… de Jonathan Swift
… illustré par Arthur Rackham
Présentation :
Les Voyages de Gulliver est un roman satirique écrit en 1721, par l’auteur irlandais Jonathan Swift. La version publiée ici est abrégée, à destination des jeunes lecteurs. Il s'agit donc d'un court roman d’aventures, novateur et distrayant, en forme de conte philosophique. Il relate le voyage de Gulliver au pays de Lilliput, puis au pays des géants de Brobdingnag. Le récit incite à la réflexion, en particulier sur la nature humaine et l’exercice du pouvoir politique. Certaines des vingt-cinq illustrations en couleurs qui agrémentent ce post en deux parties sont extraites d’éditions anciennes, aujourd’hui dans le domaine public - reconnaissables à leur encadrement -, d’autres sont signées par Arthur Rackham.
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Première partie :
Voyage de Gulliver au pays de Lilliput
Mon père avait un petit bien dans le comté de Nottingham, et cinq fils, dont j’étais le troisième. Je fus mis en apprentissage chez M. Jacques Bates, le célèbre chirurgien de Londres, avec qui je demeurai quatre ans. Puis, je fus chirurgien successivement sur plusieurs vaisseaux et je fis pendant six ans, aux Indes Orientales et Occidentales, plusieurs voyages qui augmentèrent un peu ma fortune.
Le capitaine William Prichard m’ayant offert de l’accompagner dans un voyage qu’il allait faire à travers l’Océan Pacifique, je m’embarquai sur son vaisseau l’Atlantique, qui mit à la voile et quitta Bristol le 4 mai 1699. Notre voyage fut d’abord très heureux ; mais dans notre passage aux Indes Orientales, nous essuyâmes une violente tempête, qui nous poussa vers le Nord-Ouest de la terre de Van-Diémen. Douze hommes de notre équipage étaient morts par suite de travail excessif et de mauvaise nourriture, et les autres étaient dans un triste état. Le 5 novembre, le temps étant brumeux, les matelots aperçurent un rocher à une demi-encablure du vaisseau ; mais le vent était si fort que nous fûmes poussés tout droit dessus, et en un moment, le navire s’ouvrit. Cinq hommes de l’équipage et moi-même mîmes une chaloupe à la mer, et nous trouvâmes le moyen de nous éloigner du vaisseau et de l’écueil. Moins d’une demi-heure plus tard, nous fûmes renversés par un brusque coup de vent du nord.
Je ne sais ce qu’il advint de mes compagnons de la chaloupe, ni de ceux qui se sauvèrent sur le rocher, ou qui restèrent sur le vaisseau ; mais je crois qu’ils périrent tous. Quant à moi, je nageai à l’aventure, poussé vers la terre par le vent et la marée. Je laissai souvent tomber mes jambes, mais sans jamais pouvoir toucher le fond. Enfin, au moment où, presque épuisé, j’allais abandonner la lutte, je trouvai pied. Je marchai près d’une demi-lieue dans la mer avant d’arriver au rivage, que j’atteignis vers huit heures du soir. Je fis encore un quart de lieue environ, sans pouvoir découvrir aucune habitation, aucun signe d’habitants ; du moins, j’étais dans un tel état de faiblesse que je n’en vis point. Une fatigue extrême, la chaleur et une demi-pinte d’eau-de-vie que j’avais bue avant d’abandonner le vaisseau, tout cela me porta au sommeil. Je me couchai sur l’herbe qui était très fine, et je m’endormis d’un sommeil profond, qui dura plus de neuf heures, et tel que depuis je n’en ai jamais goûté de semblable.
Quand je m’éveillai, il commençait à faire jour. J’essayai de me lever, mais il me fut impossible de bouger. Je m’étais couché sur le dos, et je m’aperçus que mes bras et mes jambes étaient solidement attachés au sol et que mes cheveux, qui étaient longs et épais, étaient attachés de la même manière. Je sentis également plusieurs ligatures très minces qui entouraient mon corps, depuis les aisselles jusqu’aux cuisses. Je ne pouvais que regarder en haut ; le soleil commençait à être très chaud, et sa clarté me blessait les yeux. J’entendis un bruit confus autour de moi ; mais, dans la position où j’étais, je ne pouvais voir que le ciel. Bientôt, je sentis remuer quelque chose sur ma jambe gauche, et ce quelque chose, avançant doucement sur ma poitrine, monta presque jusqu’à mon menton. Je baissai les yeux le plus possible, et je vis une petite créature humaine, haute au plus de six pouces, un arc et une flèche à la main, et un carquois sur le dos. En même temps, j’en sentis au moins quarante autres de la même espèce, qui suivaient la première.
J’étais plongé dans le plus grand étonnement, et je me mis à pousser des cris si terribles, qu’elles se sauvèrent toutes en courant, épouvantées ; il y en eut quelques-unes, comme je l’appris par la suite, qui furent blessées par les chutes qu’elles firent en sautant de dessus mon corps à terre. Néanmoins, elles revinrent bientôt, et l’une d’elles, qui s’aventura si près qu’elle put voir entièrement mon visage, levant les mains et les yeux en signe d’admiration, s’écria d’une voix aigrelette, mais distincte :
« Hekinah Degul ! »
Les autres répétèrent plusieurs fois les mêmes mots ; mais je n’en compris pas alors le sens. Tout ce temps-là, je restai étendu, étonné et dans une inquiétude que le lecteur comprendra facilement ; enfin, faisant un effort pour me mettre en liberté, j’eus le bonheur de rompre les liens et d’arracher les chevilles qui attachaient mon bras gauche à la terre ; car, l’ayant soulevé jusqu’à la hauteur de mon visage, j’avais découvert le moyen qu’on avait employé pour me tenir attaché et captif, et, en même temps, par une secousse violente qui me causa une extrême douleur, je lâchai un peu les liens qui attachaient mes cheveux du côté gauche, en sorte qu’il me fut possible de tourner un peu la tête.
Mais les petites créatures se sauvèrent encore une fois avant que j’aie pu m’en emparer ; puis ce furent de grands cris très perçants, et quand le bruit cessa, j’entendis l’une d’elles s’écrier :
« Tolgo Phonac ! »
Aussitôt, je me sentis percé à la main gauche de plus de cent flèches qui me piquaient comme autant d’aiguilles. Plusieurs projectiles, je crois, tombèrent sur mon corps – bien que je ne les sentisse pas –, et d’autres sur mon visage, que je couvris immédiatement de ma main gauche. Quand cette grêle de flèches fut passée, je me mis à gémir de chagrin et de souffrance, et m’efforçai encore de me détacher. On fit alors une autre salve, plus grande que la première, et quelques-unes des petites créatures essayèrent de me percer de leurs lances ; mais, par bonheur, je portais un vêtement de cuir qu’elles ne purent pénétrer. Je crus donc que le mieux serait de me tenir tranquille, et de rester en repos jusqu’à la nuit. Mon bras gauche étant déjà dégagé, il me serait plus facile de recouvrer ma liberté. Quant aux habitants, c’était avec raison que je me croyais de taille à me mesurer avec les plus grandes armées qu’ils pourraient envoyer contre moi, s’ils étaient tous de la même taille que celui que j’avais vu.
Mais la Fortune disposa autrement de mon sort. Quand ces gens eurent remarqué que j’étais tranquille, ils cessèrent de me lancer des flèches ; mais au bruit que j’entendis, je sus que leur nombre augmentait. Environ à deux toises de moi, à côté de mon oreille droite, j’entendis un bruit pendant plus d’une heure, comme des gens qui travaillent, et, tournant un peu la tête de ce côté-là autant que les chevilles et les cordons me le permettaient, je vis un échafaud élevé de terre d’un pied et demi environ, ou quatre des habitants pouvaient trouver place, et deux ou trois échelles pour y monter.
Du haut de l’échafaud, l’un d’entre eux, qui me parut être une personne de condition, me fit une harangue assez longue dont je ne compris pas un mot. Mais j’aurais dû dire qu’avant de commencer, ce personnage s’était écrié trois fois :
« Langro Dehul san ! »
Ces mots, et ceux que j’ai déjà cités, me furent répétés et expliqués par la suite. Sur ce, une cinquantaine des habitants étaient venus immédiatement couper les cordons qui attachaient le côté gauche de ma tête, ce qui me permit de la tourner à droite et d’observer la personne et les gestes de celui qui allait parler. Il me parut être d’un âge moyen, et d’une taille plus élevée que les trois autres qui l’accompagnaient.
L’un était un page, qui tenait la queue de sa robe, et me parut un peu plus grand que mon doigt du milieu, et les deux autres se tenaient debout de chaque côté, pour le soutenir. Il avait l’air d’un véritable orateur, et je pus comprendre qu’il mêlait dans son discours des passages pleins de menaces, de promesses, de pitié et de bonté. Je répondis en peu de mots, et d’une manière pleine de soumission, levant ma main gauche et les deux yeux au soleil comme pour le prendre à témoin ; puis, étant presque mort de faim, car je n’avais rien mangé depuis mon départ du vaisseau, je portai fréquemment mon doigt à ma bouche pour faire savoir que j’avais besoin de nourriture.
L’hurgo, ou grand seigneur, me comprit fort bien. Il descendit de l’échafaud et donna ordre d’appliquer à mes côtés plusieurs échelles, sur lesquelles montèrent près de cent des habitants ; ils se mirent en marche jusqu’à ma bouche, chargés de paniers remplis de viandes, qui avaient été apportés par ordre du Roi. Il y avait-là de la chair de plusieurs animaux, mais je ne pus les distinguer au goût. Il y avait des épaules, des gigots et des longes, façonnés comme ceux des moutons et fort bien accommodés, mais plus petits que des ailes d’alouettes. J’en avalai deux ou trois d’une seule bouchée, et mangeai trois pains à la fois, chacun de la grosseur d’une balle de mousquet.
Ils me donnèrent tout ce qu’ils purent, témoignant de mille manières l’étonnement et l’admiration que leur causaient ma taille prodigieuse et mon appétit. Ayant fait un autre signe pour demander à boire, ils devinèrent, d’après ma façon de manger, qu’une petite quantité de boisson ne me suffirait pas, et comme c’est un peuple plein d’esprit, ils hissèrent jusqu’à ma main un des plus grands tonneaux de vin qu’ils eussent et en firent sauter le dessus. Je le bus d’un seul trait, ce qui n’était guère difficile, car il ne contenait pas une demi-pinte et avait le goût d’un petit vin de Bourgogne, mais bien plus vicieux.
On m’apporta un second tonneau que je bus de même, et je fis signe de m’en apporter d’autres ; mais ils n’en avaient plus.
Quand j’eus accompli toutes ces merveilles, ils poussèrent des cris de joie, et se mirent à danser sur ma poitrine, criant plusieurs fois, comme ils l’avaient déjà fait, « Hekinah Degul ». Ils me firent signe de jeter à terre deux tonneaux, mais eurent soin de prévenir la foule de se retirer à distance, s’écriant « Borach Mivola » ; et, quand ils virent les tonneaux en l’air, ils poussèrent encore leur cri de « Hekinah Degul ».
Quelque temps après, quand ils virent que je ne réclamais plus de nourriture, une personne de haute condition, envoyée par Sa Majesté Impériale, s’avança vers moi, et me montra du doigt le chemin de la capitale, située à un quart de lieue environ, où il avait été décidé, dans le Conseil tenu par Sa Majesté, que je devais être transporté. Je lui expliquai, par signes, que je désirais ma liberté. Il me comprit fort bien, car il remua la tête par manière de refus, et me montra de la main que je devais être conduit à la ville comme prisonnier.
Sur ce, l’hurgo et sa suite se retirèrent. Je dormis pendant près de huit heures, car les médecins, par ordre de l’Empereur, avaient mêlé au vin des drogues soporifiques.
Il paraît que, dès l’instant où j’avais été découvert, endormi sur le sol, l’Empereur avait été avisé par un coursier ; qu’il avait décidé en son Conseil, que je serais attaché de la manière que j’ai rapportée – ce qui fut fait pendant la nuit, tandis que je dormais – ; qu’on m’enverrait à profusion à boire et à manger, et qu’une machine serait immédiatement préparée pour me transporter dans la capitale.
Ce prince a plusieurs machines fixées, sur des roues, pour le transport des arbres et autres poids très lourds. Il fait souvent construire ses vaisseaux de guerre, dont quelques-uns ont neuf pieds long, dans les bois mêmes où poussent les arbres qui doivent servir à leur construction, puis les fait transporter à la mer sur ces machines.
On mit donc à l’ouvrage, immédiatement, cinq cents charpentiers et ingénieurs qui devaient préparer une machine, la plus grande qu’ils eussent. C’était un chariot élevé de trois pouces au-dessus du sol, long de sept pieds, et large de quatre, avec vingt-deux roues. L’acclamation que j’avais entendue avait été poussée à l’arrivée de cette machine, qui, paraît-il, avait été mise en marche quatre heures après mon arrivée dans le pays. Elle fut amenée où j’étais.
Mais la principale difficulté fut de me hisser sur cette voiture. Pour cela, quatre-vingts perches, chacune d’un pied de haut,, furent dressées, et des cordes très fortes, de la grosseur du fil d’emballage, furent attachées, au moyen de crochets, aux bandages que les ouvriers avaient enroulés autour de mon cou, de mes mains, de mon corps et de mes jambes.
Neuf cents ouvriers des plus robustes furent employés à élever ces cordes par le moyen de nombreuses poulies fixées aux perches ; de cette façon, je fus, en moins de deux heures, hissé, placé, et solidement attaché sur la machine. Tout ceci me fut raconté plus tard ; car, pendant toute cette manœuvre, je dormais profondément. Il fallut quinze cents chevaux, choisis, parmi les plus grands de l’Empereur, chacun d’environ quatre pouces et demi de haut, pour me traîner jusqu’à la capitale, éloignée, comme je l’ai dit, d’un quart de lieue.
Nous fîmes un long chemin, le reste de ce jour-là, et nous campâmes, la nuit, avec cinq cents gardes à mes côtés, une moitié avec des flambeaux, et l’autre avec des arcs et des flèches, prêts à tirer, si j’essayais de bouger. Le lendemain, au lever du soleil, nous continuâmes notre route, et nous arrivâmes, vers midi, à cent toises des portes de ville. L’Empereur et toute sa Cour sortirent à notre rencontre.
À l’endroit où la voiture s’arrêta, s’élevait un ancien temple, le plus grand de tout le royaume, qui, ayant été souillé quelques années auparavant par un meurtre, était, selon les préjugés de ces gens, regardé comme profane. Il fut décidé que je serais logé dans cet édifice. La grande porte, face au nord, avait environ quatre pieds de haut et presque deux pieds de large ; il m’était facile de pénétrer par là dans l’édifice, en rampant. De chaque côté de la porte, il y avait une petite fenêtre, élevée de six pouces au plus, au-dessus du sol. À la fenêtre de gauche, les serruriers du roi fixèrent quatre-vingt onze chaînes, semblables à celles qui sont attachées à la montre d’une dame en Europe, et presque aussi grosses. Elles furent attachées à ma jambe gauche par trente-six cadenas.
Vis-à-vis de ce temple, de l’autre côté de la grand route, à la distance de vingt pieds, il y avait une tourelle de cinq pieds de haut, pour le moins. L’Empereur y monta avec plusieurs des principaux seigneurs de sa Cour, afin de pouvoir me regarder, comme on me l’a dit depuis, car je ne pouvais les voir. On compte qu’il y eut plus de cent mille habitants qui sortirent de la ville, dans le même dessein ; et, en dépit de mes gardes, je crois qu’il n’y en eut pas moins de dix mille qui me montèrent sur le corps au moyen d’échelles. Mais un arrêt fut promulgué, qui le défendit sous peine de mort.
Quand les ouvriers virent qu’il m’était impossible de m’échapper, ils coupèrent tous les cordons qui m’attachaient ; là-dessus, je me levai. Rien ne peut exprimer l’étonnement de ces gens et le bruit qu’ils firent, quand ils me virent me lever et marcher. Les chaînes qui tenaient ma jambe gauche avaient environ six pieds de long, et me donnaient la liberté, non seulement d’aller et de venir dans un demi-cercle, mais encore d’entrer dans le temple en rampant, et de m’y étendre tout mon long.
Quand je fus debout, je regardai autour de moi, et je dois avouer que je n’ai jamais contemplé de spectacle plus intéressant. Le pays d’alentour apparaissait comme un jardin, et les champs clôturés, la plupart de quarante pieds carrés, ressemblaient à autant de parterres de fleurs. Les plus grands arbres, autant que j’en pus juger, paraissent avoir sept pieds de haut.
Sur ma gauche, s’étendait la ville, qui ressemblait à quelque théâtre. L’Empereur était déjà descendu de la tour, et s’avançait vers moi, à cheval, ce qui faillit lui coûter cher ; car l’animal, quoiqu’il fût bien dressé, se cabra à un spectacle aussi peu familier. Je lui faisais l’effet d’une montagne s’avançant sur lui ; mais le prince, qui est excellent cavalier, se tint ferme en selle. Sa suite accourut et prit la bride tandis que Sa Majesté descendait.
Quand l’Empereur eut mis pied à terre, il me considéra avec une grande admiration, mais se tint à la distance de la longueur de ma chaîne. L’Empereur est plus grand qu’aucun de sa Cour, de la largeur de mon ongle, ce qui suffit pour le faire redouter de ceux qui le regardent. Ses traits sont accentués et masculins, tous ses mouvements pleins de grâce, et son port majestueux. Il avait alors passé la fleur de sa jeunesse, étant âgé de vingt-huit ans.
Il avait régné sept ans environ, dans le bonheur, et presque toujours victorieux. Son habit était des plus simples, moitié à la mode asiatique, moitié à l’européenne. Il avait sur la tête un léger casque d’or, orné de joyaux et d’une plume magnifique. Il avait son épée nue à main, pour se défendre au cas où j’eusse brisé mes chaînes. Cette épée avait presque trois pouces de long ; la poignée et le fourreau étaient d’or et enrichis de diamants.
Sa voix était aigrelette, mais très claire et très distincte, et je pouvais facilement l’entendre, même quand je me tenais debout. Je leur adressai la parole en autant de langues que j’en connaissais, à savoir, en haut et bas allemand, en latin, en français, en espagnol, et en italien, mais en pure perte. Au bout de deux heures, la Cour se retira, et on me laissa avec une forte garde pour me défendre contre l’impertinence et, peut-être aussi la malice de la populace, impatiente de s’approcher de moi en foule. Quelques-uns eurent l’effronterie de me lancer des flèches, tandis que j’étais assis par terre, à la porte de ma maison. L’une d’elles faillit m’atteindre à l’œil gauche ; mais le colonel fit arrêter six des meneurs, et ne jugea point de peine mieux proportionnée à leur offense que de me les livrer pieds et poings liés.
Quelques-uns des soldats exécutèrent aussitôt ses ordres et les poussèrent à portée de ma main, du bout de leurs piques. Je les pris tous dans ma main droite. J’en mis cinq dans ma poche, et, quant au sixième, je fis mine de vouloir le manger tout vif. Le pauvre homme se mit à pousser des cris terribles, et le colonel et ses officiers étaient fort en peine, surtout quand ils me virent tirer mon canif ; mais je les rassurai bientôt, car prenant, un air doux, et coupant immédiatement les liens dont il était garrotté, je le posai doucement à terre. Et le voilà parti ! Je traitai les autres de la même façon, les tirant l’un après l’autre de ma poche, et je remarquai que les soldats et le peuple étaient très touchés de cette marque de clémence, qui fut rapportée à la Cour tout à mon avantage.
Quand la nuit vint, j’entrai avec quelque difficulté dans ma maison, où je me couchai sur le sol ; je fis de même pendant près d’une quinzaine de jours, puis l’Empereur donna des ordres pour qu’un lit me fût préparé. Six cents lits de grandeur ordinaire furent apportés sur des voitures et arrangés dans ma maison même. On joignit ensemble cent cinquante matelas, pour avoir la longueur et la largeur nécessaires, et on en superposa quatre pour obtenir l’épaisseur qui, d’ailleurs, me protégea mal contre la dureté du sol qui était de pierre.
D’après le même calcul, on me fournit des draps, des couvertures et des couvre-pieds suffisants pour quelqu’un habitué comme moi à dormir à la dure.
Cependant, l’Empereur tint plusieurs Conseils pour délibérer sur ce qu’il convenait de faire à mon sujet. On craignait que je ne vinsse à m’échapper, ou que ma nourriture causant une grande dépense, il s’en suivît quelque famine. Parfois, on décidait de me laisser mourir de faim, ou de me percer le visage et les mains de flèches empoisonnées qui auraient tôt fait de m’expédier dans un autre monde ; mais on fit réflexion : l’infection d’un corps aussi grand pourrait produire la peste dans la capitale et par là, dans tout le royaume.
Tandis qu’on délibérait ainsi, plusieurs officiers de l’armée se présentèrent à la porte de la Grande Chambre où se tenait le Conseil. Deux d’entre eux, ayant été introduits, rendirent compte de ma conduite envers les six criminels dont j’ai parlé. Ceci fit une impression si favorable sur l’esprit de Sa Majesté et de tout son Conseil, qu’une commission impériale aussitôt envoyée pour obliger tous les villages, à quatre cent cinquante toises autour de la ville, à livrer tous les matins six têtes de bétail, quarante moutons et autres vivres pour ma nourriture, avec une quantité proportionnée de pain et de vin autres boissons. Pour le paiement de ces vivres, Sa Majesté donna des assignats sur son trésor. On nomma également, pour me servir, six cents personnes qui reçurent des appointements pour leurs dépenses de bouche, et pour la commodité desquelles on éleva des tentes de chaque côté de ma porte. Il fut de même ordonné que trois cents tailleurs me feraient un habit à la mode du pays ; que six hommes de lettres, des plus savants de l’Empire, seraient chargés de m’apprendre la langue ; et enfin que les chevaux de l’Empereur, et ceux de la noblesse et des régiments de gardes, seraient souvent exercés en ma présence, pour les accoutumer à moi.
Tous ces ordres furent ponctuellement exécutés. En trois semaines je fis de grands progrès dans la langue de Lilliput. Pendant ce temps, l’Empereur m’honora de fréquentes visites et se plut même à aider mes maîtres à m’instruire.
On visita ensuite mes poches, et l’Empereur m’ordonna, en termes très honnêtes d’ailleurs, de livrer tout ce que j’avais. D’abord, il me demanda mon sabre, que je lui remis aussitôt avec le fourreau. Il avait donné ordre à trois mille hommes de ses meilleures troupes – qui l’accompagnaient alors –, de m’entourer à distance avec leurs arcs et leurs flèches tout prêts. Ensuite, il me demanda un de ces piliers creux de fer par lesquels il voulait signifier mes pistolets. Je les lui remis et, sur son désir, lui en indiquai l’usage aussi bien que je le pus. Ne le chargeant que de poudre, et ayant averti l’Empereur de n’être point effrayé, je le déchargeai en l’air.
Des centaines, parmi les assistants, tombèrent à la renverse, comme s’ils eussent été frappés à mort, et l’Empereur lui-même, bien qu’il tînt bon, ne put revenir à lui qu’après quelque temps. Je lui remis aussi ma montre, qu’il était curieux de voir, ainsi que mon peigne et ma tabatière en argent. Il commanda à deux des plus grands de ses gardes du corps de la porter sur leurs épaules, suspendue à un grand bâton comme les garçons brasseurs portent un baril de bière en Angleterre.
Mon sabre, mes pistolets et mon sac de poudre furent transportés sur des voitures à l’arsenal de Sa Majesté ; mais le reste de ce qui m’appartenait me fut rendu.
Peu à peu, les indigènes eurent moins peur de moi. Je me couchais parfois à terre et j’en laissais cinq ou six venir danser dans ma main. Enfin, les garçons et les fillettes s’enhardirent jusqu’à venir jouer à cache-cache dans mes cheveux.
Les chevaux de l’armée et ceux des écuries royales, ayant été chaque jour nourris en ma présence, n’avaient plus peur de moi, et s’avançaient jusqu’à mes pieds sans broncher. Leurs cavaliers les faisaient sauter par-dessus ma main, posée à plat sur le sol, et un des chasseurs de l’Empereur franchit fois mon pied tout chaussé, ce qui était en vérité un saut prodigieux.
J’eus le bonheur, un jour, de divertir l’Empereur en laissant une troupe de ses meilleurs cavaliers, au nombre de vingt-quatre, faire l’exercice sur un mouchoir que j’avais étendu, au moyen de bâtons, à deux pieds du sol. Mais un des chevaux, qui appartenait à un capitaine, frappant le mouchoir de son sabot, y fit un trou ; il glissa, et lui et son cavalier furent renversés. Je les relevai immédiatement tous les deux, et, couvrant le trou d’une main, je mis de l’autre la troupe à terre. Le cheval qui était tombé s’était démis l’épaule ; mais son cavalier n’eut aucun mal, et je raccommodai mon mouchoir du mieux que je pus. Mais je ne voulus plus me fier à sa solidité dans d’aussi dangereuses entreprises.
Deux ou trois jours environ avant ma mise en liberté, tandis que je divertissais la Cour par ces exploits, il arriva un coursier qui informa Sa Majesté que quelques-uns de ses sujets, passant à cheval près de l’endroit où j’avais été trouvé, avaient vu sur le sol une grosse chose noire, de forme bizarre, dont les bords s’étendaient aussi loin que la chambre à coucher de Sa Majesté, et dont le milieu s’élevait à la hauteur d’un homme ; que ce n’était point un être vivant, comme ils l’avaient cru tout d’abord, car cela restait sur l’herbe, sans mouvement, et que quelques-uns d’entre eux en avaient fait le tour plusieurs fois. En montant sur les épaules les uns des autres, ils avaient atteint le sommet, qui était plat et uni. Ils l’avaient frappé du pied, et s’étaient aperçus que c’était creux à l’intérieur ; qu’à leur humble avis, ce devait être quelque chose appartenant à l’Homme-Montagne, et que, s’il plaisait à Sa Majesté, ils se faisaient fort de l’apporter avec l’aide de cinq chevaux seulement.
Le lendemain, des voituriers arrivèrent avec mon chapeau ; mais il était plutôt en mauvais état : ils avaient percé deux trous dans les bords et y avaient mis deux crochets ; puis ces crochets avaient été, à leur tour, fixés, au moyen d’une longue corde, aux harnais des chevaux, et, de cette manière, mon chapeau avait été traîné pendant plus d’un demi-mille anglais. Cependant, le terrain dans le pays de Lilliput étant extrêmement plat et uni, il en avait moins souffert que je ne m’y attendais.
Deux jours après cette aventure, l’Empereur, ayant donné ordre à cette partie de son armée qui a ses quartiers dans la capitale ou aux environs, de se tenir prête, s’imagina de se divertir d’une bien étrange façon. Il voulut que je me tinsse debout comme un autre colosse de Rhodes, les jambes aussi écartées que possible. Puis, il commanda à son général – chef d’une expérience éprouvée et un de mes grands protecteurs –, de disposer les troupes en rangs serrés et de les faire défiler entre jambes, vingt-quatre de front pour les fantassins et seize pour les cavaliers, tambour battant, enseignes déployées et les piques hautes. Ce corps d’armée comprenait trois mille fantassins et mille cavaliers.
Enfin il fut décidé, en Conseil d’État, que la liberté me serait donnée à certaines conditions qu’il me fallut promettre par serment d’observer. Ce serment, je dus le prêter à la façon ordonnée par leurs lois, qui est de tenir le pied droit dans la main gauche, de mettre le doigt du milieu de la main droite sur la tête, et le pouce sur la pointe de l’oreille droite.
L’acte, grâce auquel je recouvrai ma liberté, commençait ainsi :
« Golbasto Momaren Eulame Gurdilo Shefin MullyUllyGue, très puissant Empereur de Lilliput, Délices et Terreur de l’Univers dont les Etats s’étendent cinq mille blustries – c’est-à-dire un cercle d’environ six lieues – aux extrémités du globe ; Monarque des monarques, plus haut que les fils des hommes, dont les pieds pressent la terre jusqu’au centre, et dont la tête touche le soleil ; dont un signe fait trembler les genoux des princes de la Terre, aimable comme le printemps, agréable comme l’été, abondant comme l’automne, terrible comme l’hiver : Sa Très Haute Majesté propose à l’Homme-Montagne, récemment arrivé dans nos Domaines Célestes, les articles suivants, que, par serment solennel, il s’engage à ratifier. »
Puis venaient huit articles. L’acte de délivrance ajoutait que l’Homme-Montagne avant juré d’observer ces articles, il lui était accordé « une provision journalière de viande et de boisson suffisante à la nourriture de 1.724 de nos sujets, avec libre accès auprès de notre personne royale, et autres marques de notre faveur. Donné en notre Palais de Belfaborac, le douzième jour de la quatre-vingt-onzième lune de notre règne. »
Je prêtai le serment et souscrivis à tous ces articles avec grande joie ; aussitôt on m’ôta mes chaînes, et je fus mis en liberté.
J’appris par la suite que les mathématiciens de Sa Majesté, ayant pris la hauteur de mon corps par le moyen d’un quart de cercle, et le trouvant, par rapport au leur, comme douze est à un en avaient conclu, d’après la ressemblance de nos corps, que le mien devait contenir au moins 1.724 fois plus que les leurs, et qu’en conséquence, il lui faudrait à lui seul autant de nourriture qu’à 1.724 Lilliputiens.
La première requête que je présentai, après avoir obtenu ma liberté, fut d’être autorisé à visiter Milendo, capitale de l’empire ; l’Empereur y consentit volontiers, mais en me recommandant de ne faire aucun mal aux habitants, de ne causer aucun dommage à leurs maisons.
Le peuple fut averti, par une proclamation, du dessein que j’avais de visiter la ville. La muraille qui l’entoure a deux pieds et demi de haut, et onze pouces au moins d’épaisseur, en sorte qu’on peut facilement y faire en carrosse le tour de la ville ; elle est flanquée de fortes tours à dix pieds de distance les unes des autres. J’enjambai par-dessus la porte occidentale, et marchai très lentement, et de côté, par les deux principales rues, n’ayant mis qu’un pourpoint, de crainte d’endommager les toits et les gouttières des maisons avec les pans de mon habit. Aux fenêtres des greniers et sur le haut des maisons, il y avait une si grande foule de spectateurs que, dans cours de tous mes voyages, je n’avais jamais vu un endroit si populeux.
La ville forme un carré exact, chaque côté de la muraille ayant cinq cents pieds long. Les deux grandes rues qui la traversent et la partagent en quatre quartiers, ont cinq pieds de large. Les petites rues et les passages, dans lesquels je ne pus entrer, mais que je ne fis que voir en passant, ont de douze à dix-huit pouces de largeur. La ville peut contenir cinq cent mille âmes. Les maisons ont de trois à cinq étages ; les boutiques et les marchés sont bien approvisionnés.
Le palais de l’Empereur est situé au centre de la ville, là où les deux grandes rues se croisent. Une muraille de deux pieds de haut l’entoure, à une distance de vingt pieds. Sa Majesté m’avait permis d’enjamber cette muraille ; grâce à ce large espace entre elle et le palais, je pouvais voir celui-ci de tous les côtés. La cour extérieure est un carré de quarante pieds, et comprend deux autres cours ; c’est dans la cour la plus intérieure que se trouvent les appartements royaux. J’avais un grand désir de les voir, mais je m’aperçus que c’était très difficile.
Les bâtiments de la cour extérieure avaient au moins cinq pieds de haut, et il m’était impossible d’enjamber par-dessus, sans causer de grands dommages à l’édifice, bien que les murailles fussent solidement bâties en pierre de taille. L’Empereur avait cependant grand désir que je visse la magnificence de son palais y mais il ne me fut possible de le faire qu’an bout de trois jours, que j’employai à abattre avec mon couteau quelques-uns des plus grands arbres du parc royal, éloigné de la ville d’environ cinquante toises. Avec ces arbres, je fis deux tabourets, chacun de trois pieds de haut, à peu près, et assez solides pour supporter le poids de mon corps. Le peuple ayant été averti une seconde fois, je traversai de nouveau la ville, et me dirigeai vers le palais, mes deux tabourets à la main. Quand je fus arrivé à la cour extérieure, je montai sur l’un des tabourets, et pris l’autre à main ; je le fis passer par-dessus le toit, et le posai doucement à terre, dans l’espace compris entre la première et seconde cour, espace qui avait huit pieds de large. Je passai ensuite très commodément d’un tabouret sur l’autre, par-dessus les bâtiments, et, quand je fus dans la place, je tirai à moi, avec un crochet le tabouret qui était en dehors. Grâce à cette invention, j’entrai jusque dans la cour la plus intérieure, où, me couchant sur le côté, j’appliquai mon visage à toutes les fenêtres du premier étage qu’on avait laisses ouvertes exprès, et je vis les appartements les plus magnifiques qu’on puisse imaginer.
Un matin, quinze jours environ après que j’eus obtenu ma liberté, Reldresal, premier secrétaire d’État pour les affaires particulières, se rendit chez moi, suivi d’un seul domestique. Il me dit que le royaume de Lilliput était troublé par des factions à l’intérieur, et par la guerre à l’étranger. Il me raconta comment, depuis plus de soixante-dix lunes, il y avait eu deux partis opposés dans cet empire sous les noms de Tramecksan et Slamecksan, termes empruntés aux talons hauts et aux talons bas de leurs souliers, par lesquels ils se distinguaient. On prétend, il est vrai, que les talons hauts sont les plus conformes à l’ancienne constitution du pays ; mais les talons de Sa Majesté Impériale sont plus bas, de la quatorzième partie d’un pouce, au moins, que ceux de sa Cour. La haine des deux partis est telle, qu’ils ne mangent ni ne boivent ensemble, et ne se parlent point.
« Or, au milieu de ces dissensions intestines, nous sommes menacés, me dit le secrétaire, d’une invasion de l’île de Bléfuscu, qui est l’autre grand empire de l’univers, presque aussi grand et aussi puissant que celui de l’Empereur de Lilliput. L’histoire, telle qu’elle nous est connue, ne fait mention d’aucun autre empire à part ceux de Lilliput et de Bléfuscu. Ces deux grandes puissances sont engagées dans une guerre des plus opiniâtres depuis plus de trente six lunes.
Voici comment elle commença : tout le monde convient que la manière primitive de casser les œufs avant de les manger, est de les casser par le gros bout ; mais l’aïeul de Sa Majesté régnante, quand il était enfant, sur le point de manger un œuf et de le casser par le gros bout, comme on avait coutume de le faire, se coupa le doigt. Sur quoi, l’Empereur, son père, fit paraître un édit d’après lequel il était ordonné à tous ses sujets, sous les peines les plus graves, de casser leurs œufs par le petit bout. Le peuple fut si irrité de cette loi, que l’histoire raconte qu’il y eut à cette occasion six révoltes, dans lesquelles un empereur perdit ta vie et un autre la couronne. On calcule que onze mille hommes ont, en différentes fois, souffert la mort plutôt que de se soumettre à casser leurs œufs par le petit bout.
Des centaines de gros volumes ont été publiés sur cette matière, sujette à controverse ; mais les livres des Gros-Boutiens sont interdits depuis longtemps, et tout leur parti est déclaré, par les lois, incapable de posséder des charges. Les Gros-Boutiens exilés ont trouvé tant de crédit à la cour de l’Empereur de Bléfuscu, et tant de secours et d’appui dans leur parti, à Lilliput même, qu’une guerre sanglante règne entre les deux empires depuis trente-six lunes, avec des alternatives de succès et de revers. Dans cette guerre, nous avons perdu quarante vaisseaux de ligne et un bien plus grand nombre de petits vaisseaux avec trente mille de nos meilleurs marins et de nos meilleurs soldats ; et l’on compte que les pertes de l’ennemi sont un peu plus grandes que les nôtres.
Quoi qu’il en soit, ils viennent d’armer une flotte et se préparent à faire une descente chez nous ; Sa Majesté Impériale, ayant grande confiance en votre valeur et en votre force, m’a ordonné de vous exposer l’état de ses affaires, comme je viens de m’en acquitter. »
Je priai le Secrétaire de présenter mes devoirs à l’Empereur et de lui faire savoir que j’étais prêt, au péril de ma vie, à défendre sa personne et ses États contre les envahisseurs.
L’empire de Bléfuscu est une île située au nord-nord-est de Lilliput, dont elle n’est séparée que par un canal de quatre cents toises de large. Toute la flotte ennemie était à l’ancre dans le port, prête mettre à la voile au premier vent favorable. Je donnai l’ordre de fabriquer une grande quantité de câbles et de barres de fer, aussi forts qu’on pourrait. Les câbles étaient de la grosseur du fil d’emballage, et les barres de la longueur et de la grosseur d’une aiguille à tricoter. Je triplai la ficelle pour la rendre plus solide, et, pour la même raison, je tortillai ensemble trois des barres de fer, et en courbai les extrémités, de manière à les transformer en crochet. Avant ainsi fixé cinquante crochets à autant de câbles, je retournai à la côte nord-est, et, retirant mon habit, mes souliers et mes bas, j’entrai dans la mer une demi-heure environ avant la marée haute. Je marchai tant que j’eus pied, aussi vite que je pus ; puis j’avançai à la nage, de quinze toises environ, et repris pied de nouveau. J’arrivai à la flotte en moins d’une demi-heure. Les ennemis furent si effrayés à ma vue, qu’ils sautèrent hors de leurs vaisseaux et se mirent à nager vers le rivage, où il n’y avait pas moins de trente mille hommes. Je fixai alors les crochets au trou de la proue de chaque vaisseau, et j’attachai tous les câbles ensemble.
Pendant que j’étais occupé de la sorte, les ennemis me décochèrent des flèches par milliers ; plusieurs m’atteignirent aux mains et au visage, et, outre la douleur excessive, me dérangèrent fort dans mon travail. Ayant fixé tous les crochets, je commençai à tirer les câbles ; mais aucun vaisseau ne bougea, car ils étaient tous retenus solidement par leurs ancres. Alors je laissai aller ma corde, et, laissant les crochets fixés aux vaisseaux, je me mis résolument à couper avec mon couteau les câbles qui retenaient les ancres, tandis que du rivage on me décochait deux cents flèches au visage et aux mains ; puis je repris ma corde et, cette fois, j’entraînai après moi, avec la plus grande facilité, cinquante des vaisseaux de guerre de l’ennemi.
Les Bléfuscudiens, qui n’avaient pas la plus petite idée de ce que je voulais faire, furent tout d’abord confondus d’étonnement. Ils m’avaient vu couper les ancres, et avaient cru que mon dessein était seulement de laisser leurs vaisseaux aller à la dérive, ou se heurter les uns contre les autres ; mais quand ils virent toute leur flotte se mettre en mouvement, moi l’emportant, ils se mirent à pousser des cris de désespoir qu’il est impossible de rendre ou de concevoir. Quand je fus hors de danger, je m’arrêtai un moment pour arracher les flèches qui restaient attachées à mes mains et à mon visage ; j’attendis ensuite près d’une heure, que la mer fût moins haute, et j’arrivai enfin sain et sauf au port royal de Lilliput avec ma prise.
L’Empereur avec toute sa Cour était sur le rivage, attendant le résultat de ma grande entreprise. Ce grand prince me reçut avec toutes les louanges imaginables, et me fit nardac, sur-le-champ, ce qui est le plus haut titre d’honneur parmi eux.
Sa Majesté me pria de prendre toutes les mesures nécessaires pour amener en son pouvoir tous les autres vaisseaux de l’ennemi, et tant est démesurée l’ambition des princes, qu’il ne prétendait pas à moins qu’à faire de ce Royaume de Blefuscu une province de son Empire qu’il ferait gouverner par un vice-roi, qu’à faire périr tous les exilés Gros-Boutiens, et qu’à contraindre tout le monde à casser les œufs par le petit bout, si bien qu’il resterait seul monarque de tout l’univers. Mais je protestai hautement contre de pareils desseins, et lui déclarai que je ne consentirais jamais à être l’instrument grâce auquel un peuple brave et libre serait réduit en servitude.
Cette déclaration franche et hardie était si opposée aux projets et à la politique de Sa Majesté Impériale qu’elle ne put jamais me la pardonner. De ce jour, quelques ministres intriguèrent contre moi auprès de Sa Majesté, et, en moins de deux mois, cette cabale faillit causer ma perte.
Environ trois semaines après la prise de la flotte ennemie, de la manière que j’ai racontée, il arriva une ambassade solennelle de Bléfuscu, avec d’humbles propositions de paix. Un traité fut bientôt conclu à des conditions très avantageuses pour l’Empereur.
Peu de temps après, je fus réveillé vers minuit par les cris de plusieurs centaines de personnes, rassemblées à ma porte. J’entendis le mot Burglum répété plusieurs fois ; plusieurs des seigneurs de la Cour se frayèrent un passage à travers la foule et me supplièrent de me rendre immédiatement au palais, où le feu s’était déclaré dans les appartements de Sa Majesté l’Impératrice par suite de la négligence d’une fille d’honneur, qui s’était endormie en lisant un roman.
Je me levai aussitôt ; ordre fut donné à tous de se retirer, et, comme il faisait clair de lune, je réussis à gagner le palais sans écraser personne. Je vis qu’on avait appliqué des échelles contre les murailles et qu’on avait apporté un grand nombre de seaux ; mais il fallait aller chercher l’eau à quelque distance. Ces seaux étaient à peu près grands comme des dés à coudre ; les pauvres gens les passaient aussi vite qu’ils pouvaient ; mais l’incendie était si violent, qu’ils ne servaient pas à grand-chose. Il m’eût été facile d’étouffer le feu sous mon manteau, mais, malheureusement, je l’avais oublié dans ma précipitation. Ce magnifique palais allait infailliblement être la proie des flammes, quand une idée me vint tout à coup.
Comme il était très difficile de faire pénétrer dans le vieux temple, qui me servait de logis, la quantité d’eau nécessaire à mes ablutions, on m’avait donné une cuve de brasseur. Cette cuve, afin qu’il fût plus facile de la remplir d’eau, était placée près d’un puits à l’entrée de la ville, et, par suite, proche du palais. Étant rentré chez moi, assez tard, la veille, j’avais procédé à ma toilette avant de me mettre au lit, et par bonheur – je le croyais du moins –, l’eau n’avait pas été jetée.
J’eus vite fait d’aller chercher la cuve, et, comme elle contenait une bonne quantité d’eau, en trois minutes le feu fut complètement éteint, et le reste de ce noble édifice, qui avait coûté tant de siècles de travail, fut préservé de toute destruction.
Or, d’après les lois fondamentales du royaume, c’est un crime capital de jeter dans l’enceinte du palais quoi que ce soit de malpropre ou d’impur. En conséquence, j’aurais dû vider d’abord ma cuve, puis la remplir d’eau fraîchement tirée du puits, avant de m’en servir pour éteindre le feu. Pour me tirer d’inquiétude, Sa Majesté me fit savoir, par un message, qu’il donnerait des ordres au Premier Président de la Cour de Justice, afin que mon pardon me soit garanti en bonne forme ; ce pardon, toutefois, je ne pus l’obtenir. En effet, je fus averti, secrètement, que l’Impératrice, dégoûtée par ce que je venais de faire, avait juré de se venger.
Mais peut-être serait-il intéressant de donner ici quelques détails au lecteur, sur ma manière de vivre dans le pays de Lilliput, pendant un séjour qui dura neuf mois et treize jours.
Ayant du goût pour le travail manuel, et y étant d’ailleurs forcé par la nécessité, je m’étais fabriqué, avec les plus grands arbres du parc royal, une table et une chaise suffisamment commodes.
Deux cents lingères furent employées à me faire des chemises et du linge pour mon lit et ma table, le tout de l’étoffe la plus solide et la plus rude qu’elles purent se procurer ; il leur fallut cependant la coudre en plusieurs doubles, car la plus épaisse était plus mince que le tendre gazon. Leur toile a généralement trois pouces de large, et une pièce n’a pas plus de trois pieds de longueur. Je m’étendais à terre tout de mon long, et, pour prendre mes mesures, une ouvrière me grimpait sur le cou, une autre se tenait sur mon genou ; elles tendaient entre elles une forte ficelle que chacune tenait par un bout, et une troisième mesurait la longueur de cette ficelle avec une règle d’un pouce de long. Puis elles prirent la mesure de mon pouce droit, et ce fut tout, par suite de cette computation mathématique que deux fois le tour du pouce donne le tour du poignet, et ainsi de suite pour le cou et la taille. Grâce aussi à ma vieille chemise que j’étendis devant elles pour leur servir de patron, elles me firent du linge qui m’alla fort bien.
Trois cents tailleurs furent employés de la même manière pour me faire des vêtements ; mais ils s’y prirent autrement pour voir mes mesures. Je me mis à genoux, et ils dressèrent une échelle du sol à mon cou. L’un d’entre eux monta sur cette échelle, et laissa tomber un fil à plomb de mon col au plancher, ce qui donna la longueur de mon habit ; je pris moi-même mesure de mon tour de taille et de mes bras. Quand mes vêtements furent finis – et ils furent faits dans ma maison, car les plus grandes de celles des habitants n’auraient pu les contenir –, ils ressemblaient à ces petits ouvrages faits de pièces et de morceaux où excellent les dames en Angleterre ; seulement les miens étaient de toutes les couleurs.
J’avais trois cents cuisiniers occupés chaque jour à me préparer mes aliments ; ils habitaient de petites huttes aux environs de ma maison, où ils vivaient avec leur famille, et où chacun me préparait deux plats. Je prenais vingt domestiques d’une seule main, et les plaçais sur la table pour me servir. Une centaine d’autres se tenaient à terre, les uns avec des plats de viande, les autres avec des barils de vins, ou autres liqueurs, qu’ils portaient sur leurs épaules et que mes petits domestiques hissaient sur la table au fur et à mesure de mes besoins, de très ingénieuse façon, au moyen de poulies, comme, en Europe, nous tirons les seaux d’un puits.
Je ne faisais qu’une bouchée d’un de leurs plats de viande, et je buvais d’un trait un de leurs tonneaux. Leur mouton est inférieur au nôtre, mais leur bœuf était excellent. On m’apporta, un jour, un aloyau si gros que je fus obligé de le couper en trois, mais ceci est rare. Mes serviteurs furent étonnés de me le voir manger chair et os, comme nous faisons de la cuisse d’une alouette. Je faisais généralement une bouchée de leurs oies et de leurs dindes ; mais je dois avouer qu’elles sont de beaucoup supérieures aux nôtres. Quant aux petites pièces de volailles, j’en prenais vingt ou trente au bout de mon couteau.
Toute ma vie, j’avais été étranger aux habitudes des Cours. Sans doute, j’avais entendu parler du caractère des potentats et des ministres ; mais jamais je ne m’étais attendu à en voir les effets se manifester d’aussi terrible façon dans un pays si éloigné et gouverné, je le pensais du moins, par des maximes bien différentes de celles qui prévalent en Europe.
Or, pendant que je me disposais à me rendre auprès de l’Empereur de Bléfuscu, une personne, de très haute situation à la Cour, vint me trouver secrètement, pendant la nuit, en chaise à porteurs et, sans donner son nom, me fit prier de la recevoir. Son Excellence me fit savoir que j’avais été accusé, en Conseil des Ministres, de trahison et autres crimes de lèse-majesté ; que ces crimes étaient détaillés tout au long dans les articles de l’accusation intentée contre Quinbus Flestrin – l’Homme-Montagne –, et que le plus important était celui de haute-trahison.
« Le dit Quinbus Flestrin, disent les articles, sous prétexte d’éteindre l’incendie dans l’appartement de l’épouse bien aimée de Sa Majesté Impériale, a, par traîtrise et malice diabolique, éteint ce dit incendie sous un torrent d’eaux impures. Le dit Quinbus Flestrin s’est refusé à s’emparer de tous les vaisseaux de l’Empereur de Bléfuscu, et à faire périr tous les exilés Gros-Boutiens, sous prétexte de sa répugnance à contraindre des consciences, et à supprimer les libertés et la vie d’un peuple innocent. »
On avait décidé, en dernier lieu, de me laisser la vie, mais de me crever les yeux, et, plus tard, de me faire mourir lentement de faim.
Je résolus de me réfugier aussitôt dans l’Empire de Bléfuscu.
J’envoyai une lettre à mon ami le secrétaire, où je lui faisais savoir la résolution que j’avais prise de partir le matin de ce jour même pour Bléfuscu, suivant la permission qui m’avait été donnée, et, sans attendre la réponse, j’allai du côté de l’île où était notre flotte. Je m’emparai d’un gros vaisseau de guerre, j’attachai un câble à la proue et, levant les ancres, je me déshabillai, mis mes habits – avec ma couverture que j’avais apportée sous mon bras –, sur le vaisseau, et le tirai après moi ; tantôt marchant dans l’eau, tantôt à la nage, j’arrivai au port de Bléfuscu, où j’étais attendu depuis longtemps.
On me donna deux guides pour me conduire à la capitale qui porte le même nom. Je les tins dans mes mains jusqu’à ce que je fusse arrivé à cent toises de la ville, et je les priai d’annoncer mon arrivée à l’un des secrétaires d’État, et de lui faire savoir que j’attendais les ordres de Sa Majesté. Je reçus réponse, au bout d’une heure, que Sa Majesté, avec toute la famille royale et les grands officiers de la couronne, venait pour me recevoir. J’approchai encore de cinquante toises.
L’Empereur et toute sa suite descendirent de leurs chevaux ; l’Impératrice et les dames de la Cour descendirent de leurs carrosses, et je ne m’aperçus pas qu’ils eussent peur de moi ou fussent autrement étonnés. Je me couchai à terre pour baiser la main de Sa Majesté et celle de l’Impératrice ; je dis à l’Empereur que j’étais venu suivant ma promesse, et avec la permission de l’Empereur, mon maître, pour avoir l’honneur de voir un prince si puissant, et pour lui offrir tous les services qui dépendraient de moi, et qui ne seraient pas contraires à ce que je devais à mon souverain , mais je ne dis mot de ma disgrâce.
Je n’ennuierai point le lecteur du détail de ma réception à la Cour de Bléfuscu, qui fut conforme à la générosité d’un si grand prince, ni des difficultés où je me trouvai, faute d’une maison et d’un lit : je me vis obligé de coucher à terre, enveloppé dans ma couverture.
Trois jours après mon arrivée, me promenant par curiosité vers la côte nord-est de l’île, j’aperçus à une demi-lieue de distance, dans lamer, quelque chose qui ressemblait à un bateau renversé. J’ôtai mes souliers et mes bas, j’avançai de cent ou cent cinquante toises dans l’eau, et l’objet s’approchant de moi, poussé par la marée, je vis que c’était bien un bateau, quelque chaloupe que la tempête avait dû détacher d’un navire. Alors, je retournai immédiatement à la ville et priai Sa Majesté de me prêter vingt des plus grands vaisseaux qui lui restaient depuis la perte de sa flotte, et trois mille marins sous les ordres du vice-amiral.
Cette flotte mit aussitôt à la voile et fit le grand tour, tandis que je m’en retournai par le chemin le plus court à l’endroit où j’avais découvert la chaloupe ; la marée l’avait encore poussée plus près du rivage. Tous les matelots étaient pourvus de cordages dont j’avais à l’avance augmenté la solidité, en les entortillant les uns aux autres. Quand les vaisseaux m’eurent rejoint, je retirai mes vêtements, et j’avançai dans l’eau jusqu’à une cinquantaine de toises de la chaloupe ; après quoi, je fus obligé de nager pour y atteindre. Les matelots me jetèrent un câble.
Le vent étant favorable et, les matelots m’aidant, je parvins à pousser la chaloupe à vingt toises du rivage ; j’attendis que la mer se fût retirée, puis je me rendis près de la chaloupe à pied sec, et, avec l’aide de mille hommes, de cordes, de machines, je réussis à la remettre sur sa quille, et vis qu’elle n’avait été que peu endommagée.
L’Empereur de Lilliput envoya un messager auprès du souverain de Bléfuscu, pour lui faire savoir que j’étais un traître, que je m’étais soustrait à la justice, et que, si je n’étais pas de retour dans deux jours, je serais dépouillé de mon titre de nardac et déclaré coupable de haute trahison. L’envoyé ajouta que, afin de conserver la paix et l’amitié entre les deux Empires, son maître espérait que son bon frère le roi de Bléfuscu, ordonnerait de me faire reconduire à Lilliput, pieds et poings liés, pour y être puni comme traître.
Après trois jours de délibération, l’Empereur de Bléfuscu fit connaître sa réponse toute en civilités et en excuses, disant que, pour ce qui était de me renvoyer lié, son frère savait bien que c’était impossible. L’envoyé retourna à Lilliput avec cette réponse, et le roi de Bléfuscu me raconta tout ce qui s’était passé. Je lui dis que puisque la fortune, bonne ou mauvaise, me donnait un vaisseau, j’étais décidé à me fier à l’océan plutôt que d’être un sujet de discorde entre deux souverains si puissants.
Cinq cents ouvriers furent employés à faire deux voiles à mon bateau, d’après mes indications, et il leur fallut superposer treize épaisseurs de la plus grosse toile, pour obtenir quelque chose d’assez solide. Il me fallut faire des cordes et des câbles, en joignant ensemble dix, vingt ou trente de leurs cordes et de leurs câbles les plus forts. Une grosse pierre, que je finis par découvrir après une longue recherche sur le rivage, me servit d’ancre. On me donna le suif de trois cents vaches pour graisser ma chaloupe et pour d’autres usages. J’eus un mal infini à abattre quelques-uns des plus grands arbres pour en faire des rames et des mâts, en quoi, cependant, je fus bien aidé par les charpentiers et menuisiers de Sa Majesté.
Au bout d’un mois environ, quand tout fut prêt, j’allai prendre les ordres de Sa Majesté et lui faire mes adieux. L’Empereur, accompagné de la famille royale, sortit du palais ; je mis mon visage contre terre pour lui baiser la main, qu’il me donna très gracieusement, ainsi que reine et les jeunes princes de sang. Sa Majesté me fit présent de cinquante bourses, contenant chacune deux cents sprugs, avec son portrait, en pied, que je mis immédiatement dans un de mes gants pour qu’il ne lui fût fait aucun dommage. Mais je ne veux pas ennuyer le lecteur du détail des nombreuses cérémonies qui accompagnèrent mon départ.
En fait de provisions, je fis porter sur ma chaloupe cent bœufs et trois cents moutons, du pain et du vin en proportion, et autant de viandes toutes préparées que quatre cents cuisiniers purent m’en fournir. Je pris avec moi six vaches et deux taureaux vivants, avec autant de brebis et de béliers, dans le dessein de les apporter dans mon pays pour en multiplier l’espèce. Pour les nourrir à bord, je pris en abondance des bottes de foin et des sacs de blé. J’aurais volontiers emporté une douzaine des gens du pays ; mais l’Empereur ne voulut absolument pas m’y autoriser, et non seulement il fit faire une très exacte visite de mes poches, mais il me fit donner ma parole d’honneur que je n’emporterais aucun de ses sujets, fût-ce de leur propre consentement et à leur prière.
Ayant ainsi tout préparé aussi bien que possible, je mis à la voile le vingt-quatrième jour de septembre 1701, à six heures du matin. Je rejoignis un navire entre cinq et six heures du soir, le 26 septembre, et cela me fit tressaillir le cœur de revoir le pavillon d’Angleterre. Je mis mes vaches et mes moutons dans ma poche, et me rendis à bord avec toute ma cargaison de vivres.
C’était un vaisseau marchand anglais, revenant du Japon par l’Océan Pacifique du Nord et l’Océan Pacifique du Sud, sous les ordres du capitaine John Biddel, de Deptford, un fort honnête homme et un excellent marin. Quand je lui expliquai d’où je venais, il crut que je divaguais et que les dangers que j’avais courus m’avaient troublé le cerveau. Alors, je tirai les vaches et les moutons de ma poche, ce qui l’étonna beaucoup et l’assura de la véracité de mon récit.
Nous arrivâmes dans la rade des Dunes le 13 avril 1702. Je n’eus qu’un seul malheur : les rats du bord emportèrent une de mes brebis ; je trouvai ses restes dans un trou, rongés jusqu’à l’os. Je débarquai sain et sauf le reste de mon bétail et le mis à paître sur une place verte, à Greenwich, dont l’herbe tendre leur convint très bien, quoique j’eusse craint le contraire.
Je n’aurais pas pu, d’ailleurs, les conserver pendant tout notre long voyage, si le capitaine ne m’avait donné de ses meilleurs biscuits qui, réduits en poudre et mêlés à de l’eau, furent leur nourriture habituelle.
Pendant le peu de temps que je restai en Angleterre, je gagnai beaucoup d’argent en montrant mes bêtes à plusieurs personnes de qualité et autres, et, avant d’entreprendre mon second voyage, je les vendis six cents livres. Depuis mon dernier retour, je me suis aperçu que la race a considérablement augmenté, surtout celle des moutons, ce qui, je l’espère, tournera à l’avantage de nos manufactures de laine, grâce à la finesse des toisons.
Je ne restai que deux mois auprès de ma femme et de mes enfants ; car mon insatiable désir de voir des pays étrangers ne me permit pas de rester plus longtemps. Je laissai quinze cents livres à ma femme, et l’installai dans une bonne maison à Redriff. J’emportai le reste de ma fortune avec moi, partie en argent, partie en marchandises, avec l’espoir d’augmenter mon avoir.
Je dis adieu à ma femme, à mon fils, à ma fille, et avec beaucoup de larmes de part et d’autre, je m’embarquai sur l’Aventure, vaisseau marchand de trois milles tonneaux, à destination de Surate, commandé par le capitaine John Nicolas de Liverpool.
Et c’est dans la deuxième partie de mes voyages, qu’on trouvera le récit de mes nouvelles aventures.
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