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Alice au Pays des Merveilles (Ch. 5 à 8)

… de Lewis Carroll

… illustré par Arthur Rackham


Texte intégral. Traduction personnelle, inspirée du travail d'Henri Bué, premier traducteur d'Alice en français et ami personnel de Lewis Carroll. Ce texte est publié sous la licence Creative Commons CC BY-NC : Attribution-Pas d'utilisation commerciale.




CHAPITRE V

Conseils d’une chenille


La Chenille et Alice se regardèrent mutuellement un instant en silence. Enfin la Chenille sortit le narguilé de sa bouche, et lui adressa la parole d’une voix endormie et traînante :

« Qui êtes-vous ? » dit la Chenille. Ce n’était pas là une manière encourageante d’entamer la conversation. Alice répondit, un peu timidement :

« Je, …je le sais à peine moi-même en ce moment. Je sais bien qui j’étais en me levant ce matin, mais je crois avoir changé plusieurs fois depuis.

— Qu’entendez-vous par là ? dit la Chenille d’un ton sévère. Expliquez-vous.

— Je crains bien de ne pouvoir pas m’expliquer, dit Alice, car, voyez-vous, je ne suis plus moi-même.

— Je ne vois pas du tout, répondit la Chenille.

— J’ai bien peur de ne pouvoir pas dire les choses plus clairement, répliqua Alice fort poliment ; car d’abord je n’y comprends rien moi-même. Et ensuite, grandir et rapetisser si souvent en une seule journée, cela embrouille un peu les idées.

— Absolument pas, dit la Chenille.

— Peut-être ne vous en êtes-vous pas encore aperçue, dit Alice. Mais quand vous deviendrez chrysalide, - car c’est ce qui vous arrivera, sachez-le bien -, et ensuite papillon, je crois bien que vous vous sentirez un peu bizarre, ne pensez-vous pas ?

— Pas le moins du monde, dit la Chenille.

— Vos sensations sont peut-être différentes des miennes, dit Alice. Tout ce que je sais, c’est que cela me semblerait très bizarre, à moi.

— À vous ! dit la Chenille d’un ton méprisant. Qui êtes-vous ? »


Alice au Pays des Merveilles illustration de Arthur Rackham

Cette question les ramena au début de la conversation.

Alice se sentait un peu irritée par les réponses si brèves de la Chenille. Elle se redressa de toute sa hauteur et répondit bien gravement :

« Il me semble que vous devriez d’abord me dire qui vous êtes vous-même.

— Pourquoi cela ? » dit la Chenille.

C’était encore là une question bien embarrassante ; et comme Alice ne trouvait pas de bonne raison à donner, et que la Chenille avait l’air de très mauvaise humeur, Alice lui tourna le dos et s’éloigna.

« Revenez, lui cria la Chenille. J’ai quelque chose d’important à vous dire ! »

L’invitation était engageante assurément ; Alice revint sur ses pas.

« Restez calme, dit la Chenille.

— Est-ce tout ? dit Alice, cherchant à retenir sa colère.

— Non, répondit la Chenille.

Alice pensa qu’elle ferait tout aussi bien d’attendre, et qu’après tout la Chenille lui dirait peut-être quelque chose d’intéressant. La Chenille continua de fumer pendant quelques minutes sans rien dire. Puis, retirant enfin la pipe de sa bouche, elle décroisa ses bras tout en disant :

« Ainsi vous pensez avoir changé, n’est-ce-pas ?

— Je le crains, dit Alice. Je ne peux plus me souvenir des choses comme autrefois, et je ne reste pas dix minutes d’affilée de la même grandeur !

— De quoi est-ce que vous ne pouvez pas vous souvenir ? dit la Chenille.

— J’ai essayé de réciter la fable de Maître Corbeau, mais elle paraissait toute différente, répondit Alice d’une voix très mélancolique.

— Récitez : ‘Vous êtes vieux, Père Guillaume’, dit la Chenille.

Alice croisa les mains et commença :


‘Vous êtes vieux, Père Guillaume.

Vous avez des cheveux tout gris…

La tête en bas ! Père Guillaume ;

À votre âge, c’est interdit !


— Étant jeune, pour ma cervelle

Je craignais fort, mon cher enfant ;

Je n’en ai plus une parcelle,

J’en suis bien certain maintenant.


— Vous êtes vieux, je vous l’ai dit,

Mais comment donc par cette porte,

Vous, dont le ventre est rebondi,

Cabriolez-vous de la sorte ?


— Étant jeune, mon cher enfant,

J’avais chaque jointure bonne ;

Je me frottais de cet onguent ;

Si vous payez, je vous en donne.


— Vous êtes vieux, et vous mangez

Les os comme de la bouillie ;

Et jamais rien ne me laissez.

Comment faites-vous, je vous prie ?


— Étant jeune, je disputais

Tous les jours avec votre mère ;

C’est ainsi que je me suis fait

Un si puissant os maxillaire.


— Vous êtes vieux, par quelle adresse

Tenez-vous debout sur le nez

Une anguille, qui se redresse,

Droite comme un I quand vous sifflez ?


— Cette question est trop sotte !

Cessez de jacasser ainsi,

Ou je vais, du bout de ma botte,

Vous envoyer bien loin d’ici.’


— Ce n’est pas cela, dit la Chenille.

— Pas tout à fait, je le crains, dit Alice timidement. Certains mots ont été changés.

— Tout est faux, du début à la fin », dit la Chenille d’un ton décidé ; et il se fit un silence de quelques minutes.

La Chenille fut la première à reprendre la parole.

« Combien voulez-vous mesurer ? demanda-t-elle.

— Oh ! Je ne suis pas difficile quant à la taille, reprit vivement Alice. Mais vous comprenez bien que personne n’aime en changer si souvent.

— Je ne comprends pas du tout », dit la Chenille.

Alice se tut ; elle n’avait jamais de sa vie été si souvent contredite, et elle sentait qu’elle allait perdre patience.

« Êtes-vous satisfaite maintenant ? dit la Chenille.

— J’aimerais bien être un petit peu plus grande, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, dit Alice. Huit centimètres de haut, c’est une taille si misérable !

— C’est de fait, une très bonne taille ! dit la Chenille en colère, se dressant de toute sa hauteur. - Elle mesurait tout juste huit centimètres -.

— Mais je n’y suis pas habituée, répliqua Alice d’un ton piteux, pensant en elle-même : ‘Je voudrais bien que ces créatures-là ne soient pas si susceptibles.’

— Vous finirez par vous y habituer », dit la Chenille. Elle remit la pipe à sa bouche, et fuma de plus belle.

Cette fois, Alice attendit patiemment qu’elle se décidât à parler. Au bout de deux ou trois minutes, la Chenille sortit le narguilé de sa bouche, bâilla une ou deux fois et se secoua ; puis elle descendit du champignon, glissa dans le gazon, et dit tout simplement en s’en allant :

« Un côté vous fera grandir, et l’autre vous fera rapetisser. »

— Un côté de quoi, l’autre côté de quoi ? pensa Alice.

— Du champignon », dit la Chenille, comme si Alice avait parlé tout haut. Et en un instant, elle avait disparu.

Alice contempla un moment le champignon d’un air pensif, essayant de déterminer quels en étaient les côtés ; et comme le champignon était parfaitement rond, elle trouva la question fort difficile. Enfin elle étendit ses bras tout autour, en les allongeant autant que possible, et, de chaque main, enleva une petite partie du bord du champignon.

« Maintenant, lequel des deux ? se dit-elle, et elle grignota un peu du morceau de la main droite pour voir quel effet il produirait. Presque aussitôt, elle reçut un coup violent sous le menton : il venait de frapper contre son pied.


Alice au Pays des Merveilles illustration de Arthur Rackham

Cette brusque transformation lui fit très peur, mais elle comprit qu’il n’y avait pas de temps à perdre, car elle rapetissait rapidement. Elle se mit donc bien vite à manger un peu de l’autre morceau. Son menton était tellement serré contre son pied, qu’il y avait à peine assez de place pour qu’elle pût ouvrir la bouche. Elle y réussit enfin, et parvint à avaler une partie du morceau de la main gauche.

« Voilà enfin ma tête libre, dit Alice d’un ton joyeux, qui se changea bientôt en cris d’épouvante, quand elle s’aperçut de l’absence de ses épaules. Tout ce qu’elle pouvait voir en regardant en bas, c’était un cou, long à n’en plus finir, qui semblait se dresser comme une tige, du milieu d’un océan de verdure s’étendant bien loin au-dessous d’elle.

« Qu’est-ce que c’est que toute cette verdure ? dit Alice. Et où donc sont mes épaules ? Oh ! Mes pauvres mains ! Comment se fait-il que je ne puisse vous voir ? »

Tout en parlant, elle agitait les mains. Mais il n’en résulta qu’un petit mouvement au loin parmi les feuilles vertes.

Comme elle ne trouvait pas le moyen de porter ses mains à sa tête, elle tâcha de porter sa tête à ses mains, et s’aperçut avec joie que son cou se repliait avec aisance de tous côtés, comme un serpent. Elle venait de réussir à le plier en un gracieux zigzag, et allait plonger parmi les feuilles, qui étaient tout simplement le haut des arbres sous lesquels elle avait erré, quand un sifflement aigu la força à reculer promptement ; un gros pigeon venait de lui voler à la figure, et lui donnait de grands coups d’ailes.

« Serpent ! criait le Pigeon.

— Je ne suis pas un serpent, dit Alice, avec indignation. Laissez-moi tranquille.

— Serpent ! Je le répète, dit le Pigeon, mais d’un ton plus doux ; puis il continua avec une espèce de sanglot : j’ai essayé de toutes les façons, rien ne semble les satisfaire.

— Je n’ai pas la moindre idée de ce que vous voulez dire, répondit Alice.

— J’ai essayé les racines d’arbres ; j’ai essayé les talus ; j’ai essayé les haies, continua le Pigeon sans faire attention à elle. Mais ces serpents ! Il n’y a pas moyen de les satisfaire. »


Alice au Pays des Merveilles illustration de Arthur Rackham

Alice était de plus en plus intriguée, mais elle pensa que ce n’était pas la peine de rien dire avant que le Pigeon eût fini de parler.

« C’est comme si je n’avais pas assez de mal à couver mes œufs, dit le Pigeon, il faut encore que je guette les serpents nuit et jour. Je n’ai pas fermé l’œil depuis trois semaines !

— Je suis désolée que vous ayez été tourmenté, dit Alice, qui commençait à comprendre.

— Au moment ou je venais de choisir l’arbre le plus haut de la forêt, continua le Pigeon en élevant la voix jusqu’à crier, au moment où je me figurais que j’allais en être enfin débarrassé, les voilà qui tombent du ciel en se tortillant ! Oh ! Vilain serpent !

— Mais je ne suis pas un serpent, dit Alice, je viens de vous le dire ! Je suis une … Je suis …

— Eh bien ! Qu’êtes-vous ! dit le Pigeon. Je vois bien que vous cherchez à inventer quelque chose.

— Je … je suis une petite fille, répondit Alice avec quelque hésitation, car elle se rappelait combien de changements elle avait subi ce jour-là.

— Voilà une histoire bien vraisemblable ! dit le Pigeon d’un air de profond mépris. J’ai vu bien des petites filles dans ma vie, mais je n’en ai jamais vu avec un cou comme cela. Non, non ; vous êtes un serpent ; il est inutile de le nier. Vous allez sans doute me dire que vous n’avez jamais mangé d’œufs. »

— Si fait, j’ai mangé des œufs, dit Alice, qui ne savait pas mentir ; mais vous savez que les petites filles mangent des œufs aussi bien que les serpents.

— Je n’en crois rien, dit le Pigeon, mais s’il en est ainsi, c’est qu’elles sont une espèce de serpent ; c’est tout ce que j’ai à vous dire. »

Cette idée était si nouvelle pour Alice qu’elle resta muette pendant une ou deux minutes, ce qui donna au Pigeon le temps d’ajouter :

« Vous cherchez des œufs, ça j’en suis bien sûr, et alors que m’importe que vous soyez une petite fille ou un serpent ?

— Cela m’importe beaucoup à moi, dit Alice vivement ; mais je ne cherche pas d’œufs justement, et quand même j’en chercherais je ne voudrais pas des vôtres ; je ne les aime pas crus.

— Eh bien ! Allez-vous-en alors », dit le Pigeon d’un ton boudeur, en se remettant dans son nid. Alice se glissa parmi les arbres du mieux qu’elle put en se baissant, car son cou s’entortillait dans les branches, et à chaque instant il lui fallait s’arrêter et le désentortiller. Au bout de quelque temps, elle se rappela qu’elle tenait encore dans ses mains les morceaux de champignon, et elle se mit à l’œuvre avec grand soin, grignotant tantôt l’un, tantôt l’autre, et tantôt grandissant, tantôt rapetissant, jusqu’à ce qu’enfin elle parvint à se ramener à sa taille habituelle.

Il y avait si longtemps qu’elle n’avait été d’une taille raisonnable que cela lui parut d’abord tout drôle, mais elle finit par s’y accoutumer, et commença à se parler à elle-même, comme d’habitude.

« Allons, voilà maintenant la moitié de mon projet exécuté. Comme tous ces changements sont embarrassants ! Je ne suis jamais sûre de ce que je vais devenir d’une minute à l’autre. Toutefois, je suis redevenue de la bonne taille ; il me reste maintenant à pénétrer dans ce magnifique jardin. Comment faire ? »

En disant ces mots elle arriva tout à coup à une clairière, où se trouvait une petite maison, d’environ un mètre vingt de hauteur.

« Quels que soient les gens qui demeurent là, pensa Alice, il ne serait pas raisonnable de se présenter à eux grande comme je suis. Ils deviendraient fous de terreur. »

Elle se mit de nouveau à grignoter le morceau qu’elle tenait dans sa main droite, et ne s’aventura pas près de la maison avant d’avoir réduit sa taille à vingt centimètres.




CHAPITRE VI

Porc et poivre


Alice resta une ou deux minutes à regarder à la porte : elle se demandait ce qu’il fallait faire, quand tout à coup un laquais en livrée sortit du bois en courant. - Elle le prit pour un laquais à cause de sa livrée ; sans cela, à n’en juger que par la figure, elle l’aurait pris pour un poisson -. Il frappa fortement avec son doigt à la porte. Elle fut ouverte par un autre laquais en livrée, qui avait la face toute ronde et de gros yeux comme une grenouille. Alice remarqua que les deux laquais avaient les cheveux poudrés et tout frisés. Elle se sentit piquée de curiosité, et, voulant savoir ce que tout cela signifiait, elle se glissa un peu en dehors du bois afin d’écouter.


Alice au Pays des Merveilles illustration de Arthur Rackham

Le Laquais-Poisson prit de dessous son bras une lettre énorme, presque aussi grande que lui, et la présenta au Laquais-Grenouille en disant d’un ton solennel :

« Pour Madame la Duchesse, une invitation de la part de la Reine, à une partie de croquet. »

Le Laquais-Grenouille répéta sur le même ton solennel, en changeant un peu l’ordre des mots :

« De la part de la Reine, une invitation pour Madame la Duchesse à une partie de croquet », puis tous deux se firent un profond salut et les boucles de leurs chevelures s’entremêlèrent.

Cela fit tellement rire Alice qu’elle dut rentrer bien vite dans le bois de peur d’être entendue ; et quand elle avança la tête pour regarder à nouveau, le Laquais-Poisson était parti, et l’autre était assis par terre près de la route, regardant niaisement en l’air.

Alice s’approcha timidement de la porte et frappa.

« Cela ne sert à rien du tout de frapper, dit le Laquais, et cela pour deux raisons : premièrement, parce que je suis du même côté de la porte que vous ; et deuxièmement, parce qu’on fait là-dedans un tel bruit que personne ne peut vous entendre. »

En effet, il se faisait dans l’intérieur un bruit extraordinaire, des hurlements et des éternuements continuels, et de temps à autre un grand fracas comme si on brisait de la vaisselle.

« Eh bien ! Comment puis-je entrer, s’il vous plaît ? demanda Alice.

— Il y aurait quelque bon sens à frapper à cette porte, continua le Laquais sans l’écouter, si nous avions la porte entre nous deux. Par exemple, si vous étiez à l’intérieur, vous pourriez frapper et je pourrais vous laisser sortir. »

Il regardait en l’air tout le temps qu’il parlait, et Alice trouvait cela très impoli. « Mais peut-être ne peut-il pas s’en empêcher, dit-elle ; il a les yeux presque sur le sommet de la tête. Dans tous les cas il pourrait bien répondre à mes questions. Comment faire pour entrer ? répéta-t-elle tout haut.

— Je vais rester assis ici, dit le Laquais, jusqu’à demain. »

Au même instant la porte de la maison s’ouvrit, et une grande assiette vola tout droit dans la direction de la tête du Laquais ; elle lui effleura le nez, et alla se briser contre un arbre derrière lui.

« Ou le jour suivant peut-être, continua le Laquais sur le même ton, tout comme si rien n’était arrivé.

— Comment faire pour entrer ? demanda à nouveau Alice, en élevant la voix.

— Mais, devriez-vous entrer ? dit le Laquais. C’est ce qu’il faut se demander, n’est-ce pas ? »

C’était la vérité, mais Alice trouva mauvais qu’on la lui dît. « C’est vraiment terrible, murmura-t-elle, de voir la manière dont ces gens-là discutent, il y a de quoi rendre fou. »

Le Laquais trouva l’occasion bonne pour répéter son observation avec des variantes.

« Je resterai assis ici, dit-il, de temps à autre, pendant des jours et des jours !

— Mais que faut-il que je fasse ? dit Alice.

— Tout ce que vous voudrez, dit le Laquais ; et il se mit à siffler.

— Oh ! Ce n’est pas la peine de lui parler, dit Alice, désespérée ; c’est un parfait idiot ». Puis elle ouvrit la porte et entra.

La porte donnait sur une grande cuisine, qui était pleine de fumée d’un bout à l’autre. La Duchesse était assise sur un tabouret à trois pieds, au milieu de la cuisine, et berçait un bébé ; la cuisinière, penchée sur le feu, remuait quelque chose dans un grand chaudron, qui paraissait rempli de soupe.


Alice au Pays des Merveilles illustration de Arthur Rackham

« Il doit y avoir trop de poivre dans la soupe », se dit Alice, entre plusieurs éternuements.

Il y en avait certainement trop dans l’air. La Duchesse elle-même, éternuait de temps en temps, et quant au bébé, il éternuait et hurlait alternativement, sans la moindre interruption. Les deux seules créatures qui n’éternuaient pas, étaient la cuisinière et un gros chat assis sur l’âtre, et dont la bouche grimaçante était fendue d’une oreille à l’autre.

« Pourriez-vous me dire, dit Alice un peu timidement, car elle ne savait pas s’il était bien convenable qu’elle parlât la première, pourquoi votre chat sourit ainsi ?

— C’est un Chat du Cheshire, dit la Duchesse ; voilà pourquoi. Porc ! »

Elle prononça ce dernier mot avec une telle violence soudaine, qu’Alice faillit sursauter. Mais elle comprit bientôt que cela s’adressait au bébé et non pas à elle ; elle reprit donc courage et continua :

« J’ignorais que les Chats du Cheshire avaient l’habitude de sourire ; en fait, j’ignorais qu’un chat soit capable de sourire.

— Ils en sont tous capables, dit la Duchesse ; et la plupart le font.

— Je n’en connais aucun qui le fasse, dit Alice poliment, bien contente d’avoir entamé une conversation.

— Le fait est que vous ne savez pas grand-chose », dit la Duchesse.

Le ton sur lequel fut faite cette observation ne plut pas du tout à Alice, et elle pensa qu’il serait bon de changer de sujet. Alors qu’elle essayait d’en trouver un nouveau, la cuisinière retira de dessus le feu le chaudron plein de soupe, et se mit aussitôt à jeter tout ce qui lui tomba sous la main à la tête de la Duchesse et du bébé. La pelle et les pincettes en premier, à leur suite vint une pluie de casseroles, d’assiettes et de plats. La Duchesse n’y faisait pas la moindre attention, même quand elle en était atteinte, et le bébé hurlait déjà si fort auparavant, qu’il était impossible de savoir si les coups lui faisaient mal ou non.

« Oh ! Je vous en prie, prenez garde à ce que vous faites », criait Alice, sautant ça et là, en proie à la terreur. « Oh ! Son cher petit nez ! » Une casserole d’une grandeur peu ordinaire venait de voler tout près du bébé, et avait failli lui emporter le nez.

« Si chacun s’occupait de ses affaires, dit la Duchesse avec un grognement rauque, le monde tournerait bien plus vite qu’il ne le fait.

— Ce qui ne serait guère avantageux, dit Alice, enchantée qu’il se présentât une occasion de montrer un peu de son savoir. Songez à ce que deviendraient le jour et la nuit ; vous voyez bien, la Terre met vingt-quatre heures pour faire sa révolution …

— En parlant de révolution, dit la Duchesse. Qu’on lui coupe la tête ! »

Alice jeta un regard inquiet sur la cuisinière pour voir si elle allait obéir ; mais la cuisinière était tout occupée à remuer la soupe et paraissait ne pas écouter. Alice continua donc :

« Vingt-quatre heures, je crois, ou bien est-ce douze ? Je …

— Oh ! Laissez-moi tranquille, dit la Duchesse, je n’ai jamais pu supporter les chiffres. »

Et là-dessus, elle recommença à dorloter son enfant, lui chantant une espèce de berceuse pour l’endormir, et lui donnant une forte secousse au bout de chaque vers :


Grondez votre vilain petit garçon !

Battez-le quand il éternue ;

À vous taquiner, sans façon,

Le méchant enfant s’évertue.


Refrain

- que reprirent en chœur la cuisinière et le bébé -

Whaou ! Whaou ! Whaou ! »


En chantant le second couplet de la chanson, la Duchesse faisait sauter le bébé et le secouait si violemment, que le pauvre petit être hurlait au point qu’Alice put à peine entendre ces mots :


« Oui, oui, je m’en vais le gronder,

Et le battre, s’il éternue ;

Car bientôt à savoir poivrer,

Je veux que l’enfant s’habitue.


Refrain

Whaou ! Whaou ! Whaou !


— Tenez, vous pouvez le bercer un peu, si vous voulez ! dit la Duchesse à Alice : et à ces mots elle lui jeta le bébé. Il faut que j’aille m’apprêter pour aller jouer au croquet avec la Reine ».

Et elle se précipita hors de la chambre. La cuisinière lui lança une poêle comme elle s’en allait, mais la manqua tout juste.

Alice eut de la peine à attraper le bébé. C’était un petit être d’une forme étrange, qui étendait ses bras et ses jambes dans toutes les directions.

« Tout comme une étoile de mer », pensait Alice. La pauvre petite créature ronflait comme une machine à vapeur lorsqu’elle l’attrapa, et ne cessait de se plier en deux, puis de s’étendre tout droit, de sorte qu’avec tout cela, pendant les premiers instants, tout ce qu’elle pouvait faire, c’était de le tenir.

Sitôt qu’elle eut trouvé le bon moyen de le bercer, - qui était d’en faire une espèce de nœud, et puis de le tenir fermement par l’oreille droite et le pied gauche afin de l’empêcher de se dénouer -, elle le porta dehors en plein air.

« Si je n’emmène pas cet enfant avec moi, pensa Alice, ils le tueront certainement un de ces jours. Ne serait-ce pas un meurtre de l’abandonner ? »

Elle dit ces derniers mots à haute voix, et la petite créature répondit par un grognement - elle avait cessé d’éternuer à cet instant -.

« Ne grogne pas ainsi, dit Alice ; ce n’est pas là du tout une bonne manière de s’exprimer. »

Le bébé grogna de nouveau. Alice regarda son visage avec inquiétude, pour voir ce qu’il avait. Il avait sans aucun doute un nez très retroussé, qui ressemblait bien davantage à un groin qu’à un vrai nez. Ses yeux également, devenaient très petits pour ceux d’un bébé. Alice finit par détester l’aspect de ce petit être.

« Mais peut-être sanglotait-il, tout simplement », pensa-t-elle, et elle regarda de nouveau les yeux du bébé pour voir s’il n’y avait pas de larmes. « Si tu es en train de te changer en porc, mon chéri, dit Alice avec sérieux, je ne veux plus rien avoir à faire avec toi. Fais-y bien attention ! »

La pauvre petite créature sanglota de nouveau, ou grogna - il était impossible de savoir lequel des deux -, et ils continuèrent leur chemin un instant en silence.


Alice au Pays des Merveilles illustration de Arthur Rackham

Alice commençait à dire en elle-même : « Mais que faire de cette créature quand je l’aurai portée à la maison ? », lorsqu’il grogna de nouveau si fort qu’elle regarda sa figure avec quelque inquiétude. Cette fois, aucune erreur n’était plus possible : c’était un cochon, ni plus ni moins, et elle comprit qu’il serait ridicule de le porter plus loin.

Elle déposa donc par terre le petit animal, et se sentit toute soulagée de le voir trotter tranquillement vers le bois.

« S’il avait grandi, se dit-elle, il serait devenu un enfant épouvantablement laid ; tandis qu’il fait un assez joli petit porc, il me semble. »

Elle se mit alors à penser à d’autres enfants qu’elle connaissait, et qui feraient d’assez jolis cochons, si seulement on savait la manière de s’y prendre pour les métamorphoser. Elle était en train de faire ces réflexions, lorsqu’elle tressaillit en voyant tout à coup le Chat du Cheshire, assis à quelques pas de là, sur la branche d’un arbre.


Alice au Pays des Merveilles illustration de Arthur Rackham

Le Chat se contenta de sourire en apercevant Alice. Elle trouva qu’il avait l’air aimable, et cependant, il avait de très longues griffes, et une grande rangée de dents ; aussi comprit-elle qu’il fallait le traiter avec respect.

« Minet du Cheshire », commença-t-elle un peu timidement, ne sachant pas du tout si cette familiarité lui serait agréable ; toutefois, son sourire s’élargit.

« Allons, il est content, jusqu’à présent, pensa Alice, et elle continua : Dites-moi, je vous prie, de quel côté je dois me diriger ?

— Cela dépend beaucoup de l’endroit où vous voulez aller, dit le Chat.

— Cela m’est assez indifférent, dit Alice.

— Alors peu importe de quel côté vous irez, dit le Chat.

— Pourvu que j’arrive quelque part, ajouta Alice en guise d’explication.

— Cela ne peut pas manquer, pourvu que vous marchiez assez longtemps. »

Alice comprit que cela était incontestable ; elle essaya donc une autre question

« Quelle sorte de gens demeurent par ici ?

— De ce côté-là, dit le Chat, décrivant un cercle avec sa patte droite, demeure un Chapelier ; et de ce côté-là, faisant de même avec sa patte gauche, demeure un Lièvre de Mars. Vous pouvez aller voir celui que vous voudrez, ils sont tous les deux fous.

— Mais je ne veux pas aller chez des fous, fit observer Alice.

— Vous ne pouvez pas faire autrement, tout le monde est fou ici. Je suis fou, vous êtes folle.

— Comment savez-vous que je suis folle ? dit Alice.

— Vous devez l’être, dit le Chat, sans cela ne seriez pas venue ici. »

Alice pensa que cela ne prouvait rien. Toutefois elle continua :

« Et comment savez-vous que vous-même êtes fou ?

— D’abord, dit le Chat, un chien n’est pas fou ; vous admettez cela ?

— Je suppose, dit Alice.

— Eh bien ! continua le Chat, un chien grogne quand il est en colère, et remue la queue lorsqu’il est content. Or, moi, je grogne quand je suis content, et je remue la queue quand je suis fâché. Donc je suis fou.

— J’appelle cela ronronner, et non pas grogner, dit Alice.

— Appelez cela comme vous voudrez, dit le Chat. Jouez-vous au croquet avec la Reine aujourd’hui ?

— Cela me ferait grand plaisir, dit Alice, mais je n’ai pas encore été invitée.

— Vous m’y verrez », dit le Chat ; et il disparut.

Alice ne fut pas très étonnée, tant elle commençait à s’habituer aux événements extraordinaires. Tandis qu’elle regardait encore l’endroit que le Chat venait de quitter, celui-ci reparut tout à coup.

« À propos, qu’est devenu le bébé ? J’allais oublier de le demander.

— Il s’est changé en porc, dit tranquillement Alice, comme si le Chat était revenu d’une manière naturelle.

— Je m’en doutais », dit le Chat ; et il disparut de nouveau.

Alice attendit quelques instants, espérant presque le revoir, mais il ne reparut pas ; et une ou deux minutes après, elle continua son chemin dans la direction où on lui avait dit que demeurait le Lièvre de Mars.

« J’ai déjà vu des chapeliers, se dit-elle ; le Lièvre sera de loin le plus intéressant. Et comme nous sommes en mai, peut-être s’abstiendra-t-il de devenir fou, ou du moins pas autant qu’il ne l’était en mars ». À ces mots elle leva les yeux, et voilà que le Chat était encore là, assis sur une branche d’arbre.

« Avez-vous dit porc, ou porte ? demanda le Chat.

— J’ai dit porc, répéta Alice. Ne vous amusez donc pas à paraître et à disparaître si subitement, vous faites tourner la tête aux gens.

— D’accord », dit le Chat, et cette fois il s’évanouit tout doucement, à commencer par le bout de la queue, et finissant par son sourire, qui demeura quelque temps après que le reste eût disparu.

« Eh bien, pensa Alice, j’ai souvent vu un chat sans sourire, mais un sourire sans chat ! C’est la chose la plus bizarre que j’ai vue dans ma vie ! »


Alice au Pays des Merveilles illustration de Arthur Rackham

Elle n’eut pas à marcher longtemps, avant d’apercevoir la maison du Lièvre de Mars. Elle pensa que ce devait bien être celle-là, car les cheminées étaient en forme d’oreilles, et le toit recouvert de fourrure. La maison était si grande qu’elle n’osa s’approcher avant d’avoir grignoté encore un peu du morceau de champignon qu’elle avait dans la main gauche, et d’avoir atteint la taille de soixante centimètres environ ; et même alors elle avança timidement en se disant : « Et si après tout il était devenu fou ! Je souhaiterais presque avoir été rendre visite au Chapelier ! »




CHAPITRE VII

Un thé chez les fous


Il y avait une table, dressée sous un arbre devant la maison, et le Lièvre de Mars y prenait le thé avec le Chapelier. Un Loir, profondément endormi, était assis entre eux, et tous deux s’en servaient comme d’un coussin, le coude appuyé sur lui, et causant par-dessus sa tête.

« C’est bien inconfortable pour le Loir, pensa Alice. Mais comme il est endormi, je suppose que cela lui est égal. »

Bien que la table fût très grande, tous trois étaient serrés l’un contre l’autre dans un des coins.

« Pas de place ! Pas de place ! s’écrièrent-ils en voyant Alice.

— Il y a beaucoup de place ! dit Alice indignée, en s’asseyant dans un large fauteuil, à l’une des extrémités de la table.

— Prenez donc du vin », dit le Lièvre d’un ton engageant.

Alice regarda tout autour de la table, mais il n’y avait que du thé.

« Je ne vois pas de vin, fit-elle observer.

— Il n’y en a pas, dit le Lièvre de Mars.

— Dans ce cas, il n’était pas très poli de votre part de m’en offrir, dit Alice avec colère.

— Ce n’était pas non plus très poli de votre part de vous asseoir sans y avoir été invitée, dit le Lièvre de Mars.

— J’ignorais que ce fût votre table, dit Alice. Elle est dressée pour bien plus de trois convives.

— Vos cheveux ont besoin d’être coupés », dit le Chapelier. Il avait observé Alice pendant quelque temps, avec beaucoup de curiosité, et ce fut la première parole qu’il lui adressa.

« Vous devriez apprendre à ne pas faire de remarques personnelles, c’est très impoli », dit Alice d’un ton sévère.

À ces mots le Chapelier ouvrit de grands yeux ; mais il se contenta de dire :

« Pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau ?

— Bon ! Nous allons nous amuser un peu, pensa Alice. Je suis bien contente qu’ils aient commencé à poser des devinettes. Je crois pouvoir répondre à cela, ajouta-t-elle tout haut.

— Vous voulez dire que vous croyez pouvoir deviner la réponse ? dit le Lièvre de Mars.

— Tout à fait, répondit Alice.

— Alors vous devriez dire ce que vous pensez, continua le Lièvre de Mars.

— C’est ce que je fais, répliqua vivement Alice. Du moins … je pense ce que je dis ; c’est la même chose, voyez-vous. »

— Ce n’est pas du tout la même chose, dit le Chapelier. Vous pourriez alors tout aussi bien dire que : je vois ce que je mange, est la même chose que : je mange ce que je vois.

— Vous pourriez alors tout aussi bien dire, ajouta le Lièvre de Mars, que : j’aime ce que j’obtiens, est la même chose que : j’obtiens ce que j’aime.

— Vous pourriez tout aussi bien dire, ajouta le Loir, qui paraissait parler dans son sommeil, que : je respire quand je dors, est la même chose que : je dors quand je respire.

C’est la même chose en ce qui vous concerne », dit le Chapelier.

Sur ce, la conversation tomba, et il se fit un silence de quelques minutes, qu’Alice mit à profit pour repasser dans son esprit tout ce qu’elle savait au sujet des corbeaux et des bureaux, ce qui n’était pas grand-chose.


Alice au Pays des Merveilles illustration de Arthur Rackham

Le Chapelier rompit le silence le premier.

« Quel jour du mois sommes-nous ? » dit-il en se tournant vers Alice. Il avait tiré sa montre de sa poche, et la regardait d’un air inquiet, la secouant de temps à autre et l’approchant de son oreille.

Alice réfléchit un instant et répondit :

« Le quatre.

— Elle retarde de deux jours, dit le Chapelier en soupirant. Je vous disais bien que le beurre ne conviendrait pas au mécanisme ! ajouta-t-il en regardant le Lièvre de Mars avec colère.

— C’était un beurre de la meilleure qualité, répondit humblement le Lièvre de Mars.

— Peut-être, mais des miettes de pain ont du s’y mêler, grommela le Chapelier. Vous n’auriez pas dû l’introduire avec le couteau à pain. »

Le Lièvre prit la montre, et la contempla tristement, puis la trempa dans sa tasse, la contempla à nouveau, et pourtant ne trouva rien de mieux à faire que de répéter sa première observation : « C’était un beurre de la meilleure qualité. »

Alice avait regardé par-dessus son épaule avec curiosité :

« Quelle drôle de montre ! dit-elle. Elle indique le jour du mois, mais pas l’heure qu’il est !

— Et pourquoi indiquerait-elle l’heure ? murmura le Chapelier. Est-ce que votre montre indique l’année ?

— Non, bien entendu ! répliqua Alice sans hésiter. Mais c’est parce l’année reste la même pendant très longtemps.

— Tout comme la mienne », dit le Chapelier.

Alice se trouva fort embarrassée. L’observation du Chapelier lui paraissait n’avoir aucun sens ; et cependant la phrase était parfaitement correcte.

« Je ne vous comprends pas bien, dit-elle, aussi poliment que possible.

— Le Loir s’est rendormi », dit le Chapelier ; et il lui versa un peu de thé chaud sur le nez.

Le Loir secoua la tête avec impatience, et dit, sans ouvrir les yeux :

« Bien sûr, bien sûr, c’est justement ce que j’allais dire.

— Avez-vous deviné l’énigme ? dit le Chapelier, se tournant de nouveau vers Alice.

— Non, j’y renonce, répondit Alice ; quelle est la réponse ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, dit le Chapelier.

— Moi non plus », dit le Lièvre de Mars.

Alice soupira d’ennui.

« Il me semble que vous pourriez mieux employer le temps, dit-elle, et ne pas le gaspiller à proposer des devinettes qui n’ont pas de réponse.

— Si vous connaissiez le Temps aussi bien que moi, dit le Chapelier, vous ne parleriez pas de le gaspiller. On ne le gaspille pas, lui.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, dit Alice.

— Bien sûr, vous ne comprenez pas, répondit le Chapelier, en secouant la tête avec mépris ; je parie que vous n’avez jamais parlé au Temps.

— C’est possible, répliqua prudemment Alice, mais je sais que je dois battre les temps, pendant ma leçon de musique.

— Ah ! Tout s’explique ! Le Temps n’aime pas du tout être battu, dit le Chapelier. Mais si seulement vous restiez en bons termes avec lui, il pourrait faire tout ce que vous voulez avec la pendule. Par exemple, supposons qu’il soit neuf heures du matin, l’heure de vos leçons, vous n’auriez qu’à dire tout bas, un petit mot au Temps, et l’aiguille avancerait en un clin d’œil : une heure et demie, l’heure de déjeuner ! »

- ‘J’aimerais bien qu’il en soit ainsi’, dit tout bas le Lièvre de Mars -

— Ce serait génial, dit Alice d’un air pensif ; mais alors … je n’aurais pas encore faim, voyez-vous.

— Peut-être pas au début, dit le Chapelier ; mais vous pourriez retenir l’aiguille à une heure et demie aussi longtemps que vous voudriez.

— Est-ce comme cela que vous faites, vous ? demanda Alice.

Le Chapelier secoua tristement la tête.

— Hélas ! Non, répondit-il, nous nous sommes querellés au mois de mars dernier, un peu avant qu’il ne devienne fou. - Il montrait le Lièvre de Mars du bout de sa cuillère -. C’était au grand concert donné par la Reine de Cœur, et je devais chanter :


Ah ! Vous dirais-je, ma sœur,

Ce qui calme ma douleur !


- Sur l’air de « Ah, vous dirais-je Maman -


— Vous connaissez peut-être cette chanson ? »

— J’ai déjà entendu quelque chose comme ça, dit Alice.

— Elle continue, dit le Chapelier, de la façon suivante :


C’est que j’avais des dragées,

Et que je les ai mangées. »


Ici le Loir se secoua, et se mit à chanter dans son sommeil :

« Et que je les ai mangées, mangées, mangées, mangées, mangées, » si longtemps, qu’il fallût le pincer pour le faire taire.

« Eh bien, j’avais à peine fini le premier couplet, dit le Chapelier, que la Reine se leva d’un bond, et hurla : ‘Il est en train d’assassiner le Temps ! Qu’on lui coupe la tête !’

— Quelle abominable cruauté ! s’écria Alice.

— Et, depuis ce moment, continua le Chapelier avec tristesse, le Temps ne veut plus rien faire de ce que je lui demande. Il est toujours six heures désormais. »

Une brillante idée traversa l’esprit d’Alice.

« Est-ce pour cela qu’il y a tant de tasses à thé ici ? demanda-t-elle.

— Oui, c’est cela, dit le Chapelier avec un soupir ; il est toujours l’heure de prendre le thé, et nous n’avons plus le temps de laver la vaisselle dans l’intervalle.

— Vous tournez continuellement autour de la table, je suppose ? dit Alice.

— Exactement, dit le Chapelier, à mesure que les tasses se salissent.

— Mais, qu’arrive-t-il lorsque vous vous retrouvez au commencement ? se hasarda de demander Alice.

— Si nous changions de sujet, interrompit le Lièvre de Mars en bâillant ; celui-ci commence à me fatiguer. Je propose que la petite demoiselle nous conte une histoire.

— J’ai bien peur de n’en connaître aucune, dit Alice, que cette proposition alarmait un peu.

— Eh bien, le Loir va nous en raconter une, crièrent-ils tous deux. Allons, Loir, réveillez-vous ! » Et ils le pincèrent des deux côtés à la fois.

Le Loir ouvrit lentement les yeux.

« Je ne dormais pas, dit-il d’une voix faible et enrouée. Je n’ai pas perdu un mot de ce que vous avez dit, les gars.

— Racontez-nous une histoire, dit le Lièvre de Mars.

— Oh oui ! Je vous en prie, dit Alice d’un ton suppliant.

— Et faites vite, ajouta le Chapelier, autrement cela vous allez vous rendormir avant d’avoir terminé.

— Il était une fois trois petites sœurs, commença bien vite le Loir, qui s’appelaient Elsie, Lacie, et Tillie ; et elles vivaient au fond d’un puits.

— De quoi vivaient-elles ? dit Alice, qui s’intéressait toujours aux questions traitant du boire ou du manger.

— Elles vivaient de mélasse, dit le Loir, après avoir réfléchi un instant.

— Ce n’est pas possible, vous savez, fit doucement observer Alice ; elles seraient tombées malades.

— C’était le cas, dit le Loir : elles étaient très malades ».

Alice chercha à imaginer l’effet que produirait sur elle une manière de vivre si extraordinaire, mais cela lui parut trop compliqué, et elle continua :

« Mais pourquoi vivaient-elles au fond d’un puits ?

— Reprenez du thé, dit le Lièvre de Mars à Alice avec empressement.

— Je n’en ai pas encore pris, répondit Alice d’un air offensé. Je ne peux donc pas en prendre davantage.

— Vous voulez dire que vous ne pouvez pas en prendre moins, dit le Chapelier. Il est très facile de prendre un peu plus que rien du tout.

— Personne ne vous a demandé votre avis, à vous, dit Alice.

— Ah ! Qui est-ce-qui est en train de faire des remarques personnelles, à présent ? » demanda le Chapelier d’un air triomphant.

Alice ne savait pas trop que répondre à cela. Aussi se servit-elle un peu de thé et une tartine de pain beurré ; puis elle se tourna vers le Loir, et répéta sa question :

« Pourquoi vivaient-elles au fond d’un puits ? »

Le Loir réfléchit de nouveau pendant quelques instants, et dit :

« C’était un puits de mélasse.

— Cela n’existe pas ! entreprit de dire Alice, très en colère. Mais le Chapelier et le Lièvre firent : ‘Chut ! Chut !’, et le Loir fit observer d’un ton boudeur : ‘Tâchez d’être polie, ou finissez l’histoire vous-même.’

— Non, continuez, je vous prie, dit Alice très humblement. Je ne vous interromprai plus ; peut-être en existe-t-il un.

Un, effectivement ! dit le Loir avec indignation ; toutefois il voulut bien continuer. Donc, ces trois petites sœurs, vous saurez qu’elles apprenaient à tirer.

— Que tiraient-elles ? dit Alice, oubliant tout à fait sa promesse.

— De la mélasse, dit le Loir, sans réfléchir, cette fois.

— Il me faut une tasse propre, interrompit le Chapelier. Avançons tous d’une place ».

Il avançait tout en parlant, et le Loir le suivit ; le Lièvre de Mars prit la place du Loir, et Alice prit, d’assez mauvaise grâce, celle du Lièvre de Mars. Le Chapelier fut le seul qui gagnât au change ; Alice se trouva dans une position bien pire qu’auparavant, car le Lièvre de Mars venait de renverser le pot à lait dans son assiette.

Alice, craignant d’offenser le Loir, reprit avec circonspection :

« Mais je ne comprends pas ; d’où tiraient-elles la mélasse ?

— Quand il y a de l’eau dans un puits, on peut la tirer, dit le Chapelier. Eh bien, je suppose que d’un puits de mélasse, on tire de la mélasse. Comprenez-vous, petite sotte ?

— Mais elles étaient à l’intérieur du puits, dit Alice au Loir, en préférant ne pas tenir compte de la dernière intervention.

— Bien sûr qu’elles étaient dedans, dit le Loir, dans la mélasse ! »

Cette dernière réponse embrouilla tant la pauvre Alice, qu’elle laissa le Loir poursuivre son histoire pendant quelque temps sans l’interrompre.

« Elles apprenaient aussi à dessiner, poursuivit le Loir, tout en baillant et en se frottant les yeux, car il commençait à avoir vraiment sommeil. Et elles dessinaient toutes sortes de choses. En fait, toutes les choses dont le nom commence par un ‘P’.

— Par un ‘P’ ? dit Alice.

— Pourquoi pas ? » dit le Lièvre de Mars.

Alice gardait le silence. À ce moment-là, le Loir avait fermé les yeux, et s’était laissé aller à sommeiller. Mais, pincé par le Chapelier, il s’éveilla à nouveau avec un petit cri perçant, et continua ainsi :

« Dont le nom commence par un ‘P’, telles que des pièges à souris, ou une planète, ou le passé, ou pareil. Vous savez qu’on dit que les choses sont du pareil au même. Avez-vous déjà vu un dessin de pareil ?

— Eh bien, maintenant que vous m’en parlez, dit Alice, très embarrassée, je ne crois pas.

— Alors vous feriez bien de vous taire », dit le Chapelier.

Cette dernière grossièreté dépassa ce qu’Alice était capable de supporter ; elle se leva, écœurée, et s’en alla. Le Loir s’endormit à l’instant même, et les deux autres ne prirent pas garde à son départ, bien qu’elle regardât en arrière deux ou trois fois, espérant presque qu’ils la rappelleraient. La dernière fois qu’elle les vit, ils cherchaient à introduire le Loir dans la théière.


« À aucun prix je ne voudrais retourner auprès de ces gens-, dit Alice, en cherchant son chemin à travers le bois. C’est le plus ridicule des thés auquel je me sois rendue de toute ma vie ! »

Comme elle disait cela, elle remarqua qu’un des arbres avait une porte par laquelle on pouvait pénétrer à l’intérieur.

« Voilà qui est curieux, pensa-t-elle. Mais tout est curieux aujourd’hui. Je crois que je ferais bien d’y pénétrer tout de suite ». Elle entra.

Elle se retrouva une fois de plus dans la longue salle tout près de la petite table de verre.

« Cette fois je m’y prendrai mieux », se dit-elle, et elle commença par saisir la petite clef d’or et par ouvrir la porte qui menait au jardin, et puis elle se mit à grignoter le morceau de champignon - elle en avait gardé un petit bout au fond de sa poche -, jusqu’à ce qu’elle fût réduite à environ trente centimètres de haut. Elle emprunta alors le petit passage ; et enfin, se retrouva dans le superbe jardin, au milieu des brillants parterres de fleurs et des fraîches fontaines.




CHAPITRE VIII

Le croquet de la Reine


Un grand rosier se trouvait à l’entrée du jardin ; les roses qu’il portait étaient blanches, mais trois jardiniers étaient en train de les peindre en rouge. Alice pensa que c’était une bien étrange chose En s’approchant, elle entendit l’un d’entre eux qui disait :

« Faites donc attention, Cinq ! Ne m’éclaboussez pas de peinture ainsi !

— Ce n’est pas de ma faute, dit Cinq d’un ton maussade, c’est Sept qui a poussé mon coude ».

Sur quoi Sept leva les yeux et dit :

« C’est cela, Cinq ! C’est toujours de la faute des autres !

— Oh vous ! Vous feriez bien de vous taire, dit Cinq. J’ai entendu la Reine dire pas plus tard qu’hier, que vous méritiez d’être décapité !

— Et pourquoi donc ? dit celui qui avait parlé en premier.

— Cela ne vous regarde pas, Deux, dit Sept.

— Si fait, cela le regarde, dit Cinq ; et je vais le lui dire. C’est pour avoir apporté à la cuisinière des oignons de tulipe en lieu et place d’oignons comestibles.

Sept jeta là son pinceau et s’écria :

— De toutes les injustices …! », lorsque ses regards tombèrent par hasard sur Alice, qui était en train de les regarder, et il s’interrompit brusquement. Les autres se retournèrent aussi, et tous firent une profonde révérence.

« Voudriez-vous m’expliquer la raison pour laquelle vous peignez ces roses ? » demanda Alice un peu timidement.

Cinq et Sept ne dirent rien, mais regardèrent Deux. Deux commença à voix basse :

« Le fait est, voyez-vous, Mademoiselle, qu’il devrait y avoir à cet endroit un rosier rouge, et nous avons planté un rosier blanc par erreur. Si la Reine s’en apercevait, nous aurions tous la tête coupée, vous comprenez. Aussi, Mademoiselle, vous voyez que nous faisons de notre mieux avant qu’elle vienne, pour … »

À ce moment là, Cinq, qui avait regardé tout le temps avec inquiétude de l’autre côté du jardin, s’écria : « La Reine ! La Reine ! », et les trois ouvriers se jetèrent aussitôt face contre terre. Il se faisait un grand bruit de pas, et Alice se retourna, désireuse de voir la Reine.

D’abord venaient des soldats portant des piques ; ils étaient tous sur le modèle des trois jardiniers : longs et plats, les mains et les pieds aux coins. Venaient ensuite les dix courtisans. Ces derniers portaient des tenues entièrement ornées de carreaux de diamant, et marchaient deux par deux, comme les soldats. Derrière eux, venaient les enfants de la Reine ; il y en avait dix, et les petits chérubins gambadaient joyeusement, se tenant par la main deux à deux ; ils étaient entièrement décorés de cœurs. À leur suite, venaient les invités, des Rois et des Reines pour la plupart. Parmi eux, Alice reconnut le Lapin Blanc. Il passa sans faire attention à elle, tout en parlant d’un ton nerveux et agité, et en souriant tout ce qu’on disait. Suivait le Valet de Cœur, portant la couronne royale sur un coussin de velours ; et, fermant cette longue procession, le Roi et la Reine de Cœur.

Alice se demandait si elle était censée s’allonger face contre terre, comme les trois jardiniers. Mais elle ne se rappelait pas avoir jamais entendu parler d’un tel protocole.

« Et d’ailleurs à quoi serviraient les processions, pensa-t-elle, si les gens devaient se mettre le visage contre terre, et ainsi ne rien voir ? » Elle resta donc debout à sa place et attendit.

Quand le cortège fut arrivé en face d’Alice, tout le monde s’arrêta pour la contempler, et la Reine dit sévèrement :

« Qui est-ce ? » Elle s’adressait au Valet de Cœur, qui se contenta de saluer et de sourire pour toute réponse.

« Imbécile ! » dit la Reine, en rejetant la tête en arrière avec impatience ; et, se tournant vers Alice, elle continua :

« Comment t’appelles-tu, mon enfant ?

— Je m’appelle Alice, s’il plaît à Votre Majesté », dit Alice fort poliment. Mais elle ajouta en elle-même : ‘Après tout, c’est seulement un paquet de cartes. Pourquoi en aurais-je peur ?’

— Et qui sont ceux-ci ? » dit la Reine, en montrant du doigt les trois jardiniers étendus autour du rosier. Car, vous comprenez, comme ils avaient le visage contre terre et que le dessin qu’ils avaient sur le dos était le même que celui des autres cartes du paquet, elle ne pouvait savoir s’ils étaient des jardiniers, des soldats, des courtisans, ou bien trois de ses propres enfants.

— Comment voulez-vous que je le sache ? » dit Alice avec un courage qui la surprit elle-même. Ce n’est pas mon affaire. »


Alice au Pays des Merveilles illustration de Arthur Rackham

La Reine devint rouge de colère ; et après l’avoir considérée un moment avec des yeux flamboyants comme ceux d’une bête fauve, elle se mit à crier :

« Qu’on lui coupe la tête !

— N’importe quoi ! » dit Alice d’un ton ferme, en élevant la voix.

La Reine se tut. Le Roi lui posa la main sur le bras, et lui dit timidement :

« Considérez donc, ma chère amie, que ce n’est qu’une enfant. »

La Reine lui tourna le dos avec colère, et dit au Valet :

« Retournez-les ! »

Le Valet obéit très soigneusement, du bout du pied.

« Debout ! » dit la Reine d’une voix forte et stridente. Les trois jardiniers se relevèrent à l’instant et se mirent à saluer le Roi, la Reine, les jeunes princes, et tous les autres.

« Arrêtez ! cria la Reine. Vous me faites tourner la tête ».

Et se tournant vers le rosier, elle continua :

« Qu’est-ce que vous fabriquiez là ?

— Plaise à Votre Majesté, dit Deux d’un ton très humble, tout en mettant un genou en terre, nous tâchions …

— Je vois ça ! dit la Reine, qui avait pendant ce temps examiné les roses. Qu’on leur coupe la tête ! »

Et la procession continua sa route, trois des soldats restant en arrière pour exécuter les malheureux jardiniers, qui coururent se mettre sous la protection d’Alice.

« Vous ne serez pas décapités », dit Alice ; et elle les mit dans un grand pot à fleurs qui se trouvait près de là. Les trois soldats errèrent de côté et d’autre, pendant une ou deux minutes, pour les chercher, puis s’en allèrent tranquillement rejoindre les autres.

« Leur a-t-on coupé la tête ? cria la Reine.

— Leurs têtes sont parties, plaise à Votre Majesté ! lui crièrent les soldats.

— Parfait ! cria la Reine. Savez-vous jouer au croquet ? »

Les soldats restèrent silencieux, et regardèrent Alice, car, évidemment, c’était à elle que s’adressait la question.

« Oui, cria Alice.

— Eh bien, venez ! » rugit la Reine ; et Alice se joignit à la procession, fort curieuse de savoir ce qui allait arriver.

« Le temps est superbe, aujourd’hui », dit une voix timide à côté d’elle. Elle marchait aux côtés du Lapin Blanc, qui la regardait d’un œil inquiet.

« Tout à fait, dit Alice. Où est la Duchesse ?

— Chut ! Chut ! » dit vivement le Lapin à voix basse et en regardant avec inquiétude par-dessus son épaule. Puis il se leva sur la pointe des pieds, colla sa bouche à l’oreille d’Alice et lui souffla : ‘Elle est condamnée à mort.’

— Quelle raison à cela ? dit Alice.

— Avez-vous dit : ‘quel dommage ?’ demanda le Lapin.

— Non, dit Alice. Je ne pense pas du tout que ce soit dommage. J’ai dit : ‘Quelle raison à cela ?’

— Elle a giflé la Reine, commença le Lapin. - Alice fit entendre un petit éclat de rire -.

— Oh, chut ! dit tout bas le Lapin d’un ton effrayé. La Reine va nous entendre ! Elle est arrivée un peu en retard, voyez-vous, et la Reine a dit …

— À vos places ! » cria la Reine d’une voix de tonnerre.

Tout le monde se mit à courir dans toutes les directions, trébuchant les uns contre les autres ; toutefois, au bout de quelques instants, chacun fut à sa place et la partie commença.

Alice n’avait de toute sa vie, jamais vu de jeu de croquet aussi bizarre que celui-là. Le terrain était tout en crêtes et en sillons ; des hérissons vivants servaient de boules, et des flamants roses de maillets. Les soldats, courbés en deux, devaient se tenir la tête et les pieds au sol, pour former des arches.


Alice au Pays des Merveilles illustration de Arthur Rackham

Au début, ce qui embarrassa le plus Alice, fut de parvenir à manipuler son flamant rose ; elle parvenait bien à fourrer son corps assez commodément sous son bras, en le laissant pendre par les pieds ; mais, le plus souvent, à peine lui avait-elle allongé le cou bien comme il faut, et allait-elle frapper le hérisson avec la tête, que le flamant se relevait en se tordant, et la regardait d’un air si ébahi qu’elle ne pouvait s’empêcher d’éclater de rire. Et quand elle lui avait fait baisser la tête, et allait recommencer, il était très énervant de constater que le hérisson avait déroulé son corps, et était en train de prendre la fuite. En outre, il se trouvait ordinairement une arête ou un sillon partout où elle voulait envoyer le hérisson, et comme les soldats courbés en deux se relevaient sans cesse pour s’en aller d’un autre côté du terrain, Alice en vint bientôt à cette conclusion : c’était là un jeu bien difficile, en vérité.


Les joueurs jouaient tous à la fois, sans attendre leur tour, se querellant tout le temps et se battant à qui aurait les hérissons. La Reine entra bientôt dans une colère noire, et se mit à trépigner en criant : « Qu’on coupe la tête à celui-ci ! » ou bien : « Qu’on coupe la tête à celle-là ! », environ une fois par minute.

Alice commença à se sentir très mal à l’aise ; il est vrai qu’elle ne s’était pas encore disputée avec la Reine ; mais elle se doutait que cela pouvait lui arriver à tout instant. « Et alors, pensait-elle, qu’adviendra-t-il de moi ? Ils aiment terriblement couper la tête aux gens ici. Ce qui est étonnant, c’est qu’il en reste encore de vivants. »


Alice au Pays des Merveilles illustration de Arthur Rackham

Elle cherchait autour d’elle quelque moyen de s’échapper, et se demandait si elle pourrait s’en aller sans être vue ; lorsqu’elle aperçut en l’air quelque chose d’étrange. Cette apparition l’intrigua beaucoup d’abord, mais, après l’avoir observée quelques instants, elle découvrit que c’était un sourire, et se dit en elle-même :

« C’est le Chat du Cheshire ; à présent, j’aurai quelqu’un à qui parler.

— Comment cela va-t-il ? dit le Chat, quand il eut assez de bouche pour pouvoir parler.

Alice attendit que les yeux apparaissent, et lui fit alors un signe de tête amical.

— Il est inutile de lui parler, pensait-elle, avant que ses oreilles ne se soient montrées, l’une d’elle tout au moins ».

Une minute après, la tête apparut tout entière, et alors Alice posa à terre son flamant, et se mit à raconter sa partie de croquet, enchantée d’avoir quelqu’un pour l’écouter. Le Chat trouva apparemment qu’il était assez visible, car sa tête fut tout ce qu’on en aperçut.

« Ils ne jouent pas du tout franc jeu, commença Alice d’un ton plaintif, et ils se disputent tous si fort, qu’on ne peut pas s’entendre parler ; et puis on dirait qu’ils n’ont aucune règle précise ; du moins, s’il y a des règles, personne ne les suit. Ensuite, vous n’avez pas idée comme cela est déroutant que tous les éléments du jeu soient vivants ; par exemple, voilà l’arche par laquelle j’ai à passer, qui se promène là-bas à l’autre bout du jeu, et j’aurais pu croquer le hérisson de la Reine tout à l’heure, s’il ne s’était pas sauvé en voyant venir le mien !

— Est-ce que vous aimez bien la Reine ? dit le Chat à voix basse.

— Pas du tout, dit Alice. Elle est si … - au même instant, elle aperçut la Reine tout près derrière elle, qui écoutait - ; alors elle continua : si susceptible de gagner, que ce n’est guère la peine de finir la partie. »

La Reine sourit et passa.

« Avec qui parlez-vous donc là ? dit le Roi, s’approchant d’Alice et regardant avec une extrême curiosité la tête du Chat.

« C’est ami à moi, un Chat du Cheshire, dit Alice. Permettez-moi de vous le présenter.

— Je n’aime pas du tout son allure, dit le Roi. Pourtant il peut me baiser la main, si cela lui fait plaisir.

— J’aimerais mieux pas, dit le Chat.

— Ne soyez pas impertinent, dit le Roi, et ne me regardez pas ainsi ! » Il s’était placé derrière Alice en disant ces mots.

« Même un chat peut regarder un roi, dit Alice. J’ai lu quelque chose comme cela dans un livre, mais je ne me rappelle pas où.

— Eh bien, il faut le faire enlever, dit le Roi d’un ton très décidé ; et il cria à la Reine, qui passait en ce moment : Mon amie, je désirerais que vous fassiez enlever ce chat ! »

La Reine n’avait qu’une seule manière de trancher les difficultés, petites ou grandes.

« Qu’on lui coupe la tête ! dit-elle sans même se retourner.

— Je vais moi-même chercher le bourreau », dit le Roi avec empressement ; et il s’en alla précipitamment.


Alice au Pays des Merveilles illustration de Arthur Rackham

Alice pensa qu’elle ferait bien de retourner voir où en était la partie, car elle entendait au loin la voix de la Reine qui hurlait violemment. Elle l’avait déjà entendue condamner trois des joueurs à avoir la tête coupée, parce qu’ils avaient laissé passer leur tour, et elle n’aimait pas du tout la tournure que prenaient les choses ; car le jeu était si embrouillé qu’elle ne savait jamais quand venait son tour. Elle partit à la recherche de son hérisson.

Il était en train de se battre avec un autre hérisson ; ce qui parut à Alice une excellente occasion de croquer l’un sur l’autre. La seule difficulté était que son flamant rose s’en était allé de l’autre côté du jardin, où Alice le voyait faire de vains efforts pour s’envoler et se percher sur un arbre.

Quand elle eut rattrapé et ramené le flamant, la bataille était terminée, et les deux hérissons avaient disparu.

« Mais cela n’a pas grande importance, pensa Alice, puisque toutes les arches ont quitté ce côté de la pelouse ».

Elle remit donc le flamant sous son bras pour qu’il ne lui échappât plus, et retourna causer un peu avec son ami.

Quand elle revint auprès du Chat, elle fut surprise de trouver une grande foule rassemblée autour de lui. Une discussion animée avait lieu entre le bourreau, le Roi, et la Reine, qui parlaient tous à la fois, tandis que les autres ne soufflaient mot et semblaient très mal à l’aise.

Dès qu’Alice parut, ils en appelèrent à elle tous les trois pour qu’elle soit juge du différend, et lui répétèrent leurs arguments. Comme ils parlaient tous à la fois, elle eut beaucoup de peine à comprendre ce qu’ils disaient.

Le raisonnement du bourreau était : qu’on ne pouvait pas trancher une tête, à moins qu’il n’y eût un corps d’où l’on pût la couper ; que jamais il n’avait eu pareille chose à faire, et que ce n’était pas à son âge qu’il allait commencer.

Le raisonnement du Roi était : que tout ce qui avait une tête pouvait être décapité, et qu’il ne fallait pas dire des choses qui n’avaient aucun sens.

Le raisonnement de la Reine était : que si la question ne se décidait pas en moins de rien, elle ferait trancher la tête à tout le monde sans exception. - C’était cette dernière observation qui avait donné à toute la compagnie l’air si grave et si inquiet -.

Alice ne trouva rien de mieux à dire que :

« Il appartient à la Duchesse ; c’est elle que vous feriez bien de consulter à son sujet.

— Elle est en prison, dit la Reine au bourreau. Allez la chercher. »

Et le bourreau partit comme une flèche.

La tête du Chat commença à disparaître aussitôt que le bourreau fut parti, et elle avait complètement disparu quand il revint accompagné de la Duchesse ; de sorte que le Roi et le bourreau se mirent à courir de tous côtés comme des fous pour trouver cette tête, tandis que le reste de l’assemblée retournait au jeu.

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