Minerve apparaît en songe à la jeune princesse Nausicaa, fille du roi des Phéaciens, et la persuade d’aller au fleuve laver ses robes pour ses noces dont le jour approche. Là, elle va rencontrer Ulysse. Elle va lui enseigner comment il doit se présenter au roi et à la reine.
Le roi de l’île des Phéaciens, dite Schérie, dans laquelle Ulysse, épuisé de fatigue, goûtait un sommeil si paisible, était Alcinoos. Sa fille, la belle Nausicaa, était promise en mariage à un jeune prince du pays, et le jour des noces approchait. Minerve, toujours occupée de hâter le retour d’Ulysse dans sa patrie, et qui, dans ce dessein, voulait lui concilier la faveur des Phéaciens, pénétra dans l’appartement où sommeillait cette jeune beauté. Telle qu’un souffle léger, voltigeant sur la tête de la princesse, sous la forme de sa plus chère amie, la fille de Dymar, navigateur renommé, elle lui dit :
« Tu es devenue bien indolente, ma chère Nausicaa, de dormir encore à l’heure qu’il est. Tes vêtements les plus précieux sont négligés et n’ont point tout leur lustre. Et cependant le jour approche où tu dois paraître dans tout l’éclat de tes parures. On loue une jeune fille des soins qu’elle donne à tout ce qui doit rehausser ses charmes. Un père, une mère, en jouissent au fond de leurs cœurs. Dès l’aurore, allons au bord du fleuve passer à l’eau pure ces vêtements ; je t’aiderai. Lève-toi, dis à ton père, aussitôt qu’il fera jour, de faire atteler les mules au char. Nous y mettrons tes robes, tes voiles les plus choisis, tes plus belles ceintures. Dépêche-toi ; le fleuve et les citernes sont loin ; il faut que le char t’y conduise promptement et te dérobe aux regards curieux du peuple. »
Minerve, après ces mots, retourna au séjour des dieux, séjour inaltérable, qui jamais n’est agité des vents, qui ne souffre ni des neiges ni des pluies ; où le ciel toujours serein brille de l’éclat le plus radieux ; où s’écoulent, dans des plaisirs jamais interrompus, les jours des immortels.
L’aurore vint bientôt réveiller Nausicaa, qui se rappela avec étonnement toutes les idées de son rêve. Elle courut aussitôt communiquer son dessein à son père, à une mère qu’elle chérissait tendrement. La reine était assise au milieu de ses femmes, tenant le fuseau et filant la plus fine pourpre. Le roi allait se rendre au conseil, où l’attendaient les plus illustres chefs des Phéaciens. Nausicaa l’abordant d’un air affectueux:
« Mon père chéri, dit-elle, veux-tu bien ordonner qu’on attelle les mules au char ? J’irai au bord du fleuve. Mes plus belles robes sont ternies. Le courant de l’onde leur rendra de l’éclat. Et toi, mon père, chaque fois que tu présides le conseil des nobles Phéaciens, il faut bien aussi que tes vêtements aient toute leur splendeur. Trois de mes cinq frères ne sont pas encore mariés. Naturellement ils ne veulent paraître que décemment vêtus aux danses et aux fêtes. Tous ces soins reposent sur ta fille.
Elle n’en dit pas davantage. La pudeur l’empêcha d’alléguer son prochain mariage, quoique ce soit au fond son principal motif ; mais le bon père le devina :
— Ma fille, répondit-il, je ne te refuse ni mon chariot, ni rien qui puisse contenter tes souhaits. Va, mes serviteurs vont tout préparer à l’instant même. »
En même temps, il donna ses ordres. Les mules furent attelées, le char arriva. La jeune princesse y plaça ses vêtements du tissu le plus fin. Sa mère y joignit des aliments variés, exquis, une outre remplie de vin, enfin une fiole d’or contenant une essence huileuse pour se parfumer, elle et ses compagnes, après le bain.
Nausicaa prit en main les rênes, et toucha du fouet les mules, qui s’élancèrent d’un pas rapide et furent bientôt arrivées aux bords du fleuve. Là, étaient de larges bassins où coulait continuellement, des sources voisines, une eau claire et rapide. Aucune tache, aucune souillure ne résistait à son action purifiante. Les mules, dételées et débarrassées de leurs harnais, paissaient en liberté l’herbe savoureuse qui tapissait les bords du fleuve. Les jeunes filles déchargèrent ensuite du chariot les vêtements, qui furent portés au bassin, lavés et foulés à l’envi.
Lorsqu’ils eurent repris leur fraîcheur et leur éclat, elles les étendirent sur les cailloux brillants et purs du rivage ; puis, en attendant que le soleil les ait séchés, Nausicaa et ses compagnes se baignèrent, et, après le bain, firent couler sur leurs corps l’huile parfumée.
Huile sur toile de Lucien Simon
Elles prirent ensuite leur repas sur le rivage, et, quand la faim fut apaisée, s’amusèrent à lancer le ballon qu’elles se renvoyaient de l’une à l’autre. Nausicaa, en même temps, entonna de sa belle voix une chanson.
Si sa mère eût été présente dans ce moment, elle eut triomphé, au fond de son cœur, de voir combien sa fille l’emportait sur ses belles et gracieuses compagnes par la grâce, la beauté, la taille, et tous les dons de la nature. Les robes, tous les vêtements étant secs, on allait les plier et les placer sur le char ; Nausicaa parlait de retourner au palais et de remettre les harnais aux mules ; mais Minerve eut d’autres vues : elle voulait qu’Ulysse aperçoive Nausicaa, et que ce soit elle qui le conduisît à la ville. Le héros était toujours profondément endormi dans son lit de feuillage. La déesse suggéra à Nausicaa la fantaisie de lancer une dernière fois le ballon à l’une de ses compagnes, et fit que ce ballon, s’égarant dans son vol, alla tomber au milieu du fleuve. Un cri qu’elles poussèrent toutes à la fois retentit dans l’air, et réveilla Ulysse. Étonné, mille pensées confuses se pressèrent dans son esprit.
« Malheureux, où suis-je ? Chez quel peuple ? Est-il barbare et sans loi ? Ou craint-il les dieux, et connaît-il l’hospitalité ? Quelle voix ai-je entendue ? N’est-ce pas celle des Nymphes, habitantes des montagnes ou des fleuves ou des prés ? Ou bien seraient-ce des voix humaines ? À tout risque, je veux m’en assurer. »
Il rompit une branche garnie d’un épais feuillage, et, s’en faisant une ceinture, il sortit de sa retraite et se montra, en cet état, aux yeux des jeunes filles. À l’aspect imprévu de ce mortel, souillé du limon de la mer, toutes, saisies d’épouvante, fuirent, se dispersèrent, coururent se cacher...
Huile sur toile de William Mc Gregor Paxton
Toutes, excepté Nausicaa qui ne prit pas la fuite et resta à la même place ; Minerve lui inspira cette fermeté surnaturelle.
Illustration de William Russel Flint
Ulysse hésita s’il dut aller embrasser les genoux de la princesse, ou, restant éloigné, lui demander, d’une voix suppliante, des vêtements et l’indication du chemin de la ville. Mais, craignant, s’il osait embrasser les genoux de la jeune fille, de paraître lui manquer de respect et de l’irriter, il préféra lui adresser de loin cette prière :
« Je t’implore, ô reine ! Ou, comment t’appeler ? Es-tu mortelle ou déesse ? Si tu règnes sur les sommets de l’Olympe, à la beauté, à la noblesse de tes traits, à ta stature majestueuse, je crois voir la fille du grand Jupiter, Diane elle-même. Si ton séjour est parmi les mortels, heureux ton père et ta mère ! Heureux tes frères ! Quelle joie doit inonder leurs cœurs lorsqu’ils te voient dans les fêtes, parée de grâce et de beauté, figurer à la tête des danses ! Mais bien plus heureux encore le jeune époux qui, vainqueur de ses nombreux rivaux et te comblant des plus magnifiques dons, t’emmènera glorieux dans son palais ! Jamais, parmi les mortels, je ne vis rien de si accompli. J’en suis tout saisi d’admiration et de respect. C’est le même sentiment que j’éprouvai jadis, dans le cours de mes longs voyages, à la vue du célèbre palmier de Délos. Quoique ton suppliant et près de succomber sous le poids de l’infortune, je n’ose embrasser tes genoux.
Et, pour en venir à ses mésaventures, il poursuivit :
— Voilà le vingtième jour que, sorti de l’île d’Ogygie, j’erre sur les flots et suis le jouet des tempêtes. Enfin un dieu m’a jeté sur ces bords, où m’attendent sans doute de nouveaux malheurs, car je ne puis me flatter que les dieux s’apaisent enfin et cessent de me haïr. Ô reine, compatis à mon sort, toi la première que j’aborde au sortir de cet abîme de maux, étranger, ne connaissant aucun habitant ni de la ville, ni de toute la contrée ; daigne m’indiquer le chemin de la ville. Donne-moi, pour me couvrir, l’enveloppe de tes vêtements, le moindre de tes voiles, et veuillent les dieux t’accorder tout ce que ton cœur désire, un époux digne de toi et la douce concorde. Car il n’est point sur la terre de spectacle plus beau et plus touchant que celui de deux époux unis d’un tendre amour, gouvernant leur maison avec harmonie. Ils sont le désespoir des envieux, la joie de leurs amis, et seuls ils connaissent tout le prix de leur félicité.
— Étranger, répondit Nausicaa, tu ne parais pas un homme vulgaire et qui manque de sagesse. Jupiter ne mesure pas toujours le bonheur au mérite. C’est lui qui t’envoie ces revers ; supporte-les avec constance. Mais rends grâce au sort de t’avoir conduit dans nos contrées. Tu ne seras privé ni de vêtements, ni de rien qu’on doive à un suppliant malheureux. Je te conduirai vers la ville. C’est ici l’île des Phéaciens. Je suis la fille de leur roi, Alcinoos.
Et, se tournant vers ses compagnes, elle leur cria avec autorité :
— Arrêtez ; pourquoi fuir devant ce mortel ? Le prenez-vous pour un ennemi ? Celui qui vous effraie est un malheureux que la fortune, a conduit sur nos côtes ; nous devons le secourir. Les étrangers, les indigents sont envoyés par Jupiter. Le don le plus léger adoucit leur sort et les touche de reconnaissance. Présentez, je le veux, des aliments, du vin, à notre hôte. Conduisez-le auparavant au bord du fleuve dans un endroit commode pour s’y baigner. »
À ces mots, elles s’arrêtèrent et, s’encourageant l’une l’autre, conduisirent Ulysse vers une eau tranquille, à l’abri des vents. Elles posèrent, à côté, des vêtements, une tunique, un manteau et la fiole d’essence parfumée. Alors elles s’éloignèrent. Le noble Ulysse se plongea dans le fleuve et fendit les vagues qui emportèrent le limon dont la mer avait souillé son dos, ses larges épaules, et lavèrent sa tête et sa chevelure de l’écume fangeuse qu’elle y avait laissée.
Après le bain, il fit couler l’huile sur ses membres, et se couvrit des vêtements que lui avait donnés la jeune princesse. Tout à coup, sa stature, par le pouvoir de Minerve, parut plus élevée, ses traits plus majestueux. Sa noire chevelure flotta sur ses épaules en boucles nombreuses, semblable au bouquet de la jacinthe. Un charme surnaturel se répandit dans toute sa personne. Il alla s’asseoir le long de la mer, à quelque distance des jeunes Phéaciennes, émerveillées de sa grâce et de sa beauté. Nausicaa jeta sur lui des regards d’admiration, et, s’adressant, à voix basse, à ses compagnes :
« Écoutez-moi, dit-elle, je vais vous dévoiler ma pensée secrète : ce n’est pas sans la faveur des dieux que cet étranger est venu chez les Phéaciens, leur peuple de prédilection. Rien d’extraordinaire ne m’avait d’abord frappée dans sa prestance et dans ses traits. Il ressemble, en ce moment, à l’un des immortels. Je souhaite bien que cette île lui plaise et qu’il veuille s’y fixer. Mais hâtez-vous de lui présenter du vin et des mets pour soulager sa faim. »
Cet ordre fut à l’instant exécuté. Le héros, privé depuis longtemps de nourriture, satisfit avec délices sa faim et sa soif dévorantes. Cependant, la jeune princesse prépara le retour au palais. Elle plia avec soin les vêtements, les rangea sur le char, y attela les mules et monta. Élevant la voix, elle adressa ces paroles au héros :
« Étranger, lève-toi, je vais te conduire au palais de mon père. Tu y verras les plus illustres personnages de l’île. Tu me parais doué de sagesse ; ne t’écarte point de la conduite que je vais te tracer. Tant que nous traverserons les champs, toi et mes compagnes vous suivrez le char. Aux approches de la ville, nous nous séparerons.
Un beau temple élevé à Neptune, au milieu d’une grande plaine, de vastes chantiers pour la construction des vaisseaux, seront pour toi l’indice que le port n’est pas loin ; tu me quitteras avant d’y arriver. Ici le peuple est très insolent. Je ne veux pas m’exposer aux sarcasmes qu’il ne manquerait pas de me lancer. La vue d’un étranger à la suite d’une jeune fille exciterait leurs moqueries, et ils ne m’épargneraient pas les propos désobligeants.
Étranger, écoute-moi bien, si tu veux que mon père te renvoie promptement dans ta patrie : près de la route, tu verras un bocage de peupliers consacré à Minerve. De ce bocage coule une fontaine distribuant son eau dans la prairie qui s’étend au-dessous. C’est là, à une portée de voix de la ville, que sont les champs et les superbes jardins de mon père. Repose-toi, à l’ombre de ce bocage, pendant que nous entrerons dans nos murs. Lorsque tu jugeras que nous devons être arrivées au palais, entre dans la ville et demande la demeure du roi Alcinoos. Elle est facile à reconnaître ; un enfant t’y conduirait, tant elle est supérieure aux autres édifices. Dès que tu seras sous nos portiques, entre sans aucune crainte et va directement à la reine, ma mère. Tu la trouveras tournant le dos à une colonne, en face d’un feu brillant, occupée, ou à distribuer l’ouvrage à ses femmes, ou à filer elle-même une pourpre merveilleuse. Tu verras, à côté, le trône où mon père, semblable aux immortels, se repose auprès d’elle de ses travaux. Passe devant ce trône et va jeter tes bras suppliants autour des genoux de ma mère, et bientôt tu verras naître le jour qui te ramènera dans tes foyers, à quelque distance qu’ils soient de notre île. Pourvu que tu gagnes sa bienveillance, tu peux te dire rendu au milieu de tes champs, de ton palais, de tes amis. »
Après ces recommandations, elle toucha du fouet les mules, en modérant avec art et d’une main habile leur ardeur, pour qu’Ulysse et les jeunes filles puissent la suivre sans fatigue. Le soleil était au déclin de sa course, quand ils arrivèrent au bocage consacré à Minerve. Ulysse s’y arrêta et, implorant aussitôt la déesse :
« Reçois mes vœux, s’écria-t-il, fille invincible de celui qui lance la foudre. Si tu fus sourde à ma voix lorsque, poursuivi par Neptune, je t’invoquai du fond des abîmes, écoute, en cet instant, ma prière. Rends-moi propices les Phéaciens. Puissent mes infortunes les toucher ! »
Minerve lui prêta une oreille attentive ; mais elle n’osa point encore paraître aux regards d’Ulysse, retenue par son respect pour le frère de Jupiter, le roi de l’Océan, dont l’implacable courroux poursuivait ce héros jusqu’à ce qu’il touche les bords d’Ithaque.
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