Eumée entre dans la salle où se tient le banquet des prétendants. Ulysse entre dans la salle à son tour. Il teste les prétendants en leur demandant de l’aide, observant leur conduite à son égard.
Télémaque vit Eumée entrer dans la salle. Il lui fit signe d’approcher. Eumée prit un siège qu’il porta à côté de la table de Télémaque. Il s’assit en face de lui. Un héraut lui apporta le pain et les autres aliments. Ulysse ne fut pas longtemps sans le suivre. On vit arriver un malheureux mendiant, vêtu de haillons, accablé d’années, appuyé sur un bâton noueux. Il s’assit sur le seuil et posa sa besace le long d’un pilier de cyprès.
Télémaque, prenant un pain dans une corbeille, et s’emparant d’une portion considérable des victimes, dit à Eumée :
« Porte cela à cet étranger, et dis-lui de faire hardiment le tour de la salle, d’implorer la générosité de tous les chefs. La honte ne convient point à l’indigent. »
— Puisse Jupiter, s’écria Ulysse, en recevant ce que lui apporte Eumée, accorder à Télémaque le comble de la félicité, et accomplir tous les souhaits qu’il forme ! »
Il posa ensuite les aliments sur sa besace, à ses pieds, et son repas dura aussi longtemps que la voix et la lyre de Phémius se firent entendre. Il l’interrompit dès que le chantre divin eut cessé.
Toute la salle retentit des cris et de la joie tumultueuse des chefs.
Minerve, qui se tenait près d’Ulysse, l’excita alors à demander à chacun d’eux quelque secours, pour distinguer les plus pervers de ceux qui n’ont pas abjuré tout sentiment d’humanité, quoique aucun ne dusse échapper à sa vengeance. Le héros commença par la droite, alla de l’un à l’autre dans toute l’assemblée, les conjurant de subvenir à sa misère, et leur tendant la main, d’un geste aussi naturel que s’il eût mendié toute sa vie. Tous lui donnent quelque chose, étonnés d’ailleurs, et se demandant l’un à l’autre quel pouvait être cet homme et de quel pays il venait.
Les prétendants, par William Russel Flint
Mélanthe prit la parole :
« Amants de notre illustre reine, daignez m’écouter. Tout à l’heure j’ai rencontré ce personnage ; Eumée le conduisait au palais. J’ignore de quelle origine il se glorifie.
Sur ces paroles de Mélanthe, Antinoüs adressa au bon Eumée cette dure réprimande :
— Pâtre que je connais trop, pourquoi nous amènes-tu ce misérable ? N’avons-nous pas assez de ces vagabonds qui assiègent nos palais et sont le fléau des festins ? Trouves-tu que nous ne sommes pas en assez grand nombre pour consumer les biens de ton maître, et devais- tu nous aller chercher encore ce vil personnage ?
Eumée lui répondit :
— Antinoüs, je respecte ton rang, mais ce que tu dis-là ne sont pas les paroles d’un homme sensé. Qui donc appelle dans sa maison un inconnu, un mendiant ? Ceux qu’on invite, ce sont les gens distingués dans leur art, un augure, un médecin, un architecte, ou l’un de ces mortels inspirés des dieux dont les chants font nos délices. Voilà ceux auxquels on s’empresse d’ouvrir sa maison. Hélas ! , on n’y appelle pas un pauvre qui, sans être utile, nous coûte. De tous les amants de la reine, tu as toujours été le plus injuste et le plus dur envers les serviteurs d’Ulysse, et surtout envers moi. Je n’en suis point touché ; il me suffît de l’approbation de notre vertueuse reine et de son divin fils.
— Sois tranquille, Eumée, dit à son tour Télémaque, ne perds pas ton temps à lui répondre. Antinoüs n’a sur les lèvres que des mots insultants, et il souffle sa rage dans l’âme de ses compagnons.
Se tournant vers Antinoüs :
— Tu as vraiment pour moi la sollicitude d’un père, quand tu veux m’obliger à chasser cet étranger. Les dieux m’en préservent ! Prends, sans y regarder, pour lui donner. Loin de m’en plaindre, je le désire, je le veux. Tu ne mécontenteras, en cela, ni ma mère ni aucun des serviteurs d’Ulysse. Mais, on le voit bien, ce n’est pas là ce qui trouble ton âme. Jouir du festin tout seul et sans partage, voilà ce que tu veux.
— Jeune téméraire, répondit Antinoüs, qu’oses-tu dire ? Si tous ces chefs voulaient donner à ce malheureux autant que je lui réserve, il n’aurait plus besoin de secours, et je doute que de longtemps il revînt ici. »
En même temps il saisit, sous la table, le banc sur lequel reposaient ses pieds, et le montra à Ulysse d’un air menaçant. Aucun des autres chefs ne refusa de lui donner, et sa besace se remplit de pain et de viande. En retournant à sa place, sur le seuil, il s’arrêta près d’Antinoüs :
« Mon ami, dit-il, fais-moi aussi quelque don. Tu me parais occuper ici le premier rang. Ton air imposant est celui d’un roi. Il convient donc aussi que tu te montres plus généreux que les autres chefs. Ne me refuse pas un peu de pain. Je vanterai partout ta libéralité.
Autrefois je fus comme toi l’heureux habitant d’un riche palais. Jamais je ne refusai le pauvre, jamais je ne fus sourd à la prière du malheureux. Entouré de nombreux domestiques, rien ne me manquait de ce que possèdent ceux qu’on nomme heureux.
Mais Jupiter fit évanouir tout ce bonheur ! Sans doute j’avais mérité son courroux. Je m’étais associé à des hommes pervers, sans les connaître. En Égypte, où nous voyagions, ils commirent, malgré moi, des brigandages, des atrocités. Tout le pays se leva contre eux, et ils furent tous exterminés, sauf quelques-uns qui tombèrent en esclavage. Moi-même je fus vendu à Dmétor, roi de Cypre. J’ai pu m’échapper, et c’est ainsi que je suis à Ithaque, chargé de misère.
— Quel dieu, s’écria Antinoüs, amène ici, pour nous punir, ce trouble-fête ? Retire-toi de cette table, et va t’établir là-bas, au bout de la salle, ou tu retrouveras ici l’Égypte et Cypre et pis encore.
— Ciel ! répondit Ulysse, en se retirant, que ton âme ne répond guère à la beauté de ton corps ! Tu ne donnerais pas chez toi un grain de sel à un suppliant prosterné à ta porte, toi qui, dans ce palais, où tu es étranger, jouissant de richesses qui ne t’appartiennent pas, ne peux obtenir de ton avarice de me donner un peu de pain !
À ces mots, Antinoüs, bouillant de colère et lui jetant un regard furieux :
— Puisque ton impudence, s’écria-t-il, va jusqu’à l’injure, il est bien décidé que tu ne sortiras pas vivant de ce palais. »
Il se saisit en même temps de son marchepied, et, le lançant avec raideur, atteignit Ulysse à l’épaule. Ulysse, malgré la violence du coup, ne bougea pas plus qu’un rocher, mais, balançant la tête sans proférer une parole, il médita en lui-même une terrible vengeance.
Il alla s’asseoir sur le seuil, et, posant à terre sa besace bien remplie :
« Vous, dit-il, qui vous disputez la main d’une illustre reine, souffrez que je vous expose une pensée qui m’occupe : qu’on soit blessé dans un combat, pour la défense de son pays, de ses champs ou de ses troupeaux, on le supporte avec constance et sans amertume ; c’est le sort de la guerre. Mais moi, ce qui m’expose aux coups d’Antinoüs, c’est la faim que déjà tant de maux accompagnent. Ah ! Si le pauvre a des dieux pour le protéger, qu’Antinoüs meure avant d’obtenir la main qu’il convoite !
— Étranger, reprit Antinoüs, prends ton repas à cette porte sans dire mot, ou va-t’en ; sinon de vigoureux esclaves vont te traîner avec ignominie, par les pieds et par les mains, hors du palais et te meurtrir tout le corps.
Le banquet des prétendants, par Jan Styka
Ces excès soulevèrent chez les autres chefs un sentiment d’indignation ; quelques-uns dirent :
— Antinoüs, tu as commis une action criminelle en frappant ce pauvre, jeté ici par le sort. Malheureux ! S’il était un habitant de l’Olympe ? Souvent les dieux vont de ville en ville, sous l’aspect d’étrangers, pour être témoins de la justice ou de la perversité des hommes. »
Tel était leur langage ; Antinoüs y opposa le mépris. Télémaque ne put voir maltraiter son père sans que son cœur se gonflât de douleur et de rage. Son visage, n’en témoigna rien, ses yeux restèrent secs ; muet, secouant la tête, il roula des pensées de mort.
Pénélope, en apprenant l’insulte faite à l’étranger, ne put contenir son indignation :
« Ils me sont tous odieux, disait-elle à la fidèle Eurynome, ils ne trament que des forfaits ; mais Antinoüs, je le déteste plus que la mort. Un étranger que le malheur a conduit ici, va, de l’un à l’autre, demander quelques légers secours ; tous s’adoucissent pour lui et remplissent sa besace ; celui-là seul lui meurtrit l’épaule d’un marchepied !
Puis, appelant Eumée :
« Va, lui dit-elle, prier l’étranger de monter. Je voudrais lui faire entendre quelques paroles de bonté, l’entretenir ; savoir s’il n’aurait pas entendu parler d’Ulysse, si même il ne l’aurait pas vu. Il paraît avoir parcouru bien des pays.
— Ô reine, répondit Eumée, les récits de cet étranger t’intéresseraient vivement. Je l’ai eu trois jours et trois nuits dans ma cabane, et ce temps n’a pas suffit pour qu’il achevât l’histoire si attrayante de ses voyages et de ses malheurs. Il captivait mon attention comme un de ces chantres inspirés des dieux qu’on craint toujours de voir finir. Il assure avoir appris qu’Ulysse, plein de vie, est arrivé chez les Thesprotes, et que nous allons bientôt le revoir apportant de grandes richesses.
— Va, que l’étranger vienne, dit Pénélope, je veux l’entendre moi-même. Laissons, en attendant, ces hommes se livrer à la joie, puisqu’ils sont si heureux. Ils vivent ici, sans qu’il leur en coûte rien, dans l’abondance et les délices. Ils épargnent leurs biens, consument les nôtres, immolent nos bœufs, nos chèvres, nos brebis ; boivent notre meilleur vin, s’emparent et sont maîtres de tout. Hélas ! , il n’est point ici d’Ulysse pour délivrer son palais de ce fléau. Ah ! S’il revenait, s’il reparaissait, il aurait bientôt, avec l’aide de son fils, puni tant d’injures accumulées.
Cours, Eumée, dit-elle, que l’étranger paraisse à mes yeux. N’entends-tu pas l’augure qui confirme mes paroles ? Oui, puisse une mort terrible être l’inévitable sort de la troupe entière de nos ennemis ! Que pas un d’eux n’échappe à une destruction sanglante ! Écoute encore ceci, et dis-le à l’étranger : s’il me fait un récit sincère, il recevra un beau vêtement de la main de Pénélope. »
Eumée porta son message auprès de l’étranger, et lui répéta exactement toutes les paroles de la reine.
« Cher Eumée, répondit Ulysse, je serais prêt à révéler, dès ce moment, la vérité entière à Pénélope, car celui dont je dois lui parler m’est, bien connu, nos infortunes sont les mêmes ; mais je crains cette foule de princes altiers dont les injustices et les violences sont montées jusqu’à la voûte céleste.
En ce moment même où ce chef m’a frappé, moi qui, sans blesser personne, traversais la salle en suppliant, Télémaque ni personne n’a repoussé cette insulte. Dis à Pénélope qu’elle veuille bien, malgré l’impatience de son désir, attendre que le soleil ait terminé sa carrière. Alors elle pourra m’interroger à loisir sur son époux, en me faisant approcher du feu, car mes vêtements sont d’un faible secours contre le froid ; tu le sais bien, toi qui m’en as déjà prémuni. »
Eumée retourna vers Pénélope, qui, le voyant revenir sans l’étranger, lui dit :
« Tu ne l’amènes donc pas, Eumée ? Quel est le motif de son refus ? Est-ce la peur des rivaux, ou la honte de paraître devant moi dans l’état où il est ? La honte, chez le misérable, est une misère de plus.
Eumée répéta à la reine les raisons que lui avait données le vieillard.
— Quel que soit cet étranger, reprit Pénélope, il agit en homme sage, car on peut tout craindre de ces hommes violents. »
Eumée quitta alors Pénélope, et rentra dans la salle du festin. Se penchant vers l’oreille de Télémaque pour n’être entendu d’aucun des assistants :
« Ô toi qui m’es si cher, dit-il, je me retire pour aller veiller sur tes troupeaux. Toi, veille sur ce qui est ici ; songe à ta propre défense. Tu es seul contre une foule d’ennemis. Combien tu as besoin de prudence ! Ah ! Que Jupiter les extermine avant qu’ils exécutent leurs noirs projets !
— Mon cher Eumée, répondit Télémaque, j’espère que ton vœu s’accomplira. La nuit vient, pars ; mais auparavant prends ton repas. Reviens demain, dès la pointe du jour. Tu amèneras, pour un sacrifice, la plus belle victime. Notre vie n’est jamais plus en sûreté qu’entre les mains des immortels. »
Eumée prit son repas, et se hâta de retourner à ses troupeaux, laissant le portique et le palais remplis de tous ces chefs étrangers qui s’abandonnent aux plaisirs du festin, de la musique et de la danse, pendant que la nuit fait descendre ses ombres sur la terre.
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