, chauves-souris, crapauds et autres bestioles du même genre, s’élançaient à la figure et sur le corps du page, griffant, pinçant, piquant à l’envi le malheureux, qui se débattait comme un fou dans l’obscurité...

Et mille autres tours semblables.

Bien loin, cependant, que des traitements si cruels éveillassent chez celui qui en était l’objet des sentiments de haine et de rancune, le bon garçon trouvait toujours dans son cœur quelque excuse pour la princesse :

« Elle est étourdie, se disait-il, mais non méchante ; ignorant elle-même la douleur, elle ne peut avoir de pitié pour ceux qui souffrent. »

C’est avec de pareils raisonnements qu’il la justifiait. Comment, d’ailleurs, en vouloir à une si ravissante personne ? La gaieté ajoutait tant de charmes à ce frais visage ! Ce n’est certainement pas Sans Malice qui aurait eu le courage de la blâmer ! Rien qu’à la voir, il oubliait ses plus grosses peines, et quand elle riait, les yeux pleins de larmes du petit page se séchaient comme un chien mouillé près d’un feu de joie...

C’est ainsi que, dans maintes circonstances, où il lui eût été aisé de se venger, Sans Malice vint, au contraire, en aide à sa persécutrice, qui ne lui en sut aucun gré. Mais telle était son penchant naturel pour rendre service, qu’il se trouvait assez récompensé par la seule conscience d’avoir bien agi.

Cette propension, jointe à sa force extraordinaire, fut bientôt connue de tout le palais, et chacun en abusa pour tourmenter l’inoffensif garçon.

 

 

VIII

 

Merveilleuse venait d’entrer dans sa quinzième année, lorsque le roi mourut. Elle montra, en cette occasion, une sécheresse de cœur à travers laquelle les courtisans eurent heureusement l’art de deviner une grande force d’âme. Sa seule préoccupation, en voyant expirer le meilleur des pères, fut de savoir si le deuil qui, dans ce pays-là, se porte en jaune pâle, s’accommoderait bien avec la nuance violette de sa chevelure. Ayant reconnu que cela ne lui messeyait pas, elle fut aussitôt consolée.

Vers le même temps, un coup de mer renversa-la barque où se trouvaient le pêcheur et sa femme, qui furent tous les deux noyés. Sans Malice pensa mourir de douleur ; il resta plusieurs jours sans prendre de nourriture, et pleura consécutivement durant autant de nuits. Ce que voyant, Merveilleuse se moqua de lui, et le tourmenta de plus belle, afin de le distraire.

Dès lors, se sentant seul au monde, Sans Malice reporta sur la cruelle petite princesse le grand appétit d’amour qui remplissait son âme, et mit son unique bonheur à lui complaire.

Cependant, bien que la flatterie approuvât sans réserve les actions et les manières d’être de l’infante, et quoique l’amour maternel essayât de lui donner le change sur la véritable nature de sa fille, la reine dut un jour se rendre à l’évidence : Merveilleuse était sans aucun doute la plus belle personne de l’univers, comme aussi la plus spirituelle, la plus intelligente, la plus instruite qui se pût voir ; elle chantait à faire mourir de jalousie les rossignols, dansait avec la légèreté d’un papillon, peignait à ravir, brodait comme un ange, et s’habillait avec un goût inimitable, mais elle était aussi orgueilleuse que belle, et son égoïsme égalait sa grâce. Le spectacle des douleurs d’autrui, loin d’exciter dans son âme une douce compatissance, lui causait la même satisfaction cruelle qu’autrefois le goût du sang. Elle riait en refusant du pain à un vieillard mourant de fatigue. Elle plumait vifs les petits oiseaux, crevait les yeux aux chiens et aux chats qu’elle rencontrait, mentait pour faire fouetter les esclaves, et se repaissait avec avidité de toutes les descriptions de tortures qu’elle découvrait dans les vieux livres. Elle s’ingéniait à rêver elle-même des supplices nouveaux, ou à en perfectionner d’anciens. Elle n’aimait qui que ce fût, et ne respectait pas même sa mère...

En un mot, Merveilleuse était méchante !

Quand il lui fallut s’avouer cette triste vérité longtemps méconnue, la reine se souvint des paroles de la fée Lumiane, et déplora, trop tard, son inqualifiable oubli. Comme on n’aime guère, cependant, à se reconnaître des torts irrémédiables, la reine se flatta qu’avec des conseils, et quelque peu de sévérité, elle ferait aisément naître chez sa fille le seul sentiment qui lui manquât pour être parfaite. Elle médita, en conséquence, une série de discours gradués selon les progrès présumés de l’élève, et ne doutant pas du résultat de son éloquence, elle envoya quérir l’infante.



Merveilleuse, fort occupée à griller délicatement à la flamme d’une bougie un chardonneret apprivoisé par Sans Malice, se fit attendre quelques minutes, et lorsqu’elle daigna enfin se rendre à l’injonction de son auguste mère, elle ne déguisait pas sa mauvaise humeur.

C’était dans la salle du Trône que se passait l’entrevue. La reine, afin de paraître plus imposante, s’était assise, d’un air qu’elle essayait de rendre sévère, sous le dais de pourpre et d’or qui abritait dans les grandes occasions la Majesté Royale.



Ses femmes se tenaient rangées à quelque distance, et dans les pourtours, les gardes et les seigneurs attendaient, immobiles, l’issue de la conférence maternelle...

Merveilleuse ne fut nullement intimidée par cet appareil inaccoutumé. Elle entra, vêtue d’une robe de gaze d’argent toute ruisselante de perles, et marcha jusqu’au trône d’un pas délibéré. Sans Malice qui la suivait, selon son devoir, s’arrêta respectueusement à l’entrée de la salle.

« Ma fille ! dit la reine avec solennité, j’ai des observations à vous faire...

— À moi ? fit arrogamment la princesse.

La reine inclina la tête.

— Eh bien, Madame, vous les remettrez, je vous prie, à une autre occasion. L’heure de ma promenade a sonné, et je n’ai nulle envie de m’en priver pour écouter un sermon ! »

L’air et le ton qui accompagnaient cet impertinent discours firent courir parmi les assistants un mouvement d’unanime réprobation. La reine, un moment stupéfaite de tant d’impudence, éprouva soudain comme un déchirement :

« Merveilleuse, s’écria-t-elle, vous me ferez mourir de chagrin !

— Il faut toujours mourir de quelque chose ! » riposta l’infante en attrapant une mouche à laquelle elle arracha méthodiquement les ailes...

Cette fois, la reine, exaspérée, se leva toute droite, et s’avançant menaçante vers la princesse :

« Fille sans cœur ! » s’écria-t-elle...

Mais fort irrespectueusement, l’infante saisit le bras dressé pour la maudire, et osa lever sur son auguste mère une main sacrilège !

Heureusement, elle n’eut pas le temps d’effectuer cette détestable action ; la terre trembla ; un épouvantable grondement ébranla les voûtes du palais, les vingt-quatre fenêtres de la salle volèrent en éclats, et dans un torrent de clartés éblouissantes, la reine des fées parut.

Elle était vêtue d’une étoffe de diamant noir, et tenait à sa main droite une baguette de feu. Une escarboucle [13] d’un éclat prodigieux surmontait le diadème qui couronnait son front. Plusieurs fées l’escortaient.


[13] Pierre précieuse, grenat rouge foncé, avec un éclat vif.


La reine, épouvantée, s’était caché le visage ; les assistants, à genoux, frappaient le sol de leurs têtes ; Sans Malice, plus inquiet qu’effrayé, s’était élancé vers la princesse, tout prêt à lui porter secours.

Quant à Merveilleuse, la frayeur l’avait comme paralysée ; elle se tenait debout sans savoir comment ; le sourire de défi, ébauché tout à l’heure, demeurait figé sur sa bouche. Ses grands yeux dilatés par l’effroi regardaient devant elle, avec une fixité idiote. Tout son corps tremblait...

« Fille dénaturée ! Créature mauvaise et nuisible, dit la reine des fée, d’une voix tonnante, l’heure du châtiment a sonné pour toi ! »

En même temps, elle saisit par ses longs cheveux la princesse à demi morte, et l’enleva de terre...



La reine poussa un cri. Sans Malice se précipita, et attrapa au vol un bout d’écharpe flottante, auquel il se cramponna :

« Grâce, madame la fée !...  murmura-t-il dans un sanglot... C’est moi qu’il faut prendre, j’ai l’habitude d’être puni pour elle !... »

Mais d’un coup de sa baguette, la fée trancha l’étoffe de soie à laquelle s’attachait le page, et toujours courroucée, s’élança vers la mer...

Folle de désespoir, la malheureuse reine courut à la fenêtre la plus proche. La cour se rua sur les autres.

Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, les vagues roulaient, mugissantes et profondes.

On vit la nuée de feu qui enveloppait la fée se balancer à une grande hauteur. Un corps diaphane s’en détacha tout à coup, tournoya quelques instants dans un rayon lumineux, puis tomba, et s’engloutit.

En même temps une voix surnaturelle, et qui paraissait venir du ciel, prononça distinctement ces mots :

« Pour apprendre à ta fille, ô reine !, qu’il ne faut ici-bas ni mépriser les humbles, ni persécuter les faibles ; pour la punir de son égoïsme, de sa dureté, de son orgueil, je la condamne à garder, sous la forme du plus imparfait des êtres, le souvenir de ses grandeurs passées. Elle vient, par mon ordre, d’être changée en Méduse ! »

Alors, à la place où avait plongé le corps souple et blanc de la plus belle princesse de l’univers, on put voir flotter sur l’eau une sorte de masse gélatineuse à laquelle adhéraient, pareils à une chevelure, une innombrable quantité de tentacules violacés. C’était la princesse Merveilleuse !

 

 

IX

 

« Hélas ! fît Sans Malice le visage inondé de larmes qu’il ne songeait même pas à essuyer, tant sa douleur l’absorbait. Hélas ! Que ne l’a-t-on fouettée comme moi, elle ne serait pas où elle est !... »

Rien au monde n’est irritant comme de s’entendre dire ses vérités à l’heure d’une catastrophe. La reine l’éprouva. Le reproche si juste, involontairement contenu dans l’exclamation naïve du page, l’atteignit en plein cœur, et changea pour un moment son désespoir en exaspération...

« Gardes ! s’écria-t-elle en fureur, saisissez ce vaurien, cet ingrat, qui après avoir vécu de nos bienfaits, ose nous insulter à l’abri de ses regrets hypocrites... Qu’on le jette au fond du plus noir cachot, et qu’il y pourrisse !... Un être de cette espèce ne doit pas voir le jour quand la plus admirable princesse du monde... Ah !  J’en mourrai !... »

Et en effet, tant d’émotions, le saisissement, la douleur, l’effroi, la colère, avaient brisé cette mère infortunée. Elle ferma tout à coup les yeux, et tomba sans connaissance dans les bras des gardes qui s’avançaient pour exécuter ses ordres.

Tandis qu’on se bousculait auprès de la reine évanouie, Sans Malice, profitant de l’émoi général, glissa comme une anguille entre les jambes des soldats, traversa, sans s’arrêter, une longue enfilade d’appartements, gagna les jardins, escalada un mur, sauta une haie, enjamba des fossés, et courut ensuite à travers champs, jusqu’à ce qu’il eut gagné la lisière d’une forêt qu’on apercevait à quelques lieues du château.

Arrivé là, essoufflé, affamé, le cœur gros, le page se laissa tomber sur la mousse, et recommença à pleurer. Le malheur de la princesse l’affligeait plus encore que sa propre disgrâce.

« Pourquoi la fée n’a-t-elle pas voulu me prendre aussi, pensait-il ? Je nagerais près de Merveilleuse et je ne serais pas si à plaindre...

Il ne s’expliquait pas clairement ce qu’il éprouvait. C’était comme un vide, qui le faisait souffrir à crier...

— Merveilleuse ! répétait-il sans cesse. Ma princesse ! Est-il possible que je ne vous voie plus ?...

Puis songeant à sa propre destinée :

— Que vais-je devenir ? se demandait-il... Si je sors de la forêt, les gardes, qu’on a sans doute envoyés à mes trousses, me ramèneront au palais pour m’y emprisonner ; si je demeure ici, je mourrai de faim, ou je serai dévoré par les bêtes féroces... Hélas ! Hélas ! Que je suis malheureux ! »

Et les pleurs du pauvre enfant coulaient en abondance, mouillant, sans qu’il y prît garde, une pomme sauvage qu’il mâchonnait machinalement.

La soirée s’avançait. Déjà de grandes ombres flottaient comme un voile énorme au sommet des arbres ; et dans le lointain, de sourds grognements annonçaient le réveil des loups.

Sans Malice se leva, regrettant presque le cachot noir où du moins il eût été à l’abri de pareille compagnie... Un sentier s’offrit, l’enfant le prit au hasard ; mais, à mesure qu’il marchait, l’obscurité s’épaississait autour de lui. Bientôt la nuit fut si complète, qu’il se cognait aux arbres. Les hurlements devenaient plus distincts ; Sans Malice avançait toujours, tressaillant parfois au contact velu de quelque fauve, qui se dressait effrayé sur son passage... Il ne pleurait plus ; ses habits, mouillés par la sueur et la rosée, collaient le long de son corps ; ses pieds, déchirés aux ronces du chemin, saignaient. La faim, le froid, et surtout l’inquiétude, donnaient à son chagrin une trêve momentanée. Sa fatigue était si grande, qu’en marchant ses paupières se fermaient.

Tout à coup, à quelques pas devant lui, deux prunelles flamboyantes jaillirent des ténèbres... Brusquement réveillé, le page se retourna : à droite, à gauche, en arrière, en avant, partout, d’autres yeux rouges s’allumaient comme par magie...

Alors le pauvre enfant comprit qu’il était cerné par les loups... Impossible de fuir, ils étaient là des centaines. Le gazon touffu amortissait le bruit de leurs pas, mais Sans Malice voyait se rétrécir à chaque seconde le triple cercle de flamme dont il était le centre. Encore quelques minutes, et les loups seraient sur lui... Déjà, la moiteur de leurs haleines arrivait par bouffées chaudes jusqu’à son visage... Un tronc d’arbre était près de lui ; sans se lamenter, bien qu’il se vît perdu, le brave enfant s’y accula, et ferme sur ses jarrets, bras tendus, poings fermés, il attendit...

Un loup moins prudent, ou plus affamé que ses compagnons, le vit immobile et s’élança. Sans Malice l’empoigna au ventre et à la gorge, lui cassa les reins d’un seul effort, et jeta le cadavre encore palpitant au milieu de la bande, qui s’acharna dessus.



Un deuxième, puis un troisième assaillant eurent le même sort. Les loups intimidés parurent se consulter ; trois louveteaux bondirent à la fois... Mais grâce à sa vigueur extraordinaire, encore décuplée par le danger, et quoique labouré par les morsures et les coups de griffes, Sans Malice tint en échec ses trois adversaires ; il en étouffa un de chaque main, et brisa, d’un coup de talon, le crâne du troisième.

Cependant ses forces commençaient à s’épuiser ; les agressions se multipliaient et les combattants semblaient augmenter à mesure qu’il en détruisait. Le sang, qui coulait à flots sur tout son corps, l’affaiblissait, tandis que l’ivresse du carnage excitait jusqu’au paroxysme la rage des loups. Un horrible tapage emplissait les profondeurs du bois : des hurlements de douleur, des grognements de menace, des râles d’agonie, se mêlaient aux craquements secs des os. Une vapeur fade et lourde montait de la terre ; les louves, alléchées par l’odeur du sang, se mordaient entre elles...

À la fin, lassé de cette lutte inégale dont il ne pouvait que retarder l’inévitable issue, l’héroïque enfant croisa ses bras sur sa poitrine :

« Au moins, pensait-il, si ma mort pouvait sauver la princesse !... »

Et ses yeux se fermèrent.

Les loups pelotonnés sur eux-mêmes s’élancèrent tous ensemble...

À ce moment, l’arbre s’ouvrit, engloutit le jeune page, et se referma, en sorte que les loups, lancés à toute volée, culbutèrent les uns sur les autres, et n’atteignirent que le vide. En vain fouillèrent-ils l’herbe, et ensanglantèrent-ils leurs crocs et leurs griffes contre la rude écorce ; ils n’en purent entamer la moindre parcelle, et durent, après d’inutiles recherches, remettre à des temps plus propices le régal dont ils se pourléchaient déjà. Alors ils tournèrent leur fureur contre eux-mêmes, et mirent en pièces les plus faibles de la bande.

Or, s’il vous plaît de savoir comment il advint que le page fut secouru si à propos, en voici l’explication :

 

X

 

Au moment de la punition de la princesse, la fée Lumiane se trouvait justement en visite dans une planète fort éloignée de la nôtre. Mais comme les nouvelles vont vite chez les fées, elle ne tarda pas à être informée de celle-ci, et s’élança aussitôt, avec ses colibris, vers l’Étoile Bleue, afin d’obtenir, si possible, quelque adoucissement au malheur de sa filleule. Madame Sévère, assise sur son trône magnifique, et le front ceint de l’escarboucle royale, reçut avec bonté sa petite sujette, mais elle n’eut pas plutôt exposé le motif de sa visite, que le front de la reine se rembrunit. Lumiane osa néanmoins insister : elle fit respectueusement observer à Sa Majesté que la mère de sa filleule était en tout ceci la vraie coupable, car, non contente d’omettre dans ses souhaits les qualités du cœur, elle avait ensuite encouragé, dorlotté, développé de son mieux les fâcheux instincts de sa fille. Les adulations et la servilité des courtisans achevèrent ce que la vanité de la reine avait si malheureusement commencé. Voyant un royaume entier sans cesse ébahi d’admiration devant sa personne, quelle créature humaine aurait douté qu’elle ne fût de tous points accomplie ! À ces arguments débités avec chaleur, et qui ne manquaient point de justesse, la fée Sévère répondit que s’il fallait en ce monde, remonter ainsi à la cause de chaque effet, la justice, déjà peu expéditive, deviendrait une pure abstraction.

« La princesse, ajouta-t-elle, savait discerner le bien du mal ; elle devait réagir elle-même contre ses mauvais penchants. Sa conduite, pour n’être pas sans excuses, n’en est pas moins très coupable. Quant à la reine, sa faiblesse et sa stupide vanité seront punies par le châtiment même de sa fille... »

Sur ces mots, et pour marquer la fin de l’audience, la reine des fées se leva. Mais Graminette qui survint, tomba tout en pleurs aux pieds de la reine. Elle venait, à son tour, intercéder pour son filleul, qui mourrait sûrement de désespoir si Merveilleuse ne revenait au jour... Était-il juste et profitable qu’un si bon sujet pérît du coup qui frappait les méchants ? Graminette ne pouvait le croire et suppliait la fée Sévère de prendre intérêt à son protégé...

La reine, évidemment influencée, demeura quelques secondes indécise :

« Ne pourrait-il oublier cette mauvaise créature ? dit-elle enfin.

Mais Graminette secoua la tête :

— Mon filleul a un cœur unique parmi les hommes...

— Voilà qui est fâcheux, dit la reine. »

Puis après un silence,



 « Écoutez - Les deux petites fées se rapprochèrent les mains jointes - : Je consens sur votre prière, à vous accorder une sorte de compromis entre la punition justement infligée à la princesse, et l’intérêt mérité par le page. Il y a, en ce moment, vous ne l’ignorez pas, trois grands services à rendre à l’humanité.

Les deux fées se regardèrent avec effroi.

— Le premier, continua la reine sans s’émouvoir, est la destruction du monstre marin qui dévaste la Ville Rose.

Le second, la conquête du diamant vert qui guérit la fièvre, lequel se trouve actuellement au pouvoir de notre puissante ennemie Nébulosine, dans les profondeurs du royaume de la Nuit.

Le troisième, et le plus difficile des trois, est le renversement de l’épouvantable nain Koumchout-Koulous-Kourou, souverain des Mers de glaces...

Si votre protégé se sent le courage de tenter pour l’amour de la princesse ces formidables entreprises, et qu’il ait la force et le bonheur de les mener à bien, Merveilleuse, à chaque victoire, se rapprochera graduellement de sa première forme. Ainsi, le bien que fera ce brave enfant rachètera le mal fait par cette méchante fille ; c’est tout ce que la justice du Souverain Maître me permet de vous concéder...

Lumiane et Graminette se prosternèrent en signe de reconnaissance ; il était aisé de voir cependant que ni l’une ni l’autre n’étaient entièrement satisfaites.

— Majesté ! insinua timidement Lumiane, la princesse ne pourra-t-elle donc jamais redevenir femme ?

— Elle le pourra, dit Sévère, mais au prix d’un sacrifice tel, de la part de son libérateur, que je doute, quoi que vous en disiez, de voir un amour humain aller jusque-là... »

« En tout ceci, pensa Graminette, je vois que mon pauvre page gobera les horions [14], tandis que cette péronnelle de princesse en sera quitte pour un grand merci : encore n’est-il pas bien sûr qu’elle daigne le dire... »


[14] Coups généralement violents.


Mais comme si elle eût deviné sa pensée, la reine Sévère, se tournant vers Lumiane, ajouta :

« Je dois vous avertir, ma mie, que sous les différentes transformations que subira votre filleule, elle sera soumise aux mêmes misères et aux mêmes dangers que les autres êtres de son espèce. C’est seulement par ses propres souffrances que cette créature égoïste pourra comprendre la pitié qu’on doit à celles d’autrui. Je ne réponds, en conséquence, ni de sa vie, ni de celle de Sans Malice, qui devra s’exposer aux plus terribles périls pour secourir efficacement son amie. Enfin, s’il arrivait que, redevenue femme et princesse, la première action de Merveilleuse ne témoignât pas d’une conversion complète, elle retomberait immédiatement dans sa condition présente, et pour n’en être délivrée cette fois que par la mort. J’ai dit. »

Les fées, quoique fort alarmées au fond par ce qu’elles venaient d’entendre, n’osèrent importuner plus longtemps la reine de leurs observations, car celle-ci leur donnait une haute preuve d’amitié en condescendant à modifier une première décision. Graminette et Lumiane protestèrent donc, en soupirant, de leur profonde reconnaissance, et prirent cérémonieusement congé de la reine, qui les embrassa ; puis, sans perdre une minute, elles coururent vers la terre, de toute la vitesse de leurs attelages.

 

 

XI

 

Les démarches avaient été menées si rondement, qu’à peine s’était-il écoulé deux heures depuis l’affreuse métamorphose de la princesse, lorsque les colibris de Lumiane entrèrent sans façon dans la chambre où la malheureuse reine, étendue sur des coussins, poussait des cris pitoyables.

Qu’on se figure la perturbation opérée dans l’État par une si effroyable catastrophe !... Les courtisans ressemblaient à des arrosoirs ; l’inquiétude publique était à son comble. On craignait que la reine ne devînt folle, ou qu’elle ne mourut de désespoir, laissant le royaume sans héritière directe ; et les prétendantes possibles se mesuraient déjà de l’œil, en méditant mille intrigues. Au fond, nul ne regrettait Merveilleuse, dont la méchanceté épouvantait grands et petits, mais on avait peur des bouleversements qui accompagnent inévitablement un changement de dynastie...

Lumiane, en entrant, pensait n’avoir qu’un mot à dire pour rendre l’espoir, sinon la paix à tous les esprits :

« Sans Malice peut sauver la princesse. Allez promptement le chercher.

Mais quelle ne fut pas sa surprise de voir, à ces paroles, la reine s’arracher les cheveux de plus belle, et toute la cour gémir sur un ton dix fois plus aigu qu’auparavant...

— Quoi donc ? Qu’est-il arrivé ? Où est-il ? demanda-t-elle par trois fois. »

Enfin, après bien des hésitations, la reine dut avouer à la petite fée que Sans Malice s’était enfui du palais, pour éviter d’être mis au cachot, et que nul ne savait quelle direction il avait prise...

Lumiane fut très mortifiée de ce contretemps.

« Peut-être avez-vous à jamais perdu votre fille par cette dernière sottise, ma mie ! dit-elle en colère. Sans Malice pouvait seul obtenir quelque adoucissement au sort de la princesse, et en admettant maintenant que nous le retrouvions, ce qui n’est pas probable, vos procédés ne le disposeront guère à exposer sa vie pour votre service !

— Je le paierai si bien !... articula faiblement la reine.

Cette dernière parole acheva de révolter Lumiane :

— S’occupe désormais de vous qui voudra ! dit-elle durement. Je n’ai que trop fait pour ma part... Adieu ! »

Et elle partit sans retourner la tête vers la reine, qui, en dépit de sa stupide vanité, l’eût attendrie par l’excès de son désespoir.

Après que Sa Majesté eut perdu connaissance une douzaine de fois, le ministre Bonne Bouche se permit de faire observer que Sans Malice ne pouvait être bien loin, attendu qu’il ne possédait pas d’argent ; et la reine, frappée de la justesse de cette observation, ordonna aussitôt d’expédier des hommes d’armes dans toutes les directions, en leur enjoignant de chercher partout le page de la princesse, et de le ramener de gré ou de force, mais avec tous les soins imaginables.

Les choses en étaient là, et Lumiane tenait conseil avec Graminette sur la direction à suivre pour découvrir le page, lorsqu’un bouvreuil, autrefois sauvé des mains de Merveilleuse par le bon garçon, se précipita tout essoufflé à travers les chars. Subitement réveillé par un grand tumulte, il avait avancé la tête hors de son nid, et ayant reconnu son bienfaiteur qui se débattait contre les loups, il s’était élancé à tire-d’aile dans la direction du palais, afin d’y réclamer pour Sans Malice le secours d’un gros dogue également de ses amis : mais il avait grand peur d’arriver trop tard...



Ayant entendu ce récit, Graminette ne perdit pas une seconde ; elle serra la main de sa sœur, rassembla scs souris blanches. et, guidée par le bouvreuil, fondit avec la rapidité de l’éclair à l’endroit même où les loups furieux harcelaient le courageux enfant. Là, son parti fut vite pris : le tronc de l’arbre qui servait de rempart à l’assiégé était creux ; Graminette s’y blottit : deux ou trois coups de baguette firent de ce réduit une demeure confortable, sinon spacieuse, et la fée se trouva ainsi à portée de secourir son filleul au moment où celui-ci allait infailliblement périr.

Comme il avait avant tout besoin de repos, la fée commença par l’étendre sur un bon lit de fougères, où le pauvret s’endormit immédiatement, sans même chercher à s’expliquer le secours miraculeux qui le tirait de peine.

Alerte et légère comme une abeille, Graminette profita du sommeil de son protégé pour visiter et panser les blessures dont il était couvert. Elle remplaça ensuite, par un costume simple et commode, les loques de velours et de satin du page, et jeta celles-ci, toutes maculées de boue et de sang, au pied de l’arbre où il avait combattu.

Cette précaution prise, Graminette, qui songeait à tout, prépara du bout de sa baguette un déjeuner fort appétissant, composé d’un rôti de chevreuil, de laitage et de fruits. Elle goûta elle-même chaque mets, et, s’étant assurée que rien ne laissait à désirer, elle se cacha en riant dans une grosse pomme.

 


XII

 

Peu d’instants après, Sans Malice, tout réconforté, ouvrit les yeux, et se dressa sur ses pieds, allègre [15] et dispos [16] comme il n’avait été de sa vie...

Mais, à mesure que ses souvenirs lui revenaient, il regardait avec plus d’étonnement l’endroit où il se trouvait : c’était une sorte de petite salle ronde, où il n’y avait point de fenêtres, et dont les parois étaient entièrement tapissées de mousse. Des milliers de vers luisants, qui scintillaient au long de ces étranges murailles, en éclairaient l’intérieur. Le mobilier, des plus rustiques, se composait d’une table et d’une escabelle en écorce d’arbre... Sans Malice, sollicité par la bonne odeur de venaison [17], mangea et but, sans cesser de s’étonner. Comme il portait la main sur une belle pomme de calville, elle se fendit toute seule en quatre morceaux, et Graminette parut !


[15] Gai et plein d’entrain.

[16] En bonne disposition pour agir.

[17]Chair de gros gibier (cerf, chevreuil, sanglier).



Sans Malice, qui avait entendu souvent raconter à sa mère l’histoire des deux apparitions de la fée, la reconnut avant qu’elle se fût nommée :

« Ma marraine ! » s’écria-t-il, en se prosternant.

La fée le releva, l’embrassa au front, et lui parla avec bonté. Mais, songeant aussitôt à Merveilleuse, Sans Malice joignit les mains :

« Puisque vous êtes fée, dit-il tout rouge et intimidé, vous pourriez secourir la princesse... Obtenez seulement de votre reine que je sois puni avec elle, alors je serai content !

— Tu l’aimes donc bien ? demanda Graminette.

— Oh ! Oui ! répondit-il naïvement, la seule idée qu’elle souffre me déchire le cœur, et je serais heureux de la sauver, dussé-je en mourir !

— Il ne tiendra qu’à toi », reprit la fée, qui expliqua soudainement à son filleul la nouvelle décision de la reine Sévère, et l’avertit en même temps des dangers qu’il aurait à courir.

Sans Malice eut grand’peine à ne pas interrompre dix fois sa marraine :

« Partons ! s’écria-t-il dès qu’elle eut fini. Chaque minute qui s’écoule est une souffrance de plus pour Merveilleuse !...

Graminette ne put s’empêcher de soupirer.

— Viens ! » dit-elle. Et de sa petite main, qui semblait tout au plus de force à soulever une rose, elle enleva son filleul comme une plume, le fit asseoir auprès d’elle dans le char de nacre, qui s’élargit en conséquence ; puis toucha du bout de sa baguette la croupe dodue des souris blanches, qui passèrent comme un trait [18] à travers l’écorce du vieil arbre, et s’élancèrent dans l’espace, faisant tinter en route les grelots d’argent de leurs colliers.

 

[18] Projectile lancé à la main (javelot, lance) ou à l’aide d’une arme (flèche).



XIII

 

L’attelage aérien s’éleva d’abord à une grande hauteur, et pendant longtemps Graminette et son filleul galopèrent à travers les nuages, montant, descendant les blocs de vapeurs, ou les traversant de part en part comme un boulet. Parfois, entre deux nuées, Sans Malice distinguait à peine, bien loin, bien loin au-dessous d’eux, une masse noirâtre semée de touffes de verdure, et coupée de flaques d’eau, dans lesquelles miroitaient les rayons de la lune : c’était la terre ! À de certaines places, il y voyait grouiller, à peine perceptibles, une foule d’insectes remuants, affairés, hargneux, pitoyables : c’était les hommes !

Sans Malice n’en revenait pas.

« Est-il possible, s’écriait-il, que le monde soit si petit et l’espèce humaine si misérable ?

La fée souriait.

— Rien n’est petit, rien n’est grand ! dit-elle soudain. Tout dépend des distances. »

Enfin le char s’abaissa, et vint, comme un oiseau fatigué, se poser sur le faîte d’une montagne qui surplombait un lac arrondi comme un cirque entre ses rives escarpées.

Une ville bâtie de marbre rose, et tout enguirlandée de jardins suspendus, du plus charmant effet, s’élevait au milieu de l’eau. Le soleil levant l’éclairait de lueurs pimpantes, accrochant, çà et là, des paillettes diamantées. Les murs, polis comme des miroirs, reluisaient, et sur l’azur foncé du ciel, les minarets élancés, les clochetons bizarres et les coupoles arrondies se découpaient avec une délicatesse miraculeuse.

Sans Malice fut d’abord enthousiasmé par l’agréable aspect de rues spacieuses, dallées en onyx, de fontaines jaillissantes, et d’une multitude d’arbres de camélias, chargés par milliers de fleurs épanouies.

Puis il s’étonna de voir régner la solitude et le silence dans un endroit si propre aux réjouissances et à la vie. Quelques habitants apparaissaient, il est vrai, de loin en loin, mais leurs habits de deuil, l’air furtif avec lequel ils se coulaient le long des maisons, l’empressement qu’ils mettaient à se calfeutrer chez eux, sitôt revenus, témoignaient d’une grande terreur, ou d’une étrange misanthropie.

Le page de Merveilleuse se tournait déjà vers sa marraine pour lui demander la raison d’une conduite si extraordinaire, lorsque, étendant la main, la fée lui dit :

« Regarde ! »

Alors Sans Malice vit l’eau du lac moutonner et bouillir, comme agitée par un volcan sous-marin...



Tout à coup, un animal épouvantable sortit peu à peu d’un flot d’écume, et s’achemina lentement vers la Ville Rose : ses griffes puissantes s’incrustaient profondément dans le sol ; son corps, de couleur verdâtre, était couvert d’écailles qui reluisaient comme des plaques de métal. Il fouettait l’air de sa queue longue de dix mètres, et secouait, en soufflant bruyamment, les coquillages attachés à sa carapace. Enfin, pour ajouter encore à l’horreur de sa physionomie, ce monstre portait sur le haut du front une touffe de crins d’un rouge flamboyant ! Quand il fut à l’entrée de la plus belle rue, il s’arrêta et poussa un effroyable sifflement, auquel répondirent de toutes parts des plaintes lamentables...

Sans Malice, glacé d’effroi, le vit se dresser contre une des premières maisons, et plonger son épouvantable tête à travers les vitres d’une fenêtre. Il distingua aussitôt le bruit d’une lutte, des sanglots et des cris, et vit reparaître le monstre qui reprit le chemin de son antre, tenant dans son énorme gueule cinq petits enfants. Trois d’entre ces infortunés étaient déjà morts, et leurs petites têtes bouclées pendaient inertes, suivant les oscillations que leur imprimaient les mouvements de la bête. Les deux autres, à demi écrasés entre les triples mâchoires qui les étreignaient, appelaient au secours d’une voix déchirante.

« C’est là son premier déjeuner, » dit la fée.

N’écoutant que son courage, Sans Malice mesura du regard la hauteur qui le séparait du monstre pour se précipiter, mais Graminette le retint.

« Enfant, dit-elle d’une voix douce, défie-toi de ces témérités irréfléchies qui compromettraient sans résultat la cause à laquelle tu t’es dévoué. Que deviendrait la princesse si tu périssais avant d’avoir accompli la tâche imposée par la reine des fées ? Apprends que le vrai courage n’exclut pas la prudence, et souviens-toi de ne jamais te jeter dans une entreprise, sans avoir médité auparavant le meilleur moyen d’en sortir à ton honneur ! »

Sans Malice, qui avait beaucoup de bon sens, écouta, en soupirant, le petit sermon de sa marraine ; les cris des jeunes victimes lui déchiraient le cœur. Tout à coup, l’horrible bête, déployant deux immenses nageoires semblables à des ailes de chauve-souris, s’éleva au-dessus du lac, et soudain, se laissant retomber, s’abattit avec un grand fracas dans le milieu des eaux. Alors Graminette s’arracha trois cheveux, et, tandis que le page rêvait à ce qu’il venait de voir, les yeux fixés sur l’endroit où avait plongé le monstre, elle confectionna prestement un anneau qu’elle lui remit :

« Je ne puis, dit-elle d’un ton attendri, demeurer plus longtemps auprès de toi. Tu dois marcher et vaincre seul. Prends cette bague : en frottant la pierre que j’y ai ajustée, autant de fois qu’il y aura de syllabes dans le nom de la personne que tu désireras voir, celle-ci paraîtra instantanément à tes yeux. Passée au pouce de ta main droite, le même talisman te transportera, plus rapide que la pensée, dans les différentes parties du monde où tu vas avoir affaire. »

Sans Malice, tout ébahi, allait remercier sa marraine ; la fée ne lui en laissa pas le temps, et détachant de sa ceinture une feuille de nacre retenue par une chaîne d’or, elle ajouta :

« Sur ces tablettes, tu trouveras écrits, au fur et à mesure qu’ils te deviendront nécessaires, les instructions et renseignements relatifs aux expéditions que tu dois entreprendre. À présent, adieu, et bon courage ! »

Disant ces mots, Graminette baisa au Iront son filleul, et remonta dans son char qui disparut en un clin d’œil.



 

XIV

 

Resté seul, le page de Merveilleuse n’eut rien de plus pressé que de consulter les tablettes magiques, et lut, imprimés sur la nacre, en caractères lumineux qui s’effaçaient d’eux-mêmes, ces mots :

 

Le dragon sera vaincu par celui-là seul qui, après l’avoir courageusement provoqué, accomplira en courant le tour du lac, qui ne mesure pas moins de sept lieues, sans s’arrêter, ni dévier un instant de sa route, quelque obstacle qui se présente. Mais que l’imprudent qui voudrait tenter l’aventure y songe : une branche saisie pour aider sa marche, un retard, si léger qu’il soit, suffiront pour annuler les efforts accomplis jusque-là ; et touchât-il au but, il n’en serait pas moins dévoré par le monstre.

Tel est l’arrêt du destin.

 

« Sept lieues en courant, et sans s’arrêter, murmura le page, c’est dur ! mais, grâce à ma mère, j’ai les jambes solides... Que les fées me soient en aide ! » 

Cependant, avant de tenter l’expédition, Sans Malice voulut se raffermir le cœur par la vue de sa chère princesse. Il frotta donc la pierre de son anneau, en prononçant à haute voix chacune des syllabes du nom de Merveilleuse.

Immédiatement, l’horizon devint tout noir, puis s’illumina de nouveau, et le page se trouva transporté en pleine mer, sur des récifs de corail, où la vague se broyait avec un grand fracas. Sous ses yeux, et paraissant toute proche de lui, une méduse, semblable à une large ombrelle frangée de soie, tantôt flottait, ballottée par la vague, tantôt se collait, gluante et flasque, contre l’écueil, où elle demeurait alors comme figée. Sans Malice ne douta pas que ce ne fut l’infante, et les larmes lui vinrent aux yeux.

« Merveilleuse ! s’écria-t-il en étendant les bras avec une tendresse désespérée, ma princesse !... »



Les pleurs lui coupèrent la voix. Il faisait de vains efforts pour effleurer le corps ductile et mou de la méduse, qui lui semblait parée de charmes imprévus, et remplie de grâces naïves, sous sa forme ingrate. Il trouvait, l’amour aidant, une physionomie agréable à cette masse gélatineuse ; il s’émerveillait à contempler les couleurs du prisme, reflétées par les jeux de la lumière sur ce corps transparent comme un cristal. Elle agitait, selon lui, avec une adresse inusitée jusqu’alors chez les mollusques, ses mille bras effilés, garnis d’une multitude de suçoirs.

Oubliant que l’enchantement, qui le rapprochait d’elle, ne permettait à Merveilleuse ni de le voir, ni de l’entendre, il s’enivrait à lui conter ses résolutions, ses espérances, et jusqu’à sa tendresse infinie et profonde... N’était la pensée que sa chère princesse ne trouvait pas sa nouvelle existence de son goût, il se fût contenté, quant à lui, de demeurer ainsi éternellement à ses côtés, car il n’eût jamais osé dire à une infante de chair et d’os, vêtue de velours et chamarrée de rubans, ce qu’il confiait à l’imparfaite bestiole perdue au sein de l’Océan.

La méduse, tandis [19] ces beaux discours, nageait au long du récif, fort attentive à surprendre les petites huîtres qui bâillaient au soleil avec la sécurité de l’innocence, et à les gober très lestement.


[19] Pendant, durant.


Mais quelles ne furent pas, tout à coup, l’horreur et l’indignation du tendre Sans Malice, en apercevant un crabe énorme, hérissé, hideux, qui nageait vers l’infante dans des intentions visiblement hostiles...

La jeune méduse, qui s’était aventurée, un peu imprudemment, à quelque distance du rocher, aperçut sans nul doute aussi ce redoutable ennemi de sa race, car elle agita désespérément tous ses tentacules, afin de regagner sa cachette, s’enveloppant en route d’une liqueur brune qui teignit les flots autour d’elle et qui devait lui permettre de passer inaperçue. Le crabe, cependant, habitué aux finesses médusiennes, ne parut nullement déconcerté par les façons de celle-ci. Il agita même ses redoutables pinces, de l’air d’un gourmet qui se réjouit d’un régal délicat, puis de toutes ses forces, et de côté, à la manière de ses pareils, il se lança comme une fronde à l’endroit le plus noir du flot

C’en était fait de l’infortunée princesse, et déjà Sans Malice poussait des cris d’angoisse, lorsqu’un second crabe qui, d’un autre côté, poursuivait également la Méduse, se heurta contre le premier. Une courte lutte suivit le choc, et le second assaillant, très satisfait de l’issue de l’affaire, dévora séance tenante son adversaire malheureux.

Merveilleuse, pendant ce temps, avait regagné son rocher, et Sans Malice ne put se défendre d’un mouvement de répugnance, lorsqu’il la vit, une fois le crabe vainqueur éloigné, se précipiter à son tour sur les reliefs du vaincu, et les engloutir avec des signes d’évidente satisfaction...

Il ne faudrait pas, d’ailleurs, faire à la princesse un reproche de ses représailles gastronomiques : au fond de la mer, tout comme au-dessus, l’usage est de dévorer son prochain, quand on n’est pas dévoré par lui.

Sans Malice, rêvant à ces mœurs peu édifiantes, se retrouva soudain assis, comme auparavant, sur l’herbe moelleuse de la montagne.

 

XV

 

« Hélas ! fit-il tout désolé, ma chère princesse a le temps d’être cent fois la proie des crabes, avant que j’aie provoqué le maudit dragon, et accompli les conditions imposées !... »

Tandis qu’il parlait, l’eau commença de moutonner, comme le matin, et le monstre parut.

Mais au lieu de se diriger vers la Ville Rose, ce fut du côté de la montagne qu’il se tourna... Arrivé au bas du talus, il s’arrêta, terrible et farouche, le front plissé, l’oreille au guet, fouettant l’air de sa queue, et la crinière hérissée. Sa gueule entr’ouverte laissait apercevoir quatre doubles rangées de crocs formidables, et la chaleur de son haleine séchait autour de lui les gazons et les fleurs... Il promena sur les alentours ses yeux jaunes, qui semblaient distiller le venin, puis il fit entendre, par trois fois, le sifflement strident qui lui servait de cri...

Les habitants de la Ville Rose, prévenus qu’un jeune homme, arrivé on ne savait d’où, se disposait à combattre le dragon, et qui déploraient à l’avance la perte de ce généreux inconnu, s’étaient hasardés au seuil de leurs demeures afin d’assister à la lutte.

Sans se laisser intimider, quoique son cœur battît violemment, et en vérité il y avait de quoi, Sans Malice fit quelques pas au-devant du monstre qui demeurait immobile, les yeux attachés sur cette proie inattendue.

Mais voici que le page, se baissant, ramassa sur le sol un galet de la grosseur d’une orange, puis ayant visé avec soin, il le lança si adroitement, qu’il atteignit le dragon au milieu de l’œil droit... Un jet de sang inonda les écailles de la bête, qui fit entendre une sorte de cri, puis déploya ses énormes ailes, et s’enleva  perpendiculairement au-dessus de son agresseur.

Léger comme un chamois, Sans Malice prit sa course, et avant que le dragon fut revenu de sa surprise, il avait déjà mis une centaine de mètres entre son ennemi et lui.

La bête furieuse, et dont l’œil saignait toujours, hésita une seconde, puis elle plongea dans le lac, reparut une lieue plus loin, et vint résolument se camper en travers du chemin sur lequel devait passer le page.

Celui-ci n’en continua pas moins à courir aussi lestement que s’il n’y eût eu qu’un moineau sur sa route. Cependant, le dragon, exaspéré par la douleur et par la colère, faisait rage, secouant sa crinière ensanglantée, tordant sa queue, et grondant sourdement, avec des soubresauts de fureur qui l’enlevaient à trois pieds du sol ! De la ville, les habitants épouvantés criaient à l’imprudent jeune homme de s’arrêter, mais lui, qui se rappelait l’avis de ses tablettes, n’en courait que plus fort.

De minute en minute, la distance qui le séparait du monstre marin diminuait.

Sans Malice, à moitié ébloui par les clartés fulgurantes qui sortaient de l’unique prunelle de son ennemi, avançait néanmoins, la main sur le manche de son couteau de chasse. Mais, quand il ne fut plus qu’à deux enjambées, le dragon parut s’affaisser soudainement sur lui-même et roula dans la poussière...

Sans Malice eut d’abord un mouvement de joie ; puis il réfléchit que le tour du lac étant loin d’être accompli, l’apparente faiblesse de son adversaire pouvait bien n’être qu’une feinte : il prit donc son élan, sauta par-dessus le prétendu cadavre, et poursuivit sa route...

Bien lui en prit, du reste, car le dragon, voyant sa ruse inutile, se redressa comme mû par un ressort. Sans Malice était déjà loin... Il poussa un rire de triomphe, auquel répondit un sifflement de rage. De l’île, les exclamations, et les bravos éclataient, frénétiques et précipités.

Alors commença une course terrible : le page, emporté par un élan vertigineux, sautait les fossés, traversait des torrents, culbutait des barrières, bondissait comme un jeune faon sur les cailloux, et au milieu des épines qui lui déchiraient le visage, glissant quelquefois sur les berges humides, enfonçant par instants jusqu’aux jarrets dans la vase, mais ferme en dépit de tout, résolu et alerte.



Il semblait que chaque obstacle franchi augmentât sa vigueur. Le dragon, au contraire, tantôt fondait comme un furieux sur les traces de son agresseur, tantôt se traînait comme à bout de forces, et demeurait loin en arrière. Le sang qui coulait toujours de sa blessure l’affaiblissait à vue d’œil.

Anxieux, haletants, et passant de minute en minute, de l’espoir aux angoisses les plus affreuses, les habitants de la Ville Rose suivaient avec une fiévreuse avidité les péripéties de cette lutte, d’où dépendait le salut commun.

Déjà plus des trois quarts de la distance imposée étaient parcourus, mais à mesure que se rapprochait le but, les difficultés se multipliaient.

Un moment vint où le sentier suivi par Sans Malice, à travers tous les obstacles, se dressa comme une échelle, au flanc d’un rocher d’une hauteur prodigieuse. Une autre route, large et ombragée d’arbres, s’offrait à côté ; elle contournait le bloc de granit, et aboutissait, après avoir fait un léger détour, à l’endroit même d’où le page était parti. Celui-ci n’eut garde, cependant, de se laisser prendre à cette facilité traîtresse ; il sauta sur la première marche de l’escalier aérien, et, sans reprendre haleine, en commença l’ascension. Des touffes de genêts crurent aussitôt à sa portée, mais, de peur de s’y accrocher par mégarde. Sans Malice, toujours grimpant, s’attacha les mains avec le nœud de son épée.

Toutefois, vers le milieu de la montée, une fatigue étrange le saisit ; ses jambes devinrent si lourdes, qu’il avait toutes les peines du monde à les soulever. Une soif horrible le torturait, et, à mesure qu’il approchait du faîte de la montagne, un soleil ardent achevait de rendre ses souffrances intolérables.

Bientôt, une mollesse invincible l’envahit. Il courait encore, mais pesamment et presque sans avancer. Deux fois de suite, il trébucha !... D’atroces douleurs de tête lui enlevaient en partie l’usage de la réflexion. Tous ses sens étaient captivés par le bruit d’une source claire qui dégringolait gaiement le long du sentier.

Sans Malice essaya d’abord de penser à autre chose, mais impossible ! Il lui semblait que seul le creux de sa main, plein de cette eau fraîche, rendrait à ses membres engourdis leur élasticité passée...

À peine s’arrêterait-il une seconde, était-ce trop demander ?

À la fin, la tentation devint si forte, qu’il se retourna, et voyant le dragon qui se traînait bien loin derrière lui, Sans Malice ralentit un peu sa course. Déjà ses genoux fléchissaient, lorsque, en détachant l’une de ses mains pour boire, les yeux du page tombèrent sur l’anneau de sa marraine, qui scintillait d’un éclat extraordinaire. Aussitôt l’espèce d’ivresse qui obscurcissait son cerveau se dissipa.

« Las ! Ma princesse, qu’allais-je faire ? » pensa le bon garçon. Et, réunissant toutes ses forces, d’une vigoureuse enjambée, il s’élança au sommet du rocher.

Mais là une nouvelle épreuve l’attendait... Le revers de cette montagne, si difficile à gravir, et qui mesurait plus de mille mètres de hauteur, était coupé comme avec un couteau... Le page s’attendait à une descente abrupte, difficile, périlleuse même ; il se trouva en face du vide, c’est-à-dire de la mort.

Derrière lui, les naseaux fumants, la crinière échevelée, le poitrail couvert d’une écume sanguinolente, apparut le dragon, à qui la courte faiblesse de son antagoniste avait fait regagner tout le terrain perdu...

L’héroïque enfant n’hésita pas, et criant le nom de Merveilleuse, il s’élança dans l’espace...

 

XVI

 

Le dragon, qui croyait tenir enfin sa proie, s’était dressé de toute sa hauteur sur sa gigantesque queue ; il vit disparaître le page, et voulut déployer ses ailes pour le poursuivre. Mais ses forces l’abandonnèrent ; son corps énorme vacilla un instant comme une colonne ébranlée ; puis, entraîné par son propre poids, il roula, hurlant et éventré, jusqu’au bas de la montagne...

Sans Malice y était déjà parvenu sans accident. Un pouvoir surnaturel l’avait soutenu, et sa chute n’avait été qu’une descente rapide. Il se retrouva donc sain et sauf à l’endroit même d’où il était parti. Et comme la conscience d’une bonne action est le meilleur des réconfortants, il ne lui restait de cette grande épreuve ni fatigue ni souffrance. Graminette, d’ailleurs, ne devait pas être loin, et l’on sait quelle était son habileté chirurgicale.

Autour du jeune page, baisant ses mains, arrosant de larmes ses pieds déchirés, les habitants de la Ville Rose se pressaient. Les plus expansifs s’étaient jetés à la nage pour venir le remercier ; d’autres, moins hardis, mais aussi reconnaissants, avaient démarré les bateaux depuis longtemps inactifs, et faisaient force de rames pour apporter à l’heureux adversaire du monstre leurs hommages et leurs bénédictions ; ils couraient tous ensuite se repaître de la vue du cadavre de l’ennemi commun. On s’embrassait, on criait, on dansait à l’entour ; c’était une ivresse, une frénésie !... Le délire de la délivrance !...

En dépit de sa modestie naturelle, et malgré ses dénégations, Sans Malice, installé sur la dépouille encore fumante du dragon, fut porté en triomphe jusqu’au palais de la reine Banor.

Cette dame, qui n’était plus jeune, et qui n’avait jamais dû être belle, était veuve, depuis la veille, de son dix-septième mari, lequel avait péri, dévoré comme ses devanciers. Elle accueillit avec beaucoup d’empressement le jeune libérateur, et, séance tenante, lui offrit la moitié de son trône, et son cœur tout entier.

Sans Malice s’excusa de ne pouvoir accepter une récompense si attrayante, en alléguant un engagement préalable ; mais la reine Banor, qui avait les passions vives, lui voulut mal de mor [20] d’un tel refus. Elle résolut aussitôt de se venger, et, comme on le présume, il ne manqua pas autour d’elle d’envieux de la récente gloire du page, pour la seconder dans son méchant projet. On convint de faire dîner le jeune héros au palais, et de l’assassiner la nuit même.


[20] En vouloir à mort à quelqu’un d’autre ou à soi-même.


Sa Majesté dissimula donc avec soin les sentiments qui l’agitaient. Elle continua d’accabler son libérateur d’honnêtetés et de présents, à tel point qu’il était tout confus, et ne savait quelle contenance tenir, et l’ayant fait souper copieusement, elle le conduisit elle-même jusqu’à la plus belle chambre du palais. Des gardes d’honneur étaient postés à toutes les issues. Sur le seuil de l’appartement, la reine Banor demanda encore une fois au page s’il voulait être son époux ? Sans Malice refusa aussi poliment qu’il put. Alors, en lui souhaitant mille prospérités, cette femme artificieuse se retira, l’âme bourrelée de honte et de rage.

Dès qu’il eut pu obtenir de demeurer seul, Sans-Malice, qui avait eu grand-peine à modérer jusque-là son impatience, frotta vivement sa bague, et souhaita de voir Merveilleuse.

Mais quelle ne fut pas la douleur de ce parfait amant, lorsqu’il reconnut sa princesse qui, sous la peau d’une couleuvre, - la plus mignonne qu’on eût jamais vue -, venait d’être coupée en deux par la bêche d’un rustaud ! Peu s’en fallut que le sensible page ne s’évanouît de douleur. Toutefois, comme il avait ouï dire que pareille blessure n’était pas mortelle chez les reptiles, il reprit un peu d’espoir en voyant les tronçons de la petite bête se rapprocher. Néanmoins, Sans Malice ne voulut pas tarder d’une minute à délivrer la princesse d’une forme qui l’exposait à de si rudes traitements. Renonçant donc au repos dont il avait grand besoin, il consulta ses tablettes, qui lui donnèrent les indications suivantes :

 

CONQUÊTE DU DIAMANT VERT QUI GUERIT LA FIÈVRE

Cette pierre magique, dérobée à la fée Bienfaisante par Nébulosine, reine de la Nuit, dont la capitale est située au centre de la Lune, sera restituée à celui qui, dans l’espace de vingt-trois secondes, pourra la désigner entre dix autres pierres absolument semblables.

La seule particularité qui distingue le talisman de ses imitations, est une imperceptible fêlure de la grosseur d’un œil de mouche, qui se trouve au cœur même de la pierre.

Du reste, celui qui se déciderait à tenter l’aventure doit se résigner, s’il échoue, à avoir les yeux crevés, la langue fendue, et à être livré en cet état aux insectes familiers de la reine de la Nuit, jusqu’à ce qu’il ne reste plus de chair sur ses os.

Dans le cas peu probable d’une réussite, le nouveau possesseur du diamant vert devra le remettre immédiatement à celui qui lui montrera un parchemin scellé de cette formule :

“ Allah-Kalla-Mandara-Nera-dara-Lantara !

Ainsi l’ordonne le destin ! ”

 

Quoique les avertissements qui précédaient ce dernier paragraphe fussent de nature à faire réfléchir les plus braves, Sans Malice, qui ne pensait qu’à la malheureuse couleuvre coupée en deux, n’y donna aucune attention. Sa seule inquiétude était de savoir s’il réussirait ? Quant à sa propre vie, et aux plus ou moins grands supplices qui en pourraient terminer le cours, il trouvait que c’était là des détails fort secondaires.

Ayant en conséquence passé son anneau dans le pouce de sa main droite, il souhaita d’être transporté le plus rapidement possible au royaume de la Nuit.

Comme il venait de disparaître, une trappe, pratiquée dans le plancher de sa chambre, glissa silencieusement sur elle-même, et la reine Banor entra, suivie de quatre spadassins [21] armés jusqu’aux dents. Sur un geste qu’elle fit, ceux-ci se précipitèrent ensemble sur le lit, et ne demeurèrent pas médiocrement ébaubis [22] lorsqu’ils s’aperçurent qu’ils n’avaient poignardé qu’un traversin fort inoffensif ! La reine en pensa mourir de colère. Elle fit empaler tous les gardes et pendre les spadassins, mais ces piètres dédommagements ne purent la consoler d’avoir manqué, dans une même journée, un mariage et une vengeance !



[21] Tueur à gages qui met à disposition de ses commanditaires des talents pour assassiner une personne contre une rémunération.

[22] Ébahi, ahuri.



Tandis que s’accomplissaient ces évènements, le royaume qui avait vu naître Merveilleuse était toujours plongé dans la plus profonde affliction. Les hommes d’armes, envoyés par la mère de la princesse à la recherche de Sans Malice, étaient rentrés au palais, rapportant pour toute consolation la toque et les vêtements ensanglantés que tout le monde savait avoir appartenu au page. Quelques ossements fraîchement rongés complétaient ce triste bagage...

Dès lors, la reine persuadée de la fin tragique de celui qui seul pouvait racheter la princesse, était tombée dans une noire mélancolie. Ne dormant plus, mangeant à peine, elle se tenait nuit et jour près de cette fenêtre, par laquelle la fée Sévère avait enlevé Merveilleuse ; et là, muette et blanche comme une statue, elle demeurait immobile, l’œil fixé sur la grande mer...

 


XVII

 

Sans Malice ayant formulé son désir, s’était trouvé tout aussitôt transporté dans un pays surprenant, et, tout d’abord, il douta que ce fût là le royaume de la Nuit, étant de toutes parts aveuglé par le scintillement d’innombrables lumières de grosseurs et de nuances diverses. Non seulement il y en avait par milliers dans les arbres, au bord des toits et jusque dans le sable des allées, mais encore les maisons elles-mêmes, faites de matières transparentes, se dressaient dans l’obscurité, tout enflammées de couleurs éclatantes qui les faisaient rassembler à de grosses lanternes. Enfin, et pour achever de donner à ce pays bizarre une physionomie toute spéciale, une multitude de feux d’artifice, qui partaient de tous les coins de l’horizon, inondaient le ciel d’une profusion de fleurs lumineuses qui s’élevaient en gerbes, s’épanouissaient largement au sein de l’air noir, et retombaient en une continuelle pluie de feu dans l’espace.



Tous ces objets étrangement clairs semblaient jaillir des ténèbres, sur lesquelles ils se découpaient avec une éblouissante crudité. Il n’y avait pas jusqu’aux femmes de cette singulière contrée qui n’apparussent diaphanes, comme si leur peau eût été de cristal, et leur chair allumée.

Quant aux hommes, soit qu’ils fussent d’espèce opaque, soit que les usages du pays ne leur permissent pas de se montrer au dehors, Sans Malice n’en aperçut aucun spécimen. Lorsque les yeux du jeune homme se furent un peu accoutumés à cette fantasmagorie, il chercha la direction qu’il devait suivre, et avisa, sur une place éclairée par des feux de Bengale verts et roses, un édifice plus magnifiquement illuminé que tous les autres. Des fontaines phosphorescentes jaillissaient à l’entour, et quatre panaches de flammes en surmontaient les angles, secouant et déroulant à plus de dix pieds de haut leurs volutes incandescentes...

Au fronton du palais, flamboyaient ces mots :

 

PALAIS DU DIAMANT VERT

 

Sans Malice, aussitôt, s’élança de ce côté, franchit un pont-levis qui se releva de lui-même après son passage, traversa plusieurs salles brillamment éclairées, et parvint, après une longue promenade dans ce désert magique, à une immense pièce de forme ronde qu’éclairait une clarté blafarde pareille à celle de la lune.

Nébulosine, enveloppée de voiles bleuâtres, se tenait au fond, couchée sur un lit de nuages. Un croissant de pierreries surmontait son front, d’une pâleur étrange, et ses grands yeux, lorsqu’elle les abaissait, projetaient autour d’elle un rayonnement glacé...

À ses pieds, des femmes également pâles effeuillaient des plantes somnifères, et sa langueur était bercée par un hymne doux et monotone, fait du coassement de la grenouille et des vocalises harmonieuses du rossignol. Un cricri, dans un coin, dirigeait cet orchestre en indiquant la mesure.

Dès que la redoutable magicienne entendit entrer le jeune homme, elle se leva, le sourcil froncé. Les chants cessèrent aussitôt, et une sorte de brouillard grisâtre envahit lentement toute la salle...



 

XVIII

 

Embarrassé de sa force qu’il sentait impuissante au milieu de ces êtres immatériels, Sans Malice salua gauchement Nébulosine, et demeura tout empêtré devant elle. Il cherchait un moyen poli de lui expliquer ce qu’il venait faire, et ne savait comment débuter.

Tandis qu’il se creusait l’esprit, les yeux fixés sur le sol, et roulant son toquet [23] entre ses doigts, la magicienne, qui l’avait longuement examiné, prit tout à coup la parole :

« Je sais quel sujet t’amène, jeune étranger... Mais toi ?... Connais-tu les épouvantables supplices auxquels tu t’exposes ?...


[23] Espèce de bonnet, une petite toque, servant de coiffure.


— Je les connais ! répliqua-t-il sans pâlir.

Alors détachant de sa chevelure le croissant fait de onze émeraudes, Nébulosine ajouta :

— Si dans vingt-trois secondes tu n’as pas reconnu laquelle de ces pierres est celle que tu cherches, tout sera fini pour toi ! Réfléchis donc encore avant d’y toucher, et par pitié pour toi-même, renonce à un projet insensé qui entraînera irrévocablement ta perte ! Songes que ce n’est ni à la clarté du soleil, mon ennemi, ni à celle de la lumière, mon esclave, qu’il te faudra reconnaître le talisman, c’est dans une obscurité complète...

— Je ne suis pas venu de si loin pour m’en retourner les mains vides, dit tranquillement Sans Malice...

— Qu’il soit donc fait selon ton désir, jeune téméraire ! s’écria la magicienne avec une fureur concentrée, ta jeunesse m’attendrissait, et le Styx m’est témoin que je ne te voulais aucun mal, mais tu vas savoir maintenant à qui tu t’attaques !... »

Disant ces mots, elle laissa tomber dans la main ouverte du page le joyau qu’elle tenait encore ; mais à peine y fut-il, que le brouillard léger, qui s’était élevé depuis le commencement de l’entretien, se condensa, formant autour du jeune homme une sorte de muraille, qui, de blanchâtre qu’elle était d’abord, passa graduellement au noir le plus opaque.

En même temps un timbre formidable, accompagné par la voix sonore de Nébulosine, marquait chaque seconde, à mesure qu’elle s’écoulait.

Sans Malice mit le croissant de pierreries sous son nez, et ne vit d’abord qu’une lueur trouble assez confuse.

« Deux ! Trois ! Quatre ! dit la magicienne. »

Éperdu d’inquiétude, le page se frotta les yeux jusqu’au sang ; puis il regarda bien attentivement le terrible joyau, et distingua peu à peu onze petits feux, absolument identiques par la grosseur et l’éclat.

« Sept ! Huit ! Neuf ! » disait Nébulosine, du même ton clair et régulier.

Sans Malice regardait avec fureur ; mais ses yeux, au lieu de voir plus distinctement, lui paraissaient s’emplir de sable. Ses tempes battaient à éclater ; la sueur perlait en grosses gouttes sur son front... Il eût recommencé de bon cœur la course autour du lac, et l’ascension de la montagne, pour échapper à cette épreuve mille fois plus difficile, quoiqu’en apparence moins périlleuse. Les sept diamants jetaient, avec une persistance désespérante, les mêmes petites lueurs égales.

« Treize ! Quatorze ! Quinze !... » compta la magicienne.

« Plus que huit secondes... je suis perdu ! pensa le pauvre enfant... Oh ! Ma princesse ! ajouta-t-il tristement, qui vous sauvera ? »

Et la douleur de Sans Malice fut si perçante à cette idée, qu’une larme tomba de ses yeux sur l’un des sept diamants. Ô prodige ! Celui-là brilla aussitôt d’un éclat insoutenable, tandis que les dix autres se ternissaient au contraire visiblement.

« Dix-neuf ! Vingt !.. Vingt et un ! fit la voix de Nébulosine avec une intonation singulièrement railleuse...

— Ah ! fit Sans Malice avec un grand cri.

— Vingt-trois ! glapit la magicienne d’une voix stridente... »

Au même instant le rempart de nuages élevé autour du page s’abattit, et, à la clarté pale de la lune, il se retrouva debout en face de Nébulosine ; mais il ne la reconnut plus. La reine de la Nuit avait fait place à un monstre hideux ; elle avait une tête de chauve-souris, un corps de serpent et des griffes de vautour...

À ses côtés, des cancrelats gigantesques, des limaces énormes, des chats-huants, des araignées, des hiboux, des crapauds, et mille autres de ces bêtes dégoûtantes et visqueuses qu’enfantent les ténèbres et l’humidité, grouillaient, se traînaient, voletaient et sautaient, avec des bruits mats et sinistres...



« Eh bien ! cria la magicienne, en brandissant avec une cruauté menaçante des tenailles en fer rougi ; eh bien ! jeune téméraire... ! As-tu trouvé le talisman ?...

— Le voici ! » dit tranquillement Sans Malice, qui, du bout de son couteau de chasse, fit en effet sauter hors de son alvéole le véritable diamant vert.

Nébulosine poussa un cri de rage, et voulut s’élancer sur le vaillant garçon, mais elle n’en eut pas le temps, et se renversa en arrière, foudroyée, tandis que, dans un chaos de lumière et de flammes, s’effondraient pêle-mêle en tournoyant, le palais, les esclaves, et les animaux monstrueux.

Le page éprouva d’abord une grande frayeur à se sentir tomber dans le vide, au sein de ce tumulte silencieux. Puis, tout à coup, il se retrouva sain et sauf sur la terre, et revit, avec une indicible joie, le jour s’étaler pur et radieux au-dessus de sa tête.

 

XIX

 

Il commençait à peine à se remettre de ses émotions, quand une belle jeune fille, qu’il n’avait pas entendue venir, s’approcha... Elle demeura d’abord indécise devant lui, levant et baissant d’un air intimidé ses grands yeux bleus chargés de pleurs, et tiraillant entre ses doigts les bouts flottants de ses longues tresses blondes, qui lui descendaient jusqu’aux talons. Sans Malice fut tout pénétré de compassion par l’aspect de cette mélancolique personne.

« Vous paraissez chagrine, ma belle enfant ? dit-il avec douceur, puis-je quelque chose pour vous servir ?

— Hélas ! mon bon seigneur ! répondit-elle d’une voix la plus harmonieuse du monde, ma pauvre mère se meurt... Le médecin dit que le diamant vert pourrait seul arrêter la fièvre qui la dévore... Et elle se prit à sangloter. S’il en est ainsi, s’écria Sans Malice emporté par son bon naturel, vous pouvez sécher vos yeux à l’instant même, car je possède précisément le talisman dont vous parlez !...

La jeune fille joignit les mains en se mettant presque à genoux :

— Ah ! Seigneur, si vous vouliez me le prêter seulement une seconde ?... »

Sans Malice porta promptement la main à la poche de son justaucorps, et la jeune fille tendit la sienne ; mais, se ravisant tout à coup, le page reprit :

« Je ne puis m’en dessaisir, mon enfant ! Conduisez-moi vers votre mère, et je la guérirai moi-même tout à l’heure !

La jeune fille, en entendant ces mots, parut éprouver une vive contrariété :

— Moi ! dit-elle avec un air de frayeur, vous conduire dans notre cabane ! Ignorez-vous donc que les usages du pays en interdisent le seuil aux hommes, et voulez-vous que ma mère ne revienne à la vie que pour me maudire ?

— Comment faire, alors ? dit le page.

— De grâce ! murmurait la jeune fille, embrassant ses genoux... N’avez-vous pas confiance en moi ?... À mon âge, on ne sait pas mentir !... Je ne le garderai qu’une seconde, et ma vie entière sera vouée à vous bénir !... »

Elle l’implorait, à demi renversée, les yeux languissamment levés vers lui ; ses tresses dénouées ondulaient à chaque oscillation de son corps mollement ployé...

Le page, tout bouleversé, porta de nouveau la main à la poche de son justaucorps, mais il passa dans ce moment une si étrange lueur de triomphe sur le visage de la belle affligée, que notre héros s’arrêta tout net. En même temps, la recommandation qu’il avait lue sur les tablettes de sa marraine lui revint ; il se recula donc brusquement, et fixant sur la jeune fille un regard défiant :

« Montrez-moi, dit-il, le parchemin scellé de la formule convenue, et vous aurez le talisman ! »

À peine achevait-il ces paroles que la belle pleureuse disparut, et Sans Malice vit à sa place un vieillard d’aspect vénérable.

« Tu as bien agi, mon fils ! dit cet inconnu d’un ton auguste. Sans la fermeté dont tu viens de faire preuve, Nébulosine rentrait en possession du diamant vert, et la princesse était perdue... La reine des fées est contente de toi, et Merveilleuse va s’en ressentir. Voici, maintenant, le signe imposé, remets-moi le talisman, et puissent les divinités bienfaisantes protéger tes nouveaux efforts !... »

Disant ces mots, le vieillard tendit au page un parchemin scellé d’un large cachet, sur lequel Sans Malice lut en gros caractères cette phrase cabalistique :

« Alla-Kalla-Mandara Nera dara Lantara. »

Sans autre objection, le jeune homme mit le diamant vert dans la main du vieillard, qui ne l’eut pas plutôt reçu, que sa taille grandît démesurément, jusqu’à ce que sa tête ayant dépassé les nuages, son corps se fondit en vapeurs légères, et s’évanouit peu à peu dans l’espace.




XX

 

Sans Malice, demeuré seul, s’empressa de frotter sa bague, afin de vérifier l’exactitude des paroles du vieux génie, et vit cette fois s’étendre devant lui une grande cour, attenante à une ferme.

Il venait de pleuvoir ; des gouttes d’eau suspendues à chaque brin de chaume garnissaient d’une frange de cristal les toits des bâtiments tapissés de vigne. Çà et là, le soleil reparu et comme rafraîchi, se mirait dans les plaques bourbeuses où s’ébattaient les canards, tandis que les pigeons, rassemblés au faîte d’une vieille tour en ruines, secouaient et lissaient leur plumage avec mille raffinements de coquetterie. Un peu plus loin, près d’un bouquet de noyers centenaires, les moutons échappés de la bergerie s’assemblaient sous la menace du chien ; et les oies s’arrêtaient pour regarder de leurs yeux ronds, éternellement surpris, les grosses vaches rousses qui, gravement, une à une, défilaient du côté de l’abreuvoir.

Une fillette de douze à treize ans, coiffée d’un mouchoir d’indienne, halée, rougeaude, brusque, et dont le jupon de bure laissait passer deux jambes robustes, chaussées de sabots, menait, en tricotant un bas de laine, une petite troupe de dindons, parmi lesquels une jeune dindonnette attirait tout d’abord l’attention, par la beauté de son plumage, absolument blanc, et par l’élégance de sa crête rose.

Sans Malice ne l’eut pas plutôt aperçue qu’il éprouva au cœur une sorte de commotion... Il venait de reconnaître la princesse Merveilleuse !... 

Elle semblait, d’ailleurs, peu satisfaite de la compagnie dans laquelle il lui fallait vivre, laquelle n’était pas faite, en vérité, pour réjouir une personne de son esprit : aussi guettait-elle la moindre distraction de la petite paysanne, afin de s’échapper dans quelque coin solitaire, où elle pût, au moins, rêver à l’aise.

Mais elle n’était pas sitôt éloignée, que la gardeuse de dindons ne s’en aperçût, et c’était alors, sur le dos de l’indisciplinée volatile, une pluie de coups de gaule, accompagnée d’épithètes [24] si malsonnantes, que la crête de la pauvre princesse en pâlissait de colère...


[24] Qualifications injurieuses.



Sans Malice ne put demeurer indifférent à un pareil état de choses. Les gloussements plaintifs de la dindonnette blanche, et sa contenance abattue, révélaient des souffrances morales si poignantes, qu’il renonça à prendre le moindre repos, tant que sa tâche ne serait pas entièrement accomplie. Il saisit donc, avec une sorte d’avidité de sacrifice, les tablettes enchantées, et lut d’un seul trait ce qui suit :

 

Délivrance

du Prince Mira-Tapa-Naza,

Souverain de l’île des Bossus,

Et de son Peuple,

Emprisonnés dans les glaces, par le terrible

Koum-Chout-Kou-Lous-Kourou

Roi des mers Polaires.

La vie et le pouvoir de cet épouvantable nain sont attachés à l’unique dent qu’il possède : pour le vaincre, il faut la lui arracher !

Mais celui qui se sentirait la force et l’envie de l’essayer, apprendra,

du terrible Koum-Chout-Kou-Lous-Kourou lui-même,

quelle espèce de supplice il réserve à ses adversaires malheureux.

Ainsi l’a permis le destin.

 

Sans Malice ne s’attarda point en conjectures, il passa l’anneau de sa marraine au pouce de sa main droite, et souhaita d’être transporté sur-le-champ au palais même de son redoutable adversaire.

 

XXI

 

Aussitôt s’éleva un vent furieux qui balayait les pierres sur son passage, et couchait, comme des épis mûrs, des forêts entières.

Ce tourbillon enveloppa Sans Malice, et l’emporta d’un tel élan, qu’il perdit la respiration et crut sa dernière heure arrivée. Un choc violent et une sensation intense de froid, qu’il éprouva par tout le corps, lui rendirent sa connaissance.

Il rouvrit les yeux, se tâta un moment avec stupeur, puis regarda autour de lui, et se trouva couché sur les dalles d’un vaste palais, qu’il crut tout d’abord être de cristal : les parois, le sol, et jusqu’au plafond, qui figurait une immense coupole, étaient d’une belle teinte azurée, et si transparents, qu’on pouvait apercevoir au travers les sommets dentelés et les flèches innombrables d’une quantité de monuments semblables.

Mille colonnettes, tordues et sculptées avec une délicatesse inimaginable, soutenaient cette voûte, d’où tombaient des girandoles de stalactites, aux facettes hérissées de lumières.

Le jeune homme s’étant levé, reconnut que cette architecture extraordinaire était de la plus belle glace qui se pût voir, et comme le froid lui engourdissait les membres, il marcha vivement d’un bout à l’autre de la salle afin de se réchauffer. Alors il aperçut, rehaussé par un escalier de vingt marches, également en glace, un trône de même substance admirablement ouvragé. Sur chacun des gradins qui y conduisaient, deux ours blancs, d’une grosseur prodigieuse, se balançaient, chaudement enfouis dans leur épaisse fourrure.

Sans Malice, d’abord intimidé par leur aspect rébarbatif, se rassura en voyant qu’ils bornaient leurs manifestations agressives à un grognement assez maussade. En même temps, il remarqua, alignés autour de la salle, une quantité de casiers de glace opaque, assez semblables pour la forme à de petits cercueils, et qui étaient hermétiquement clos. Il en compta plusieurs centaines, et arriva enfin devant l’un d’eux, qui était vide, et dont le couvercle était levé. Une grosse cloche se trouvait à proximité. Sans Malice la considéra un instant, comme incertain de ce qu’il devait faire, et, tout à coup, dans l’espoir d’attirer celui qu’il était venu chercher, il la mit en branle.

Elle rendit un son formidable, auquel succéda le plus étourdissant tapage qu’oreille humaine eût jamais entendu. Des milliers de clochettes au timbre gradué, depuis l’aigu jusqu’au suraigu, carillonnaient à toute volée. Les ours hurlaient, des sifflements et des cris mêlaient à ce concert des notes stridentes ou lamentables.

Sans Malice, abasourdi, saisit sa tête à deux mains pour l’empêcher de se fendre. Il se sentait devenir fou. Mais le bruit cessa comme par enchantement ; le sol trembla ; une large crevasse l’entrouvrit, et du fond de cet abîme émergea soudainement une tête épouvantable, portée sur deux pieds velus semblables à des pattes...

La terre se referma : Koum-Chout-Kou-Lous-Kourou était présent.

Il avait deux bras fort petits, des mains énormes armées d’ongles pointus, et durs comme le bronze ; ses cheveux entièrement blancs, hérissés autour de son visage, ressemblaient à des serpents gelés, et l’on voyait luire, sous ses sourcils en broussailles, deux prunelles rouges, pareilles à des tisons enfouis sous de la cendre. Mais ce qui particulièrement le rendait hideux, c’était une dent, ou plutôt une sorte de défense, d’un demi-mètre de long, qui lui sortait de la bouche et descendait en se recourbant jusqu’au bas de son visage.

Sans Malice, malgré tout son courage, ne put réprimer un geste d’horreur à la vue de cet être effroyable.

Koum-Chout-Kou-Lous-Kourou s’en aperçut, et regardant le page de travers, il lui demanda d’une voix plus aigre que le bruit de la scie mordant le fer, d’où venait à un mortel infime [25], cette audace inouïe de déranger de son repos l’illustre et redouté souverain des Mers de Glace ?


[25] Qui est très petit par ses dimensions, sa valeur,...


Sans Malice, revenu de sa première émotion, répliqua d’un air poli qu’ayant ouï dire de la force extraordinaire de Sa Majesté Polaire, il avait accepté la glorieuse mission de se mesurer avec elle.

Ce petit discours, débité par le page de l’air placide et conciliant qui lui était habituel, parut causer à l’affreux nain une gaieté singulière. Il éclata d’un rire bruyant, qui permit à Sans Malice de mesurer les profondeurs sombres où la terrible dent plongeait ses puissantes racines.

Toutefois, le brave garçon éprouvait quelque scrupule à venir ainsi, sans motif, chercher querelle à ce malheureux être disgracié, qui pouvait, après tout, être un fort honnête nain, quoique difforme.

Cette louable incertitude fut interrompue par l’aimable voix de Sa Majesté Koum-Chout-Kou-Lous-Kourou, qui ayant achevé de rire, daignait enfin répondre à son provocateur.

« Infortuné ! s’écria-t-il en contemplant celui-ci d’un air de commisération, qui n’était pas exempt de raillerie, sais-tu bien à qui tu t’adresses ?

Et comme Sans Malice s’inclinait avec modestie :

— Viens, ajouta-t-il, contempler le sort qui t’attend... »

Disant ces mots, il se dirigea vers les casiers de glace alignés contre les murailles ; mais la petitesse de ses jambes ne lui permettant pas de marcher, encore moins de courir, il avançait en sautant d’un pied sur l’autre, en sorte que sa grosse tête, ainsi ballottée, semblait rouler sur le sol, comme celle d’un géant décapité.

Sans Malice le suivit ; le nain avait déjà ouvert plusieurs boîtes, et le page reconnut alors avec horreur que chacune d’elles contenait un pâté de chairs meurtries, tassées, pilées, qui ne gardait plus qu’une lointaine ressemblance avec des formes humaines. Cependant, des pleurs et des cris de souffrance s’échappaient encore de ces débris épouvantables.

Le jeune héros sentit à cette vue sa moelle se figer. Il demeura muet. Mais le nain se tournant vers lui, reprit d’un air de satisfaction :

« Tu vois là ceux qui ont tenté de me résister... Ils sont mille, en comptant leur prince, l’agréable Mira-Pata-Naza, dont voici le casier, surmonté d’une couronne. Les entends-tu gémir ? Chaque jour, depuis trois cents lunes, ils implorent, comme une grâce, d’être dévorés par mes ours, mais je n’ai accordé cette faveur qu’à un seul d’entre eux, une belle jeune fille qui m’avait refusé pour époux, et dont voici la place vide... Ce sera la tienne, charmant étranger ! Et tu peux compter sur les soins particuliers que je prendrai pour ta conservation. »

Koum-Chout-Kou-Lous-Kourou, qui prenait pour de la peur la stupéfaction du jeune homme, laissa éclater dans ces dernières paroles toute la férocité de ses instincts. Il se délectait, par la pensée, à l’image des supplices raffinés auquel il allait soumettre son imprudent agresseur. C’était là une distraction inattendue dont il ne manquerait pas de tirer tout le parti possible, et dont il se réjouissait.

Mais de si douces rêveries furent brusquement interrompues : Sans Malice, un moment paralysé par l’horreur, se précipita tout à coup sur le nain avec un tel emportement, que le monstre faillit perdre l’équilibre. D’une main, il lui empoignait les cheveux ; de l’autre, il avait saisi la dent maudite à laquelle tenait l’existence de cet être détestable, et la première secousse qu’il lui imprima fut si rude, qu’un sourd craquement se fit entendre.



Le monstre, ainsi pris à l’improviste, poussa un hurlement dont aucune parole humaine ne saurait donner une idée, et se raffermissant sur ses hideuses pattes, étreignit entre ses deux mains énormes la poitrine de son adversaire. Ses ongles entrèrent d’un pouce dans la chair du vaillant garçon, qui, à ce contact, se sentit envahir par un froid mortel. Sa respiration devint pénible ; le sang, comme un flot, afflua vers son visage. Cependant il ne lâcha pas prise, et secoua même une deuxième fois la terrible dent.

Un second craquement, plus fort que le premier, suivit la secousse ; il sentit la dent vaciller ; mais l’étreinte du nain devint plus violente. En même temps, cloches et clochettes de branler ; les ours, qui avaient quitté leur poste, entouraient les lutteurs, et Sans Malice, assourdi et à demi suffoqué, entrevoyait près de lui leurs gueules entrouvertes. Pourtant il tenait bon, mais ses doigts, glacés par le contact du monstre, commençaient à perdre toute sensibilité ; il croyait sentir qu’ils n’obéissaient plus à sa volonté.

Le visage violet, les côtes enfoncées, le malheureux enfant, en proie à un sinistre vertige, voyait, comme en rêve, le plafond se fendre, les murs s’ouvrir, et des torrents d’eau s’engouffrer, avec un bruit énorme, dans ces ouvertures béantes...

Tout à coup, ses jambes soulevées de terre ne trouvèrent plus d’appui ; sa tête, qui lui semblait peser cent livres, retomba en arrière...

« Victoire ! » hurla le nain, qui sentit mollir le corps de son ennemi.

Mais cette hâte le perdit : le page respira, rouvrit les yeux, et se jetant tout d’une pièce sur la dent maudite, la tira cette fois si furieusement, qu’il alla tomber avec elle au milieu de la salle, tandis que le nain, dépossédé du talisman qui soutenait sa détestable vie, s’affaissait dans son sang comme une guenille que le corps ne soutient plus.

 


XXII

 

Sans Malice, un moment étourdi, ne tarda pas à se remettre. Sa surprise fut extrême, lorsqu’il essaya de se lever, de voir qu’il était garrotté d’une infinité de liens, et si soigneusement, que le plus petit mouvement lui devenait impossible.

Cependant le monstrueux trophée, qu’il tenait encore entre ses mains liées, lui prouvait surabondamment sa victoire ; aussi ne savait-il que penser ni à quoi attribuer l’état où il se voyait.

Un grand mouvement qui se faisait dans le palais de glace attira son attention ; Sans Malice tourna la tête autant que sa situation le lui permit, et vit avec étonnement une quantité d’hommes et de femmes, tous bossus, qui dansaient autour d’un grand feu, avec des contorsions et des cris de joie.

Sur les gradins du trône, où se tenait un jeune homme également bossu, d’aspect malingre et souffreteux, les ours blancs avaient repris leur balancement habituel, et grognaient, absolument comme par le passé.

Les yeux du jeune page se portèrent alors sur les cercueils de glace. Ils étaient tous ouverts et vides, ce qui fit penser à Sans Malice que les braves gens réunis là n’étaient autres que les victimes de Koum-Chout-Kou-Lous-Kourou, lesquelles avaient sans doute vu cesser leur supplice, aussitôt après la mort de l’abominable tyran.

Il se félicitait donc intérieurement du service qu’il leur avait rendu, et s’apprêtait à appeler l’un d’eux, afin d’expliquer qui il était, ne doutant pas qu’on ne se hâtât de lui rendre sa liberté ; lorsqu’il fut prévenu par le prince Mira-Pata-Naza en personne.

Celui-ci s’empressa d’informer le jeune homme, en termes aussi clairs que polis, que, dans l’intérêt de son peuple, autant que dans le sien propre, il avait dû condamner à mort leur commun libérateur. Du reste, on lui accorderait d’être grillé vif, honneur extraordinaire, qui marquait bien la distinction dans laquelle on tenait la personne de ce condamné, unique en son genre.

« Eh quoi ? s’écria Sans Malice, médiocrement flatté d’une si éclatante faveur, c’est ainsi que vous entendez me récompenser du bien que je vous ai fait, en vous arrachant aux épouvantables tortures que vous enduriez dans vos boîtes de glace ?... — Cela nous afflige, en vérité, répliqua le prince d’un ton pénétré, mais la force surnaturelle et, plus encore, l’audace dont vous avez fait preuve en cette occasion, sont autant de motifs qui m’obligent à vous mettre dans l’impossibilité de nous nuire, au cas où l’envie vous prendrait de nous retirer ce que vous venez de nous rendre. Un homme d’un trop grand mérite est un danger pour un État. Aujourd’hui, il vous a plu de me venir en aide, mais rien ne m’atteste que, demain, vous ne tournerez pas contre moi les dons remarquables qui m’ont été si utiles ; or, comme je ne serais pas de force à lutter avec vous, la simple prudence m’ordonne de vous supprimer.


— Je vous plains, dit simplement Sans Malice, de ne pas connaître la reconnaissance !

— Je n’en médis pas, reprit finement le prince, et même je l’apprécie chez les autres. Mais vous êtes homme, et je suis roi ! L’intérêt de mes sujets passe avant le sentiment... »

Sans Malice, exaspéré, n’en écouta pas davantage : d’un brusque mouvement, il fit éclater ses liens, et se dressa tout à coup, comme se relève un arbre courbé de force, alors qu’on cesse de le retenir.

Chacun, à cette vue, prit la fuite en poussant des cris d’effroi ; et les ours blancs, plus pacifiques au fond qu’ils ne le paraissaient, ne furent pas les moins agiles. Deux ou trois, seulement, plus paresseux, ou moins naïfs, et qui flairaient un changement de dynastie, vinrent par derrière, humblement, lécher les pieds du nouveau maître.

Quant au prince, il eut la dignité de demeurer seul sur son trône.

« Vengez-vous, dit-il au page, c’est votre droit. La seule grâce que je vous demande, c’est de ne pas me faire languir. »

Sans Malice ne daigna pas lui répondre : il regarda ses tablettes et, n’y voyant plus rien d’écrit, souhaita vivement de quitter une contrée si peu hospitalière, et d’aller où devait se trouver sa chère princesse. Il se souvenait que sa tâche n’était pas tout entière accomplie, et brûlait d’entreprendre la dernière épreuve.

 

 

XXIII

 

Dès que Sans Malice eut formulé son souhait, un craquement effroyable, accompagné de secousses et de détonations, ébranla l’édifice de glace ; puis, le palais tout entier oscilla comme un navire sous le vent, et le page s’aperçut, grâce à la transparence des murs, qu’il voguait en effet, avec une rapidité vertigineuse, entre des montagnes de glace. Vingt fois, il pensa voir ce vaisseau, d’une nouvelle espèce, éclater comme une coquille d’œuf entre les icebergs gigantesques qui l’enserraient ; mais, léger comme l’alcyon, dont il avait la blancheur, l’édifice flottant contournait les obstacles, sans même les effleurer.

Peu à peu, cependant, les entassements de neige s’aplanirent ; l’air devint plus doux, et le bleu du ciel plus intense.

Le prince, frappé d’épouvante par la fuite de son palais, fut alors saisi d’un tel désespoir, qu’il se précipita la tête la première dans la mer.

Sans Malice regretta de ne pouvoir le secourir, mais une observation, qui, depuis un moment déjà, absorbait toute son attention, l’empêcha de s’appesantir outre mesure sur la fin tragique de ce fin politique. Le page remarquait avec une certaine inquiétude que, sous les rayons du soleil qui s’y concentraient ardemment, le palais de glace fondait à vue d’œil.

Ce fut d’abord le plafond d’un si bel azur et les murailles transparentes, qui se liquéfièrent ; les colonnettes disparurent ensuite une à une ; puis le trône s’abîma d’un seul bloc, chargé de ses ours courtisans ; enfin il ne resta bientôt plus, du merveilleux édifice, qu’une dalle de six pieds carrés à laquelle le page se cramponnait de son mieux. Toutefois, elle ne tarda pas à s’amincir, au point qu’il n’en restait plus que l’épaisseur d’une vitre ordinaire, quand une grosse vague survint qui fit chavirer le fragile radeau, et emporta le naufragé.

Quelques instants plus tard, Sans Malice, un peu étourdi, et fort mouillé, se trouva mollement étendu sur un lit de sable fin, mélangé de varechs.



Au-dessus de lui, sur un piédestal de rochers enguirlandés de lauriers roses, un château-fort se dressait, découpant avec une hardiesse délicate, sur l’azur du ciel, ses tourelles élancées, et la dentelure de ses créneaux. La principale façade était tournée vers la mer, et ses vingt-quatre fenêtres, enchâssées par le soleil couchant, flamboyaient...

Sans Malice jeta un cri... Il venait de reconnaître la royale demeure où s’étaient écoulées son enfance et celle de la princesse...

Mais n’était-il pas le jouet d’une ressemblance ?...

Le page s’orienta : Là-bas, vers le nord, cette sombre lisière de verdure, c’était bien la forêt où il avait combattu les loups... À sa droite, ce sentier qui cabriolait de roc en roc, il l’avait souvent parcouru ; et, tout au bout, cette masure effondrée, accrochée au cœur du granit, ainsi qu’un nid de goélands, c’était la cabane où il était né...

Hélas ! La brave pêcheuse, que la vue de l’or n’avait pu décider à quitter son fils, n’y était plus... Le page, à cette pensée, sentit son cœur se gonfler... mais ses yeux s’étant reportés vers la mer, à l’endroit même où avait plongé la princesse Merveilleuse, il se souvint que son œuvre de rédemption n’était pas entièrement accomplie, et frotta son anneau... Sans doute, ce qu’il vit n’était pas de nature à le rassurer, car il pâlit affreusement, et se prit à courir de toutes scs forces dans la direction du château...

 

 

XXIV

 

Or, le matin même du jour où Sans Malice revenait miraculeusement à son point de départ, la reine, à peine convalescente d’une grave maladie causée par l’excès de sa douleur, avait consenti à faire une promenade au grand air.

La nouvelle, annoncée dès la veille à son de trompe, causa par tout le royaume une profonde émotion. Mais la cour surtout en fut bouleversée. On tira du garde-meuble le plus précieux des palanquins de la couronne, on l’enjoliva de plumes et de draperies, et les porteurs les plus habiles furent mandés. Les dames passèrent la nuit à composer des toilettes nouvelles, et les courtisans à tourner des madrigaux [26] à la louange d’une si belle journée.


[26] Le madrigal est une forme ancienne de musique vocale, qui s’est développée au cours de la Renaissance et au début de la période baroque ( XVIème  siècle).


Enfin, tout était prêt, et, depuis une heure déjà, le premier ministre, chamarré de décorations, attendait au milieu des seigneurs le bon plaisir de Sa Majesté, lorsque celle-ci daigna se montrer.

Elle parut à tous si languissante et si pâle, que les yeux, en l’apercevant, se mouillèrent de pleurs. D’un signe de tête, cette souveraine, jadis si alerte, salua la foule prosternée, puis s’abandonna d’un air accablé aux soins de ses femmes. Celles-ci l’accommodèrent douillettement au milieu d’une douzaine d’édredons, tandis que les esclaves portant le parasol, l’éventail, le drageoir [27], les cassolettes, les flacons, le bouquet, le narguilhé, les en-cas, et autres menus objets nécessaires à une princesse en promenade, se disposaient à l’entour du palanquin. La grande-maîtresse du palais prit place aux pieds de la reine, les porteurs agenouillés reçurent le signal du départ, et le cortège, tout ruisselant d’or et de pierreries, commença à s’ébranler.


[27] Sorte de soucoupe à rebords élevés, et ordinairement en argent, dans laquelle on servait autrefois des dragées, à la fin du repas.


À ce moment, un évènement imprévu vint jeter dans cette foule magnifique un épouvantable désarroi.

Une créature inexplicable, dans un pays où jamais on n’avait vu de singe, et qui parut à tous ceux qui l’aperçurent un véritable monstre, avec sa face presque humaine, ses dents blanches, sa longue queue et sa peau velue, s’étant glissée comme une couleuvre entre les jambes des chevaux, grimpa tout à coup avec une agilité d’écureuil jusque sur le palanquin royal, et sautant d’un bond sur les genoux de la reine, qui poussait des cris aigus, saisit entre ses hideuses pattes le cou sacré de la princesse, et l’embrassa sur le visage avec une sorte de frénésie.



Qu’on juge de l’effet produit sur la multitude par un tel sacrilège !

Les porteurs crurent la reine dévorée. Ils lâchèrent le palanquin, qui versa dans la poussière ; la reine roula pèle-mêle avec l’affreuse bête, au milieu des coussins, des esclaves, des essences, et demeura par terre sans mouvement...

Ce fut un tumulte inexprimable ; chacun allait et venait, courait, parlait, gesticulait sans avancer à rien. Des dames, dans la foule, se trouvaient mal. Les gardes arrêtaient, par précaution, tous ceux qui leur tombaient sous la main, ce qui causait en maints endroits des réclamations et des rixes.

Enfin on releva Sa Majesté, qui ne donnait plus signe de vie ; on la transporta dans la salle du Trône, dont on ouvrit les vingt-quatre fenêtres ; on inonda son visage d’eau parfumée ; on lui chatouilla respectueusement la plante des pieds, tandis que d’autres lui frappaient non moins respectueusement le dos, du bout d’une verge d’ivoire. Après vingt minutes de ce traitement, la reine poussa un faible soupir, ce qui occasionna partout des transports de joie.

Seulement alors, on pensa à rechercher la cause première de tant de maux, et à lui en faire porter la peine.

La reine, persuadée qu’elle avait eu affaire à un esprit de la plus méchante espèce, jurait ses grands dieux qu’elle était ensorcelée. Elle demandait son miroir vingt fois par minute, pour s’assurer que les embrassements du petit monstre ne lui avaient point communiqué sa noirceur, et répétait ensuite qu’une telle apparition devait présager quelque nouvelle catastrophe.

En conséquence, elle décréta un jeûne solennel de huit jours par tout le royaume, avec quantité de macérations [28], et en se réservant le soin de choisir au bout de ce temps une victime expiatoire.


[28] Mortification par jeûnes, disciplines et autres austérités, pour se rendre agréable à Dieu.


Ce que voyant, Bonne Bouche qui se piquait de scepticisme, et qui détestait les macérations, fit observer à la reine qu’il serait sage de commencer par sacrifier le petit monstre, afin de s’assurer si l’on avait affaire, oui ou non, à un être surnaturel ? Les courtisans appuyèrent fortement cette motion, et la reine consentit à ce qu’on tentât l’expérience.

Séance tenante, on envoya quérir le bourreau, et tandis qu’il se rendait aux ordres de sa gracieuse souveraine, on rechercha la coupable, qui ne pouvait être loin, car on l’avait vue se glisser dans la salle du Trône. On eut néanmoins quelque peine à la retrouver. Enfin, après maintes perquisitions, un garde la découvrit, blottie sous des tentures. Elle se défendit des ongles et des dents, mais dix personnes s’étant précipitées au secours du garde, on la traîna, toute grelottante de peur, jusqu’au pied du trône. La reine qui, sur la foi de ce visage quasi-humain, pensait avoir affaire à toute autre chose qu’à une bête, lui demanda d’où elle venait, qui elle était, et comment elle avait pu pénétrer dans l’enceinte du palais ? Mais, à toutes ces questions, la pauvre singette répondait par des sons inintelligibles. On en conclut qu’elle était muette, ou que l’effroi l’empêchait de s’exprimer. Pendant ce temps, immobile, et ramassée sur elle-même, cette singulière créature promenait sur l’assemblée un regard défiant et farouche.

Quand le bourreau parut, précédé des aides qui portaient le billot et la hache à manche d’ébène, elle fit un mouvement comme pour s’enfuir, et la peur qu’elle laissa paraître rendit à la reine quelque tranquillité.

Bonne Bouche triomphait : il était bien évident qu’un esprit, même des moins puissants, se fut moqué comme d’une coque de noix du bourreau et de la décapitation.

On saisit donc la pauvrette qui se débattit furieusement ; on lui lia tout le corps avec des cordes de soie dont la solidité était éprouvée, et on la déposa ainsi garrottée, et se tordant par soubresauts douloureux, aux pieds mêmes de l’exécuteur.



 

Or, une des lois qui de temps immémorial régissaient le pays, ordonnait que la vie de tout condamné fut offerte par trois fois, au moment suprême, à celui qui la rachèterait en donnant la sienne.

À la vérité, ces sortes d’échanges étaient si rares, que l’accomplissement de la loi dont il s’agit n’était plus considéré que comme une simple formalité. Dans le cas actuel, le crime était si fort au delà de tous les crimes prévus, il méritait un châtiment tellement exemplaire, que le premier ministre ouvrit l’avis de contrevenir pour cette fois à l’usage, et de trancher sans autre préambule la tête de la coupable sauvageonne !

Mais le parti conservateur, à la tête duquel se trouvaient les juges, protesta contre cette intrusion de l’illégalité en matière de sentence, et fit observer à Son Excellence qu’on aurait ainsi l’air de supposer qu’un des sujets de Sa Majesté pût prendre en pitié l’auteur de la plus détestable action qui se fût jamais commise. Douter, en pareille occurrence, des sentiments de la population, c’était faire injure à la reine elle-même.

Enfin si, ce qu’à Dieu ne plaise, pareille offense se produisait, on en serait quitte pour juger et condamner une deuxième fois la délinquante.

Ainsi parla le grand juge. La cour approuva. Bonne Bouche haussa les épaules, et le héraut [29], d’une voix retentissante, demanda par trois fois si quelqu’un, parmi les assistants, voulait avoir la tête tranchée au lieu et place de la criminelle ?

Un silence expressif accueillit la proposition, chacun retenant son souffle de peur d’équivoque. À la troisième fois, le bourreau, qui avait placé la tête de la condamnée sur le billot, brandit à deux mains sa hache reluisante...

À ce moment, un grand garçon solidement bâti tomba comme une bombe au milieu de la salle, et renversant sur son passage courtisans et hallebardiers, se précipita vers le billot. D’un revers de main, il écarta la pauvre singette aux deux tiers morte, et d’un seul trait, tout essoufflé, se jeta à sa place. Il y eut dans l’air un sifflement sinistre, immédiatement suivi d’un éclair...

La hache s’abattit...


[29] Officier chargé de faire des publications solennelles et de remplir certaines fonctions dans les cérémonies publiques.

 

 

XXV

 

Instinctivement, la reine avait fermé les yeux ; mais entendant de grands cris, elle les rouvrit aussitôt.

En face d’elle, à la place même où gisait tout à l’heure le corps convulsé de la malheureuse guenon, la princesse Merveilleuse se tenait, vêtue comme au jour de son enlèvement, d’une robe de gaze frangée de perles, mais cent fois plus belle, grâce à l’expression de bonté qui animait son charmant visage.

Sans Malice, que nul n’avait encore reconnu, car il était parti enfant, et revenait homme, pleurait de joie en la contemplant, les coudes appuyés sur le fatal billot où il venait de poser si courageusement sa tête ; et le bourreau ramassait d’un air ahuri les morceaux de sa hache brisée en mille pièces...

La reine croyait rêver. Elle n’osait parler ni faire le moindre mouvement, de peur de voir s’évanouir une si chère illusion ; ce que voyant, Merveilleuse courut vers elle, et l’embrassa comme elle n’avait fait de sa vie.

Cette première effusion satisfaite, l’infante se dégagea des bras de sa royale mère, et prenant par la main son ex-page, toujours agenouillé, elle l’amena jusqu’au pied du trône.

« Madame, dit-elle alors avec respect, tandis que son gracieux visage s’empourprait d’une aimable rougeur, permettez que, avec votre consentement, je vous présente mon sauveur et... mon époux !



— Princesse Merveilleuse ! balbutia le brave garçon, vacillant sous le poids d’un pareil bonheur.

— Je ne m’appelle plus Merveilleuse, dit-elle doucement, c’était là le nom d’une fille orgueilleuse et sans cœur qui, Dieu merci, a cessé d’exister. Je veux, pour perpétuer le souvenir de mon châtiment et celui de mon repentir, qu’on me nomme désormais : la princesse Méduse !

— Ma fille, dit la reine, qui, pendant ce discours, avait reconnu Sans Malice, la gratitude vous égare... Certes, je suis loin de nier celle que nous devons toutes deux à ce jeune homme, - bien que, à tout prendre, il n’ait fait que son devoir de fidèle sujet en vous sacrifiant sa vie -, je suis même toute prête à lui témoigner, par des dons considérables, l’estime où je le tiens ; mais accepter pour mon gendre, et donner pour futur monarque à mon pays, le fils d’une pêcheuse de sardines, ce serait une mésalliance et une folie que je ne saurais tolérer.

— Madame, reprit la princesse, avec une fermeté respectueuse toute différente de ses emportements d’autrefois, les dons du cœur sont seuls capables de reconnaître le dévouement. Sans le courage héroïque, sans l’admirable constance et la tendre affection de cet humble compagnon de mon enfance, je serais encore, à l’heure qu’il est, à me défendre au fond de la mer contre les gros crabes qui chercheraient à me dévorer, et trop heureuse de me nourrir de leurs restes, ou bien je recevrais, sous la peau d’une couleuvre, les coups de bêche de quelque butor, ou bien encore, sous le plumage d’un volatile inoffensif, les mauvais traitements d’une gardeuse de dindons, sans préjudice des coups de bec de la bande. À l’instant même, s’il eût hésité une seconde, je passais, par votre ordre, et pour avoir voulu trop tôt vous embrasser, de vie à trépas. De pareils services valent plus qu’un trône. Pardonnez à ma hardiesse, madame ! Mais si j’ai beaucoup souffert, j’ai aussi beaucoup appris : je sais maintenant que la naissance est peu de chose, et que la seule noblesse dont il faille faire cas, est celle qui vient du cœur.

— Et je sais, moi, que vous êtes une impertinente éhontée ! s’écria la reine toute hors d’elle-même, vous pouvez, si cela vous plaît, épouser ce lourdaud, et aller avec lui faire de beaux raisonnements dans sa cabane, car je ne vous reverrai de ma vie ! La couronne n’est point pour des têtes comme la vôtre.

— Madame la reine a raison, dit alors Sans Malice d’un air timide. Je ne mérite aucune récompense, puisque votre bonheur m’est plus cher que la vie, et je vous conjure de ne pas abandonner le rang que vous venez de recouvrer pour un pauvre être de ma sorte !...

Mais la princesse retint dans ses deux petites mains, la main robuste qui se dégageait avec effort de la sienne.

— Ni puissance, ni richesse ne valent la satisfaction d’avoir bien agi, répliqua-t-elle. Je suivrai volontiers dans sa modeste cabane l’époux dont le cœur est, selon moi, digne d’un trône, et ma tendresse le dédommagera, je l’espère, des honneurs et des biens auxquels il nous faudra renoncer. »

 

 

XXVI

 

À peine la princesse achevait-elle ces paroles, qui poussèrent à l’excès l’exaspération de la reine, et qui firent couler un torrent de pleurs des yeux de l’heureux page, que le plafond s’ouvrit, et que Sévère parut, non pas terrible et menaçante comme la première fois, mais sereine et le visage empreint d’un céleste contentement.

Derrière elle, Lumiane et Graminette, radieuses d’orgueil et de plaisir, faisaient caracoler colibris et souris blanches.

Fleur de Neige, traînée par des hermines ; Pervenche, montée sur un hanneton ; Terrible, vêtue d’une armure en fer rouge ; la fée aux Rêves, toute enveloppée d’une brume étoilée ; Turbulente, assise sur un tambour à sonnettes ; Joyeuse, une marotte à la main ; Espérance, blottie dans un bouton de rose, et cent autres, dont il serait trop long d’énumérer les noms et attributs, formaient, à la suite de la reine, un merveilleux cortège.

À leur vue, la mère de l’infante, la princesse et tous les assistants s’étaient prosternés.

« Relevez-vous, dit la fée Sévère, et écoutez-moi.

On obéit.

— Reine, continua-t-elle, tu ne méritais pas le bonheur inespéré qui t’arrive. Je pourrais rendre ce jeune homme, déjà grand par le bien qu’il a fait, le plus puissant roi de la terre, et te voir mendier son alliance, mais il mérite mieux... »

Et, se tournant vers les deux jeunes gens tout troublés :

« Ce n’est point ici, dit-elle, que des cœurs comme les vôtres s’épanouiraient à l’aise. L’orgueil et les préjugés les étoufferaient... Je sais, bien loin d’ici, sous un autre ciel, une contrée digne de votre amour. Vous n’y serez pas rois, car ces sortes de distinctions y sont inconnues, mais vous y vivrez aimés, honnêtes et heureux ! C’est là que je veux vous mener. »

Achevant ces mots, Sévère tendit une de ses mains au jeune garçon, l’autre à la princesse et, lentement, avec eux, s’éleva dans les nuées.

Leurs visages resplendissaient.

Les fées, toutes ravies, se les montraient avec admiration.

Quand le brillant cortège fut à une grande hauteur, le plafond de la salle du Trône se referma, et la reine, poussant un grand soupir, tomba morte !









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