… de Lewis Carroll
… illustré par Arthur Rackham
Texte intégral. Traduction personnelle, inspirée du travail d'Henri Bué, premier traducteur d'Alice en français et ami personnel de Lewis Carroll. Ce texte est publié sous la licence Creative Commons CC BY-NC : Attribution-Pas d'utilisation commerciale.
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Image de couverture : John Tenniel
CHAPITRE I
Au fond du terrier du lapin
Alice, assise auprès de sa sœur sur le gazon, commençait à s’ennuyer à rester là à ne rien faire ; une ou deux fois elle avait jeté les yeux sur le livre que lisait sa sœur ; mais quoi ! Pas d’images, pas de dialogues ! « À quoi peut bien servir, pensait Alice, un livre sans images ni dialogues ! »
Elle s’était mise à réfléchir, - tant bien que mal, car la chaleur du jour l’endormait et la rendait confuse -, se demandant si le plaisir de faire une couronne de marguerites valait bien la peine de se lever et de cueillir les fleurs, quand tout à coup un lapin blanc aux yeux roses passa près d’elle.
Il n’y avait rien là de très étonnant, et Alice ne trouva même pas très extraordinaire d’entendre parler le Lapin, qui disait : « Ah ! Pauvre de moi ! J’arriverai trop tard ! » - En y songeant par la suite, il lui sembla bien qu’elle aurait dû s’en étonner, mais sur le moment, cela lui avait paru tout naturel -. Cependant, quand le Lapin vint à tirer une montre de son gousset, la regarda, puis se mit à courir de plus belle, Alice sauta sur ses pieds, frappée de cette idée que jamais elle n’avait vu de lapin avec un gousset et une montre. Entraînée par la curiosité elle s’élança sur ses traces à travers le champ, et arriva tout juste à temps pour le voir disparaître dans un large trou au pied d’une haie.
Un instant après, Alice était à la poursuite du Lapin dans le terrier, sans songer une minute au moyen qu’elle emploierait pour en sortir.
Sur une petite distance, le trou allait tout droit comme un tunnel, puis tout à coup il plongeait perpendiculairement, d’une façon si brusque qu’Alice se sentit tomber comme dans un puits d’une grande profondeur, avant même d’avoir pensé à se retenir.
De deux choses l’une, ou le puits était vraiment bien profond, ou elle tombait bien doucement ; car elle eut tout le loisir, dans sa chute, de regarder autour d’elle et de se demander avec étonnement ce qu’elle allait devenir. D’abord, elle regarda dans le fond du trou pour savoir où elle allait ; mais il y faisait bien trop sombre pour voir quoi que ce soit. Ensuite elle observa les parois du puits, et s’aperçut qu’elles étaient garnies d’armoires et d’étagères ; çà et là, elle vit pendues à des clous, des cartes géographiques et des images.
En passant, elle prit sur un rayon un pot de confiture portant cette étiquette, « MARMELADE D’ORANGES ». Mais, à son grand regret, le pot était vide : elle n’osa le laisser tomber, de crainte de tuer quelqu’un ; aussi se débrouilla-t-elle pour le déposer en passant, dans une des armoires.
« Certes, dit Alice, après une chute pareille je ne me moquerai pas mal de dégringoler l’escalier ! Comme ils vont me trouver courageuse chez nous ! Je tomberais du haut des toits, que je ne ferais pas entendre une plainte. » - Ce qui était bien probable. -
Tombe, tombe, tombe !
« Cette chute n’en finira donc jamais ! Je suis curieuse de savoir combien de kilomètres j’ai déjà faits, dit-elle tout haut. Je dois être bien près du centre de la Terre. Voyons donc, cela serait à sept mille deux cent kilomètres de profondeur, il me semble. » - Comme vous voyez, Alice avait appris pas mal de choses de ce style là, à l’école ; et bien que ce ne fût pas là une très bonne occasion d’étaler ses connaissances, étant donné qu’il n’y avait aucun auditeur, c’était cependant un bon exercice que de réciter sa leçon -.
« Oui, c’est bien à peu près cela ; mais alors à quel degré de latitude ou de longitude est-ce que je me trouve ? » - Alice n’avait pas la moindre idée de ce que voulait dire latitude ou longitude, mais ces grands mots lui paraissaient beaux et sonores -.
Bientôt elle reprit :
« Si j’allais traverser complètement la Terre ? Comme ça serait drôle de se trouver au milieu de gens qui marchent la tête en bas. Les Antipodistes, je crois. » - Elle n’était pas fâchée cette fois qu’il n’y eût personne là pour l’entendre, car ce mot ne lui faisait pas l’effet d’être bien juste -.
« Eh ! Mais, j’aurais à leur demander le nom du pays.
— Pardon, Madame, est-ce ici la Nouvelle-Zélande ou l’Australie ? »
En même temps elle essaya de faire la révérence. - Quelle idée ! Faire la révérence en l’air ! Dites-moi un peu, comment vous y prendriez-vous ? -
« Quelle petite ignorante ! pensera la dame quand je lui poserai cette question. Non, il ne faut pas demander cela ; peut-être le verrai-je écrit quelque part. »
Tombe, tombe, tombe !
Donc Alice, faute d’avoir rien de mieux à faire, se remit à parler toute seule :
« Dinah remarquera mon absence ce soir, bien sûr. - Dinah c’était sa chatte -. Pourvu qu’on n’oublie pas de lui donner son bol de lait à l’heure du thé. Dinah, ma minette, j’aimerais que tu sois ici avec moi. Il n’y a pas de souris dans les airs, j’en ai bien peur ; mais tu pourrais attraper une chauve-souris, et cela ressemble beaucoup à une souris, tu sais. Mais les chats mangent-ils les chauves-souris ? »
Ici le sommeil commença à gagner Alice. Elle répétait, à moitié endormie :
« Les chats mangent-ils les chauves-souris ? Les chats mangent-ils les chauves-souris ? »
Et quelquefois :
« Les chauves-souris mangent-elles les chats ? »
Car vous comprenez bien que, puisqu’elle ne pouvait répondre ni à l’une ni à l’autre de ces questions, peu importait la manière de les poser. Elle s’assoupissait et commençait à rêver qu’elle se promenait, tenant Dinah par la main, en lui disant très sérieusement :
« Voyons, Dinah, dis-moi la vérité, as-tu jamais mangé des chauves-souris ? » Quand tout à coup, pouf ! La voilà étendue sur un tas de fagots et de feuilles sèches : la chute était terminée.
Alice ne s’était pas fait le moindre mal. Vite, elle se remet sur ses pieds et regarde en l’air ; mais tout est noir là-haut. Elle voit devant elle un long passage et le Lapin Blanc qui court à toutes jambes. Il n’y a pas un instant à perdre ; Alice part comme le vent, et arrive tout juste à temps pour entendre le Lapin dire, tandis qu’il tourne le coin :
« Par ma moustache et mes oreilles, comme il se fait tard ! »
Elle était tout juste derrière lui en tournant à l’angle, mais ensuite, le Lapin avait disparu. Elle se trouva alors dans une salle longue et basse, éclairée par une rangée de lampes pendues au plafond.
Il y avait des portes tout autour de la salle : ces portes étaient toutes fermées, et, après avoir vainement tenté d’ouvrir celles du côté droit, puis celles du côté gauche, Alice se promena tristement au beau milieu de cette salle, se demandant comment elle en sortirait.
Tout à coup elle rencontra sur son passage une petite table à trois pieds, en verre massif, et rien dessus qu’une toute petite clef d’or. Alice pensa aussitôt que ce pouvait être celle d’une des portes ; mais hélas ! Soit que les serrures fussent trop grandes, soit que la clef fût trop petite, elle ne put en ouvrir aucune.
Cependant, ayant fait un second tour, elle aperçut un rideau placé très bas, qu’elle n’avait pas vu auparavant ; par derrière, se trouvait encore une petite porte, haute d’à peu près cinquante centimètres ; elle essaya la petite clef d’or à la serrure, et, à sa grande joie, il se trouva qu’elle y allait à merveille. Alice ouvrit la porte, et vit qu’elle conduisait dans un étroit passage, à peine plus large qu’un trou à rat. Elle s’agenouilla, et, jetant les yeux le long du passage, découvrit le plus ravissant jardin du monde. Oh ! Qu’il lui tardait de sortir de cette salle ténébreuse et d’errer au milieu de ces carrés de fleurs brillantes, de ces fraîches fontaines ! Mais sa tête ne pouvait même pas passer par la porte.
« Et quand même ma tête y passerait, pensait Alice, à quoi cela servirait-il sans mes épaules ? Oh ! Que je voudrais donc avoir la faculté de me fermer comme un télescope ! Ça se pourrait peut-être, si je savais comment m’y prendre. »
Il lui était déjà arrivé tant de choses extraordinaires, qu’Alice commençait à croire qu’il n’y en avait guère d’impossibles.
Comme cela n’avançait à rien de passer son temps à attendre à la petite porte, elle retourna vers la table, espérant presque y trouver une autre clef, ou tout au moins quelque grimoire donnant les règles à suivre pour se fermer comme un télescope. Cette fois elle trouva sur la table une petite bouteille - qui certes n’était pas là tout à l’heure -. Au cou de cette petite bouteille, était attachée une étiquette en papier, avec ces mots « BUVEZ-MOI », admirablement imprimés en grosses lettres.
C’est bien facile à dire « Buvez-moi », mais Alice était trop maligne pour obéir à l’aveuglette.
« Examinons d’abord, dit-elle, et voyons s’il y a écrit dessus ‘Poison’ ou non. » Car elle avait lu dans de jolies petites histoires, que des enfants avaient été brûlés, dévorés par des bêtes féroces, et qu’il leur était arrivé d’autres choses très désagréables, tout cela pour ne pas s’être souvenus des instructions bien simples que leur donnaient leurs parents : par exemple, que le tisonnier chauffé à blanc brûle les mains qui le tiennent trop longtemps ; que si on se fait au doigt une coupure profonde, il saigne d’ordinaire ; et elle n’avait point oublié que si l’on boit immodérément d’une bouteille marquée « Poison », cela ne manque pas de rendre tôt ou tard malade.
Cependant, comme cette bouteille n’était pas marquée « Poison », Alice se hasarda à en goûter le contenu, et le trouvant fort bon, - au fait, c’était comme un mélange de tarte aux cerises, de crème, d’ananas, de dinde truffée, de nougat, et de tartines beurrées -, elle eut bientôt tout avalé.
« Je me sens toute drôle, dit Alice, on dirait que je rentre en moi-même et que je me ferme comme un télescope. »
C’est bien ce qui arrivait en effet. Elle ne mesurait plus que trente centimètres de haut, et un éclair de joie passa sur son visage à la pensée qu’elle était maintenant de la grandeur voulue pour pénétrer par la petite porte dans ce beau jardin. Elle attendit pourtant quelques minutes, pour voir si elle allait rapetisser encore. Cela lui faisait bien un peu peur.
« Songez donc, se disait Alice, je pourrais bien finir par m’éteindre comme une chandelle. Que deviendrais-je alors ? » Et elle cherchait à s’imaginer l’air que pouvait avoir la flamme d’une chandelle éteinte, car elle ne se rappelait pas avoir jamais rien vu de la sorte.
Un moment après, voyant qu’il ne se passait plus rien, elle se décida à aller de suite au jardin ; mais hélas, pauvre Alice ! En arrivant à la porte, elle s’aperçut qu’elle avait oublié la petite clef d’or. Elle revint sur ses pas pour la prendre sur la table. Bah ! Impossible d’atteindre à la clef, qu’elle voyait bien clairement à travers le verre. Elle fit alors tout son possible pour grimper le long d’un des pieds de la table, mais il était trop glissant ; et enfin, épuisée de fatigue, la pauvre enfant s’assit et pleura.
« Allons, à quoi bon pleurer ainsi, se dit Alice vivement. Je vous conseille, Mademoiselle, de cesser tout de suite ! » Elle avait pour habitude de se donner de très bons conseils - bien qu’elle les suivît rarement -, et quelquefois elle se grondait si fort que les larmes lui en venaient aux yeux ; une fois même elle s’était donné des tapes pour avoir triché dans une partie de croquet qu’elle jouait toute seule ; car cette étrange enfant aimait beaucoup à faire deux personnages.
« Mais, pensa la pauvre Alice, il n’y a plus moyen de faire deux personnages, à présent qu’il me reste à peine de quoi en faire un. »
Elle aperçut alors une petite boîte en verre qui était sous la table, l’ouvrit et y trouva un tout petit gâteau sur lequel les mots « MANGEZ-MOI » étaient admirablement tracés avec des raisins de Corinthe.
« Tiens, je vais le manger, dit Alice : si cela me fait grandir, je pourrai atteindre à la clef ; si cela me fait rapetisser, je pourrai ramper sous la porte ; d’une façon ou de l’autre, je pénétrerai dans le jardin, et alors, advienne que pourra ! »
Elle mangea donc un petit morceau du gâteau, et, portant sa main sur sa tête, elle se dit tout inquiète :
« Lequel est-ce ? Lequel est-ce ? » Elle voulait savoir si elle grandissait ou rapetissait, et fut tout étonnée de rester la même ; franchement, c’est ce qui arrive le plus souvent lorsqu’on mange du gâteau ; mais Alice avait tellement pris l’habitude de s’attendre à des choses extraordinaires, que cela lui paraissait ennuyeux et stupide de vivre comme tout le monde.
Aussi elle se remit à l’œuvre, et eut bien vite fait disparaître le gâteau.
CHAPITRE II
La mare de larmes
« De plus très curieux en plus très curieux ! » s’écria Alice - sa surprise était si grande qu’elle n’arrivait plus à s’exprimer correctement -.
« Voilà que je m’allonge comme le plus grand télescope qu’on n’ait jamais vu ! Adieu mes pieds ! » - Elle venait de baisser les yeux, et ses pieds lui semblaient s’éloigner à perte de vue -.
« Oh ! Mes pauvres petits pieds ! Qui vous mettra vos bas et vos souliers maintenant, mes mignons ? Quant à moi, je ne le pourrai certainement pas ! Je serai bien trop loin pour m’occuper de vous : arrangez-vous du mieux que vous pourrez. - Il faut cependant que je sois bonne pour eux, pensa Alice, sans cela ils refuseront peut-être d’aller du côté que je voudrai. Ah ! Je sais ce que je ferai : je leur offrirai une belle paire de bottines neuves à chaque Noël -. »
Puis elle chercha dans son esprit comment elle s’y prendrait.
À Monsieur Lepiédroit d’Alice,
Tapis de la cheminée,
Près du garde-feu.
(Tendrement, Alice)
Au même instant, sa tête heurta contre le plafond de la salle : c’est qu’elle mesurait alors près de trois mètres de haut. Vite elle saisit la petite clef d’or et courut à la porte du jardin.
Pauvre Alice ! Tout ce qu’elle put faire, après s’être étendue de tout son long sur le côté, c’est regarder du coin de l’œil dans le jardin. Quant à traverser le passage, il n’y fallait plus songer. Elle s’assit donc, et se remit à pleurer.
« Quelle honte ! dit Alice. Une grande fille comme vous - 'grande' était bien le mot -, pleurer de la sorte ! Allons, finissez, vous dis-je ! »
Mais elle continua de pleurer, versant des torrents de larmes, si bien qu’elle se vit à la fin entourée d’une grande mare, profonde d’environ douze centimètres, et s’étendant jusqu’au milieu de la salle.
Quelque temps après, elle entendit un petit bruit de pas dans le lointain ; vite, elle s’essuya les yeux pour voir ce que c’était. C’était le Lapin Blanc, en grande toilette, tenant d’une main une paire de gants de chevreau blancs, et de l’autre un large éventail. Il accourait tout affairé, marmonnant entre ses dents :
« Oh ! La Duchesse, la Duchesse ! Elle sera dans une belle colère si je l’ai fait attendre ! »
Alice était si malheureuse, qu’elle était disposée à demander de l’aide au premier venu ; ainsi, quand le Lapin fut près d’elle, elle lui dit d’une voix humble et timide :
« Je vous en prie, Monsieur » ; le Lapin tressaillit d’épouvante, laissa tomber les gants de chevreau blancs et l’éventail, se mit à courir à toutes jambes et disparut dans les ténèbres.
Alice ramassa les gants et l’éventail, et, comme il faisait très chaud dans cette salle, elle s’éventa tout en se faisant la conversation :
« Comme tout est étrange, aujourd’hui ! Hier les choses se passaient comme à l’ordinaire. Peut-être m’a-t-on changée durant la nuit ! Voyons, étais-je la même petite fille ce matin en me levant ? Je crois bien me rappeler que je me suis trouvée un peu différente. Mais si je ne suis pas la même, qui suis-je donc, je vous prie ? Voilà l’embarras. »
Elle se mit à passer en revue dans son esprit toutes les petites filles de son âge qu’elle connaissait, pour voir si elle avait été transformée en l’une d’elles.
« Bien sûr, je ne suis pas Ada, dit-elle. Elle a de longs cheveux bouclés et les miens ne frisent pas du tout. Assurément je ne suis pas Mabel, car je sais tout plein de choses et Mabel ne sait presque rien ; et puis, du reste, Mabel, c’est Mabel ; Alice c’est Alice ! Oh ! Mais quelle énigme que cela ! Voyons si je peux me souvenir de tout ce que je savais : quatre fois cinq font douze, quatre fois six font treize, quatre fois sept font … Je n’arriverai jamais à vingt à cette vitesse là. Mais peu importe la table de multiplication. Essayons la géographie : Londres est la capitale de Paris, Paris la capitale de Rome, et Rome la capitale de … Mais non, ce n’est pas cela, j’en suis sûre ! Je dois être changée en Mabel ! Je vais tâcher de réciter Maître Corbeau. » Elle croisa les mains sur ses genoux, comme quand elle récitait ses leçons, et se mit à répéter la fable, d’une voix rauque et étrange ; et les mots ne sonnaient plus comme autrefois :
« Maître Corbeau sur un arbre perché,
Faisait son nid entre des branches ;
Il avait relevé ses manches,
Car il était très affairé.
Maître Renard, par là passant,
Lui dit : 'Descendez donc, compère ;
Venez embrasser votre frère.’
Le Corbeau, le reconnaissant,
Lui répondit en son ramage :
'Fromage'.
Je suis bien sûre que ce n’est pas ça du tout, s’écria la pauvre Alice, et ses yeux se remplirent de larmes.
« Ah ! Je le vois bien, je ne suis plus Alice, je suis Mabel, et il me faudra aller vivre dans cette vilaine petite maison, où je n’aurai presque pas de jouets pour m’amuser. Oh ! Que de leçons on me fera apprendre ! Oui, certes, je suis bien décidée : si je suis Mabel, je resterai ici. Ils auront beau passer la tête là-haut et me crier : ‘Reviens auprès de nous, ma chérie !’, je me contenterai de regarder en l’air et de dire : ‘Dites-moi d’abord qui je suis, et, s’il me plaît d’être cette personne-là, j’irai vous trouver ; sinon, je resterai ici jusqu’à ce que je devienne une autre petite fille.’ Et pourtant, dit Alice en fondant en larmes, je donnerais tout au monde pour les voir montrer la tête là-haut ! Je m’ennuie tant d’être ici toute seule. »
Comme elle disait ces mots, elle fut bien surprise de voir que tout en parlant elle avait mis un des petits gants du Lapin.
« Comment ai-je pu mettre ce gant ? pensa-t-elle. Je rapetisse donc de nouveau ? »
Elle se leva, alla près de la table pour se mesurer, et jugea, autant qu’elle pouvait s’en rendre compte, qu’elle mesurait environ soixante centimètres, et continuait de raccourcir rapidement.
Bientôt elle s’aperçut que l’éventail qu’elle avait à la main en était la cause ; vite elle le lâcha, tout juste à temps pour s’empêcher de disparaître entièrement.
« Je viens de l’échapper belle, dit Alice, tout émue de ce brusque changement, mais bien contente de voir qu’elle était toujours en vie.
« Maintenant, vite au jardin ! » Elle se hâta de courir vers la petite porte ; mais hélas ! Elle s’était refermée, et la petite clef d’or se trouvait sur la table de verre, comme tout à l’heure.
« Les choses vont de plus en plus mal, pensa la pauvre enfant. Jamais je ne me suis vue si petite, jamais ! Et c’est vraiment insupportable ! »
À ces mots son pied glissa, et flac ! La voilà dans l’eau salée jusqu’au menton. Elle se crut d’abord tombée dans la mer.
« Dans ce cas je retournerai chez nous en train », se dit-elle. - Alice avait été au bord de la mer une seule fois dans sa vie, et s’imaginait que sur n’importe quel point des côtes, se trouvaient un grand nombre de cabines pour les baigneurs, des enfants qui font des trous dans le sable avec des pelles en bois, de nombreuses maisons alignées, et derrière ces maisons, une gare de chemin de fer -. Mais elle comprit bientôt qu’elle était dans une mare formée par les larmes qu’elle avait pleurées quand elle mesurait près de trois mètres de haut.
« Je voudrais bien n’avoir pas tant pleuré », dit Alice tout en nageant de-ci de-là, en essayant de trouver un chemin pour sortir. « Je vais en être punie sans doute, en me noyant dans mes propres larmes. Ce sera à coup sûr une chose très bizarre ! Du reste, tout est bizarre aujourd’hui. »
Au même instant elle entendit patauger dans la mare à quelques pas de là, et elle nagea de ce côté pour voir ce que c’était. Elle pensa d’abord que ce devait être un morse ou un hippopotame ; puis elle se rappela combien elle était petite à présent, et découvrit bientôt que c’était tout simplement une souris qui, comme elle, avait glissé dans la mare.
« Si j’adressais la parole à cette souris ? Tout est si extraordinaire ici qu’il se pourrait bien qu’elle sût parler : dans tous les cas, il n’y a pas de mal à essayer. »
Elle commença donc :
« Ô Souris, savez-vous comment on pourrait sortir de cette mare ? Je suis bien fatiguée de nager, Ô Souris ! »
- Alice pensait que c’était là la bonne manière d’interpeller une souris. Pareille chose ne lui était jamais arrivée, mais elle se rappelait avoir vu dans le livre de grammaire de son frère : ' La souris, de la souris, à la souris, ô souris' -.
La Souris la regarda d’un air inquisiteur ; Alice crut même la voir cligner un de ses petits yeux, mais elle ne dit mot.
« Peut-être ne comprend-elle pas notre langue, pensa Alice ; c’est sans doute une souris anglaise, qui vient juste de débarquer, avec Guillaume le Conquérant. » - Tout ce qu’Alice connaissait en histoire ne lui donnait pas des repères très clairs sur l’époque durant laquelle les choses s’étaient déroulées -.
« Je vais essayer de lui parler en anglais : Where is my cat ? ». C’étaient là les premiers mots de son manuel d’anglais. La Souris fit un bond hors de l’eau, et parut trembler de tous ses membres.
« Oh ! Mille excuses ! s’écria vivement Alice, qui craignait d’avoir fait de la peine au pauvre animal. J’oubliais que vous n’aimez pas les chats.
— Aimer les chats ! cria la Souris d’une voix perçante et emportée. Et vous, les aimeriez-vous si vous étiez à ma place ?
— Non, sans doute pas, dit Alice d’une voix caressante, pour l’apaiser. Ne vous fâchez pas. Pourtant, je voudrais bien vous montrer Dinah, notre chatte. Oh ! Si vous pouviez seulement la voir, je suis sûre que vous vous prendriez d’affection pour les chats. Dinah est si douce et si gentille. »
Tout en nageant nonchalamment dans la mare et parlant à moitié toute seule, à moitié à la Souris, Alice continua :
« Elle se tient si gentiment auprès de la cheminée, à ronronner, à se lécher les pattes, et à se débarbouiller ; son poil est si doux à caresser ; et comme elle attrape bien les souris ! Oh ! Pardon ! » dit encore Alice, car cette fois le poil de la Souris s’était tout hérissé, et on voyait bien qu’elle était fâchée tout de bon.
« Nous n’en parlerons plus si cela vous fait de la peine.
— Nous ! Dites plutôt : vous ! s’écria la Souris, en tremblant de la tête à la queue. Comme si moi, je parlais jamais de pareilles choses ! Dans notre famille, on a toujours détesté les chats : de méchantes et vulgaires créatures ! Que je ne vous entende plus en parler !
— Je ne le ferai plus ! répondit Alice, qui avait hâte de changer de conversation. Est-ce que … est-ce que vous aimez les chiens ? »
La Souris ne répondit pas, et Alice dit vivement :
« Il y a tout près de chez nous, un petit chien bien mignon que je voudrais vous montrer ! C’est un petit terrier aux yeux vifs, avec de longs poils bruns frisés ! Il rapporte très bien ; il se tient sur ses deux pattes de derrière, et fait le beau pour avoir à manger. Enfin, il fait tant de tours que j’en oublie plus de la moitié ! Il appartient à un fermier qui ne le donnerait pas pour mille francs, tant il lui est utile ; il tue tous les rats et aussi … Oh ! reprit Alice d’un ton chagrin, voilà que je vous ai encore offensée ! »
En effet, la Souris s’éloignait en nageant de toutes ses forces, si bien que l’eau de la mare en était tout agitée.
Alice la rappela doucement :
« Ma petite Souris ! Revenez, je vous en prie, nous ne parlerons plus ni de chiens ni de chats, puisque vous ne les aimez pas ! »
À ces mots la Souris fit volte-face, et se rapprocha tout doucement ; elle était toute pâle - de colère, pensait Alice -. La Souris dit d’une voix basse et tremblante :
« Gagnons la rive, je vous raconterai mon histoire, et vous verrez pourquoi je hais les chats et les chiens. »
Il était grand temps de s’en aller, car la mare se couvrait d’oiseaux, et de toutes sortes d’animaux qui y étaient tombés. Il y avait un Canard, un Dodo, un Perroquet, un Aiglon, et d’autres bêtes extraordinaires. Alice prit les devants, et toute la troupe nagea vers la rive.
CHAPITRE III
La course cocasse
Ils formaient une assemblée bien grotesque, ces êtres singuliers réunis sur le bord de la mare ; les uns avaient leurs plumes tout en désordre, les autres le poil plaqué contre le corps. Tous étaient trempés, de mauvaise humeur, et fort mal à l’aise.
« Comment faire pour nous sécher ? » ce fut la première question, cela va sans dire. Au bout de quelques instants, il sembla tout naturel à Alice de causer familièrement avec ces animaux, comme si elle les connaissait depuis sa naissance. Elle eut même une longue dispute avec le Perroquet, qui finit par bouder, en se contentant de dire : « Je suis plus âgé que vous, et je dois par conséquent en savoir plus long. » Alice ne voulut pas accepter cette conclusion avant de savoir l’âge du Perroquet, et comme celui-ci refusa tout net de le lui dire, cela mit un terme au débat.
Enfin la Souris, qui paraissait avoir un certain ascendant sur les autres, leur cria : « Asseyez-vous tous, et écoutez-moi ! Je vais bientôt vous permettre de sécher, croyez-moi ! » Vite, tout le monde s’assit en rond autour de la Souris, sur qui Alice tenait les yeux fixés avec inquiétude, persuadée d’attraper un vilain rhume si elle ne séchait pas bientôt.
« Hum ! fit la Souris d’un air d’importance ; êtes-vous prêts ? Voici la chose la plus aride que je connaisse. Silence dans le cercle, je vous prie. Guillaume le Conquérant, dont la cause avait le soutien du pape, reçut bientôt la soumission des Anglais, qui étaient en manque de chefs, et avaient récemment commencé à s’accoutumer aux usurpations et aux conquêtes. Edwin et Morcar, comtes de Mercie et de Northumbrie …
— Brrr, fit le Perroquet, qui grelottait.
— Pardon ? demanda la Souris en fronçant le sourcil, mais fort poliment, qu’avez-vous dit ?
— Moi ! Rien, répliqua vivement le Perroquet.
— Ah ! Je croyais, dit la Souris. Je continue. Edwin et Morcar, comtes de Mercie et de Northumbrie, se déclarèrent en sa faveur, et Stigand, l’archevêque patriote de Canterbury, trouva cela …
— Trouva quoi ? dit le Canard.
— Il trouva cela, répondit la Souris avec impatience. Assurément vous savez ce que ‘cela’ veut dire.
— Je sais parfaitement ce que ‘cela’ veut dire ; par exemple : quand moi je trouve cela, ‘cela’ veut dire un ver ou une grenouille, ajouta le Canard. Mais il s’agit de savoir ce que l’archevêque trouva. »
La Souris, sans prendre garde à cette question, se hâta de continuer.
« L’archevêque trouva cela de bonne politique d’aller avec Edgar Atheling à la rencontre de Guillaume, pour lui offrir la couronne. Guillaume, d’abord, fut bon prince ; mais l’insolence des vassaux normands … Eh bien, comment cela va-t-il, mon enfant ? ajouta-t-elle, en se tournant vers Alice.
— Toujours aussi mouillée, dit Alice tristement. Cela ne semble pas du tout me sécher.
— Dans ce cas, dit solennellement le Dodo, en se dressant sur ses pattes, je propose l’ajournement de cette réunion, et l’adoption immédiate de mesures plus énergiques.
— Parlez français ! dit l’Aiglon ; je ne comprends pas la moitié de ces grands mots, et, qui plus est, je ne crois pas que vous les compreniez vous-même. » L’Aiglon baissa la tête pour cacher un sourire, et quelques-uns des autres oiseaux ricanèrent tout haut.
« J’allais proposer, dit le Dodo d’un ton vexé, une course cocasse ; c’est ce que nous pouvons faire de mieux pour nous sécher.
— Qu’est-ce qu’une course cocasse ? » demanda Alice ; non qu’elle tînt beaucoup à le savoir, mais le Dodo avait fait une pause comme s’il s’attendait à être questionné par quelqu’un, et personne ne semblait disposé à prendre la parole.
« La meilleure manière de l’expliquer, dit le Dodo, c’est de le faire. » - Et comme vous pourriez bien, un de ces jours d’hiver, avoir envie de l’essayer, je vais vous dire comment le Dodo s’y prit. -
D’abord il traça un terrain de course, une espèce de cercle. - « Du reste, disait-il, la forme exacte n’a aucune importance » -, et les coureurs furent placés indifféremment çà et là sur le terrain. Personne ne cria : « Un, deux, trois, partez ! », mais chacun se mit à courir et s’arrêta quand il voulut, de sorte qu’il n’était pas aisé de savoir quand la course était terminée. Cependant, au bout d’une demi-heure, tout le monde étant sec, le Dodo cria tout à coup : « La course est finie ! », et les voilà tous haletants, qui entourent le Dodo et lui demandent : « Qui a gagné ? »
Cette question donna bien à réfléchir au Dodo ; il resta longtemps assis, un doigt appuyé sur le front - pose ordinaire de Shakespeare dans ses portraits - ; tandis que les autres attendaient en silence. Enfin le Dodo dit : « Tout le monde a gagné, et tout le monde doit recevoir un prix. »
— Mais qui donnera les prix ? demandèrent-ils tous à la fois.
— Elle, cela va sans dire », répondit le Dodo, en montrant Alice du doigt ; et toute la troupe l’entoura aussitôt en criant confusément : « Les prix ! Les prix ! »
Alice ne savait que faire ; pour se tirer d’embarras, elle mit la main dans sa poche et en tira une boîte de dragées - heureusement l’eau salée n’y avait pas pénétré -, puis en donna une à chacun en guise de prix ; il y en eut juste assez pour faire le tour.
« Mais il faut aussi qu’elle ait un prix, elle, dit la Souris.
— Bien entendu, reprit le Dodo gravement. Avez-vous encore quelque chose dans votre poche ? continua-t-il en se tournant vers Alice.
— Seulement un dé à coudre, dit Alice tristement.
— Passez le moi », dit le Dodo. Tous se groupèrent à nouveau autour d’Alice, tandis que le Dodo lui présentait solennellement le dé en disant :
« Nous vous prions d’accepter ce superbe dé. » Lorsqu’il eut fini ce petit discours, tout le monde applaudit.
Alice trouvait tout cela bien ridicule, mais les autres avaient l’air si grave, qu’elle n’osait pas rire ; aucune réponse ne lui venant à l’esprit, elle se contenta de faire la révérence, et prit le dé, de son air le plus sérieux.
Il n’y avait plus maintenant qu’à manger les dragées ; ce qui ne se fit pas sans un peu de bruit et de désordre, car les gros oiseaux se plaignirent de n’y trouver aucun goût, et il fallut taper dans le dos des petits qui étranglaient. Enfin tout rentra dans le calme. On s’assit en rond autour de la Souris, et on la pria de raconter encore quelque chose.
« Vous m’avez promis de me raconter votre histoire, dit Alice, et de m’expliquer pourquoi vous détestez … les ‘Ch…’ et les ‘Ch…’, ajouta-t-elle dans un murmure, craignant encore de déplaire.
La Souris, se tournant vers Alice, soupira et lui dit :
« Mon histoire sera longue et traînante.
— Tiens ! Tout comme votre queue », dit Alice, frappée de la ressemblance, et regardant avec étonnement la queue de la Souris tandis que celle-ci parlait. Les idées d’histoire et de queue longue et traînante se brouillaient dans l’esprit d’Alice, à peu près de cette façon :
« Fury dit à
une Souris, qu’il
rencontra
dans le
logis :
‘Je crois
le moment
fort propice
de te faire
aller en justice.
Je ne
doute pas
du succès
que doit
avoir
notre procès.
Vite, allons,
commençons
l’affaire.
Ce matin,
je n’ai rien
à faire.’
La Souris
dit à
Fury :
‘Sans juge
et sans
jurés,
trop bon !’
Mais
Fury
plein de
malice
dit :
‘C’est moi
qui suis
la justice,
et que
tu aies
raison
ou tort,
je vais te
condamner
à mort.’
— Vous ne m’écoutez pas, dit la Souris à Alice d’un air sévère. À quoi pensez-vous donc ?
— Pardon, dit Alice humblement. Vous en étiez à la cinquième péripétie, il me semble ?
— Pas du tout ! dit la Souris d’un ton sec. Je n’avais même pas encore atteint le nœud de mon intrigue !
— Un nœud ? dit Alice, toujours prête à rendre service, et jetant des regards anxieux autour d’elle. Oh ! Permettez-moi de vous aider à le défaire !
— On n’a pas besoin de vous, dit la Souris. C’est m’insulter que de dire de pareilles sottises. Puis elle se leva pour s’en aller.
— Je n’avais pas l’intention de vous offenser, dit Alice d’une voix conciliante. Mais franchement vous êtes bien susceptible. »
La Souris grommela quelque chose entre ses dents et s’éloigna.
« Revenez, je vous en prie, et finissez votre histoire », lui cria Alice ; et tous les autres se joignirent en chœur : « Oui, nous vous en supplions ! » Mais la Souris secouant la tête, ne s’en alla que plus vite.
« Quel dommage qu’elle ne soit pas restée ! dit en soupirant le Perroquet, sitôt que la Souris eut disparu.
Un vieux crabe, profitant de l’occasion, dit à son fils :
« Mon enfant, que cela vous serve de leçon, et vous apprenne à ne jamais vous emporter !
— Taisez-vous donc, papa, dit le jeune crabe d’un ton aigre. Vous feriez perdre patience à une huître.
— Ah ! Si Dinah était ici, dit Alice tout haut, sans s’adresser à personne. C’est elle qui l’aurait bientôt ramenée.
— Et qui est Dinah, s’il n’y a pas d’indiscrétion à le demander ? » dit le Perroquet.
Alice répondit avec empressement, car elle était toujours prête à parler de son animal de compagnie :
« Dinah, c’est notre chatte. Si vous saviez comme elle attrape bien les souris ! Et si vous la voyiez courir après les oiseaux ; aussitôt vus, aussitôt croqués. »
Ces paroles produisirent un effet singulier sur l’assemblée. Quelques oiseaux s’enfuirent aussitôt ; une vieille pie s’enveloppant avec soin murmura : « Il faut vraiment que je rentre chez moi, l’air du soir ne vaut rien pour ma gorge ! » Et un canari cria à ses petits d’une voix tremblante : « Venez, mes enfants ; il est grand temps que vous vous mettiez au lit ! »
Enfin, sous un prétexte ou sous un autre, chacun s’esquiva, et Alice se trouva bientôt seule.
« Je voudrais bien n’avoir pas parlé de Dinah, se dit-elle tristement. Personne ne l’aime ici, et pourtant c’est la meilleure chatte du monde ! Oh ! Chère Dinah, je me demande si je te reverrai un jour. » Ici la pauvre Alice se reprit à pleurer ; elle se sentait seule, triste, et abattue.
Au bout de quelque temps elle entendit au loin un petit bruit de pas ; elle s’empressa de regarder, espérant que la Souris avait changé d’idée et revenait finir son histoire.
CHAPITRE IV
Le Lapin envoie le petit Bill
C’était le Lapin Blanc qui revenait en trottinant, et qui cherchait de tous côtés, d’un air inquiet, comme s’il avait perdu quelque chose ; Alice l’entendit qui murmurait tout seul : « La Duchesse ! La Duchesse ! Oh ! Mes pauvres pattes ; oh ! Ma robe et mes moustaches ! Elle me fera guillotiner aussi vrai que des furets sont des furets ! Où pourrais-je bien les avoir perdus ? » Alice devina tout de suite qu’il cherchait l’éventail et la paire de gants de chevreau blancs, et, comme elle avait bon cœur, elle se mit à les chercher aussi ; mais pas moyen de les trouver.
Du reste, depuis son bain dans la mare aux larmes, tout était changé : la salle, la table de verre, et la petite porte avaient complètement disparu.
Bientôt le Lapin aperçut Alice qui furetait ; il lui cria d’un ton furieux : « Eh bien ! Marianne, que faites-vous ici ? Courez vite à la maison me chercher une paire de gants et un éventail ! Allons, dépêchez-vous. »
Alice eut tellement peur qu’elle se mit aussitôt à courir dans la direction qu’il indiquait, sans chercher à lui expliquer qu’il se trompait.
« Il m’a pris pour sa bonne, se disait-elle en courant. Comme il sera étonné quand il saura qui je suis ! Mais je ferais bien de lui ramener ses gants et son éventail ; c’est-à-dire, si je les trouve. »
Ce disant, elle arriva en face d’une jolie petite maison, et vit sur la porte une plaque en cuivre étincelante, sur laquelle étaient gravés ces mots, « J. LAPIN » Elle monta l’escalier, entra sans frapper, tout en tremblant de rencontrer la vraie Marianne, et d’être mise à la porte avant d’avoir trouvé les gants et l’éventail.
« Que c’est drôle, se dit Alice, de faire des commissions pour un lapin ! Bientôt ce sera Dinah qui m’enverra en commission. »
Elle se prit alors à imaginer comment les choses se passeraient.
« Mademoiselle Alice, venez ici tout de suite vous préparer pour votre promenade.
— J’arrive à l’instant, ma nurse ! Il faut d’abord que je surveille ce trou jusqu’au retour de Dinah, au cas où la souris en sortirait. Mais je ne pense pas, continua Alice, qu’on garderait Dinah à la maison si elle se mettait dans la tête de commander comme cela à tout le monde. »
Alice était à présent entrée dans une petite chambre bien rangée, et, comme elle s’y attendait, sur une petite table dans l’embrasure de la fenêtre, elle vit un éventail et deux ou trois paires de petits gants de chevreau. Elle en prit une paire, ainsi que l’éventail, et allait quitter la chambre lorsqu’elle aperçut, près du miroir, une petite bouteille. Cette fois il n’y avait pas l’inscription « BUVEZ-MOI », ce qui n’empêcha pas Alice de la déboucher et de la porter à ses lèvres.
« Il m’arrive toujours quelque chose d’intéressant, se dit-elle, lorsque je mange ou que je bois. Je vais voir un peu l’effet de cette bouteille. J’espère bien qu’elle me fera grandir à nouveau, car je suis vraiment fatiguée de n’être qu’une si petite chose ! »
C’est ce qui arriva en effet, et bien plus tôt qu’elle ne s’y attendait. Elle n’avait pas bu la moitié de la bouteille, que sa tête touchait au plafond, et qu’elle fut forcée de se baisser pour ne pas se casser le cou. Elle remit bien vite la bouteille sur la table en se disant : « En voilà assez ; j’espère ne pas grandir davantage. Je ne puis déjà plus passer par la porte. Oh ! Je voudrais bien n’avoir pas tant bu ! »
Hélas ! Il était trop tard ; elle grandissait, grandissait, et dut bientôt se mettre à genoux sur le plancher. Mais un instant après, il n’y avait même plus assez de place pour rester dans cette position, et elle essaya de se tenir étendue par terre, un coude contre la porte et l’autre bras passé autour de sa tête. Cependant, comme elle grandissait toujours, elle fut obligée, comme dernière ressource, de laisser pendre un de ses bras par la fenêtre et d’enfoncer un pied dans la cheminée en disant : « À présent c’est tout ce que je peux faire, quoi qu’il arrive. Que vais-je devenir ? »
Heureusement pour Alice, la petite bouteille magique avait alors produit tout son effet, et elle cessa de grandir. Cependant sa position était bien gênante, et comme il ne semblait pas y avoir la moindre chance qu’elle puisse jamais sortir de cette chambre, il n’y a pas à s’étonner qu’elle se trouvât bien malheureuse.
« C’était bien plus agréable chez nous, pensa la pauvre enfant. Là du moins, je ne passais pas mon temps à grandir et à rapetisser, et je n’étais pas la domestique des lapins et des souris. J’aimerais presque n’être jamais descendue dans ce terrier ; et pourtant c’est assez drôle cette manière de vivre ! Je suis curieuse de savoir ce qui m’est arrivé. Autrefois, quand je lisais des contes de fées, je m’imaginais que rien de tout cela ne pouvait exister, et maintenant me voilà en pleine féerie. On devrait faire un livre sur mes aventures ; il y aurait de quoi ! Quand je serai grande j’en ferai un, moi. - Mais je suis déjà bien grande ! dit-elle tristement -. Dans tous les cas, il n’y a plus de place ici pour grandir davantage.
Mais alors, pensa Alice, est-ce-que je ne serai jamais plus vieille que je ne le suis maintenant ? D’un côté cela aura des avantages : ne jamais être une vieille femme. Mais d’un autre côté : avoir toujours des leçons à apprendre ! Oh, je n’aimerais pas cela du tout.
Oh ! Alice, petite folle, se répondit-elle. Comment pourriez-vous apprendre des leçons ici ? Il y a à peine de la place pour vous, et il n’y en a pas du tout pour le moindre livre de leçons. »
Et elle continua ainsi, faisant tantôt les questions, et tantôt les réponses, et établissant sur ce sujet toute une conversation ; mais au bout de quelques instants elle entendit une voix au dehors, et s’arrêta pour écouter.
« Marianne ! Marianne ! criait la voix ; allez chercher mes gants tout de suite ! » Puis Alice entendit des piétinements dans l’escalier. Elle savait que c’était le Lapin qui la cherchait ; elle trembla si fort qu’elle en ébranla la maison, oubliant qu’à présent, elle était mille fois plus grande que le Lapin, et n’avait rien à craindre de lui.
Le Lapin, arrivé à la porte, essaya de l’ouvrir ; mais, comme elle s’ouvrait en dedans, et que le coude d’Alice était fortement appuyé contre, la tentative fut un échec. Alice entendit le Lapin qui murmurait tout seul : « C’est bon, je vais faire le tour et j’entrerai par la fenêtre. »
« Sûrement pas ! » pensa Alice. Elle attendit un peu ; puis, quand elle crut que le Lapin était sous la fenêtre, elle étendit le bras tout à coup pour le saisir ; elle n’attrapa que du vent. Mais elle entendit un petit cri, puis le bruit d’une chute et de vitres cassées - ce qui lui fit penser que le Lapin était tombé sur les châssis de quelque serre à concombres -. Puis une voix - celle du Lapin - dit d’un ton furieux :
« Pat ! Pat ! Où es-tu ? »
Une voix qu’elle ne connaissait pas répondit :
« Me v’là, not’ maître ! J’bêchons la terre pour trouver des pommes !
— Pour trouver des pommes, c’est cela ! dit le Lapin très en colère. Viens m’aider à me sortir de là. - Nouveau bruit de vitres cassées.-
— Dis-moi un peu, Pat, qu’est-ce qu’il y a là, à la fenêtre ?
— Ça, not’ maître, c’est un bras.
— Un bras, imbécile ! Qui a jamais vu un bras de cette dimension ? Il bouche toute la fenêtre.
— Bien sûr, not’ maître, mais c’est un bras tout de même.
— Dans tous les cas, il n’a rien à faire ici. Enlève-moi ça bien vite. »
Il se fit un long silence, et Alice n’entendait plus que des chuchotements de temps à autre, comme : « Maître, j’aime pas ça du tout, du tout. », « Fais ce que je te dis, gros lâche ! ». Alice finit par étendre le bras de nouveau, comme pour agripper quelque chose ; cette fois il y eut deux petits cris et encore un bruit de vitres cassées. « Que de châssis il doit y avoir là ! pensa Alice. Je me demande ce qu’ils vont faire à présent. Quant à me retirer par la fenêtre, j’aimerais bien qu’ils y parviennent, car je n’ai pas la moindre envie de rester ici plus longtemps ! »
Il se fit quelques instants de silence. À la fin, Alice entendit un bruit de petites roues, puis le son d’un grand nombre de voix ; elle distingua ces mots :
« Où est l’autre échelle ?
— Je ne pouvais en apporter qu’une ; c’est Bill qui a l’autre.
— Allons, Bill, apporte ici, mon garçon ! Dressez-les là au coin. Non, attachez-les d’abord l’une au bout de l’autre. Elles ne vont pas encore moitié assez haut. Ça fera l’affaire ; ne soyez pas si difficile. Tiens, Bill, attrape ce bout de corde. Le toit supportera ? Attention à cette tuile qui ne tient pas. Bon ! La voilà qui dégringole. Baissez la tête ! - Il se fit un grand fracas - Qui a fait cela ?
— Je crois bien que c’est Bill.
— Qui va descendre par la cheminée ?
— Pas moi, bien sûr ! Allez-y, vous.
— Non pas, vraiment. C’est à vous, Bill, de descendre.
— Ho hé, Bill ! Not’ maître dit qu’il faut que tu descendes par la cheminée !
— Ah ! se dit Alice, c’est donc Bill qui va descendre. Tout retombe sur le dos de Bill. Je ne voudrais pas être à sa place pour rien au monde. Ce foyer est bien étroit, mais je crois bien que je pourrais tout de même lui lancer un coup de pied. »
Elle retira son pied aussi bas que possible, et ne bougea plus jusqu’à ce qu’elle entendît le bruit d’un petit animal - elle ne pouvait deviner de quelle espèce -, qui grattait et cherchait à descendre dans la cheminée, juste au-dessus d’elle ; alors se disant : « Voilà certainement Bill », elle lança un bon coup de pied, et attendit de voir ce qui allait arriver.
La première chose qu’elle entendit fut un cri général de : « Tiens, revoilà Bill ! » Puis la voix du Lapin, qui criait : « Attrapez-le, vous là-bas, près de la haie ! » Puis un long silence ; ensuite un mélange confus de voix : « Soutenez-lui la tête. De l’eau-de-vie maintenant. Laissez-le respirer. Comment ça va, vieux camarade ? Que t’est-il arrivé ? Raconte-nous ça ! »
Enfin une petite voix faible et flûtée se fit entendre. - « C’est la voix de Bill » pensa Alice -. « Je n’en sais vraiment rien. Merci, c’est assez ; je me sens mieux maintenant ; mais je suis encore trop bouleversé pour vous parler. Tout ce que je sais, c’est que j’ai été poussé comme par un ressort, et que je suis parti en l’air comme une fusée.
— Ça, c’est bien vrai, vieux camarade, disaient les autres.
— Il faut mettre le feu à la maison, dit le Lapin.
Alors Alice cria de toutes ses forces :
— Si vous osez faire cela, j’envoie Dinah à votre poursuite. »
Il se fit tout à coup un silence de mort. « Que vont-ils faire à présent ? pensa Alice. S’ils avaient un peu d’esprit, ils enlèveraient le toit. » Quelques minutes après, les allées et venues recommencèrent, et Alice entendit le Lapin, qui disait : « Une brouettée d’abord, ça suffira. »
« Une brouettée de quoi ? » pensa Alice. Il ne lui resta bientôt plus de doute, car, un instant après, une grêle de petits cailloux vint s’abattre contre la fenêtre, et quelques-uns même l’atteignirent au visage. « Je vais bientôt mettre fin à cela », se dit-elle ; puis elle cria : « Vous ferez bien de ne pas recommencer. » Ce qui produisit encore un profond silence.
Alice remarqua, avec quelque surprise, qu’en tombant sur le plancher les cailloux se changeaient en petits gâteaux, et une brillante idée lui traversa l’esprit. « Si je mange un de ces gâteaux, pensa-t-elle, cela ne manquera pas de me faire changer de taille ; or, je ne puis plus grandir, c’est impossible, donc je rapetisserai ! »
Elle avala un des gâteaux, et s’aperçut avec joie qu’elle rapetissait rapidement. Aussitôt qu’elle fut assez petite pour passer par la porte, elle s’échappa de la maison, et trouva toute une foule d’oiseaux et autres petits animaux qui attendaient dehors. Le pauvre petit lézard, Bill, était au milieu d’eux, soutenu par des cochons d’Inde, qui le faisaient boire à une bouteille. Tous se précipitèrent sur Alice aussitôt qu’elle parut ; mais elle se mit à courir de toutes ses forces, et se trouva bientôt en sûreté dans un bois touffu.
« La première chose que j’ai à faire, dit Alice en errant çà et là dans les bois, c’est de revenir à ma véritable taille ; la seconde, de chercher un chemin qui me conduise dans ce ravissant jardin. C’est là, je crois, ce que j’ai de mieux à faire ! »
En effet c’était un plan de campagne excellent, très simple et très habilement combiné. Le seul problème, c’est qu’elle n’avait pas la plus petite idée de comment s’y prendre pour l’exécuter. Tandis qu’elle jetait un coup d’œil inquiet à travers les arbres, un petit aboiement sec, juste au-dessus de sa tête, lui fit tout à coup lever les yeux.
Un énorme chiot la regardait avec de grands yeux ronds, et étendait timidement la patte pour essayer de la toucher. « Pauvre petit ! » dit Alice d’une voix caressante, en essayant de toutes ses forces de siffler à son intention. Elle avait une peur terrible cependant, car elle pensait qu’il pouvait bien avoir faim, et que dans ce cas il était probable qu’il la mangerait, en dépit de toutes ses câlineries.
Sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle ramassa une petite baguette et la présenta au petit chien, qui bondit des quatre pattes à la fois, aboyant de joie, et se jetant sur le bâton comme pour jouer avec. Alice passa de l’autre côté d’un gros chardon pour n’être pas foulée aux pieds. Sitôt qu’elle reparut, le petit chien se précipita de nouveau sur le bâton, et, dans son empressement de le saisir, buta et fit une cabriole. Mais Alice, trouvant que cela ressemblait beaucoup à jouer avec un cheval de trait, et craignant à chaque instant d’être écrasée par le chien, se remit à tourner autour du chardon. Alors le petit chien fit une série d’attaques contre le bâton. Il avançait un peu chaque fois, puis reculait bien loin en faisant des aboiements rauques ; puis enfin il se coucha à une grande distance de là, tout haletant, la langue pendante, et ses grands yeux à moitié fermés.
Alice jugea que le moment était venu de s’échapper. Elle prit sa course aussitôt, et ne s’arrêta que lorsqu’elle se sentit fatiguée et hors d’haleine, et qu’elle n’entendit plus que faiblement, dans le lointain, les aboiements du petit chien.
« C’était pourtant un bien joli petit chien », dit Alice, tout en s’appuyant contre un bouton d’or pour se reposer, et en s’éventant avec une des feuilles. « Je lui aurais volontiers enseigné tout plein de jolis tours si, … si j’avais été assez grande pour cela ! Oh ! Mais j’oubliais qu’il me faut encore grandir ! Voyons. Comment faire ? Je devrais sans doute boire ou manger quelque chose ; mais quoi ? Voilà toute la question. »
En effet, toute la question était bien de savoir quoi ? Alice regarda tout autour d’elle les fleurs et les brins d’herbes ; mais elle ne vit rien qui lui parût bon à boire ou à manger dans les circonstances présentes.
Près d’elle poussait un gros champignon, à peu près aussi haut qu’elle. Lorsqu’elle l’eut examiné par-dessous, d’un côté et de l’autre, par-devant et par-derrière, l’idée lui vint qu’elle ferait bien de regarder ce qu’il y avait dessus.
Elle se dressa sur la pointe des pieds, et, glissant les yeux par-dessus le bord du champignon, ses regards rencontrèrent ceux d’une grosse chenille, assise au sommet, les bras croisés, fumant tranquillement un long narguilé, sans accorder la moindre attention ni à elle, ni à quoi que ce soit d’autre.
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