Les citoyens d’Ithaque, commandés par Eupithès, père d’Antinoos, s’avançent en armes contre Ulysse qui leur livre bataille. Eupithès est tué par Laerte. Minerve conclut la paix entre Ulysse et les Ithaciens.
Ulysse toutefois ne perdit pas de vue le combat qui lui restait à livrer, et dont le moment approchait. Déjà, en effet, la nouvelle sinistre de la mort des amants de la reine s’était répandue dans toute la ville. De toutes parts, on se rassemblait devant le palais avec des cris et des gémissements. Chacun reconnaissait et emportait, pour l’ensevelir, le corps d’un parent, d’un ami. D’autres en chargèrent des barques.
Bientôt ils se réunirent sur la place publique. Au milieu de cette foule pressée se leva Eupithès, père infortuné d’Antinoüs, la première victime d’Ulysse. Un torrent de larmes sortait de ses yeux, et c’est avec une voix souvent interrompue par ses sanglots qu’il s’exprima ainsi :
« Ô mes amis, voyez que de crimes a commis ce roi barbare. L’élite de nos concitoyens, aussi vaillante que nombreuse, entraînée par lui, le suivit sur les mers. Combien en est-il revenu ? Pas un seul, il les a tous abîmés dans les Ilots. Et cette autre jeunesse, les premiers du pays, il vient de les massacrer. Mais, avant qu’il s’enfuie dans Pylos ou dans l’Élide, vengeons-nous, ou nous sommes à jamais couverts d’ignominie. Oui, si nous ne punissons pas le meurtrier de nos fils et de nos frères, notre lâcheté sera l’entretien des races futures. Quant à moi, privé de mon fils, je l’aurai bientôt rejoint ; mais je veux, du moins, avant de mourir, l’avoir vengé, hâtons-nous donc, ne laissons pas à nos ennemis le temps de se sauver, en fuyant sur les mers. »
Ces paroles, accompagnées de larmes, attisèrent l’émotion au plus profond des cœurs. On commençait à s’agiter, lorsque le héraut Médon et le chantre Phémius, réveillés par le bruit, sortirent en hâte du palais d’Ulysse, et coururent à la place publique : la surprise et la satisfaction éclatèrent dans l’assemblée, à la vue de ces deux personnages aimés et respectés, qu’on croyait être au nombre des morts.
Médon demanda à parler, et s’exprima ainsi :
« Écoutez, habitants d’Ithaque, qui ne voyez dans ce qui s’est passé que la main d’un simple mortel. Apprenez qu’Ulysse n’aurait pu faire et n’a point fait ces choses prodigieuses sans le secours des dieux. J’ai vu, de mes propres yeux, la divinité qui l’accompagnait, sous la figure de Mentor. Tantôt elle marchait devant lui, excitant son audace, tantôt elle troublait les chefs, les poursuivant éperdus dans le palais et les faisant tomber en foule sous les coups d’Ulysse. »
À ces mots, la terreur se répandit dans les âmes. Halitherse parla à son tour. Ce vieillard, mieux qu’aucun autre augure, connaissait le passé, et lisait dans l’avenir. Il fit entendre ainsi sa voix respectable :
« Chefs d’Ithaque, il en est temps enfin, ne refusez pas de m’écouter. Amis, vous êtes les artisans de vos malheurs. Vous n’avez voulu croire, ni moi, ni Mentor, ce chef si sage et si vertueux, quand nous vous conjurions de réprimer vos fils, dont l’audace et la fureur dévastaient cette île, et répandaient la douleur et l’ignominie sur les jours d’une femme dont l’époux, croyaient ils, ne reviendrait jamais. Soyez plus dociles en ce moment. Cédez à mes conseils, à mes ordres. Rentrez chez vous, ou craignez, en volant à la vengeance, de tomber sous les coups du vainqueur. »
La plus grande partie de l’assemblée se leva en applaudissant à grands cris ce discours, et se dispersa. Le reste, dédaignant les avis d’Halitherse, se laissa entraîner par Eupithès. Ils coururent aux armes, et se rangèrent près des portes de la ville, sous les ordres de ce chef qui croyait aller venger son fils, loin de prévoir qu’il en subirait le destin. Dans ce moment solennel. Minerve s’adressa, en ces termes, à Jupiter :
« Père des dieux et des hommes, roi des rois, oserais-je te demander quelle est ta secrète pensée ? Veux-tu voir se prolonger, dans cette île, la fatale discorde et les combats, ou veux-tu rétablir entre les partis une paix durable ?
— Ma fille, répondit Jupiter, ne sais-tu pas que mes désirs sont conformes aux tiens ? N’as-tu pas réussi à ramener Ulysse dans sa patrie, et, bien plus, à le rendre victorieux de ses ennemis ? Continue, achève ton ouvrage. Toutefois, puisque tu le souhaites, je vais prononcer l’arrêt le plus équitable. À présent qu’Ulysse a puni les coupables, il faut qu’un traité solide, juré à la face des autels, rétablisse la concorde ; qu’Ulysse désormais règne, exempt de trouble. Nous, cependant, effaçons, dans chaque cœur, le souvenir du massacre d’un fils ou d’un frère. Faisons renaître l’amour qui unissait autrefois les deux partis. Ajoutons à la paix la prospérité, l’abondance. »
Minerve attendit à peine la fin de ces paroles ; du sommet de l’Olympe, elle fut déjà sous le toit de Laërte.
Le repas achevé, Ulysse donna cet ordre :
« Que l’un de vous aille voir si nos ennemis s’avancent ; n’attendons pas qu’ils soient à nos portes. »
L’un des fils de Dolius sortit et, du seuil, aperçut tout un peuple armé. Il cria :
« Nous n’avons qu’un instant, aux armes ! »
Ulysse, Télémaque, Eumée, Philète, s’équipèrent de leurs armes. Les deux fils de Dolius en firent autant. Laërte, Dolius, tout vieux qu’ils étaient, guerriers en ce jour, voulurent aussi combattre. Dès qu’ils furent tous armés, les portes ouvertes ; ils sortirent sous la conduite d’Ulysse. Minerve, sous les traits de Mentor, se joignit à la troupe. Le héros, qui l’aperçut, rempli d’ardeur et de joie, parla ainsi à son fils :
« Télémaque, voici qu’il faut te montrer, en combattant toi-même les guerriers. C’est là que les plus braves se reconnaissent. Ne déshonorons pas la race de nos aïeux, qui, sur toute la terre, l’a emporté par sa force et son courage.
— Mon père, répondit avec ardeur Télémaque, tu verras que je ne souillerai d’aucune tache la gloire de mes pères.
— Quel jour pour moi, dieux que j’adore, s’écria le vieux Laërte, quelle joie inonde mon âme ! Mon fils et mon petit-fils rivalisent de gloire ! »
Alors Minerve, sous la forme de Mentor, se tenant auprès du vieillard, lui dit :
« Vénérable guerrier, implore Minerve et Jupiter, et aussitôt, envoie ta longue lance, l’ayant brandie avec force. »
Elle lui souffla, en même temps, une audace terrible. Laërte, après avoir invoqué Jupiter et Minerve, donna l’essor à sa lance, qui alla frapper au front Eupithès. Il tomba et fit résonner la terre de sa chute. Ulysse et son digne fils se précipitèrent sur la foule armée, la renversèrent, frappant à droite, à gauche, de leurs glaives et de leurs lances.
Ils eussent exterminé la cohorte entière, si Minerve, poussant un cri formidable, n’eût retenu ce peuple entier de combattants :
« Cessez cette guerre fratricide, citoyens d’Ithaque, et séparez-vous promptement sans carnage. »
Minerve ordonne la paix, par Jan Styka
À ces accents de Minerve, la terreur blême les saisit, et leurs armes, échappées de leurs mains, tombèrent à terre ; et tous, pour sauver leur vie, s’enfuirent vers la ville.
Ulysse, jetant un cri terrible, fondit sur cette foule, comme un aigle, du haut des cieux, sur de timides brebis. Mais Jupiter lança la foudre, qui tomba enflammée aux pieds de Minerve.
« Généreux Ulysse, dit alors la déesse, réprime ton ardeur, étouffe en toi la rage du combat ; crains d’offenser Jupiter. »
Ulysse obéit. Une joie vive succéda dans son âme à l’ardeur belliqueuse.
Et la déesse elle-même, empruntant la figure et la voix du sage Mentor, scella pour toujours l’alliance entre les deux partis.
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