Le Cavalier sans tête
… de Washington Irving
… illustré par Arthur Rackham
Présentation :
Washington Irving (1783-1859) est le célèbre auteur de cette nouvelle, publiée en 1819 dans le recueil Le Livre d’Esquisses. Ceux qui connaissent le film du même nom, avec Johnny Depp, seront surpris du ton léger et humoristique de ce récit.
Sur le site Les trésors des récits jeunesse, vous pouvez retrouver l'autre nouvelle qui a fait la renommée de Washington Irving : La légende de Rip Van Winkle.
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Sur la rive gauche de l’Hudson, au sein d’une vaste anse, à l’endroit même où le fleuve s’élargit en un véritable lac, que les anciens navigateurs hollandais appelaient le Tappan Zee, et qu’ils ne franchissaient jamais sans réduire la toile et sans se recommander à Saint-Nicolas, se trouve une petite ville plus connue sous le nom de Tarry Town.
Ce nom lui fut donné autrefois, dit-on, par les commères du pays, parce que leurs maris avaient toujours l’habitude de s’y attarder autour de l’auberge les jours de marché … Non loin de ce village, il y a une petite vallée enserrée par de hautes collines, qui est un des endroits les plus tranquilles du monde. Un petit ruisseau, dont le doux murmure sert à vous bercer, le traverse lentement, et les seuls sons qui viennent interrompre la tranquillité absolue, sont le cri de la caille ou de temps en temps le bruit fait par le bec du pivert tapant sur le trône des arbres.
La tranquillité somnolente de l’endroit, et le tempérament léthargique de ses habitants, descendants des premiers colons hollandais, lui ont valu le nom de Sleepy Hollow - le Vallon Endormi -.
On dirait que le pays est soumis à quelque influence rêveuse qui assoupit les gens, et imprègne tout, jusqu’à l’atmosphère même. Les uns disent que dans les premiers temps de la colonisation, un savant docteur allemand jeta un sort sur la localité ; d’autres racontent qu’un vieux chef indien, prophète ou sorcier de sa tribu, y tenait son sabbat avant la découverte du pays par Maître Hendrick Hudson. Toujours est-il que cet endroit se trouve encore aujourd’hui sous la domination de quelque puissance mystérieuse, qui ensorcelle les bonnes gens, les faisant vivre en une rêverie perpétuelle. Portés à toutes sortes de croyances merveilleuses, sujets à l’extase et aux visions, ils voient des choses étranges et entendent dans les airs de la musique et des voix. Superstitions nocturnes, lieux hantés, revenants, abondent dans le voisinage.
Mais le spectre qui hante surtout cette région enchantée, et semble commander à toutes les puissances de l’air, apparaît sous la forme d’un cavalier sans tête. C’est, dit-on, un troupier hessois dont la tête fut emportée par un boulet de canon, dans quelque combat ignoré de la guerre révolutionnaire. Il apparaît de temps en temps aux gens du pays, chevauchant en toute hâte à travers les ténèbres, comme si le vent l’emportait.
La vallée n’est pas son unique repaire ; on le voit parfois sur les routes environnantes, et surtout dans le voisinage d’une église située non loin de là. Certains historiens de la contrée, des plus dignes de foi, qui ont eu soin de rassembler et de comparer les légendes variées se rapportant à ce spectre, affirment que le corps du troupier ayant été enterré dans le cimetière, le fantôme s’en va chaque nuit sur le champ de bataille à la recherche de sa tête, et que s’il passe ainsi en coup de vent à travers la vallée, c’est qu’il est en retard et se presse de rentrer au cimetière avant l’aurore. Tel est le fond de cette légende qui a servi de matière à bien des contes fantastiques dans ce pays de revenants.
Le fantôme est connu dans toutes les veillées sous le nom du Cavalier sans tête de Sleepy Hollow. Il est à remarquer que la tendance aux hallucinations dont j’ai parlé plus haut, ne se trouve pas seulement chez ceux qui sont nés dans la vallée, mais qu’elle gagne tous ceux qui y demeurent pendant un certain temps. Quelque éveillés qu’ils aient été avant d’entrer dans cette région somnolente, ils respirent inévitablement l’air ensorcelant qui les environne, et deviennent rêveurs, hallucinés, et visionnaires.
À une période reculée de l’histoire américaine, c’est-à-dire il y a une trentaine d’années environ, un brave homme du nom d’Ichabod Crane vivait dans cet endroit retiré, dans le but d’instruire les enfants de ces parages. Il était né dans le Connecticut, État qui fournit à la Fédération des défricheurs aussi bien de l’esprit que des forêts, expédiant chaque année des légions de bûcherons à la frontière, et de maîtres d’école à la campagne.
Le nom de Crane - « grue » - n’était pas mal approprié à sa personne dégingandée. Grand, excessivement maigre, il avait les épaules étroites, les bras et les jambes d’une longueur démesurée, des mains qui pendaient à une lieue hors de ses manches, et des pieds qui auraient pu servir de pelles. Avec ses énormes oreilles, ses gros yeux d’un vert vitreux, et son long nez en bec d’oiseau, sa petite tête au crâne aplati, emmanchée d’un long cou, il faisait l’effet d’une girouette tournant à tous les vents. À voir sa silhouette se découper sur le ciel au sommet d’une colline un jour de vent, ses vêtements se boursouflant et flottant autour de sa disgracieuse personne, on eût dit le génie de la famine descendu sur la terre, ou quelque épouvantail échappé d’un champ de blé.
L’école, bâtiment peu élevé ne comprenant qu’une seule pièce, était grossièrement construite en bois, les fenêtres en partie garnies de vitres, des feuilles arrachées à de vieux cahiers remplaçant celles qui manquaient. Aux heures de récréation, la maison était fermée d’une façon très ingénieuse : un brin d’osier maintenait le loquet en place et des pieux étaient plantés devant les volets, de sorte que si un voleur pouvait s’y introduire assez facilement, il se fût trouvé bien embarrassé pour en sortir. L’architecte avait sans doute conçu cette idée géniale par analogie avec le mécanisme d’une nasse à anguilles.
Un énorme bouleau s’élevait d’un côté de la maison, qui était assez éloignée du village, mais agréablement située au pied d’une colline boisée, non loin d’un clair ruisseau. Les jours d’été, un murmure confus, pareil au bourdonnement d’une ruche, sortait par les fenêtres ouvertes, interrompu seulement, de temps en temps par la voix autoritaire du maître, ou par le sifflement des verges à l’aide desquelles il cherchait, à pousser quelque retardataire le long du chemin fleuri de la science.
À vrai dire c’était un homme consciencieux qui ne gâtait point ses élèves. Que l’on ne s’imagine pourtant pas que c’était un de ces tyrans de la jeunesse, qui jouissent de la douleur de leurs sujets. Tout au contraire, il faisait la justice avec discernement plutôt que sévérité.
En dehors des heures de classe, il se faisait le camarade des grands élèves, prenant même part à leurs jeux, et les après-midi de congé, il reconduisait ceux des petits qui avaient de jolies sœurs, ou dont les mères étaient renommées pour leur bonne cuisine. Il est vrai que c’était dans son intérêt d’être en bons termes avec ses élèves.
Le petit revenu qu’il tirait de l’école lui aurait à peine fourni le pain quotidien, car il mangeait pour quatre, étant doué des capacités de dilatation de l’anaconda. Pour suppléer à l’insuffisance de son traitement, les fermiers dont il instruisait les enfants, le logeaient et le nourrissaient tour à tour, selon la coutume du pays. Il passait successivement huit jours dans chaque famille, faisant ainsi le tour de la localité, emportant tous ses biens terrestres enveloppés dans un foulard de coton.
Afin de ne pas être trop à la charge de ses hôtes rustiques, qui sont disposés à trouver les dépenses scolaires onéreuses et à regarder les maîtres d’école comme de simples fainéants, il s’ingéniait par tous les moyens possibles à se rendre utile et agréable. Il aidait les fermiers dans les moins durs des travaux de la ferme, faisait le foin, raccommodait les barrières, menait les chevaux à l’abreuvoir, rentrait les vaches, et coupait le bois. De plus, il mettait de côté toute la dignité et l’absolutisme avec lesquels il régentait son petit empire à l’école, pour se faire merveilleusement doux et insinuant. Il se faisait bien voir des mères en caressant les enfants, surtout les plus petits, et comme le lion de la fable qui protégea l’agneau de façon si magnanime, il restait assis pendant des heures entières un enfant sur les genoux, tandis que du pied, il en berçait un autre.
En plus de ses autres occupations, il était le professeur de chant de toute la contrée, et ramassait bien des pièces blanches en enseignant à la jeunesse l’art de psalmodier. Aussi était-il assez fier le dimanche, de prendre sa place à la tribune de l’église, entouré des meilleurs chanteurs. Dans tous les cas, sa voix se faisait entendre au-dessus de toutes les autres, et de nos jours encore lorsque dans cette même église on entend des trilles nasillardes qui résonnent au loin, on se dit que la méthode d’Ichabod Crane porte encore ses fruits.
Aussi dès qu’Ichabod paraissait, il se faisait tout un remue-ménage autour de la table à thé d’une ferme ; on s’empressait d’apporter une assiette de gâteaux supplémentaire, parfois même on sortait en son honneur une théière en argent. Notre érudit se trouvait dans les bonnes grâces de toutes les jeunes filles. Il fallait le voir faisant la roue au milieu d’elles dans le cimetière, le dimanche entre les offices !
Il leur cueillait des grappes de raisin aux vignes qui enlaçaient les arbres, déchiffrait pour les amuser toutes les inscriptions funèbres, ou errait entouré de toute la bande, le long des bords du canal, tandis que les pauvres rustres plus timides n’osaient approcher, lui enviant son élégance et son habileté supérieures. Sa vie à moitié nomade faisait de lui une sorte de journal ambulant, portant de maison en maison tout un paquet de commérages, ce qui le rendait toujours et partout le bienvenu.
Les femmes le tenaient pour un monument d’érudition, car il avait lu plusieurs livres du commencement jusqu’à la fin, et possédait sur le bout des doigts l’Histoire de la sorcellerie dans la Nouvelle Angleterre. Curieux mélange de ruse et de crédulité, il avait un goût du surnaturel qu’égalait seulement la facilité avec laquelle il acceptait les contes les plus abracadabrants, et le séjour dans ce pays de sortilèges n’avait fait qu’augmenter l’un et l’autre.
Souvent, l’après-midi, après avoir congédié ses élèves, il relisait avec délices ces histoires sinistres, étendu sur le moelleux champ de trèfles bordant le ruisseau, jusqu’à ce que le crépuscule envahissant lui rendît la page illisible. Alors, reprenant à l’heure du berger le chemin de la ferme où il se trouvait momentanément domicilié, le long des marais et du cours d’eau, et à travers les bois pleins d’affreux mystères, il tressaillait à tous les bruits de la nature. À son imagination surexcitée, tout devenait sujet d’effroi, que ce fût le coassement du crapaud, précurseur de l’orage, ou le triste cri de la chouette, ou même le bruissement subit des feuilles dans un taillis, lorsque des oiseaux effrayés abandonnaient leur perchoir. Les vers luisants, dont la lueur brille au plus fort dans les recoins les plus sombres, le faisaient parfois tressaillir, surtout si l’un d’eux jetait une clarté plus vive que d’habitude sur son chemin. Qu’un gros imbécile de scarabée volât lourdement contre lui, et c’était le comble de la terreur ! Le malheureux était prêt à rendre l’âme, se croyant frappé d’une baguette de sorcier.
Un autre de ses plaisirs un peu macabres consistait à passer les longues veillées d’hiver auprès des vieilles fermières hollandaises qui, assises à filer auprès de l’âtre, une rangée de pommes cuisant devant le feu, lui faisaient de merveilleux récits de revenants, d’esprits, de prairies, ruisseaux, ponts et maisons hantés, se plaisant surtout à raconter les diverses légendes qui entourent le nom du Cavalier sans tête de Sleepy Hollow, comme elles l’appelaient parfois.
Mais ce plaisir dont il jouissait à son aise accroupi au coin d’un bon feu qui éclairait toute la pièce, où aucun fantôme n’eût ose se montrer, il le payait cher par les terreurs qu’il endurait en rentrant à son domicile. Quelles formes et quelles ombres terribles entouraient son chemin dans la blancheur voilée et mystérieuse d’une nuit de neige ! Que de fois n’a-t-il fui, glacé de terreur, au bruit de ses propres pas sur la terre durcie par la gelée, n’osant regarder derrière lui de peur de se voir suivre par quelque effroyable croquemitaine Que de fois aussi n’a-t-il tressailli au sifflement d’un coup de vent subit, croyant entendre la course effrénée du Cavalier poursuivant une de ses expéditions nocturnes !
Toutes ces terreurs de la nuit n’étaient pourtant que des fantômes que l’obscurité fait surgir dans l’esprit. La lumière du jour mettait fin à tous ses maux, et malgré le diable et toutes ses œuvres, il eût pu vivre heureux si un être qui occasionne plus de tourments à l’homme que les fantômes, les esprits et toute la tribu des sorcières, ne se fût trouvé sur son chemin. Cet être, c’était une femme.
Parmi les élèves qui s’assemblaient le soir une fois par semaine pour recevoir son instruction musicale, se trouvait Katrina Van Tassel, enfant unique d’un riche fermier hollandais. Belle fille de dix-huit ans, rondelette comme une perdrix, fraîche comme les pêches des espaliers de son père, elle était célèbre dans tout le pays, non seulement pour sa beauté, mais aussi pour sa dot et ses espérances. Une certaine coquetterie se trahissait à son costume, mélange habile de modes anciennes et modernes, qui lui seyait à ravir. Elle portait des ornements d’or vif, et le joli corselet des vieux temps, avec une jupe très courte qui laissait voir le plus joli petit pied et la plus fine cheville à dix lieues à la ronde.
Aussi n’est-il pas étonnant qu’Ichabod se soit épris d’un si beau brin de fille, surtout après lui avoir fait visite dans la maison de son père. Le vieux Balthus Van Tassel était le modèle du fermier d’autrefois, prospère, content, généreux. Ses regards et ses pensées s’aventuraient rarement en dehors de sa ferme, mais dans ces limites, tout était confortable, heureux et bien entretenu. Ses richesses le satisfaisaient sans le rendre fier.
Sa maison était bâtie sur les bords de l’Hudson, dans un de ces coins de verdure bien abrités et féconds qu’affectionnent tant les fermiers hollandais. Au-dessus du toit, s’étendaient les branches d’un grand orme au pied duquel bouillonnait une source d’eau douce et fraîche. Une grange aussi vaste qu’une église, adossée à la maison d’habitation, regorgeait des richesses de la ferme ; du matin au soir on y entendait battre le blé ; les hirondelles et les martinets voletaient en gazouillant sur les bords du toit, où une quantité de pigeons, les uns regardant en l’air comme pour observer le temps, d’autres la tête enfouie sous l’aile, et d’autres encore s’ébouriffant et roucoulant, se chauffaient au soleil. D’énormes porcs gras grognaient dans leur étable, d’où s’échappait, de temps en temps, quelque petit cochon de lait d’un naturel plus aventureux. Un escadron majestueux d’oies blanches naviguait sur un étang voisin, accompagné de toute une flotte de canards ; des régiments de dindons gloussaient dans la cour où se trémoussaient les pintades, véritables mégères à en juger d’après leur cri maussade et mécontent.
La vue de toutes ces richesses de basse-cour, qui promettait si bonne chère pour l’hiver, fit venir l’eau à la bouche de notre maigre pédagogue. Sa gourmandise se représentait les porcs se promenant tous rôtis, un boudin dans le ventre et une pomme à la bouche, les pigeons douillettement couchés dans un bon pâté et recouverts d’une croûte dorée, les oies nageant dans leur propre jus, et des couples de canards faisant bon ménage dans leur plat, bien arrosés d’une sauce Soubise. En imagination, il se taillait des jambons et des tranches de lard dans chaque cochon, il ne pouvait voir une dinde sans se la figurer troussée et entourée de saucissons succulents.
Se représentant tout cela avec délices, et parcourant de ses gros yeux verts les gras pâturages, les riches champs de blé, de seigle, de sarrasin et de maïs, les vergers aux arbres chargés de fruits qui entouraient la demeure de Van Tassel, Ichabod se sentit au cœur une véritable passion pour l’héritière de toutes ces propriétés. Il se délectait à l’idée de la facilité avec laquelle on pourrait réaliser cette fortune, et placer l’argent en grandes étendues de terrains incultes. Bien plus, sa fantaisie en éveil lui représentait déjà la florissante Katrina, entourée de toute une bande d’enfants, assise sur un chariot chargé d’ustensiles de ménage de toutes sortes, lui-même à califourchon sur une jument, suivie de son poulain, tous en route pour le Kentucky, le Tennessee ou Dieu sait quelle région plus lointaine encore.
L’intérieur de la maison acheva la conquête du cœur d’Ichabod. En y pénétrant, il se sentit véritablement épris. C’était une de ces vastes maisons de ferme au faîte élevé et pointu, la saillie du toit en pente formant sur le devant une véranda qui pouvait se fermer par mauvais temps. De cette véranda, Ichabod, émerveillé, pénétra dans le vestibule qui occupait tout le centre de la maison, et où l’on se tenait le plus souvent. La vaisselle en étain resplendissait sur un grand buffet ; dans un coin on voyait un grand sac de laine prête à filer. Des épis de maïs, des cordons de pommes et de pêches sèches entremêlées de piments rouges, pendaient en gais festons le long du mur. Une porte entrebâillée lui permit de couler un regard dans la salle où les meubles en acajou reluisaient comme des miroirs. Les chenets, la pelle et les pincettes brillaient parmi la verdure qui dissimulait le foyer ; des oranges en cire et des conques ornaient la cheminée, au-dessus de laquelle pendaient des chapelets d’œufs d’oiseaux aux mille couleurs ; un grand œuf d’autruche était suspendu au milieu de la pièce, et une armoire dans un coin, laissée ouverte à dessein, révélait un trésor de vieille argenterie et de porcelaine soigneusement raccommodée.
Du moment où Ichabod jeta les yeux sur ces bienheureuses régions, il ne connut plus de repos, tout occupé qu’il était à gagner le cœur de l’incomparable fille de Van Tassel. Dans cette entreprise il se heurta pourtant à de plus réelles difficultés que le chevalier d’autrefois, qui n’avait à combattre que des géants, des sorciers, des dragons vomissant des flammes, et autres adversaires tout aussi aisément vaincus, et à se frayer un chemin à travers des poutres de fer et des murs d’airain pour pénétrer jusqu’au donjon, où la dame de ses pensées se trouvait enfermée. Toutes choses qu’il accomplissait avec la même facilité qu’on a à se tailler un chemin au milieu d’un pâté, sur quoi, cela va sans dire, la dame lui accordait sa main. Ichabod avait au contraire à trouver le chemin du cœur d’une coquette de village, entouré d’un labyrinthe de caprices, qui présentait des difficultés et des obstacles toujours nouveaux. En outre, il lui fallait combattre une armée de terribles adversaires en chair et en os : les nombreux adorateurs rustiques qui assiégeaient le cœur de la belle, et qui, tout en se surveillant mutuellement d’un œil jaloux, étaient prêts à faire cause commune contre tout prétendant nouveau.
De tous ses rivaux, le plus redoutable était un certain gros bretteur bruyant et tapageur, du nom d’Abraham. Large d’épaules, aux articulations solides, aux cheveux noirs frisés, il avait une physionomie rude mais non déplaisante, respirant à la fois la malice et la fierté. Sa charpente herculéenne et ses membres puissants l’avaient fait surnommer « Brom Bones », nom sous lequel il était connu dans tout le pays. Cavalier aussi habile qu’intrépide, ayant à cheval l’adresse et l’agilité du Tartare, il était toujours le premier dans toutes les courses, et grâce à l’ascendant que donne la force physique dans un milieu rustique, il était toujours choisi comme arbitre dans les querelles, donnant sa décision, le chapeau sur l’oreille, d’un ton qui n’admettait ni réplique ni appel.
Accompagné de trois ou quatre bons compagnons qui le prenaient pour modèle, il parcourait la campagne, assistant à toutes les fêtes et à toutes les querelles à dix lieues à la ronde. L’hiver, il arborait un bonnet de fourrure orné d’une longue queue de renard, et dès que dans une réunion les gens du pays voyaient paraître ce panache bien connu, ils savaient qu’il fallait s’attendre à une bourrasque. À minuit, on entendait parfois passer toute la bande au galop, criant et hurlant comme des Cosaques, et les vieilles femmes réveillées en sursaut se recouchaient tranquillement en se disant « ce n’est que Brom Bones et toute sa compagnie ! »
Cet énergumène faisait depuis quelque temps sa cour à la belle Katrina, et quoique ses manières galantes ressemblassent quelque peu aux douces caresses d’un ours, il se disait qu’elle ne le décourageait pas précisément. Toutefois, dès qu’il se mit sur les rangs, les autres prétendants se retirèrent, ne se sentant pas de force à se jeter en travers des amours d’un lion, de sorte que le dimanche soir quand le cheval de Brom était attaché à la grille de Van Tassel, ses rivaux s’éloignaient, désespérés, pour faire le siège de quelque autre forteresse moins bien gardée.
À tout prendre, avec un rival pareil, un plus fort qu’Ichabod se serait retiré, et un plus sage aurait désespéré, mais son caractère présentait cet heureux mélange de souplesse et d’entêtement qui l’emporte souvent sur des qualités plus nobles. Se mettre ouvertement en campagne contre un tel rival eût été pure folie, car ce dernier n’était pas homme à laisser contrarier sa passion. Ichabod fit donc sa cour de façon fort discrète, se servant de son rôle de professeur de chant pour se rendre très souvent à la ferme. Non qu’il eût à craindre l’intervention des parents, si souvent une pierre d’achoppement pour les amoureux. Baltus Van Tassel était une bonne âme indulgente. Il aimait sa fille mieux que sa pipe, et en homme raisonnable et bon père, il la laissait faire ses quatre volontés. Quant à sa brave petite femme, le ménage et la bassecour lui donnaient assez à faire, car elle disait avec raison que les canards et les oies sont de sottes créatures qu’il faut surveiller, alors que les jeunes filles peuvent se garder elles-mêmes.
Ainsi, tandis que la ménagère affairée vaquait avec empressement à ses affaires, ou faisait tourner son rouet à un bout du couloir, et que le brave Baltus fumait sa pipe à l’autre bout, contemplant les exploits d’un petit guerrier en bois qui, un sabre à chaque main, se battait vaillamment contre le vent sur la girouette de la grange, Ichabod faisait la cour à leur fille, assise auprès de la source sous le grand orme, ou se promenant au crépuscule, l’heure si favorable à l’éloquence d’un amoureux.
Du moment où Ichabod Crane s’était mis sur les rangs, les espérances du redoutable Brom Bones avaient baissé ; on ne voyait plus son cheval attaché à la grille le dimanche soir, et une hostilité mortelle grandit peu à peu entre lui et l’instituteur de Sleepy Hollow.
Brom, qui était chevaleresque à sa manière, aurait volontiers déclaré ouvertement la guerre, et fait valoir leurs droits réciproques à la dame de leurs pensées selon la manière de ces logiciens simples d’autrefois, les chevaliers errants, c’est-à-dire en combat singulier ; mais Ichabod connaissait trop bien la force supérieure de son adversaire pour oser se mesurer avec lui. Il avait une fois entendu Bones se vanter qu’il « plierait le maître d’école en deux et le placerait sur une planche dans sa propre salle de classe », et la prudence lui défendait d’aller au-devant de cette menace. Il y avait quelque chose de très agaçant dans cette attitude obstinément paisible, qui ne laissait à Brom d’autre ressource que de mettre en jeu les batteries de sa malice, et de jouer tous les mauvais tours possibles à son rival.
Ichabod fut ainsi en butte à la persécution fantasque de Bones et sa bande, qui se mirent à envahir le domaine jusqu’alors si paisible du pauvre pédagogue. Ils enfumaient sa classe de chant en bouchant le tuyau de la cheminée, faisaient irruption la nuit dans l’école, malgré son système formidable de défense, mettant tout sens dessus dessous, de telle façon que le pauvre maître d’école commença à croire que toutes les sorcières du pays y tenaient leur sabbat. Pour comble d’avanie, Brom saisissait toutes les occasions de le rendre ridicule aux yeux de sa bien-aimée, et dressa même un méchant roquet à geindre de la façon la plus lamentable, le présentant à la jeune fille comme un maître de chant rival d’Ichabod.
Les choses continuèrent ainsi pendant quelque temps, sans qu’il y eût d’importante modification dans la situation relative des deux rivaux.
Par un bel après-midi d’automne, Ichabod était assis, l’air pensif, sur le tabouret élevé qui lui servait de chaire et d’où il surveillait tout son petit monde. La férule à la main, comme un sceptre, symbole du pouvoir absolu, les verges, terreur des malfaiteurs, suspendues à trois clous derrière lui, il avait étalé sur son bureau de nombreux articles de contrebande et des armes prohibées confisqués sur la personne des gamins paresseux : des pommes à moitié rongées, des canonnières, des pirouettes, des attrape-mouches, et des légions entières de cocottes. Quelque châtiment exemplaire venait évidemment d’être exigé, car les élèves étaient tous plongés dans leurs livres, ou chuchotaient à la dérobée, sans quitter le maître des yeux ; un silence plus ou moins absolu régnait dans la pièce. Tout à coup on vit apparaître à la porte, un homme tout noir, vêtu d’un costume en étoffe grossière, coiffé d’un vieux chapeau sans bord, et monté sur un poulain sauvage, à longs poils, et à peine dressé, qu’il dirigeait au moyen d’une corde en guise de licou. Il apportait à Ichabod une invitation de la part de Mynheer Van Tassel à une petite fête qui devait avoir lieu chez eux le soir même. S’étant, acquitté de sa commission en se donnant l’air important, il s’éloigna, en toute hâte, comme s’il n’avait pas un instant à perdre.
À l’instant tout se mit en mouvement dans la classe naguère si tranquille. Le maître fit réciter leur leçon aux élèves sans s’arrêter pour des bagatelles, les plus adroits en sautèrent impunément la moitié, les paresseux reçurent un bon coup de férule. On jeta les livres de côté sans les ranger, on renversa les encriers, fit tomber les bancs, et les écoliers rendus à la liberté une heure plus tôt que de coutume, se sauvèrent comme une bande de diablotins, criant et se démenant sur le gazon dans leur joie d’être si tôt délivrés.
Le galant Ichabod passa au moins une demi-heure de plus que d’habitude à sa toilette, brossant et fourbissant son plus beau ou plutôt, son unique habit, et s’arrangeant les cheveux devant le bout de miroir cassé accroché au mur. Pour se présenter devant la dame en véritable cavalier, il emprunta une monture au fermier chez lequel il logeait en ce moment, un vieux Hollandais colérique du nom de Hans Van Ripper, et se mit en route.
Mais comme tout auteur de récit d’aventures qui se respecte, je dois m’arrêter ici pour décrire mon héros et son coursier. Cette rosse était un vieux cheval de ferme poussif, qui avait survécu à tout sauf à ses propres vices. Décharné, velu, il avait une tête en marteau sur un cou de brebis. Sa crinière et sa queue couleur de rouille étaient enchevêtrées et entremêlées ; il était borgne, mais dans l’œil qui lui restait, perçait le regard d’un vrai démon, et à en juger d’après son nom de Salpêtre, il avait dû être très fougueux dans sa jeunesse. En effet, il avait été la monture préférée de son maître, le colérique Van Ripper, cavalier ardent s’il en fut, qui avait sans doute fait passer dans la bête quelque chose de sa propre fougue, car toute vieille et cassée qu’elle paraissait, elle avait autant de malice et de méchanceté, diabolique qu’une jeune pouliche.
Quant à Ichabod, le cavalier valait bien sa monture. Les étriers trop courts ramenaient ses genoux presque à la hauteur du pommeau de la selle ; ses coudes pointus le faisaient ressembler à une sauterelle ; il tenait la cravache à la main comme un sceptre, et le mouvement cahotant du cheval faisait battre ses bras en cadence comme des ailes. Un petit béret de laine lui descendait sur le nez, et les basques de son habit flottaient derrière lui, couvrant la croupe du cheval. Tel se montra Ichabod sortant de la ferme de Hans Van Ripper, au pas traînant de son vaillant coursier, spectacle vraiment rare en plein jour.
C’était, comme je l’ai déjà dit, une belle journée d’automne ; le ciel était pur et serein et la nature portait cette riche parure couleur d’or que nous associons toujours à l’idée d’abondance. Les forêts avaient revêtu des teintes sombres de brun et de jaune, et la gelée, s’attaquant aux arbres les plus délicats, les avait colorés de nuances vives d’orange, de pourpre et d’écarlate. De longues files de canards sauvages traversaient les airs à une hauteur vertigineuse, on entendait aboyer les écureuils dans les bosquets de hêtres et de noisetiers, et le cri plaintif de la caille s’élevait de temps en temps d’un chaume voisin.
En allant tout doucement son petit bonhomme de chemin, Ichabod, toujours sensible aux signes précurseurs d’une abondance culinaire, laissa errer ses regards avec délices sur les richesses du joyeux automne. Partout s’étalaient devant ses yeux de vastes provisions de pommes ; les unes pendant encore aux arbres dont elles menaçaient de faire craquer les branches sous leur poids, d’autres remplissant des paniers et des tonneaux prêts pour le marché, d’autres enfin rassemblées en monceaux dorés pour alimenter la presse à cidre. Plus loin s’étendaient de vastes champs de maïs ; les épis d’or brillant au milieu de la verdure qui les recouvrait, donnaient l’espérance de délicieux gâteaux et de bonne bouillie, et les potirons jaunes couchés au-dessous, le ventre rebondi au soleil, promettaient une longue série de pâtés excellents. Un peu plus loin il passa par des champs de sarrasin parfumé, exhalant l’odeur d’une ruche d’abeilles, et en imagination il vit de délicieuses gaufres bien beurrées, et enduites de miel par la jolie petite main potelée de Katrina Van Tassel.
L’esprit ainsi occupé par de douces pensées et des images délicieuses, il poursuivit son chemin le long d’une chaîne de collines qui dominent les plus beaux sites sur les rives du Hudson. Le large disque du soleil disparaissait au couchant.
La nuit tombait lorsqu’Ichabod fit son entrée au château de Heer Van Tassel, où se pressait déjà l’élite et la fine fleur de tout le voisinage. De vieux fermiers, gens maigres et secs, à la peau tannée, vêtus d’un costume de gros drap, avec des bas bleus et d’énormes souliers aux superbes boucles d’étain, accompagnaient leurs femmes remuantes et ridées, coiffées d’un petit bonnet tuyauté, et portant une robe à la jupe courte et au corsage long d’ou pendaient leurs ciseaux et pelotes, et une grande poche en indienne. Le costume des jeunes filles était presque pareil à celui de leurs mères, si ce n’est que par-ci par-là, un chapeau de paille, un beau ruban, peut-être même une robe blanche attestaient l’influence des modes de la ville. Les jeunes gens en veste courte aux basques carrées, et ornée de prodigieux boutons de cuivre, portaient pour la plupart les cheveux en catogan, surtout s’ils avaient pu se procurer une peau d’anguille, chose qui avait dans le pays la réputation de fortifier admirablement la chevelure.
La figure principale dans toute l’assemblée était Brom Bones, venu à la réunion sur son cheval préféré, Diabolo, bête qui avait toute la fougue et la malice de son maître, et que lui seul était capable de dompter. On savait qu’il avait une préférence pour les chevaux vicieux qui vous jouent toutes sortes de tours, et qu’on monte au risque de sa vie, trouvant un cheval bien dressé et docile indigne d’un gars courageux.
Je m’attarderais volontiers à décrire les charmes qui ravirent l’œil de mon héros à son entrée dans la pièce d’honneur de Van Tassel. Non pas ceux de l’assemblée de jolies filles aux fraîches couleurs, mais les charmes solides d’une véritable table à thé hollandaise à l’heureuse saison d’automne. On ne saurait décrire les gâteaux si variés qui s’empilaient sur les assiettes, et que seules savent confectionner les ménagères hollandaises expérimentées On y voyait la fameuse brioche, l’oly koek, plus tendre encore, et la pâte croustillante et fondante du cruller, des gâteaux sucrés et des biscuits secs, des pains d’épices et des gâteaux au miel. Il y avait également des tartes aux pommes et aux pêches, des pâtés de courges ; sans compter les tranches de jambon et de bœuf fumé, les conserves exquises de prunes, de pêches, de poires et de coings, sans parler de l’alose grillée et des poulets rôtis, ni des bols de lait et de crème, le tout posé pêle-mêle, comme je l’ai décrit, sur la table au milieu de laquelle fumait la théière magistrale.
Le vieux Baltus Van Tassel se promenait parmi ses invités, le visage épanoui de contentement et de bonne humeur, rond et jovial comme la pleine lune. Son accueil était bref mais énergique, se bornant à un serrement de main, une tape sur l’épaule, un bruyant éclat de rire, et une invitation cordiale à se mettre à table et à se servir soi-même sans se gêner.
Mais voilà que la musique partant de la salle commune appelle les danseurs. Un vieux serviteur aux cheveux gris qui pendant plus d’un demi-siècle, avait servi d’orchestre ambulant, jouait d’un instrument aussi vieux et délabré que le musicien lui-même. La plupart du temps, il grattait deux ou trois cordes à la fois, accompagnant chaque coup d’archet d’un mouvement de la tête, saluant jusqu’à terre et marquant du pied le commencement de chaque nouvelle mesure.
Ichabod se piquait autant de ses talents chorégraphiques que de ses dons musicaux. Pas un membre, pas une fibre chez lui qui n’y prît part ; et à voir son corps mal bâti en plein mouvement se démener à travers la pièce, on eût dit Saint Guy en personne, ce bienheureux patron de la danse, faisant ses évolutions.
Comment le pion n’aurait-il pas été joyeux et animé ? Il dansait avec l’élue de son cœur, qui souriait aimablement lorsqu’il lui lançait des œillades amoureuses, tandis que Brom Bones, en proie à la jalousie, boudait tout seul dans un coin.
La danse finie, Ichabod s’approcha d’un groupe de gens plus pondérés qui fumaient auprès du vieux Van Tassel à un bout de la véranda, racontant des histoires du vieux temps.
Le plus grand nombre d’histoires se rapportaient au spectre préféré entre tous, le Cavalier sans tête, que depuis quelque temps on avait plusieurs fois entendu parcourir le pays et qui, disait-on, attachait toutes les nuits son cheval parmi les tombes du cimetière.
C’est à son site solitaire que cette église devait d’avoir été choisie comme retraite par tous les fantômes du pays. Bâtie sur une butte, elle est entourée d’acacias et de grands ormes, entre lesquels ses murs convenablement blanchis à la chaux brillent modestement, telle la pureté chrétienne rayonnant à travers les ombres d’une retraite tranquille. Une pente douce conduit à une nappe d’eau argentée, bordée de grands arbres, d’où l’on aperçoit au loin les teintes bleues des collines qui enserrent la vallée de l’Hudson. À voir le cimetière tapissé de gazon, où les rayons du soleil semblent dormir tranquillement, on se dirait que là, du moins, les morts peuvent reposer en paix. D’un côté de l’église s’étend un large vallon boisé où coule un torrent impétueux. Un pont de bois le traversait autrefois, non loin de l’église : les hauts arbres environnants jetaient une ombre épaisse sur le chemin qui y menait, de sorte que même de jour c’était un endroit sombre et triste, et de nuit une obscurité terrifiante y régnait.
Tel était le repaire de prédilection du Cavalier sans tête, l’endroit où on le rencontrait le plus souvent. On parla de sa rencontre avec le vieux Brouwer, incrédule invétéré au sujet de revenants, qui dut monter en croupe derrière lui. Ils galopèrent par monts et par vaux, à travers marais et fourrés, jusqu’à ce que, arrivés au pont, le cavalier se changeant subitement en squelette, jetât le vieux Brouwer dans le torrent, et disparut dans un coup de tonnerre.
Là-dessus, Brom Bones raconta une aventure non moins merveilleuse. Il soutint qu’un soir, en rentrant du village voisin, le Cavalier l’avait rattrapé et que lui, Brom, avait parié un bol de punch qu’il l’emporterait sur lui à la course. Il aurait gagné, car son cheval battit le cheval fantôme à plates coutures, si en arrivant au pont près de l’église le Cavalier n’eut disparu. Tous ces récits faits à mi-voix du ton monotone dont on parle dans l’obscurité, tandis que le visage des auditeurs n’était éclairé que de temps en temps par la lueur d’une pipe, s’imprimèrent profondément dans l’esprit d’Ichabod. Pour sa part, il parla des événements merveilleux arrivés dans son pays natal, et des visions effrayantes qu’il avait eues lui-même au cours de ses promenades nocturnes.
La fête tirait à sa fin. Les vieux fermiers rassemblèrent leurs familles, les faisant monter dans les chariots, que pendant quelque temps encore on entendit s’éloigner en cahotant le long des chemins. Quelques jeunes filles montèrent en croupe derrière leurs amoureux, et leur rire gai, se mêlant au bruit des sabots des chevaux, résonna à travers les bois silencieux, s’affaiblissant peu à peu jusqu’à ce que tout retombât dans le silence. Seul Ichabod, convaincu de son succès auprès de la belle, restait, selon l’usage des prétendants campagnards, pour se ménager un tête-à-tête avec l’héritière.
Je ne saurais dire ce qui se passa au cours de cette entrevue, mais je crains fort que les affaires ne se soient gâtées, car il sortit bientôt tout déconfit et la mine piteuse. La petite coquette lui aurait-elle joué un tour à sa façon ? Je ne saurais le dire. Il suffit de savoir qu’Ichabod se déroba et s’enfuit de l’air d’un homme qui aurait fait des ravages dans un poulailler ! Sans regarder à droite ni à gauche, sans remarquer l’étendue des richesses champêtres qu’il avait si souvent convoitées des yeux, il alla droit à l’écurie, et à coups de pied et de poing réveilla brusquement son cheval, l’arrachant au gîte confortable où il dormait profondément, rêvant à des montagnes de blé et d’avoine, et à des vallées entières d’herbe et de trèfle.
C’était l’heure du berger lorsqu’Ichabod, le cœur lourd et tout penaud, se mit en route pour rentrer, poursuivant son chemin le long des hautes collines qui s’élèvent au-dessus de Tarry Town, qu’il avait si joyeusement traversées l’après-midi même. L’heure était aussi triste que lui-même. Rien autour de lui ne donnait signe de vie, sauf le cri du grillon ou les accents gutturaux de la grenouille dans un marais voisin, qui semblait dormir d’un sommeil agité, et se retourner tout à coup dans son lit.
Toutes les histoires de fantômes et d’esprits qu’il avait entendues pendant la soirée lui revinrent alors en foule à l’esprit. La nuit se fit de plus en plus noire, les étoiles semblaient s’enfoncer plus profondément dans le ciel, et parfois même des nuages balayés par le vent les lui cachaient entièrement. Jamais il ne s’était senti si seul et si triste.
Devant lui, barrant le chemin, se dressait un énorme tulipier, s’élevant gigantesque au-dessus de tous les arbres environnants. Ses branches noueuses aux contours fantastiques, aussi grandes que le tronc d’un arbre, se courbaient jusque terre, pour remonter ensuite de nouveau dans les airs.
En s’approchant de cet arbre redoutable, Ichabod se mit à siffler pour se donner du courage, et crut entendre un sifflement qui lui répondait, mais ce n’était que le vent dans les branches desséchées. En arrivant plus près, il s’imagina voir un objet blanc suspendu à l’arbre ; s’arrêtant et cessant de siffler, il l’examina et découvrit que c’était seulement un endroit du tronc où l’écorce enlevée par la foudre, laissait le bois à blanc. Tout à coup il entendit un gémissement, ses dents claquèrent, ses genoux serrèrent convulsivement la selle : ce n’était que le craquement des grosses branches ballottées par la brise. Il dépassa l’arbre sans autre accident, mais de nouveaux périls l’attendaient.
Deux cents mètres plus loin, un ruisseau traverse le chemin et va se perdre dans un vallon boisé et marécageux. Des troncs d’arbres jetés en travers servent de passerelle. À cet endroit, un bouquet de chênes et de marronniers entrelacés de vignes sauvages jetaient une ombre sépulcrale sur la route. C’était une épreuve cruelle que de devoir traverser ce pont, et c’est rempli d’épouvante que l’écolier passait par là à la nuit tombante.
Le cœur d’Ichabod battait violemment. Prenant son courage à deux mains, et donnant des coups de pied à son cheval, il essaya de passer le pont au galop. Mais au lieu d’avancer, la vieille rosse fit un mouvement de côté et alla se jeter contre la haie. Ichabod, dont les craintes augmentaient à chaque instant, secoua les rênes et appliqua de formidables coups de talon, mais en vain, la bête ne se mit en marche que pour foncer dans un fourré de broussailles et d’aulnes de l’autre côté du chemin. Le maître d’école se mit alors à rouer de coups de pied et de cravache les flancs décharnés du vieux Salpêtre, qui se rua en avant, ronflant et écumant, pour s’arrêter devant le pont avec une brusquerie qui faillit lancer son cavalier par-dessus sa tête. À ce moment, un clapotement de l’eau, près du pont parvint à l’oreille d’Ichabod. Dans l’ombre épaisse des arbres, sur le bord du ruisseau, il vit s’élever, noir et menaçant, un énorme objet informe qui ne bougeait pas, mais semblait se ramasser dans les ténèbres, monstre énorme prêt à bondir sur le voyageur.
La terreur fit dresser les cheveux sur ta tête du pédagogue épouvanté. Que faire ? C’était trop tard pour rebrousser chemin ; du reste quelle chance aurait-il d’échapper à un fantôme, ou un esprit, si c’en était un, qui pouvait chevaucher sur le vent ?
Faisant preuve d’un courage qu’il était loin de ressentir, il demanda d’une voix mal assurée « Qui va là ? » Point de réponse. Il répéta sa question d’un ton encore plus inquiet. Toujours rien. De nouveau, il laboura les flancs de l’inflexible Salpêtre, puis fermant les yeux, il entonna un psaume avec une ferveur inaccoutumée. Aussitôt l’objet mystérieux se mit en mouvement, et d’un bond vint se poster au milieu de la route. Bien que la nuit fût noire, la forme de l’être inconnu se révéla maintenant en une certaine mesure. C’était un cavalier de haute taille, monté sur un cheval noir d’une puissante encolure. Il ne montra aucune violence, mais trotta doucement à côté de Salpêtre, revenu maintenant de sa frayeur et de son entêtement.
Ichabod ne goûtait guère la société de cet étrange compagnon nocturne, et se rappelant l’aventure de Brom Bones et du Cavalier au galop, accéléra le pas de son cheval dans l’espoir de le dépasser. Mais l’inconnu le suivit à la même allure. Alors Ichabod s’arrêta et mit son cheval au pas, croyant rester en arrière ; l’autre fit de même. Prêt à défaillir, Ichabod chercha à reprendre son cantique, mais sa langue desséchée lui collait au palais, et il ne put émettre un son. Il y avait quelque chose de mystérieux et d’épouvantable dans le silence entêté de ce compagnon opiniâtre.
Bientôt Ichabod en reçut une explication effrayante. En montant une pente, la silhouette de son compagnon, d’une hauteur démesurée, enveloppé d’un grand manteau, se dessina nettement contre le ciel, et Ichabod fut frappé d’horreur en s’apercevant qu’il n’avait pas de tête. La terreur du malheureux fut portée à son comble en constatant que cette tête, qui aurait dû reposer sur les épaules du cavalier, était placée sur le pommeau de sa selle. Il fit pleuvoir une grêle de coups de pied et de poing sur son cheval, espérant par un bond subit donner le change à son compagnon, mais le spectre le suivit pas à pas. Tous deux s’élancèrent donc à fond de train, franchissant tous les obstacles, les pierres volant et les étincelles jaillissant sous les sabots de leurs coursiers bondissants. Dans sa hâte de fuir, Ichabod penchait son long corps maigre sur le cou de son cheval, ses vêtements légers flottant derrière lui.
Ils atteignirent ainsi le carrefour d’ou part la route menant à Sleepy Hollow, mais le cheval d’Ichabod qui semblait possédé du démon, au lieu de s’y engager, prit de l’autre côté et se jeta tête baissée dans la descente à gauche. Or c’est ce chemin qui passant par un vallon boisé et sablonneux, conduit au pont au delà duquel s’élève la butte verte couronnée par la petite église aux murs blancs.
Grâce à la frayeur de son cheval, le cavalier maladroit avait tout d’abord pris les devants ; mais tout à coup les sangles de la selle se cassant, il la sentit glisser sous lui. La saisissant par le pommeau, il essaya en vain de la retenir, mais n’eut que tout juste le temps de se garer en se suspendant au cou de sa bête lorsqu’elle tomba à terre, où il l’entendit fouler sous les sabots du cheval de son persécuteur. Un instant la pensée de la colère de Hans Van Ripper lui traversa l’esprit, car c’était sa selle des dimanches et jours de fête ; mais ce n’était pas le moment des craintes puériles, le fantôme était à ses trousses, et il eut fort à faire à garder sa position, glissant tantôt d’un côté tantôt de l’autre, ou ballotté avec violence sur la crête de l’épine dorsale de son cheval.
Une ouverture entre les arbres vint le rassurer, en lui faisant espérer qu’il s’approchait du pont menant à l’église, et le reflet argenté d’une étoile dans les eaux du torrent confirma son espoir. En effet, il vit bientôt briller les murs de l’église parmi les arbres, et se rappela l’endroit où le compagnon mystérieux de Brom Bones avait disparu. « Si seulement je puis arriver jusqu’au pont, se dit-il, je suis sauvé. » À cet instant, il entendit le cheval noir souffler et haleter derrière lui, et crut même sentir sa chaude haleine. Encore un coup de pied convulsif dans les côtes, et le vieux Salpêtre s’élança sur le pont. Ses sabots résonnèrent sur les planches ; il gagna l’autre côté. Ichabod, se retournant alors pour voir si son persécuteur avait disparu, vit au contraire dans un éclair, le fantôme dressé sur ses étriers, sur le point de lui lancer sa tête. Il essaya, mais en vain, d’éviter le hideux projectile qui vint s’écraser sur son crâne avec un fracas épouvantable. Le malheureux alla mordre la poussière, tandis que Salpêtre, le coursier noir et le cavalier fantôme passaient en tourbillon.
Le lendemain matin on retrouva le vieux cheval, sans selle, la bride traînant à terre, broutant tranquillement de l’herbe à la porte de son maître. Son cavalier ne parut pas au déjeuner. L’heure du dîner vint, et toujours pas d’Ichabod. Les enfants s’assemblèrent à l’école, et errèrent le long des rives du ruisseau, mais l’instituteur ne se fit pas voir. Hans Van Ripper commença à s’inquiéter du sort du pauvre Ichabod et de sa selle. On ouvrit une enquête, et après des recherches minutieuses on retrouva ses traces. Sur le chemin de l’église, on découvrit la selle, foulée aux pieds dans la boue ; de profondes empreintes de sabots de chevaux courant évidemment à toute vitesse, marquaient la route jusqu’au pont, au-delà duquel, à un endroit où le torrent était large et ses eaux sombres et profondes, on retrouva le chapeau du malheureux Ichabod, et tout à côté, un potiron fracassé.
On dragua le ruisseau sans découvrir le cadavre du maître d’école. Hans Van Ripper comme exécuteur testamentaire du défunt examina le paquet contenant tous ses effets, qui se trouvèrent consister en deux chemises et demie, deux cravates, une ou deux paires de bas de laine, une vieille calotte en velours à côtes, un rasoir rouillé, un livre de cantiques aux pages cornées, et un diapason cassé. Quant aux livres et au mobilier, ils appartenaient à la commune, à l’exception de la fameuse histoire de sorcellerie, d’un almanach, et d’un livre expliquant les songes et, disant la bonne aventure, dans lequel était enfermée une feuille de papier écolier qu’Ichabod avait couverte de pattes de mouche et de taches d’encre en de vains efforts pour célébrer en vers l’héritière de Van Tassel. Ces livres de magie, ainsi que le poétique griffonnage furent aussitôt condamnés aux flammes par Hans Van Ripper, qui résolut de ne plus envoyer ses enfants à l’école, disant que jamais à sa connaissance lire et écrire n’avaient profité à personne. Le peu d’argent que possédait le maître d’école - il venait de toucher son trimestre -, avait disparu avec lui.
Le mystérieux événement fit les frais de toutes les conversations le dimanche suivant après l’office. Des groupes de curieux se formèrent dans le cimetière, auprès du pont, à l’endroit où l’on avait trouvé le chapeau et le potiron. On rappela les histoires de Brouwer, de Bones, et un tas d’autres, et les ayant comparées au cas actuel, on conclut avec force hochements de tête que le pauvre Ichabod avait été enlevé par le Cavalier fantôme. Comme il était célibataire et qu’il ne laissait pas de dettes, bientôt personne ne s’en préoccupa plus ; on transféra l’école à un autre endroit, et un nouveau pédagogue régna à sa place.
Il est vrai qu’un vieux fermier qui se rendit à New-York, quelques années plus tard, et qui nous raconta cette aventure macabre, en rapporta la nouvelle qu’Ichabod était encore en vie ; que c’était en partie la crainte du fantôme et de la colère de Hans Van Ripper, en partie la mortification qu’il avait ressentie en étant subitement congédié par l’héritière qui lui avaient fait quitter le voisinage ; qu’il s’était transporté dans une ville lointaine, où, tout en exerçant sa profession, il avait fait son droit, puis admis au barreau, il avait fait une campagne électorale, s’était lancé dans le journalisme, et finalement était entré dans la magistrature.
L’on remarqua aussi que Brom Bones qui, peu de temps après la disparition de son rival, avait conduit la belle Katrina à l’autel, prenait un air penaud toutes les fois qu’on racontait l’histoire et riait toujours aux éclats lorsqu’on en venait à l’épisode du potiron, ce qui donna à supposer à quelques-uns qu’il en savait plus long là-dessus qu’il ne voulait le dire.
Mais les vieilles commères, qui sont les meilleurs juges en pareille matière, soutiennent jusqu’à ce jour qu’Ichabod fut enlevé par quelque agent surnaturel, et les soirs d’hiver, au coin du feu, elles racontent volontiers son histoire. Le pont est devenu l’objet d’une crainte superstitieuse, et c’est peut-être pour cela qu’on a, ces dernières années, détourné la route pour la faire passer le long du canal.
L’école abandonnée tomba bientôt en ruines, et acquit la réputation d’être hantée par l’âme de l’infortuné pédagogue. Aussi par les paisibles soirées d’été, le laboureur reprenant lentement le chemin de la ferme, s’imagine-t-il souvent entendre au loin la voix d’Ichabod chantant un psaume, sur un air mélancolique, dans la tranquille solitude du Vallon Endormi.
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