ou La noix Krakatuk
... d’après Ernst Theodor Amadeus Hoffmann et Alexandre Dumas
... illustré par Artus Scheiner
Adaptation personnelle.
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Présentation :
La petite Marie reçoit comme cadeau de Noël, un étrange casse-noisette, en forme de bonhomme. Immédiatement, elle se prend d’affection pour cette attachante marionnette. Mais ce qu’elle ne sait pas, c’est qui est véritablement Casse-Noisette, et vers quelles aventures extraordinaires cette amitié va l’entraîner ! Ce célèbre conte de Noël a été écrit en 1816 par Ernst Theodor Amadeus Hoffmann. Sa réécriture par Alexandre Dumas , a servi de base à cette version adaptée et illustrée. Le texte en a été allégé, afin d'en rendre la lecture agréable à un jeune public, ou de permettre une première découverte de l'oeuvre. Tout le charme de l'intrigue a été préservé, ainsi que les différentes étapes du déroulement de l'histoire. Les illustrations sont du peintre Artus Scheiner.
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Il était une fois, dans la ville de Nuremberg, un médecin fort considéré qu’on appelait le Docteur Stahlbaum. Ce médecin avait un fils et une fille. Le fils, âgé de neuf ans, s’appelait Fritz. La fille, âgée de sept ans et demi, s’appelait Marie.
Or, le 24 décembre était arrivé… Vous n’ignorez pas, mes petits amis, que le 24 décembre est la veille de Noël. Maintenant, je vais vous expliquer une chose.
Les plus ignorants d’entre vous ont entendu dire que chaque pays a ses habitudes, n’est-ce pas ? Et les plus instruits savent sans doute déjà que Nuremberg est une ville d’Allemagne fort renommée pour ses joujoux, ses poupées et ses polichinelles, dont elle envoie de pleines caisses dans tous les autres pays du monde.
Donc, l’Allemagne, étant un autre pays que la France, a d’autres habitudes qu’elle. En France, le premier jour de l’an est le jour des étrennes, ce qui fait que beaucoup de gens désireraient fort que l’année commençât toujours le 2 janvier. Mais en Allemagne, le jour des étrennes est le 24 décembre, c’est-à-dire la veille de Noël. De plus, les étrennes s’offrent, de l’autre côté du Rhin, d’une façon toute particulière : on place un grand arbre dans le salon, au milieu d’une table, et à toutes ses branches on suspend les joujoux que l’on veut donner aux enfants.
Artiste anonyme
C’est là ce qu’on appelle l’arbre de Noël. Dans les familles pauvres, c’est une simple branche d’arbre, à laquelle sont attachés de petits cornets de bonbons, quelques gâteaux, une petite poupée, ou un tambour. Dans les familles plus aisées, l’arbre de Noël peut prendre des proportions colossales : à chacun de ses rameaux sont alors suspendues des fleurs, des bougies, et les branches principales se courbent sous le poids de jouets de toutes sortes et d’appétissantes friandises.
Je n’ai pas besoin de vous dire que, parmi les enfants favorisés de Nuremberg, c’est-à-dire parmi ceux qui, à Noël, recevaient le plus de joujoux, il y avait les enfants du Docteur Stahlbaum ; car, outre leur père et leur mère qui les adoraient, ils avaient encore un parrain, qui les adorait tout autant, et qu’ils appelaient parrain Drosselmayer.
Il faut que je vous fasse en deux mots le portrait de ce singulier personnage.
Parrain Drosselmayer n’était pas absolument pas un joli garçon. C’était un grand homme sec, qui se tenait toujours fort voûté, ce qui faisait que, malgré ses longues jambes, il pouvait ramasser son mouchoir, tombé à terre, presque sans se baisser. Il avait le visage ridé comme une pomme de reinette sur laquelle a passé la gelée d’avril. À la place de son œil droit, il y avait un grand emplâtre noir. Il était complètement chauve, inconvénient auquel il parait en portant une perruque gazonnante et frisée, qu’il avait réalisée lui-même avec du verre filé, ce qui le contraignait à porter sans cesse son chapeau sous le bras
C’était un homme très habile, particulièrement en horlogerie, capable de fabriquer lui-même des montres, au besoin. Aussi, quand une des belles pendules de la maison de Stahlbaum était malade et ne voulait plus chanter, le parrain Drosselmeyer arrivait. Il ôtait sa perruque, enfilait un tablier bleu, et plongeait dans les ressorts de la pendule, des instruments pointus. Mais il ne lui faisait aucun mal ; bien au contraire : celle-ci recommençait à s’animer, et aussitôt elle se mettait à battre et à chanter toute joyeuse, ce qui causait à Marie un grand plaisir.
Le soir donc de cette bienheureuse veille de Noël, au moment où le crépuscule commençait à descendre, Fritz et Marie, qui, de toute la journée, n’avaient pu entrer dans le grand salon d’apparat, se tenaient accroupis dans un petit coin de la salle à manger.
« Fritz, disait sa sœur, je suis bien sûre que papa et maman s’occupent de notre arbre de Noël ; car, depuis ce matin, j’entends un grand remue-ménage dans le salon, où il nous est défendu d’entrer.
— Et moi, dit Fritz, j’ai vu un petit homme, tenant une cassette sous le bras, se glisser dans l’escalier.
— Oh ! s’écria Marie, en frappant ses deux petites mains l’une contre l’autre. Parrain Drosselmeyer aura fabriqué pour nous quelque belle chose ! Peut-être un grand jardin, avec un grand lac ! Et dans ce lac, il y aura des cygnes magnifiques, à qui on donnera de la frangipane.
— D’abord, dit Fritz, de ce ton doctoral qui lui était particulier, vous saurez, mademoiselle Marie, que les cygnes ne mangent pas de frangipane. Non, ce sera certainement une citadelle, dans laquelle de jolis soldats marcheront au pas, et feront de l’exercice. Il y aura aussi des canons pour la défendre, et des ennemis pour l’attaquer, ce qui fera des combats superbes.
— Je n’aime pas les combats, dit Marie.
— Quoiqu’il nous apporte, reprit Fritz, tu sais bien que ce ne sera ni pour toi ni pour moi, attendu que, sous le prétexte que les cadeaux de parrain sont de vrais chefs-d’œuvre, on nous les reprend aussitôt, et on les enferme tout en haut de la grande armoire vitrée. J’aime mieux les joujoux que nous donnent papa et maman, avec lesquels on nous laisse jouer jusqu’à ce que nous les ayons mis en morceaux.
— Moi aussi, répondit Marie. Seulement, il ne faut pas répéter ce que tu viens de dire au parrain.
— Pourquoi ?
— Parce que cela lui ferait de la peine que nous n’aimions pas autant ses joujoux que ceux qui nous viennent de papa et de maman ; il nous les donne en pensant nous faire grand plaisir.
— Ah bah ! » dit Fritz.
Aussitôt, une sonnette retentit, la porte s’ouvrit avec fracas, et une telle lumière jaillit de l’appartement, que les enfants demeurèrent éblouis. Leur papa et leur maman vinrent sur le seuil de la porte, et prirent Fritz et Marie par la main.
« Venez voir, les enfants, les cadeaux qui vous attendent. »
L’arbre de Noël
Les enfants entrèrent aussitôt dans le salon. Émerveillés, ils virent alors l’arbre de Noël, qui semblait sortir de la grande table couverte d’une nappe blanche. Il était tout chargé, outre ses pommes d’or, de fleurs en sucre au lieu de fleurs naturelles, et de dragées et de pralines au lieu de fruits. Le tout étincelait à la lumière de cent bougies cachées dans son feuillage.
Passant de l’ensemble aux détails, les deux enfants virent la table recouverte de joujoux de toute espèce. Marie y trouva une grande poupée, et une adorable petite robe de soie, suspendue à une patère. Fritz découvrit, rangé sur la table, un escadron de hussards vêtus, de pelisses rouges avec des ganses d’or, et montés sur des chevaux blancs.
Marie venait de baptiser sa nouvelle poupée du nom de mademoiselle Claire, quand on entendit pour la seconde fois le bruit argentin de la sonnette. Les enfants se retournèrent du côté où venait ce bruit, c’est-à-dire vers un angle du salon.
Alors ils virent une chose à laquelle ils n’avaient pas fait attention d’abord, attirés qu’ils avaient été par le brillant arbre de Noël : cet angle du salon était caché par un paravent chinois. Les enfants se souvinrent alors en même temps qu’ils n’avaient pas encore aperçu leur parrain, et d’une même voix ils s’écrièrent :
« Parrain Drosselmayer ! »
À ces mots, et comme si, en effet, il n’eût attendu que cette exclamation pour faire ce mouvement, le paravent se replia sur lui-même et laissa voir non seulement parrain Drosselmayer, mais encore ! …
Au milieu d’une prairie verte et émaillée de fleurs, il y avait un magnifique château, avec une quantité de fenêtres en glaces sur sa façade et deux belles tours dorées sur ses ailes. Au même moment, une sonnerie intérieure se fit entendre, les portes et les fenêtres s’ouvrirent. L’on vit, dans les appartements éclairés de bougies hautes d’un centimètre, se promener de petits messieurs et de petites dames : les messieurs, magnifiquement vêtus d’habits brodés, de vestes et de culottes de soie, ayant l’épée au côté et le chapeau sous le bras ; les dames splendidement habillées de robes de brocart avec de grands paniers, et tenant à la main des éventails, avec lesquels elles se rafraîchissaient le visage comme si elles étaient accablées de chaleur. Dans le salon du milieu, qui semblait tout en feu à cause d’un lustre de cristal chargé de bougies, dansait une foule joyeuse.
Le premier moment fut, pour les deux enfants, tout à la surprise de la découverte ; mais, après quelques minutes de contemplation, Fritz, qui se tenait les coudes appuyés sur la table, se leva, et, s’approchant nonchalamment :
« Parrain Drosselmayer, si tous tes petits personnages ne savent pas faire autre chose que ce qu’ils font, et recommencent toujours à faire la même chose, tu peux les reprendre. J’aime mieux mes hussards, qui manœuvrent à mon commandement, et qui ne sont enfermés dans aucune maison. »
Sur ces mots, il tourna le dos à son parrain et à son château, s’élança vers la table, et rangea en bataille son escadron de hussards.
Quant à Marie, elle s’était éloignée aussi tout doucement, car le mouvement régulier de toutes les petites poupées lui avait paru fort monotone. Seulement, comme c’était une très gentille enfant, elle n’avait rien dit, de peur d’affliger son parrain. En effet, à peine Fritz eut-il le dos tourné, que, d’un air piqué, le parrain Drosselmayer dit au docteur et à son épouse :
« Allons, allons, un pareil chef-d’œuvre n’est pas fait pour des enfants. Je m’en vais remettre mon château dans sa boîte et le remporter. »
Mais la mère des enfants s’approcha de lui, et, réparant l’impolitesse de Fritz, elle se fit montrer dans d’amples détails le chef-d’œuvre du parrain. Elle se fit expliquer la mécanique, et loua si ingénieusement ses ressorts compliqués, qu’elle arriva à effacer dans l’esprit du parrain la mauvaise impression produite.
C’est alors que l’attention de Marie fut attirée par un nouveau personnage, qu’elle venait de découvrir parmi ses joujoux, et sur lequel, mes chers enfants, je vous prie de concentrer toute votre attention, car il s’agit du héros principal de notre histoire.
Casse-Noisette
En effet, en faisant tourner et virer ses escadrons, Fritz avait démasqué, appuyé mélancoliquement au tronc de l’arbre de Noël, un étrange petit bonhomme qui attendait en silence que son tour vînt d’être découvert. Son apparence était des plus curieuses. Si son gros ventre n’était nullement en rapport avec ses petites jambes grêles, sa tête paraissait également beaucoup trop grosse. Son habillement, par contre, parlait en sa faveur, car il faisait supposer un homme de goût. Ainsi, il portait une très jolie veste de hussard, d’une belle et brillante couleur violette, avec une foule de ganses et de boutons blancs, des pantalons du même genre et de très jolies petites bottes, qui étaient si bien ajustées à ses jambes qu’on aurait pu croire qu’elles étaient peintes. Ce qui faisait un effet comique dans son habillement, c’était un étroit et long manteau placé par derrière, et qui paraissait être de bois. Il portait en outre un bonnet de mineur.
Et Marie se rappela aussitôt que le parrain Drosselmeyer avait aussi une cape assez laide, et une bien vilaine casquette, ce qui ne l’empêchait pas pourtant d’être un parrain adoré. Tout en regardant de plus près le gentil petit bonhomme, qui lui avait plu dès le premier coup d’œil, Marie remarqua l’expression aimable de son visage. Ses yeux, d’un vert clair et un peu saillants, n’exprimaient que la bienveillance et l’amitié, et la barbe bien frisée et de laine blanche qui ornait son menton faisait ressortir le doux sourire de sa bouche vermeille.
« Papa ! dit enfin Marie. Qui est le charmant petit bonhomme placé là, tout près de l’arbre ?
— Celui-là, dit son papa, travaillera vaillamment pour vous tous, ma chère enfant. Il mordra pour vous la dure écorce des noix, et t’appartient à vous deux, toi et ton frère. »
Et en même temps, le père le souleva doucement de la table, leva le manteau en l’air, et le petit homme ouvrit une énorme bouche, montrant une double rangée de dents blanches et pointues. Marie, sur l’invitation de son père, y posa une noix, et - crac ! -, le petit homme la brisa, de telle sorte que la coquille tomba en morceaux, et que Marie reçut la douce amande dans sa main. Tout le monde apprit ainsi, que le joli petit homme descendait en droite ligne des Casse-Noisette, et continuait la profession de ses ancêtres.
Marie poussa des cris de joie. Elle le prit aussitôt dans ses bras, et lui fit casser des noix, choisissant les plus petites, pour que le petit homme n’ouvrît pas trop grand la bouche. Fritz, pendant ce temps-là, fatigué de ses cavalcades et de ses exercices, sauta auprès de sa sœur en entendant joyeusement craquer des noix, et se mit à rire de tout son cœur du drôle de petit bonhomme. Comme il voulait lui aussi manger des noix, le Casse-Noisette ne cessait d’ouvrir et de fermer la bouche. Et comme Fritz y jetait les noix les plus grosses et les plus dures, trois dents tombèrent de la bouche de Casse-Noisette, et son menton devint tremblant et mobile.
« Ah ! Le pauvre Casse-Noisette ! s’écria Marie.
Elle l’arracha des mains de Fritz.
— En voilà un animal stupide ! dit celui-ci. Il veut être Casse-Noisette, mais il n’a pas la mâchoire solide. Donne-le-moi, Marie, je lui ferai casser des noix à en perdre toutes les dents, et par-dessus le marché son menton si mal attaché !
— Non ! Non ! s’écria Marie en pleurant, tu n’auras pas le Casse-Noisette ; vois un peu comme il me regarde mélancoliquement, en montrant les blessures de sa bouche. »
Marie l’enveloppa bien vite dans la poche de son tablier. Les parents revinrent avec le parrain Drosselmeyer, et celui-ci prit part aux chagrins de la fillette. Le père dit :
« Je m’étonne de te voir, Fritz, exiger d’un blessé la continuation de son service. Tu n’es pas sans savoir, en bon militaire, que l’on ne remet pas les blessés dans les rangs de bataille. Aussi, désormais, Casse-Noisette sera placé sous la protection de Marie, et d’elle seule. »
Fritz, fort confus, s’éclipsa sans plus s’occuper des noix ou de Casse-Noisette. Marie recueillit les dents brisées du Casse-Noisette. Elle enveloppa son menton malade avec un beau ruban blanc, qu’elle détacha de sa robe, et entortilla le pauvre petit, qui paraissait encore pâle et effrayé, dans son mouchoir, avec un plus grand soin qu’auparavant. Et puis, tout en le berçant dans ses bras, elle se mit à parcourir le nouveau livre d’images qui faisait partie des cadeaux du jour. Le parrain Drosselmeyer lui demanda en riant bien fort :
« Mais pourquoi prends-tu tellement soin d’un être aussi affreux ? »
La comparaison étrange avec Drosselmeyer, qui lui était venue à l’esprit lorsqu’elle avait vu le petit bonhomme pour la première fois, lui revint en mémoire, et elle répondit très sérieusement :
« Qui sait, cher parrain, si tu t’habillais comme mon Casse-Noisette, et si tu avais de belles bottes aussi brillantes, qui sait, si tu n’aurais pas aussi bon air que lui ? »
Marie ne comprit pas pourquoi son parrain devint alors rouge jusqu’aux oreilles, et rit un peu moins fort qu’auparavant. Il pouvait avoir ses raisons pour cela… Qui sait ?
Le Roi des Souris
Vous souvenez-vous, mes chers petits amis, si je vous ai parlé de la grande armoire vitrée, dans laquelle les enfants enfermaient leurs joujoux ? Cette armoire se trouvait à droite, en entrant dans le salon. Marie était encore au berceau, et Fritz marchait à peine quand le docteur avait fait réaliser cette armoire par un ébéniste fort habile, qui l’orna de carreaux si brillants, que les joujoux paraissaient dix fois plus beaux, rangés sur les tablettes, que lorsqu’on les tenait dans les mains.
Sur le rayon d’en haut, que ni Marie ni même Fritz ne pouvaient atteindre, on mettait les chefs-d’œuvre du parrain Drosselmayer. Immédiatement au-dessous, était le rayon des livres d’images ; enfin, les deux derniers rayons étaient abandonnés à Fritz et à Marie, qui les remplissaient comme ils l’entendaient. Cependant il arrivait presque toujours, par une convention tacite, que Fritz s’emparait du rayon supérieur pour en faire le cantonnement de ses troupes, et que Marie se réservait le rayon d’en bas pour ses poupées et leurs vestiaires. C’est ce qui arriva en ce jour de Noël : Fritz rangea ses nouveaux venus sur la tablette supérieure, et Marie, après avoir relégué sa vieille poupée dans un coin, donna sa chambre à coucher et son lit à mademoiselle Claire. Celle-ci, en jetant les yeux autour d’elle, en voyant son petit lit blanc au couvre-pieds de satin rose si frais et si joli, parut fort satisfaite de son nouvel appartement.
Pendant tous ces arrangements, la soirée s’était fort avancée ; il allait être minuit, et le parrain Drosselmayer était déjà parti depuis longtemps. Mais on n’avait pas encore pu arracher les enfants de devant leur armoire.
Ce fut Fritz qui se rendit le premier aux arguments de ses parents, qui lui faisaient observer qu’il était temps de se coucher.
« Après l’exercice qu’ils ont fait toute la soirée, mes pauvres diables de hussards doivent être fatigués. Or, je les connais, il n’y en a pas un qui se permettrait de fermer l’œil en ma présence, je vais donc me retirer. »
Et, à ces mots, après leur avoir donné le mot d’ordre pour qu’ils ne fussent pas surpris par quelque patrouille ennemie, Fritz se retira effectivement.
Il n’en fut pas ainsi de Marie :
« Encore un tout petit instant, chère maman, dit-elle. Laisse-moi finir mes affaires ; j’ai encore une foule de choses importantes à terminer. Dès que j’aurai fini, je te promets que j’irai me coucher. »
Marie demandait cela d’une voix si suppliante, et comme c’était, par ailleurs, le soir de Noël, sa mère ne vit aucun inconvénient à lui accorder ce qu’elle désirait. Elle se retira à son tour en disant :
« Couche-toi bientôt, chère petite Marie, car, si tu veillais trop tard, tu serais fatiguée, et tu aurais du mal à te lever demain. »
Dès que Marie se trouva seule, elle en revint à la pensée qui la préoccupait avant toutes les autres, c’est-à-dire à son pauvre petit Casse-Noisette, qu’elle portait toujours, enveloppé dans son mouchoir de poche. Elle le déposa doucement sur la table, le démaillota et visita ses blessures. Le Casse-Noisette avait l’air de beaucoup souffrir, et paraissait fort mécontent.
« Ah ! Cher petit bonhomme, dit-elle bien bas, ne sois pas en colère. Je t’en prie, pardonne à mon frère Fritz de t’avoir fait tant de mal. Il n’avait pas de mauvaises intentions, sois-en bien sûr ; seulement, ses manières sont devenues un peu rudes, et son cœur s’est un peu endurci dans sa vie de soldat. Je vais te soigner si bien, que, d’ici à quelques jours, tu seras redevenu joyeux et bien portant. Quant à te replacer les dents et à te rattacher le menton, c’est l’affaire du parrain Drosselmayer, qui sait très bien faire ce genre de choses. »
Et, à la suite de ce monologue intérieur, Marie reprit son protégé entre ses bras, se rapprocha de l’armoire vitrée, frappa à la porte qu’avait fermée Fritz, et dit à la poupée neuve :
« Je t’en prie, Claire, abandonne ton lit à mon Casse-Noisette, qui est malade, et, pour une nuit, accommode-toi du sofa. »
Mademoiselle Claire, comme on le pense bien, ne souffla pas mot, bien qu’il semblât à Marie qu’elle prenait un air fort pincé et fort maussade. Mais la fillette, qui trouvait qu’elle avait pris avec sa poupée tous les ménagements convenables, ne fit pas davantage de façons, et, tirant le lit à elle, y coucha avec beaucoup de soin le Casse-Noisette malade, en lui ramenant les draps jusqu’au menton.
Elle s’apprêtait à aller rejoindre sa chambre à coucher, lorsque, dans toute la pièce, commencèrent à se faire entendre une foule de petits bruits sourds, derrière les fauteuils, derrière le poêle, et derrière les armoires. La grande horloge attachée au mur, et que surmontait, au lieu du coucou traditionnel, une grosse chouette dorée, ronronnait au milieu de tout cela de plus fort en plus fort, sans cependant se décider à sonner.
Marie leva alors les yeux sur elle, et vit que la grosse chouette dorée avait abattu ses ailes, de manière à couvrir entièrement l’horloge, et qu’elle avançait tant qu’elle pouvait sa hideuse tête de chat aux yeux ronds et au bec recourbé. Le ronronnement, devenant plus fort encore, se changea en un murmure qui ressemblait à une voix, et l’on put distinguer ces mots qui semblaient sortir du bec de la chouette :
« Horloges, horloges, ronronnez toutes bien bas : le Roi des Souris a l’oreille fine. Boum, boum, boum, chantez seulement, chantez-lui sa vieille chanson. Boum, boum, boum, sonnez, clochettes, sonnez sa dernière heure, car bientôt ce sera fait de lui ! »
Et, boum, boum, boum… : on entendit retentir douze coups sourds et enroués.
Marie avait très peur. Elle allait s’enfuir, quand elle aperçut le parrain Drosselmayer, assis sur la pendule à la place de la chouette, et dont les deux pans de la redingote jaune avaient pris la place des deux ailes pendantes de l’oiseau de nuit. À cette vue, elle s’arrêta clouée à sa place par l’étonnement, et elle se mit à pleurer en criant :
« Parrain Drosselmayer, que fais-tu là-haut ? Descends près de moi, et arrête de me faire peur ainsi ! »
Mais, à ces paroles, répondirent un sifflement aigu et un ricanement enragé. Puis on entendit des centaines de petites pattes trotter derrière les murs, et des centaines de petites lumières, qui scintillaient à travers les fentes des cloisons. Quand je dis des centaines de petites lumières, je me trompe : c’étaient des des petits yeux brillants.
Marie s’aperçut que de tous côtés, une multitude de souris s’apprêtait à entrer. En effet, au bout de cinq minutes, par les jointures des portes et par les fentes du plancher, des centaines de souris pénétrèrent dans la chambre, et bientôt se mirent en rang, de la même façon que Fritz avait l’habitude de disposer ses soldats pour la bataille. La fillette entendit alors un sifflement si terrible, si aigu et si prolongé, qu’un froid glacial lui passa dans le dos. Au même instant, à ses pieds, le plancher se souleva, et, poussé par une puissance souterraine, le Roi des Souris apparut, avec ses sept têtes couronnées, au milieu du sable, du plâtre et de la terre broyée.
Chacune de ces sept têtes commença à siffler et à grogner hideusement, alors que l’armée des souris s’élançait, se dirigeant vers l’armoire vitrée, contre laquelle Marie, commençait à battre en retraite. Se voyant entourée par cette foule innombrable de souris, commandée par ce monstre à sept têtes, la frayeur s’empara d’elle, et son cœur se mit à battre si fort, qu’il lui sembla qu’il voulait sortir de sa poitrine. À demi évanouie, elle recula en chancelant. Enfin, cling !! La glace de l’armoire vitrée, enfoncée par son coude, tomba sur le parquet, brisée en mille morceaux. Elle ressentit au même moment une vive douleur au bras gauche.
Mais voilà que, presque aussitôt, succédant à ce bruit, commença dans l’armoire une rumeur étrange, et que de toutes petites voix aiguës criaient de toutes leurs faibles forces : « Aux armes ! Aux armes ! Aux armes ! »
Marie se retourna. L’armoire était miraculeusement éclairée, et il s’y faisait un grand remue-ménage : tous les arlequins, les pierrots, les polichinelles et les pantins s’agitaient, couraient deçà, delà, tandis que les poupées préparaient des bandages pour les blessés. Enfin, Casse-Noisette lui-même, rejeta tout à coup ses couvertures et sauta à bas du lit sur ses deux pieds à la fois, en criant :
« Stupide tas de souris, rentrez dans vos trous à l’instant même, ou vous aurez affaire à moi. Ah ! Misérable Roi des Souris, c’est donc toi ! Tu acceptes enfin le combat que je t’offre depuis si longtemps. Viens donc, et que cette nuit décide de nous deux. Et vous, mes bons amis, mes compagnons, mes frères, soutenez-moi dans ce rude combat. Allons, en avant ! Et qui m’aime me suive ! »
La bataille
Les tambours se mirent à rouler ; les vitres de l’armoire en tremblaient ! Puis, on entendit hennir et piaffer les chevaux. Les cuirassiers de Fritz, ses dragons, et, surtout ses nouveaux hussards, défilèrent, musique en tête et drapeaux déployés, devant le prince Casse-Noisette. Sautant ensuite en bas de l’armoire, ils se déployèrent en longues files sur le parquet de la chambre. Les artilleurs mirent leurs pièces en batterie, et boum ! Le canon retentit avec un fracas effroyable.
Marie vit distinctement les boulets s’abattre dans les rangs des souris ; mais celles-ci, au lieu de reculer, répondirent par une volée de billes, qui abattit nombre de soldats C’était un épouvantable pêle-mêle, et le combat devenait de plus en plus furieux. Le Roi des Souris piaillait à tue-tête. Le prince Casse-Noisette, le sabre au poing, courait à travers les bataillons, donnant ses ordres sous le feu.
Tout à coup, au moment le plus vif de l’engagement, un régiment de cavalerie composé des souris déboucha de sous la commode, et fondit avec des cris effroyables sur l’aile gauche de l’armée de Casse-Noisette. Celui-ci, dans cette circonstance, courut le plus grave des dangers. Déjà, deux tirailleurs ennemis l’avaient empoigné par son manteau et l’amenaient en triomphe au Roi des Souris, qui accourait tout radieux.
Marie ne put alors se contenir :
« Mon pauvre Casse-Noisette ! » s’écria-telle. Et, machinalement, elle ôta sa pantoufle et la lança avec une telle force contre le monstre à sept têtes, que celui-ci tomba mort dans la poussière. Au même instant, roi et armée, vainqueurs et vaincus, disparurent comme anéantis. Il ne resta plus que Casse-Noisette.
Celui-ci s’agenouilla aux pieds de Marie, et lui tendit les sept diadèmes d’or du roi des Souris, tout en balbutiant :
« C’est à toi, gracieuse princesse, que je dois la victoire. »
La fillette, vaincue par la douleur de sa blessure, voulut gagner un fauteuil pour s’asseoir ; mais les forces lui manquèrent, et elle tomba évanouie.
La blessure
Lorsque Marie se réveilla, elle était couchée dans son petit lit, et le soleil pénétrait radieux et brillant, à travers les carreaux couverts de givre. À côté d’elle, était assis un étranger, qui dit en se retournant, aussitôt qu’elle eut ouvert les yeux :
« Elle est éveillée !
Sa mère s’approcha, couvrant sa fille d’un regard inquiet et effrayé.
— Ah ! Chère maman, s’écria la petite Marie en l’apercevant, toutes ces affreuses souris sont-elles parties, et mon pauvre Casse-Noisette est-il sauvé ?
— Pour l’amour du ciel, ma chère Marie, qu’est-ce que cette histoire de souris ? Tu nous as fait à tous très peur, mon enfant. Tu as joué hier fort tard, avec tes poupées. Tu t’es probablement endormie. Peut-être est-il possible qu’une petite souris t’ait effrayée. Enfin, dans ta terreur, tu t’es cognée à la vitre de l’armoire, et tu t’es coupée si profondément que nous avons dû faire venir un chirurgien. Les fragments de verre qui étaient restés dans ta blessure, ont été retirés, mais tu as couru un grand risque. Heureusement, je m’étais réveillée, je ne sais à quelle heure, et, me rappelant que je t’avais laissée au salon, j’y suis allée. Pauvre petite, tu étais étendue par terre, près de l’armoire, et tout autour de toi, pêle-mêle, il y avait les poupées, les pantins, les polichinelles, les soldats de plomb, les bonshommes de pain d’épice, et les hussards de Fritz. Tandis que, de ton bras sanglant, tu serrais Casse-Noisette.
— Ah maman, répondit Marie, en frissonnant encore à ce souvenir, c’était les traces de la grande bataille qui avait eu lieu entre les poupées et les souris. Les souris, victorieuses, allaient faire prisonnier le pauvre Casse-Noisette. C’est alors que j’ai lancé ma chaussure sur le Roi des Souris. Puis je ne sais plus ce qui s’est passé.
Le chirurgien fit des yeux un signe à la maman de la fillette, et celle-ci dit doucement à Marie :
— Oublie tout cela, à présent, et tranquillise-toi. Toutes les souris sont parties, et le petit Casse-Noisette est rangé dans l’armoire, joyeux et bien portant. »
Son époux entra alors à son tour dans la chambre, et discuta avec le chirurgien. Mais, de toutes leurs paroles, Marie ne put entendre que celle-ci : « C’est la fièvre, elle délire. »
Marie devina alors que l’on doutait de son récit.
Plongeant la main dans sa robe de chambre, elle en retira alors les sept petites couronnes du Roi des Souris, et les montra à sa mère :
« Regarde, maman. Voici cependant ses couronnes, que j’ai ramassées par terre, après sa défaite. »
Pleine de surprise, celle-ci les prit : elles semblaient faites de métal inconnu et fort brillant, ciselées avec une finesse dont les mains humaines n’eussent point été capables…
Les jours passèrent. Marie s’ennuyait beaucoup. Elle ne pouvait pas jouer, à cause de son bras blessé, et le temps lui semblait horriblement long. Elle attendait avec impatience le soir, parce que, le soir, sa maman venait s’asseoir près de son lit et lui lisait des histoires.
Or, un soir, quand la porte s’ouvrit, c’est le parrain Drosselmayer qui passa la tête en disant :
« Il faut pourtant que je voie de mes propres yeux comment va la petite malade ! »
Mais, dès que Marie aperçut le parrain Drosselmayer, avec sa perruque de verre, son emplâtre sur l’œil et sa redingote jaune, le souvenir de cette nuit, où Casse-Noisette perdit la fameuse bataille contre les souris, se présenta si vivement à son esprit, qu’involontairement elle lui cria :
« Oh ! Parrain Drosselmayer, tu as été horrible ! Je t’ai bien vu, quand tu étais à cheval sur la pendule, et que tu la couvrais de tes ailes pour que l’heure ne pût pas sonner ; car le bruit de l’heure aurait fait fuir les souris. Je t’ai bien entendu appeler le roi aux sept têtes. Pourquoi n’es-tu pas venu au secours de mon pauvre Casse-Noisette ?
Sa maman écoutait tout cela avec de grands yeux effarés :
— Mais que dis-tu donc là, petite Marie ? Tu délires à nouveau ?
— Oh, que non ! reprit Marie. Et le parrain Drosselmayer sait bien que je dis la vérité, lui. Rappelez-vous que je vous ai montré les sept petites couronnes ! »
Le parrain ne répondit rien, mais faisait d’affreuses grimaces, comme un homme qui eût été assis sur des charbons ardents. Puis, tout à coup, il se mit à réciter d’une voix nasillarde et monotone :
« Perpendicule
Doit faire ronron.
Avance et recule,
Brillant escadron !
L’horloge plaintive
Va sonner minuit ;
La chouette arrive
Et le roi s’enfuit.
Perpendicule
Doit faire ronron.
Avance et recule,
Brillant escadron ! »
Fritz, qui venait d’entrer, interrompit cette étrange chanson par un éclat de rire.
« Sais-tu bien, parrain Drosselmayer, lui dit Fritz, que tu es extrêmement drôle aujourd’hui ? Tu fais des gestes comme mon vieux polichinelle, que j’ai jeté derrière le poêle, sans compter ta chanson, qui n’a pas le sens commun.
Mais la mère des enfants demeura fort sérieuse.
— Cher parrain, dit-elle, voilà une singulière plaisanterie que celle que vous nous faites là, et qui me semble n’avoir d’autre but que de rendre Marie plus malade encore qu’elle ne l’est.
— Bah ! répondit le parrain Drosselmayer, ne reconnaissez-vous pas, chère amie, la petite chanson de l’horloger, que j’ai l’habitude de chanter quand je viens raccommoder vos pendules ? Quant à ces sept petites couronnes… Ah ! Ah ! dit-il, la plaisanterie est bonne ! Ce sont celles que je portais à la chaîne de ma montre, il y a quelques années, et dont je fis présent à ma filleule le jour de son deuxième anniversaire. L’avez-vous oublié ? »
Mais le médecin et sa femme eurent beau chercher dans leur mémoire, ils n’avaient gardé aucun souvenir de ce fait. Cependant, s’en rapportant à ce que disait le parrain, leurs visages reprirent peu à peu leur expression de bonté ordinaire.
Et, en même temps, celui-ci s’assit tout contre le lit de Marie, et lui dit précipitamment :
« Ne sois pas en colère, chère enfant, de ce que je n’ai pas arraché de mes propres mains les quatorze yeux du Roi des Souris, mais je savais ce que je faisais. Aujourd’hui, comme je veux me réconcilier avec toi, je vais te raconter une histoire.
— Laquelle ? demanda Marie.
— Celle de la noix Krakatuk et de la princesse Pirlipate. La connais-tu ?
— Non, mon cher petit parrain, répondit la jeune fille, que cette perspective réjouissait. Raconte donc, raconte.
— Cher parrain, dit la maman de la fillette, j’espère que votre histoire ne sera pas aussi lugubre que votre chanson.
— Oh, non ! Elle est, au contraire, extrêmement plaisante.
— Raconte ! » crièrent en chœur les enfants.
Et le parrain Drosselmayer commença ainsi…
Histoire de la noix Krakatuk et de la princesse Pirlipate
Comment naquit la princesse Pirlipate, et quelle grande joie
cette naissance donna à ses illustres parents
Il y avait, dans les environs de Nuremberg, un petit royaume qui n’était ni la Prusse, ni la Pologne, ni la Bavière, et qui était gouverné par un roi.
L’épouse de ce roi mit un jour au monde une petite fille, qui se trouva, par conséquent, princesse de naissance, et qui reçut le nom gracieux et distingué de Pirlipate.
On fit aussitôt prévenir le roi de cet heureux événement. Il accourut tout essoufflé. En voyant cette jolie petite fille couchée dans son berceau, la satisfaction qu’il ressentit d’être le père d’une si charmante enfant lui causa une si grande joie qu’il se mit à danser en rond, puis à sauter à cloche-pied, en chantant :
« Ah, grand Dieu ! Vous qui voyez tous les jours les anges, avez-vous jamais rien vu de plus beau que ma petite Pirlipate ? »
Sur quoi, comme, derrière le roi, étaient entrés les ministres, les généraux, les grands officiers, les présidents, les conseillers et les juges, tous, voyant le roi danser à cloche-pied, se mirent également à danser en chantant :
« Non, non, jamais, Sire, non, non, jamais, il n’y a rien eu de si beau au monde que votre petite Pirlipate. »
Et, en effet, - cela vous surprendra fort, mes chers enfants -, il n’y avait dans cette réponse aucune flatterie. Car, effectivement, depuis la création du monde, il n’était pas né de plus bel enfant que la princesse Pirlipate.
Tout le monde était donc heureux dans ce royaume favorisé des cieux. La reine seule, était extrêmement inquiète et troublée, sans que personne ne comprenne pourquoi. Mais ce qui frappa surtout les esprits, c’est le soin avec lequel elle fit garder le berceau de son enfant. En effet, six dames de la Cour devaient veiller de façon continue sur le berceau de la nouveau-née, et, pour comble de bizarrerie, chacune de ces dames était tenue d’avoir un gros chat sur ses genoux, et de le caresser sans interruption, afin qu’il ne cesse de ronronner.
Je suis convaincu, mes chers enfants, que vous êtes aussi curieux que les habitants de ce petit royaume sans nom, de savoir pourquoi ces six gardiennes étaient obligées d’agir ainsi. Mais comme vous chercheriez inutilement la réponse à cette énigme, je vais vous la donner dans la suite de ce récit.
Au temps où petite Pirlipate n’était pas encore de ce monde, quelques princes étrangers se donnèrent le mot pour faire en même temps une visite au futur père de notre héroïne. Ce fut l’occasion, pour leur hôte, qui était un monarque des plus magnifiques, de puiser largement dans son trésor et de donner force tournois, carrousels et comédies. Mais ce ne fut pas tout. Après avoir appris, par le surintendant des cuisines royales, que l’astronome de la Cour avait annoncé que le temps d’abattre les cochons était arrivé, et que la conjonction des astres annonçait que l’année serait favorable à la charcuterie, il ordonna de préparer un grand festin de saucisses. Puis, il se fit annoncer chez la reine, et, s’approchant d’elle, il lui dit d’un ton câlin, avec lequel il avait l’habitude de lui faire faire tout ce qu’il voulait :
« Bien, chère amie, tu n’as pas oublié, n’est-ce pas, à quel point j’aime le boudin ? N’est-ce pas, tu ne l’as pas oublié ? »
La reine comprit, au premier mot, ce que le roi voulait dire. En effet, Sa Majesté entendait tout simplement qu’elle devrait se livrer, comme elle l’avait fait maintes fois, à la très utile occupation de confectionner de ses mains royales la plus grande quantité possible de saucisses, d’andouilles et de boudins. Elle sourit à la proposition de son mari. Car, quoiqu’exerçant fort honorablement la profession de reine, elle était très habile en cuisine, sachant tout à la fois confectionner un pain de viande ou un baba au rhum.
Aussitôt, le grand trésorier dut livrer aux cuisines royales le chaudron gigantesque en vermeil et les grandes casseroles d’argent, destinés à faire le boudin et les saucisses. On alluma un immense feu de bois de santal. La reine mit son tablier de cuisine de damas blanc, et bientôt les plus doux parfums s’échappèrent du chaudron. Cette délicieuse odeur se répandit aussitôt dans les corridors, pénétra rapidement dans toutes les chambres, et parvint enfin jusqu’à la salle du trône, où le roi tenait son conseil. Le roi était fin gourmet ; aussi cette odeur lui fit-elle une vive impression de plaisir. Cependant, comme c’était un prince grave, qui avait la réputation d’être maître de lui, il résista au sentiment d’attraction qui le poussait vers la cuisine.
À ce moment là, alors que le lard, découpé en morceaux, allait être rôti sur des grils d’argent, la reine entendit une petite voix chevrotante qui lui disait :
« Ma sœur, offre-moi donc une bribe de lard ;
Car, étant reine aussi, je veux faire ripaille :
Et, mangeant rarement quelque chose qui vaille,
De ce friand rôti je désire ma part. »
La reine reconnut aussitôt cette voix : c’était celle de Dame Souris.
Dame Souris habitait depuis longues années le palais. Elle prétendait être parente de la famille royale, et reine elle-même du royaume des Souris. C’est pourquoi elle tenait, sous l’âtre de la cuisine, une Cour fort considérable.
La reine était une fort bonne et douce femme qui, tout en se refusant à reconnaître tout haut Dame Souris comme reine et comme sœur, avait tout bas pour elle une foule d’égards et de complaisances. Elle ne voulut point refuser à sa jeune amie ce qu’elle demandait, et lui dit :
« Avancez, Dame Souris, avancez hardiment, et venez, je vous y autorise, goûter mon lard tant que vous voudrez. »
Aussitôt, celle-ci apparut gaie et frétillante, et, sautant sur le foyer, saisit adroitement avec sa petite patte les morceaux de lard que la reine lui tendait les uns après les autres.
Mais voilà qu’attirés par l’odeur succulente que répandait le lard grillé, arrivèrent, frétillant et sautillant aussi, d’abord les sept fils de dame Souris, puis ses parents, proches ou éloignés, tous fort mauvais coquins, qui s’en donnèrent sur le lard d’une telle façon, que la reine fut obligée de leur faire observer que, s’ils allaient de ce train-là, il ne lui resterait plus assez de lard pour ses boudins. Mais les sept fils de dame Souris ne tinrent aucun compte de cette réclamation. Le lard allait disparaître entièrement, lorsque, aux cris de la reine, accourut le chef des cuisines, lequel appela les marmitons, lesquels accoururent armés d’éventails et de balais, et parvinrent à faire rentrer sous l’âtre tout le peuple des souris. Mais c’est à peine s’il restait le quart du lard nécessaire. Le reliquat fut, d’après les indications du mathématicien du roi qu’on avait envoyé chercher en toute hâte, scientifiquement réparti entre le grand chaudron à boudins et les deux grandes casseroles à andouilles et à saucisses.
Une demi-heure après cet événement, le canon retentit, les clairons et les trompettes sonnèrent, et l’on vit arriver tous les invités, vêtus de leurs plus magnifiques habits, les uns traînés dans des carrosses de cristal, les autres montés sur leurs chevaux de parade. Le roi les attendait sur le perron du palais, et les reçut avec la plus aimable courtoisie. Les ayant conduits dans la salle à manger, il s’assit le sceptre à la main, et invita les autres monarques à prendre chacun la place que lui assignait son rang.
La table était somptueusement servie, et tout alla bien pendant le potage. Mais, au service des andouilles, on remarqua que le prince paraissait agité. À celui des saucisses, il pâlit considérablement. Enfin, à celui des boudins, il leva les yeux au ciel, et des soupirs s’échappèrent de sa poitrine. La crise paraissait des plus graves ; le chirurgien de la Cour cherchait inutilement le pouls du malheureux monarque. Quand le roi parut reprendre quelque peu ses esprits, il entrouvrit ses yeux éteints, et, d’une voix si faible, qu’à peine si on put l’entendre, il balbutia :
« Pas assez de lard ! … »
À ces paroles, ce fut à la reine de pâlir à son tour. Elle se précipita aux genoux de son époux, s’écriant d’une voix entrecoupée par ses sanglots :
« Hélas ! Hélas ! Hélas ! C’est Dame Souris, avec ses sept fils, ses neveux, et ses cousins qui a dévoré tout le lard ! »
Mais la reine n’en put dire davantage : les forces lui manquèrent, elle tomba à la renverse, et s’évanouit.
Aussitôt le roi, voyant qu’il s’agissait d’un crime de lèse-majesté, rappela toute sa dignité et tout son calme, ordonnant, vu l’énormité du forfait, que le Conseil fût rassemblé à l’instant même, et que l’affaire fut exposée à ses plus habiles conseillers.
Le Conseil fut réuni, et l’on y décida, à la majorité des voix, que Dame Souris étant accusée d’avoir mangé le lard royal, un procès lui serait fait, et que, si elle était coupable, elle serait à tout jamais exilée du royaume, elle et sa race, et que ce qu’elle y possédait de biens, terres, ou châteaux, serait confisqué.
De plus, le roi envoya une de ses meilleures voitures à un très habile inventeur, qui demeurait dans la ville de Nuremberg, et qui s’appelait Christian-Élias Drosselmayer, l’invitant à le venir trouver à l’instant même dans son palais, pour affaire des plus urgentes. Celui-ci obéit aussitôt ; il se pressa même tellement, qu’il ne prit pas le temps de mettre un habit, et se présenta vêtu de la redingote jaune qu’il portait habituellement.
Le roi fit entrer Christian-Élias Drosselmayer dans son cabinet, et lui exposa comment il était décidé à faire un grand exemple, en purgeant tout son royaume de la race des souris. Il n’avait qu’une crainte, c’est que l’inventeur, si habile qu’il fût, ne vit des difficultés insurmontables au projet que la colère royale avait conçu.
Mais Christian-Élias rassura le roi, et lui promit qu’avant huit jours, il ne resterait pas une seule souris dans tout le royaume.
Le même jour, il conçut le plan d’une ingénieuse petite boîte ovale, à l’intérieur de laquelle il attacha, au bout d’un fil de fer, un morceau de lard. En grignotant le lard, le voleur, quel qu’il fût, faisait tomber la porte derrière lui, et se trouvait prisonnier. En moins d’une semaine, cent boîtes pareilles furent confectionnées et placées non seulement sous l’âtre, mais dans tous les greniers et dans toutes les caves du palais.
Au bout de vingt-quatre heures, les sept fils de Dame Souris, dix-huit de ses neveux, cinquante de ses cousins, et deux cent trente-cinq de ses parents à différents degrés, sans compter des milliers de ses sujets, étaient pris dans les souricières, et avaient été honteusement exécutés.
Alors Dame Souris, avec les débris de sa Cour et les restes de son peuple, résolut d’abandonner ces lieux ensanglantés par le massacre des siens. Le bruit de cette résolution parvint jusqu’au roi. Sa Majesté s’en félicita tout haut, et les poètes de la Cour écrivirent nombre de sonnets sur sa victoire.
La reine seule était triste et inquiète. Elle connaissait bien Dame Souris, et elle se doutait bien qu’elle ne laisserait pas la mort de ses fils et de ses proches sans vengeance. En effet, au moment où la reine, pour faire oublier au roi tous ces désagréments, préparait pour lui, de ses propres mains, une purée de foie dont il était friand, Dame Souris parut tout à coup devant elle, et lui dit :
« Tués par ton époux, sans crainte ni remords,
Mes enfants, mes neveux et mes cousins sont morts ;
Mais tremble, madame la reine !
Que l’enfant qu’en ton sein tu portes en ce jour,
Et qui sera bientôt l’objet de ton amour,
Soit déjà celui de ma haine.
Ton époux a des forts, des canons, des soldats,
Des inventeurs, des Conseillers d’État,
Des ministres, des souricières.
La reine des Souris n’a rien de tout cela ;
Mais le ciel lui fit don des dents que tu vois là,
Pour dévorer les héritières. »
Là-dessus, elle disparut, et personne ne la revit plus. Mais la reine, qui, en effet, s’était aperçue depuis quelques jours qu’elle attendait un enfant, fut si épouvantée par cette prédiction, qu’elle laissa brûler la purée de foie sur le feu.
Ainsi, pour la seconde fois, Dame Souris priva le roi d’un de ses mets favoris, ce qui le mit très en colère et le fit se réjouir encore davantage de la répression qu’il avait si heureusement menée à bien.
Il va sans dire que Christian-Élias Drosselmayer fut renvoyé chez lui avec une splendide récompense, et rentra triomphant à Nuremberg.
Comment, malgré toutes les précautions prises par la reine,
Dame Souris accomplit sa menace à l’endroit de la princesse Pirlipate
Maintenant, mes chers enfants, vous avez compris pourquoi la reine faisait garder avec tant de soin la miraculeuse petite princesse Pirlipate : elle craignait la vengeance de Dame Souris. Ce qui redoublait surtout l’inquiétude de la tendre mère, c’est que les machines de maître Drosselmayer risquaient d’être inutiles devant l’expérience de la rusée souris. Il est vrai que l’astronome de la Cour, craignant qu’on ne supprimât sa charge comme inutile s’il ne donnait pas son mot dans cette affaire, prétendit avoir lu dans les astres que la famille, que l’illustre chatte du palais était seule en état de défendre le berceau de l’approche de Dame Souris. C’est pour cela que chacune des six gardiennes fut forcée de tenir sans cesse sur ses genoux un des descendants mâles de cette famille.
Mais toutes ces précautions devaient se révéler inutiles. Que voulez-vous, on ne peut pas toujours avoir l’œil ouvert ; il faut bien dormir. Quelque soin que missent les surveillantes à se relayer, il advint qu’un soir toute l’assemblée s’endormit d’un profond sommeil. Les matous, n’étant plus caressés, profitèrent de la circonstance pour s’assoupir également.
Vers minuit toutefois la gardienne en chef s’éveilla ; elle avait entendu grincer quelque chose. Toutes les personnes qui l’entouraient semblaient tombées en léthargie ; partout régnait un silence de mort, au milieu duquel on n’entendait qu’un bruit de dents En ouvrant les yeux, elle aperçut à côté d’elle une énorme souris en train de ronger la tête de la princesse. Elle bondit de son siège avec un cri d’épouvante. Dame Souris, car c’était elle, se faufila prestement dans un coin de la chambre. Les six veilleuses et leurs matous se précipitèrent après elle ; mais il était trop tard : Dame Souris avait disparu depuis longtemps dans une fente du parquet. Au même instant, la petite Pirlipate se mit à pleurer. Les surveillantes coururent à elle en s’écriant : « Mon Dieu ! Pourvu que l’enfant n’ait rien ! »
Mais quel fut leur effroi quand elles regardèrent dans le berceau ! La fillette était devenue hideuse. Ses jolis petits yeux avaient perdu leur couleur d’azur ; ils étaient désormais noirs comme la nuit. Sa bouche mignonne s’était fendue jusqu’aux oreilles, et des poils laineux recouvraient tout son menton.
À ce moment, la reine entra ; les gardiennes se jetèrent la face contre terre, tandis que les chats regardaient s’il n’y avait pas quelque part quelque fenêtre ouverte, afin de gagner les toits.
Le désespoir de la pauvre mère fut un spectacle affreux. On l’emporta évanouie dans la chambre royale.
Mais c’est le malheureux père dont la douleur faisait surtout peine à voir, tant elle était morne et profonde. On fut obligé de mettre des cadenas à ses croisées, pour qu’il ne se précipitât point par la fenêtre, et de ouater son appartement pour qu’il ne se brisât point la tête contre les murs. Il va sans dire qu’on lui retira son épée, et qu’on ne laissa traîner devant lui ni couteau ni fourchette, ni aucun instrument tranchant ou pointu. Cela était d’autant plus facile qu’il ne mangea point pendant plusieurs jours, ne cessant de répéter : « Ô monarque infortuné que je suis ! Ô destin cruel ! »
Peut-être, au lieu d’accuser le destin, le roi eût-il dû penser que, comme les hommes le sont ordinairement, il avait été l’artisan de ses propres malheurs. En effet, s’il avait simplement accepté de manger ses boudins avec un peu moins de lard que d’habitude, et s’il avait laissé Dame Souris et sa famille tranquilles, ce malheur ne serait point arrivé. Mais nous devons admettre que les pensées royales du père de Pirlipate ne prirent aucunement cette direction philosophique.
Bien au contraire, dans la nécessité où se croient toujours les puissants de rejeter les calamités qui les frappent sur de plus petits qu’eux, il rejeta la faute sur l’habile Christian-Élias. Convaincu que, s’il lui faisait dire de revenir à la Cour pour y être pendu ou décapité, celui-ci se garderait bien de s’y rendre, il le fit inviter, au contraire, pour recevoir une nouvelle décoration que Sa Majesté venait de créer.
Maître Drosselmayer, qui n’était pas exempt d’orgueil, pensa qu’un ruban ferait bien sur sa redingote jaune. Il se mit immédiatement en route. Mais sa joie se changea bientôt en terreur, car à la frontière du royaume, des gardes l’attendaient pour s’emparer de lui.
Le roi, qui craignait sans doute de se laisser attendrir, ne voulut pas même recevoir maître Drosselmayer. Il le fit conduire immédiatement auprès du berceau de Pirlipate, faisant signifier à l’inventeur que si, dans un mois jour pour jour, la princesse n’était point rendue à son état naturel, il lui ferait impitoyablement trancher la tête.
Quand la quatrième semaine fut commencée, - on en était déjà arrivé au mercredi -, le roi entra, selon son habitude, dans la chambre de sa fille, pour voir s’il ne s’était pas opéré quelque changement dans l’aspect extérieur de la princesse. Voyant qu’il n’en était rien, il s’écria, en brandissant son sceptre :
« Christian-Élias Drosselmayer, prends garde à toi ! Tu n’as plus que trois jours pour me rendre ma fille telle qu’elle était. Et si tu t’entêtes à ne pas la guérir, c’est dimanche prochain que tu seras décapité ! »
Maître Drosselmayer, qui ne pouvait guérir la princesse, se mit à pleurer amèrement, contemplant, avec ses yeux noyés de larmes, la princesse Pirlipate, qui croquait joyeusement une noisette. L’inventeur fut alors frappé du goût particulier que la princesse avait, depuis sa naissance, manifesté pour les noix et les noisettes.
« Ô, instinct de la nature ! s’écria Christian-Élias Drosselmayer, tu m’indiques la porte qui mène à la découverte du mystère. J’y frapperai, et elle s’ouvrira ! »
Sur ces mots, qui surprirent fort le roi, l’inventeur se retourna et demanda à Sa Majesté la faveur d’être conduit à l’astronome de la Cour ; le roi y consentit.
Arrivé chez l’astrologue, Maître Drosselmayer se jeta dans ses bras, et tous deux s’embrassèrent avec des torrents de larmes, car ils étaient amis de longue date. Puis ils se retirèrent dans un cabinet écarté, et feuilletèrent ensemble une quantité innombrable de livres qui traitaient de l’instinct, des sympathies, des antipathies, et d’une foule d’autres choses non moins mystérieuses. Enfin, la nuit étant venue, l’astrologue monta sur sa tour, et, découvrit, que, pour rompre le charme qui enlaidissait Pirlipate, il n’y avait qu’une chose à faire : c’était de lui faire croquer l’amande de la noix Krakatuk, laquelle avait une enveloppe tellement dure, que la roue d’un canon passait dessus sans la rompre. En outre, il fallait que la coquille de cette noix fût brisée, en présence de la princesse, par les dents d’un jeune homme qui n’eût jamais été rasé, et qui n’eût jamais porté que des bottes. Enfin, l’amande devait être présentée par lui à la princesse, les yeux fermés, et, les yeux fermés toujours, il devait faire sept pas à reculons sans trébucher. Telle était la réponse des astres.
Drosselmayer et l’astronome avaient travaillé sans relâche, durant trois jours et trois nuits, pour éclaircir toute cette mystérieuse affaire. On en était précisément au samedi soir. Le roi achevait son dîner, et entamait le dessert, lorsque l’inventeur, qui devait être décapité le lendemain matin, entra dans la salle à manger royale, plein de joie et d’allégresse, en annonçant qu’il avait enfin trouvé le moyen de rendre à la princesse Pirlipate sa beauté perdue. À cette nouvelle, le roi le serra dans ses bras, avec la bienveillance la plus touchante, et demanda quel était ce moyen.
Maître Drosselmayer fit part au roi du résultat de sa consultation avec l’astrologue.
« J’avais raison de vous faire confiance, Maître ! s’écria le roi. Ainsi, c’est convenu ; aussitôt après le dîner, on se mettra à l’œuvre. Ayez soin que dans dix minutes, le jeune homme non rasé soit là, chaussé de ses bottes, et la noix Krakatuk à la main. »
Mais, au grand étonnement du roi, Maître Drosselmayer parut consterné en entendant ce discours ; et, comme il gardait le silence, le roi insista pour savoir pourquoi il se taisait et restait immobile, au lieu de se mettre en mouvement pour exécuter ses ordres.
« Sire, répondit celui-ci, nous ne possédons ni le jeune homme ni la noix en question ; nous ne savons même pas où les trouver, et, selon toute probabilité, nous ne trouverons que bien difficilement la noix et le casse-noisette. »
À ces mots, le roi, furieux, brandit son sceptre au-dessus de la tête de l’inventeur, en s’écriant : « Eh bien, va donc pour la mort ! »
Mais la reine, de son côté, fit observer à son auguste époux qu’en tranchant la tête de l’inventeur, on perdait jusqu’à cette lueur d’espoir que l’on conservait en le laissant vivre ; qu’on devait d’autant plus croire à cette nouvelle prédiction de l’astrologue, qu’aucune de ses prédictions ne s’était réalisée jusque-là, et qu’il fallait bien que ses prédictions se réalisassent un jour ; qu’enfin la princesse Pirlipate, ayant trois mois à peine, n’était point en âge d’être mariée, et ne le serait probablement qu’à l’âge d’au moins quinze ans. Par conséquent, maître Drosselmayer et son ami l’astrologue avaient devant eux quatorze ans et neuf mois pour chercher la noisette Krakatuk et le jeune homme qui devait la casser.
Le roi, qui était un homme très juste, et qui, surtout, ce jour-là, avait parfaitement dîné de ses deux mets favoris, c’est-à-dire d’un plat de boudin et d’une purée de foie, prêta une oreille bienveillante à la prière de sa sensible et magnanime épouse. Il décida donc qu’à l’instant même les deux hommes partiraient à la recherche de cette noix et du casse-noisette, recherche pour laquelle il leur accordait quatorze ans et neuf mois. À l’expiration de ce sursis, tous deux devaient se remettre en son pouvoir, pour, s’ils revenaient les mains vides, être exécutés.
Mais si, au contraire, ils rapportaient la noisette Krakatuk, ils recevraient, concernant l’astrologue, une pension viagère et une lunette astronomique, et concernant l’inventeur, une épée de diamants, la médaille de l’Araignée d’or, et une redingote neuve.
Quant au jeune homme qui devait casser la noix, le roi en était moins inquiet, prétendant qu’on parviendrait toujours à se le procurer au moyen d’annonces réitérées dans les gazettes des journaux.
Touché de cette magnanimité, Christian-Élias Drosselmayer engagea sa parole. Et le soir même, en compagnie de l’astrologue, il quitta la capitale du royaume pour commencer ses recherches.
Comment l’inventeur et l’astrologue parcoururent
les quatre parties du monde, sans trouver la noix Krakatuk
Il y avait déjà quatorze ans et cinq mois que les deux amis erraient par les chemins, sans qu’ils eussent rencontré l’ombre de ce qu’ils cherchaient. Ils avaient visité d’abord l’Europe, puis ensuite l’Amérique, puis ensuite l’Afrique, puis ensuite l’Asie. Dans toute cette pérégrination, quoiqu’ils eussent vu bien des noix et des noisettes de différentes formes et de différentes grosseurs, ils n’avaient pas rencontré la noix Krakatuk. Ils avaient cependant, dans une espérance, hélas, infructueuse, passé des années à la Cour du Roi des Dattes et du Prince des Amandes ; ils avaient consulté inutilement la célèbre Académie des Singes Verts, et la fameuse Société Naturaliste des Écureuils ; puis, enfin, ils en étaient arrivés à tomber, écrasés de fatigue, à la lisière de la grande forêt qui borde le pied de l’Himalaya, en se répétant, avec découragement, qu’ils n’avaient plus que cent vingt-deux jours pour trouver ce qu’ils avaient cherché inutilement pendant quatorze ans et cinq mois.
Si je vous racontais, mes chers enfants, toutes les aventures qui arrivèrent aux deux voyageurs pendant cette longue errance, j’en aurais moi-même pour un mois au moins, à la condition de vous réunir tous les soirs. Je vous dirai donc seulement que Christian-Élias Drosselmayer, qui était le plus acharné des deux dans la recherche de la fameuse noix, puisque de cette noix dépendait sa tête, s’étant livré à davantage de fatigues et s’étant exposé à davantage de dangers que son compagnon, avait perdu tous ses cheveux, à l’occasion d’un coup de soleil reçu sous l’équateur. Il avait également perdu l’œil droit, à la suite d’un coup de flèche ; de plus, sa redingote jaune, qui n’était déjà plus neuve lorsqu’il était parti d’Allemagne, partait littéralement en lambeaux. Sa situation était donc des plus déplorables, et cependant, il voyait avec une terreur toujours croissante le moment d’aller se remettre entre les mains du roi.
Cependant, l’inventeur était homme d’honneur ; il n’y avait pas à marchander avec une promesse aussi solennelle. Il résolut donc, quoi qu’il pût lui en coûter, de se remettre en route dès le lendemain pour l’Allemagne. En effet, il n’y avait pas de temps à perdre. Quatorze ans et cinq mois s’étaient écoulés, et les deux voyageurs n’avaient plus que cent vingt-deux jours, ainsi que nous l’avons dit, pour revenir dans la capitale du père de la princesse Pirlipate.
Christian-Élias fit donc part à son ami l’astrologue de sa généreuse résolution, et tous deux décidèrent qu’ils partiraient le lendemain matin.
À l’aube, les deux voyageurs se remirent en route, se dirigeant sur Bagdad ; de Bagdad, ils gagnèrent Alexandrie ; à Alexandrie, ils s’embarquèrent pour Venise ; puis, de Venise, ils gagnèrent le Tyrol, et, du Tyrol, ils descendirent dans le royaume du père de Pirlipate, espérant au fond de leur cœur, que le monarque serait mort, ou, tout au moins, tombé en enfance.
Mais, hélas ! Il n’en était rien. En arrivant dans la capitale, le malheureux inventeur apprit que le digne souverain, non seulement n’avait perdu aucune de ses facultés intellectuelles, mais encore se portait mieux que jamais. Il n’y avait donc aucune chance pour lui, - à moins que la princesse Pirlipate ne se fût guérie toute seule, ce qui était impossible, ou que le cœur du roi ne se fût adouci, ce qui était improbable, - d’échapper au sort affreux qui l’attendait.
Il ne s’en présenta pas moins hardiment à la porte du palais, car il était soutenu par l’idée qu’il faisait là une action héroïque, et demanda à parler au roi.
Le roi, qui recevait en personne tous ceux qui avaient affaire à lui, ordonna à son majordome de lui amener les deux étrangers. Celui-ci fit alors observer à Sa Majesté que ces deux étrangers avaient fort mauvaise mine, et qu’ils étaient on ne peut plus mal vêtus. Ce à quoi le roi répondit qu’il ne fallait pas juger sur l’apparence, et que l’habit ne faisait pas le moine. Le majordome, ayant admis la pertinence de ces deux remarques, s’inclina respectueusement et alla chercher l’inventeur et l’astrologue.
Le roi était toujours le même ; ils le reconnurent immédiatement ; mais eux-mêmes étaient tellement changés, surtout le pauvre Christian-Élias Drosselmayer, qu’ils furent obligés de se nommer.
En voyant revenir d’eux-mêmes les deux voyageurs, le roi éprouva un mouvement de joie, car il était convenu qu’ils ne reviendraient pas sans avoir trouvé la noix Krakatuk. Mais il fut bientôt déçu. L’inventeur, en se jetant à ses pieds, lui avoua que, malgré les recherches les plus consciencieuses et les plus assidues, son ami l’astrologue et lui revenaient les mains vides.
Le roi, nous l’avons dit, quoique d’un tempérament un peu colérique, avait un excellent fond ; il fut touché de la ponctualité de Christian-Élias Drosselmayer à tenir sa parole, et il commua la peine de mort qu’il avait prononcée contre lui en emprisonnement à vie. Quant à l’astrologue, il se contenta de le bannir du royaume.
Comme il restait encore trois jours, pour que les quatorze ans et neuf mois de délai accordés par le roi fussent écoulés, Maître Drosselmayer, qui avait au plus haut degré dans le cœur l’amour de sa patrie, demanda au roi la permission de profiter de ces trois jours pour revoir une dernière fois Nuremberg. Cette demande parut si juste au roi, qu’il la lui accorda sans y mettre aucune restriction.
Maître Drosselmayer partit à l’instant même. Et comme l’astrologue était chassé du pays, et qu’il lui était indifférent d’aller à Nuremberg ou ailleurs, il partit avec l’inventeur.
Le lendemain, vers dix heures du matin, ils étaient à Nuremberg. Comme il ne restait à Christian-Élias aucun autre parent que Christophe-Zacharias Drosselmayer, son frère, lequel était un des premiers marchands de jouets d’enfant de la ville, ce fut chez lui qu’il descendit.
Christophe-Zacharias ressentit une grande joie de revoir son pauvre frère, qu’il croyait mort. D’abord, il n’était pas parvenu à le reconnaître, à cause de son front chauve et de son emplâtre sur l’œil. Mais l’inventeur lui montra sa fameuse redingote jaune, qui, toute déchirée qu’elle était, avait encore conservé en certains endroits quelque trace de sa couleur primitive. Et, à l’appui de cette première preuve, il lui relata tant de souvenirs, qui ne pouvaient être connus que d’eux seuls, que le marchand de joujoux fut bien forcé de se rendre à l’évidence. Il lui demanda ce qui l’avait éloigné si longtemps de sa ville natale, et dans quel pays il avait laissé ses cheveux, son œil, et les morceaux qui manquaient à sa redingote.
Christian-Élias commença par lui présenter son compagnon d’infortune ; puis, cette formalité d’usage accomplie, il lui raconta tous ses malheurs, depuis A jusqu’à Z, et termina en disant qu’il n’avait que quelques heures à passer avec lui, étant donné que, n’ayant pas pu trouver la noix Krakatuk, il serait emprisonné le lendemain pour le reste de sa vie.
Pendant tout ce récit, Christophe-Zacharias avait plus d’une fois secoué les doigts, tourné sur un pied et fait claquer sa langue. Lorsqu’il finit par faire deux fois : « Hum ! Hum ! » et trois fois : « Oh ! Oh ! Oh ! », son frère lui demanda ce que signifiaient ces exclamations.
« Cela signifie, dit Zacharias, que ce serait bien le diable… Mais non… Mais si… Peut-être…
— Que ce serait bien le diable ?… répéta l’inventeur.
— Si… continua le marchand.
— Si… Quoi ? demanda de nouveau Christian-Élias.
Mais, au lieu de lui répondre, Christophe-Zacharias, qui, sans doute, pendant toutes ces demandes et ces réponses entrecoupées, avait rassemblé ses souvenirs, jeta sa perruque en l’air, et se mit à danser en criant :
— Mon frère, tu es sauvé ! Tu n’iras pas en prison ! Ou je me trompe fort, ou c’est moi qui possède la noisette Krakatuk ! »
Sur ce, sans donner aucune autre explication à son frère ébahi, Christophe-Zacharias s’élança hors de la boutique, et revint un instant après, rapportant une boîte contenant une grosse noix dorée, qu’il présenta à l’inventeur.
Celui-ci, qui n’osait croire à tant de bonheur, saisit la noix en hésitant, la tourna et la retourna de toute façon, l’examinant avec l’attention que méritait la chose. Puis, après l’examen, il déclara qu’il se rangeait à l’avis de son frère, et qu’il serait fort étonné si cette noix n’était pas la noix Krakatuk ; sur quoi, il la passa à l’astrologue, et lui demanda son opinion.
Celui-ci l’examina avec non moins d’attention que ne l’avait fait Maître Drosselmayer, et, secouant la tête, il répondit :
« Je serais de ton avis et, par conséquent, de celui de ton frère, si la noix n’était pas dorée ; mais je n’ai vu nulle part dans les astres que le fruit que nous cherchons dût être revêtu de cet ornement. D’ailleurs, comment ton frère aurait-il la noix Krakatuk ?
— Je vais vous expliquer la chose, dit Christophe, et comment elle est tombée entre mes mains »
Alors, les ayant fait asseoir tous deux, car il pensait fort judicieusement qu’après une course de quatorze ans et neuf mois, les voyageurs devaient être fatigués, il commença en ces termes :
« Le jour même où le roi t’envoya chercher, sous prétexte de te décorer, un étranger est arrivé à Nuremberg, en portant un sac de noix qu’il avait à vendre. Mais les marchands de noix du pays, qui voulaient conserver le monopole de cette denrée, lui cherchèrent querelle, justement devant la porte de ma boutique. L’étranger alors, pour se défendre plus facilement, posa son sac à terre, et la bataille allait bon train, quand un chariot pesamment chargé roula justement dessus. En voyant cet accident, qu’ils attribuèrent à la justice du ciel, les marchands se regardèrent comme suffisamment vengés, et laissèrent l’étranger tranquille. Celui-ci ramassa son sac, et, effectivement, toutes les noix étaient écrasées, à l’exception d’une seule, qu’il me présenta en souriant d’une façon singulière, et en m’invitant à l’acheter pour une pièce d’or, disant qu’un jour viendrait où je ne serais pas fâché du marché. Je fouillai ma poche, et fut fort étonné d’y trouver exactement une pièce d’or, comme le demandait cet homme. Cela me parut une coïncidence si singulière, que je la lui donnai ; lui, de son côté, me donna la noix, et il disparut.
Je mis la noix en vente, et, quoique je n’en demandais qu’à peine plus que le prix qu’elle m’avait coûté, elle resta exposée pendant sept ou huit ans sans que personne manifestât l’envie de l’acheter. C’est alors que je la fis dorer pour augmenter sa valeur ; mais ce fut une dépense inutile : la noix est restée jusqu’à aujourd’hui sans acquéreur. »
À ce moment, l’astronome, entre les mains duquel la noix était restée, poussa un cri de joie. Tandis que maître Drosselmayer écoutait le récit de son frère, il avait, à l’aide d’un canif, gratté délicatement la dorure de la noix, et, sur un petit coin de la coquille, il avait trouvé gravé en caractères chinois le mot Kratatuk. Dès lors, il n’y eut plus aucun doute, et la noix fut formellement identifiée.
Comment, après avoir trouvé la noisette Krakatuk, l’inventeur et l’astrologue
trouvèrent le jeune homme qui devait la casser
Christian-Élias Drosselmayer était si pressé d’annoncer au roi cette bonne nouvelle, qu’il voulut prendre le chemin du retour à l’instant même. Mais Christophe-Zacharias le pria d’attendre au moins jusqu’à ce que son fils fût rentré. L’inventeur accéda d’autant plus volontiers à cette demande, qu’il n’avait pas vu son neveu depuis quinze ans. À l’époque où il avait quitté Nuremberg, c’était encore un charmant petit garçon de trois ans et demi.
À ce moment, un beau jeune homme de dix-huit ou dix-neuf ans entra dans la boutique de Christophe-Zacharias, et s’approcha de lui en l’appelant son père. Zacharias, après l’avoir embrassé, le présenta à Élias, en disant au jeune homme :
« Maintenant, embrasse ton oncle. »
Le jeune homme hésitait, car l’oncle Drosselmayer, avec sa redingote en lambeaux, son front chauve et son emplâtre sur l’œil, n’avait rien de bien attrayant. Mais, son père voyant cette hésitation et craignant qu’Élias n’en fût blessé, poussa son fils par derrière, si bien que le jeune homme se retrouva dans les bras de l’inventeur.
Alors l’astrologue demanda à Zacharias sur son fils quelques détails, que celui-ci s’empressa de lui fournir. Le jeune Drosselmayer avait, en effet, comme sa silhouette l’indiquait, dix-sept à dix-huit ans. Depuis sa plus tendre jeunesse, il était si drôle et si gentil, que sa mère s’amusait à le faire habiller comme les joujoux qui étaient dans la boutique, c’est-à-dire tantôt arlequin, tantôt en Tyrolien,… mais toujours avec un costume qui exigeait des bottes. Car, comme il avait le plus joli pied du monde, mais le mollet un peu grêle, les bottes le mettaient en valeur et cachaient le défaut.
« Ainsi, demanda l’astrologue à Zacharias, votre fils n’a jamais porté que des bottes ?
Élias ouvrit de grands yeux.
— C’est bien cela, mon fils n’a jamais porté que des bottes, reprit le marchand.
Et il continua.
— Il n’a jamais contracté aucune des mauvaises habitudes de ses autres camarades, comme boire ou se battre. La seule faiblesse que je lui connaisse, c’est de laisser pousser les quatre ou cinq mauvais poils qu’il a au menton, sans vouloir permettre qu’un barbier lui touche le visage.
— Ainsi, reprit l’astrologue, votre fils n’a jamais été rasé ?
Élias ouvrait des yeux de plus en plus grands.
— Non, jamais, répondit Zacharias.
— Et, pendant ses vacances, quand il était à l’école, continua l’astrologue, à quoi passait-il son temps ?
— Mais, dit le père, il se tenait là, dans la boutique, vêtu de son joli petit costume, et, par pure galanterie, cassait les noisettes des petites filles qui venaient acheter des joujoux dans la boutique, et qui, à cause de cela, l’appelaient Casse-Noisette.
— Casse-Noisette !? s’écria l’inventeur.
— Casse-Noisette !? répéta à son tour l’astrologue.
Puis tous deux se regardèrent, tandis que Zacharias les regardait tous deux.
— Mon cher monsieur, dit l’astrologue à Zacharias, j’ai l’idée que votre fortune est faite. »
Le marchand, qui avait écouté ce pronostic avec indifférence, voulut en avoir l’explication ; mais l’astrologue remit cette explication au lendemain matin.
Lorsque l’inventeur et l’astrologue rentrèrent dans leur chambre, l’astrologue se jeta au cou de son ami, en lui disant :
« C’est lui ! Nous le tenons !
— Tu crois ? demanda Élias avec le ton d’un homme qui doute, mais qui ne demande pas mieux que d’être convaincu.
— Bon sang, je le crois ! Il réunit toutes les qualités, ce me semble.
— Récapitulons.
— Il n’a jamais porté que des bottes.
— C’est vrai.
— Il ne s’est jamais rasé.
— C’est encore vrai.
— Enfin, par galanterie, ou plutôt par vocation, il se tenait dans la boutique de son père pour casser les noisettes des petites filles, qui ne l’appelaient que Casse-Noisette.
— C’est encore vrai.
— Mon cher ami, un bonheur n’arrive jamais seul. D’ailleurs, si tu doutes encore, allons consulter les astres. »
Ils montèrent en conséquence sur la terrasse de la maison, et, ayant tiré l’horoscope du jeune homme, ils virent qu’il était destiné à une grande fortune.
Cette prédiction, qui confirmait toutes les espérances de l’astrologue, fit que l’inventeur se rangea à son avis.
« Et maintenant, dit l’astrologue triomphant, il n’y a plus que deux choses à ne pas négliger.
— Lesquelles ? demanda Élias.
— La première, c’est que tu dois adapter, à la nuque de ton neveu, une robuste tresse de bois, qui se combinera si bien avec la mâchoire, qu’elle pourra en doubler la force par la pression.
— Rien de plus facile, répondit Élias, et c’est l’abc de la mécanique.
— La seconde, continua l’astrologue, c’est qu’en arrivant au palais, il nous faudra cacher avec soin le fait que nous avons ramené avec nous le jeune homme destiné à casser la noix Krakatuk. Car j’ai dans l’idée que, plus il y aura de dents cassées et de mâchoires démontées, plus précieuse sera la récompense que le roi offrira à celui qui réussira là où tant d’autres auront échoué.
— Mon cher ami, répondit Christian-Élias, tu es un homme plein de bon sens. Allons nous coucher. »
Et, à ces mots, ayant quitté la terrasse et étant redescendus dans leur chambre, les deux amis se couchèrent. Enfonçant leurs bonnets de coton sur leurs oreilles, ils s’endormirent plus paisiblement qu’ils ne l’avaient fait depuis quatorze ans et neuf mois.
Le lendemain, dès le matin, ils descendirent chez Zacharias, et lui firent part de tous les beaux projets qu’ils avaient formés la veille. Or, comme Zacharias ne manquait pas d’ambition, et que, dans son amour-propre paternel, il se flattait que son fils devait être une des plus fortes mâchoires d’Allemagne, il accepta avec enthousiasme la combinaison qui tendait à faire sortir de sa boutique, non-seulement la noix, mais également le casse-noisette.
Le jeune homme fut plus difficile à décider. Cette tresse qu’on devait lui appliquer à la nuque l’inquiétait surtout particulièrement. Cependant l’astrologue, son oncle et son père lui firent de si belles promesses, qu’il se décida. En conséquence, comme Élias Drosselmayer s’était mis à l’œuvre à l’instant même, la tresse fut bientôt achevée et fixée solidement à la nuque de ce jeune homme plein d’espérance. Hâtons-nous de dire, pour satisfaire la curiosité de nos lecteurs, que cet appareil ingénieux réussit parfaitement bien, et que, dès le premier jour, notre habile inventeur obtint les plus brillants résultats sur les noyaux d’abricot les plus durs et sur les noyaux de pêche les plus obstinés.
Ces expériences faites, l’astrologue, le jeune Drosselmayer, et son oncle se mirent immédiatement en route pour le palais. Zacharias eût bien voulu les accompagner ; mais, comme il fallait quelqu’un pour garder sa boutique, cet excellent père se sacrifia et demeura à Nuremberg.
Fin de l’histoire de la princesse Pirlipate
Le premier soin des deux amis en arrivant à la Cour, fut de laisser le jeune Drosselmayer à l’auberge, et d’aller annoncer au palais qu’après l’avoir cherchée inutilement dans les quatre parties du monde, ils avaient enfin trouvé la noix Krakatuk à Nuremberg. Mais de celui qui la devait casser, comme il était convenu entre eux, ils n’en dirent pas un mot.
La joie fut grande au palais. Aussitôt le roi envoya chercher celui de ses Conseillers qui avait la haute main sur tous les journaux, et lui ordonna de rédiger pour le Moniteur Royal une annonce officielle, qui disait en substance que tous ceux qui pensaient posséder d’assez bonnes dents pour casser la noix Krakatuk n’avaient qu’à se présenter au palais. En cas de succès, ils recevraient une récompense considérable.
C’est dans une circonstance pareille qu’on peut apprécier tout ce qu’un royaume contient de mâchoires. Les concurrents étaient en si grand nombre, qu’on fut obligé d’établir un jury, présidé par le dentiste de la Couronne, lequel examinait les concurrents, pour voir s’ils avaient bien leurs trente-deux dents, et si aucune de ces dents n’était gâtée.
Trois mille cinq cents candidats furent admis à cette première épreuve, qui dura huit jours, et qui n’offrit d’autre résultat qu’un nombre interminable de dents brisées et de mandibules démises.
Il fallut donc se décider à faire une seconde annonce. Les gazettes nationales et étrangères furent couvertes de réclames. Le roi offrait la place de Président perpétuel de l’Académie et la médaille de l’Araignée d’or, à la mâchoire qui parviendrait à briser la noix Krakatuk.
Cette seconde épreuve fournit cinq mille concurrents. Elle dura quinze jours, fut, hélas, encore plus désastreuse encore que la première.
Quant à la noix, sa coquille ne portait pas même la trace des efforts qu’on avait faits pour l’entamer.
Le roi était au désespoir ; il résolut de frapper un grand coup, et, comme il n’avait pas de descendant mâle, il fit publier, par une troisième annonce dans les gazettes, que la main de la princesse Pirlipate serait accordée et la succession au trône acquise à celui qui briserait la noix Krakatuk. La seule condition était, cette fois, que les concurrents devaient être âgés de seize à vingt-quatre ans.
La promesse d’une pareille récompense remua tout le pays. Les candidats arrivèrent de tous les coins de l’Europe ; et il en serait même venu de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, si, le temps ayant été limité, les lecteurs n’eussent judicieusement réfléchi qu’au moment où ils lisaient la susdite annonce, l’épreuve était en train de s’accomplir, ou même était déjà accomplie.
Cette fois, l’inventeur et l’astrologue se dirent que le moment était venu de produire le jeune Drosselmayer, car il n’était pas possible au roi d’offrir un prix plus élevé que celui qu’il était arrivé à mettre. Seulement, par excès de confiance, ils ne se présentèrent au bureau des inscriptions qu’au moment où celui-ci allait se fermer, de sorte que le nom de Nathaniel Drosselmayer se trouva porté sur la liste : 11 375ème, et dernier.
Il en fut de cette fois comme des autres : les 11 374 concurrents de Nathaniel Drosselmayer furent mis hors de combat. Enfin, le dix-neuvième jour de l’épreuve, à onze heures trente-cinq minutes du matin, le nom de Nathaniel Drosselmayer fut appelé.
Le jeune homme se présenta accompagné de ses deux parrains. C’était la première fois que ces deux illustres personnages revoyaient la princesse depuis qu’ils avaient quitté son berceau, et, depuis ce temps, il s’était produit en elle de grands changements. Mais, il faut l’avouer avec franchise, ce n’était point à son avantage : lorsqu’ils l’avaient quittée, elle n’était qu’affreuse ; et depuis, elle était devenue encore pire. En l’apercevant, le pauvre Nathaniel frissonna et demanda à son oncle et à l’astrologue s’ils étaient bien certains que l’amande de la noisette Krakatuk dût redonner sa beauté à la princesse.
Mais, si la vue de la princesse Pirlipate avait glacé d’effroi le cœur du pauvre Nathaniel, sa présence à lui avait produit un effet tout contraire sur le cœur tendre de l’héritière de la couronne, qui n’avait pu s’empêcher de s’écrier en le voyant :
« Oh ! Que je voudrais bien que ce fût celui-ci qui cassât cette noix.
Ce à quoi son chaperon répondit :
— Je crois devoir faire observer à Votre Altesse, qu’il n’est point souhaitable qu’une jeune et jolie princesse comme vous, dise tout haut ce qu’elle pense. »
En effet, Nathaniel était fait pour tourner la tête à toutes les princesses de la terre. Il portait une petite veste de velours violet à brandebourgs et à boutons d’or, que son oncle lui avait fait faire pour cette occasion solennelle, une culotte assortie, de charmantes petites bottes, si bien vernies et si bien ajustées, qu’on les aurait crues peintes. Il n’y avait que cette malheureuse queue de bois, fixée à sa nuque, qui gâtait un peu l’ensemble. Mais, en lui mettant des rallonges, l’oncle Drosselmayer lui avait donné la forme d’un petit manteau, et cela pouvait, à la rigueur, passer pour un caprice de toilette, ou pour quelque mode nouvelle.
Le jeune Drosselmayer s’approcha confiance. Arrivé devant l’estrade royale, il salua le roi et la reine, puis la princesse Pirlipate, puis les assistants ; après quoi, il reçut du grand maître des cérémonies la noix Krakatuk, la prit délicatement entre l’index et le pouce, l’introduisit dans sa bouche, donna un violent coup de poing sur la tresse de bois, et - cric ! crac ! -, brisa la coquille en plusieurs morceaux.
Puis, aussitôt, il présenta l’amande à la princesse. Après quoi il ferma les yeux, et commença à marcher à reculons. Aussitôt la princesse croqua l’amande, et, à l’instant même, ô miracle ! Le monstre difforme disparut, et fut remplacé par une jeune fille d’une angélique beauté.
Aussitôt, les trompettes et les cymbales sonnèrent à tout rompre. Les cris de joie du peuple répondirent au bruit des instruments. Le roi, les ministres, les conseillers et les juges, comme lors de la naissance de Pirlipate, se mirent à danser à cloche-pied, et il fallut tamponner d’eau de Cologne le visage de la reine, qui s’était évanouie de ravissement.
Ce grand tumulte troubla fort le jeune Nathaniel Drosselmayer, qui, on se le rappelle, avait encore, pour achever sa mission, à faire sept pas en arrière. Pourtant, il se maîtrisa, et il allongeait précisément la jambe pour achever son septième pas, quand, tout à coup, Dame Souris perça le plancher, piaillant affreusement, et vint s’élancer entre ses jambes, de sorte qu’au moment où le futur prince reposait le pied à terre, il lui appuya le talon en plein sur le corps.
Ô fatalité ! Au même instant, le beau jeune homme devint aussi difforme que l’avait été, avant lui, la princesse. Ses jambes s’amincirent, sa tête grossit, ses yeux devinrent hagards et fixes, sa bouche se fendit jusqu’aux oreilles, et sa jolie petite barbe naissante se changea en une substance blanche et molle, que plus tard on reconnut être du coton.
Mais la cause de cet évènement en avait été punie en même temps qu’elle le causait. Dame Souris se tordait à terre : le jeune Drosselmayer l’avait pressée si violemment contre le plancher avec le talon de sa botte, que la compression avait été mortelle. Agonisante, Dame Souris gémissait :
Krakatuk ! Krakatuk ! Ô noisette si dure,
C’est à toi que je dois le trépas que j’endure.
Mais l’avenir me garde une revanche prête :
Mon fils me vengera sur toi, Casse-Noisette !
Adieu la vie,
Trop tôt ravie !
Adieu le ciel,
Coupe de miel !
Adieu le monde,
Source féconde…
Ah ! Je me meurs !
Couic ! ! !
Le dernier vers de dame Souris n’était peut-être pas très-bien rimé ; mais, s’il est permis de faire une faute de versification, c’est, on en conviendra, en rendant le dernier soupir !
La princesse, qui ignorait l’accident qui était arrivé, ordonna que le jeune héros fût amené devant elle ; car, malgré la réprimande de son chaperon, elle avait hâte de le remercier. Mais, à peine eut-elle aperçu le malheureux Nathaniel, qu’elle cacha sa tête dans ses deux mains, et que, oubliant le service qu’il lui avait rendu, elle s’écria :
« Mais ce n’est qu’un casse-noisette ! On s’est moqué de moi ! »
Aussitôt, le grand maréchal du palais prit le pauvre Nathaniel par les épaules, et le poussa vers la sortie.
Le roi, plein de rage de ce qu’on avait osé lui proposer un casse-noisette pour gendre, s’en prit à l’astrologue et à l’inventeur, et, au lieu de la rente viagère et de la lunette astronomique qu’il devait donner au premier, au lieu de l’épée en diamant, de la médaille de l’Araignée d’or et de la redingote jaune qu’il devait donner au second, il leur accorda à tous les deux vingt-quatre heures pour quitter définitivement le pays.
Il fallut obéir. L’inventeur, l’astrologue et le jeune Drosselmayer, devenu Casse-Noisette, quittèrent la capitale et traversèrent la frontière. Mais, la nuit venue, les deux savants consultèrent à nouveau les étoiles, et lurent dans la conjonction des planètes que, tout contrefait qu’il était, leur filleul n’en deviendrait pas moins prince et roi. Cela arriverait quand il aurait repris son apparence originelle. Pour ce faire, il devrait tuer, lors d’un combat, l’héritier à sept têtes auquel Dame Souris avait donné naissance, après la mort de ses sept premiers fils. Il était l’actuel Roi des Souris. Enfin, malgré sa laideur, Casse-Noisette devrait également parvenir à se faire aimer d’une jeune fille.
En l’attente de ces brillantes destinées, Nathaniel Drosselmayer, qui était sorti de la boutique paternelle en qualité de fils unique, y rentra en qualité de simple casse-noisette.
Il va sans dire que son père ne le reconnut aucunement. Lorsqu’il demanda à son frère et à l’ami de celui-ci ce qu’était devenu son fils bien-aimé, les deux compères répondirent, avec cet aplomb qui caractérise les savants, que le roi et la reine n’avaient voulu à aucun prix se séparer du sauveur de la princesse, et que le jeune Nathaniel était resté à la Cour, comblé de gloire et d’honneur.
Quant au malheureux Casse-Noisette, qui sentait tout ce que sa position avait de pénible, il ne dit pas un mot, mettant tous ses espoirs dans l’avenir. Cependant, nous devons avouer que, malgré la douceur de son caractère, il conservait un énorme ressentiment envers son oncle Drosselmayer, qui, l’ayant séduit par de belles promesses, était la seule et unique cause du malheur épouvantable qui lui était arrivé.
Voilà, mes chers enfants, l’histoire de la noisette Krakatuk et de la princesse Pirlipate, telle que la raconta le parrain Drosselmayer à la petite Marie…
Mais qui est donc Casse-Noisette ?
Si quelqu’un de mes jeunes lecteurs ou quelqu’une de mes jeunes lectrices s’est jamais coupé avec du verre, ils doivent savoir, par expérience, que c’est une blessure qui met longtemps à guérir. Marie fut donc forcée de passer une semaine entière dans son lit. Enfin elle se rétablit tout à fait, et put sautiller dans sa chambre, comme auparavant.
On comprendra facilement que sa première visite fut pour l’armoire vitrée. Elle présentait un aspect des plus charmants : le carreau cassé avait été remis, et derrière les autres carreaux, nettoyés scrupuleusement, apparaissaient, neufs, brillants et vernissés, les arbres, les maisons et les poupées. Mais, au milieu de tous les trésors de son royaume enfantin, ce que Marie aperçut, ce fut son Casse-Noisette, qui lui souriait, posé sur la seconde étagère, et cela avec des dents en parfait état.
Tout en contemplant avec bonheur son favori, Marie songea que tout ce que parrain Drosselmayer leur avait raconté était non pas un conte, mais l’histoire véritable du différend de Casse-Noisette avec feu la Reine des Souris et son fils, le prince régnant. Dès lors, elle comprenait que Casse-Noisette ne pouvait être autre que le jeune Drosselmayer de Nuremberg, l’agréable mais ensorcelé neveu de son parrain. Car, que l’ingénieux inventeur ne fût autre que son propre parrain Drosselmayer, elle n’en n’avait jamais douté, du moment où elle avait entendu parler, au fil du conte, de sa redingote jaune. Cette conviction s’était encore raffermie, quand elle lui avait successivement vu perdre ses cheveux, puis un de ses yeux.
« Mais pourquoi ton oncle ne t’a-t-il pas secouru, pauvre Casse-Noisette ? » se disait Marie en face de l’armoire vitrée, tout en contemplant son protégé, et en pensant que, du succès de la bataille, dépendait le désensorcellement du pauvre petit bonhomme, et son élévation au rang de roi.
« Cependant, reprit-elle, quand bien même vous ne seriez pas en état de vous remuer, et empêché, par l’enchantement qui vous tient, de me dire le moindre petit mot, je sais très-bien, mon cher monsieur Nathaniel, que vous me comprenez parfaitement, et que vous connaissez à fond mes bonnes intentions à votre égard. Comptez donc sur mon appui si vous en avez besoin. En attendant, soyez tranquille : je vais bien prier votre oncle de venir à votre aide, et il est si adroit, qu’il faut espérer que, pour l’amour de vous, il vous secourra. »
Malgré l’éloquence de ce discours, Casse-Noisette ne bougea point. Mais il sembla à Marie qu’un soupir passa tout doucement à travers l’armoire vitrée, dont les glaces se mirent à frissonner d’une façon si miraculeusement tendre, qu’il semblait à Marie entendre comme une petite clochette d’argent.
Pendant la nuit qui suivit la scène que nous venons de raconter, comme la lune, brillant de tout son éclat, faisait glisser un rayon lumineux entre les rideaux mal joints de la chambre, et que, près de sa mère, dormait la petite Marie, celle-ci fut réveillée par un bruit qui semblait venir du coin de la chambre.
Rien ne bougea d’abord. Mais bientôt on frappa doucement, bien doucement à la porte, et une petite voix flûtée fit entendre ces paroles :
« Bien chère demoiselle Stahlbaum, j’apporte une joyeuse nouvelle. Ouvrez-moi donc, je vous en prie. »
Marie reconnut la voix du jeune Drosselmayer. Elle passa en toute hâte sa petite robe, et ouvrit lestement la porte. Casse-Noisette était là, tenant son sabre dans sa main droite, et une bougie dans sa main gauche. Aussitôt qu’il aperçut Marie, il fléchit le genou devant elle et dit :
« C’est vous seule, ô Mademoiselle, qui m’avez animé d’un courage chevaleresque, et qui avez donné à mon bras la force de vaincre le misérable Roi des Souris. Ah ! Chère demoiselle Stahlbaum, quelles admirables choses je pourrais vous monter si vous aviez la condescendance de m’accompagner seulement pendant quelques pas. Oh ! Faites-le, faites-le, chère demoiselle, je vous en supplie ! »
Marie n’hésita pas un instant à suivre Casse-Noisette, et étant bien certaine qu’il ne pouvait avoir aucun mauvais dessein à son égard.
« Je vous suivrai, dit-elle, mon cher monsieur Drosselmayer. Mais il ne faut pas que ce soit bien loin, ni que le voyage dure bien longtemps, car je n’ai pas encore suffisamment dormi.
— Je choisirai donc, dit Casse-Noisette le chemin le plus court, quoiqu’il soit le plus difficile. »
Et, à ces mots, il marcha devant, et Marie le suivit.
Le royaume enchanté
Tous deux arrivèrent bientôt devant une vieille et immense armoire, située dans un corridor, tout près de la porte, et qui servait de garde-robe. Là, Casse-Noisette s’arrêta, et Marie remarqua, à son grand étonnement, que les battants de l’armoire, ordinairement si bien fermés, étaient grands ouverts, de façon qu’elle voyait à merveille la redingote de voyage de son père, qui était en peau de renard, et qui se trouvait suspendue devant tous les autres vêtements. Casse-Noisette grimpa fort adroitement le long des lisières, et en s’aidant des brandebourgs, jusqu’à ce qu’il pût atteindre le large col de cette pelisse. Casse-Noisette en tira aussitôt un charmant escalier de bois de cèdre, qu’il dressa de façon à ce que sa base touchât la terre et à ce que son extrémité supérieure se perdit dans la manche du vêtement.
« Et maintenant, chère demoiselle, dit Casse-Noisette, ayez la bonté de me donner la main et de monter avec moi. »
Marie obéit ; et à peine eut-elle regardé par la manche, qu’une étincelante lumière brilla devant elle, et qu’elle se trouva tout à coup transportée au milieu d’une prairie embaumée, qui scintillait comme si elle eût été toute parsemée de pierres précieuses.
« Où sommes-nous donc, mon cher monsieur Drosselmayer, s’écria Marie tout éblouie.
— Dans la prairie de Sucre Candi, répondit Casse-Noisette ; maintenant, nous allons franchir cette porte que voici. »
Alors seulement, Marie remarqua une porte toute en amandes, sur le haut de laquelle une demi-douzaine de petits singes dansaient et jouaient de la musique. Elle et son guide s’avancèrent sur une plaine en pain d’épices, semblable à du marbre, et une magnifique forêt s’ouvrit devant eux. Des fruits d’or et d’argent brillaient entre le feuillage des arbres. En bas, sur le gazon, de petits bergers avec leurs bergères exécutaient les rondes les plus ravissantes.
« Nous traversons la forêt de Noël, dit Casse-Noisette à son amie stupéfaite.
Puis il ajouta :
— Nous voici à présent aux villages de Caramel et de Berlingot. »
C’étaient deux charmants hameaux, dont les ruelles étaient pavées de fruits confits et d’amandes.
Marie eût bien voulu s’y arrêter, mais Casse-Noisette lui dit :
« Chère princesse, nous ne devons pas nous attarder ici : dépêchons-nous de gagner Sucreville, où je suis attendu.
Chemin faisant, ils arrivèrent à un lac, aux flots couleur de rose, dans lesquels l’on voyait s’agiter de petits poissons en diamant. Casse-Noisette frappa dans ses mains. Aussitôt, le lac rendit un murmure, et de ses ondes sortit une conque magnifique attelée de deux dauphins. Ils embarquèrent, et le char-coquillage se mit aussitôt à voguer sur le lac.
Quelle chose admirable que de naviguer sur cette mer odorante et rosée ! Mais le trajet ne fut pas long :
« Nous voici arrivés, chère Marie, reprit au bout d’un instant Casse-Noisette. Tiens ! Voyez-vous, là bas, les tours de la ville ? »
Marie leva les yeux, et aperçut les murs et les toits d’une splendide cité. Une foule immense de curieux se tenait sur la rive : c’était un peuple d’êtres minuscules, parmi lequel il y avait des gens de tout pays et de toutes sortes : des officiers, des soldats, des prédicateurs, des bergers, des danseurs de corde, des magiciens, des marchands, des marins, des maîtres d’école…, enfin toute la diversité des situations que l’on peut rencontrer sur la surface du globe.
On lui fit les honneurs de l’hôtel de ville, devant lequel les statues de deux lions rugissants montaient la garde. Et de charmantes jeunes filles, qui disaient être les sœurs de Casse-Noisette, la prièrent de les suivre. Puis un héraut proclama :
« Le carrosse de Votre Majesté est avancé ! »
Mais, à peine Casse-Noisette eût-il posé un pied à l’intérieur du carrosse, qu’il se métamorphosa en un beau jeune homme, aux cris d’allégresse de tout le peuple :
« Prince sérénissime, sois le bienvenu avec ta gracieuse fiancée, dans la noble cité de Sucreville ! »
Le prince Casse-Noisette se leva alors, pour saluer la foule de droite et de gauche, et tout cela se fit si vite que Marie n’eut pas même le temps de s’étonner.
Déjà le héraut criait :
« Place ! Place ! Nous allons maintenant au Château des Brioches, où doit se tenir la noce ! »
Et le carrosse de filer à travers la foule joyeuse, par les rues de la ville, montant, montant toujours, comme s’il voulait escalader le ciel. Tout à coup, une des roues heurta un nuage. Crac ! La secousse fut telle que Marie bascula hors de la voiture, et tomba d’une effroyable hauteur !
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, éperdue, elle se retrouva couchée dans son petit lit. Il faisait grand jour, et sa maman se tenait devant elle :
« Voyons, Marie, lui dit celle-ci, est-il permis de dormir si longtemps ? Il y a longtemps que le déjeuner est servi !
— Oh maman, répliqua la fillette, ne me gronde pas. J’ai fait un si beau rêve !... »
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