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Deux voyages de Gulliver -2-

… illustré par Arthur Rackham


Présentation :

Les Voyages de Gulliver est un roman satirique écrit en 1721, par l’auteur irlandais Jonathan Swift. La version publiée ici est abrégée, à destination des jeunes lecteurs. Il s'agit donc d'un court roman d’aventures, novateur et distrayant, en forme de conte philosophique. Il relate le voyage de Gulliver au pays de Lilliput, puis au pays des géants de Brobdingnag. Le récit incite à la réflexion, en particulier sur la nature humaine et l’exercice du pouvoir politique. Certaines des vingt-cinq illustrations en couleurs qui agrémentent ce post en deux parties sont extraites d’éditions anciennes, aujourd’hui dans le domaine public - reconnaissables à leur encadrement -, d’autres sont signées par Arthur Rackham.


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Illustration de Carl Offterdinger

Illustration de Carl Offterdinger



Deuxième partie :

Voyage de Gulliver au pays de Brobdingnag


Dans la première partie de mon récit, j’ai raconté mes aventures chez les Lilliputiens. Je vais maintenant vous raconter des choses plus étranges encore, qui m’advinrent parmi les géants de Brobdingnag.

Je quittai l’Angleterre le 20 juin 1702 sur l’Aventure, à destination de Surate. Nous passâmes le cap de Bonne-Espérance, et nous fûmes pris par une tempête au nord de Madagascar. Car les vents nous chassèrent vers l’est, plus loin que les îles Moluques, puis, plus à l’est encore, jusqu’à ce qu’enfin, le 16 juin 1703, un mousse découvrit la terre du haut du mât de hune. Le lendemain, nous jetâmes l’ancre à une lieue d’une grande île, ou d’un continent, et le capitaine envoya la chaloupe à terre, chercher de l’eau, si l’on en pouvait trouver.

Je fis plus d’une lieue dans l’intérieur du pays, que je trouvai stérile et plein de rochers. Je commençai alors à me lasser, et, ne voyant rien qui pût satisfaire ma curiosité, je m’en retournai doucement vers la petite baie. La mer s’étendait devant moi, et je vis, dans la chaloupe, nos hommes qui ramaient avec énergie vers le navire, comme s’ils semblaient craindre pour leurs vies. J’allais leur crier de m’attendre, et c’eût été en vain, sans doute, quand je vis un homme d’une stature colossale qui les poursuivait dans la mer, aussi vite qu’il pouvait. L’eau ne lui venait que jusqu’aux genoux, et il faisait des enjambées prodigieuses. Mais nos gens avaient pris le devant, d’une demi-lieue, et la mer étant à cet endroit pleine de rochers, le géant ne put atteindre la chaloupe.


Deux voyages de Gulliver Brobdingnag

Ceci me fut raconté plus tard, car je ne restai point à voir ce qui allait arriver : je me mis à fuir aussi vite que je pus, dans la direction que j’avais d’abord suivie, et je grimpai jusqu’au sommet d’une colline escarpée, ce qui me permit de voir une partie du pays. Je le trouvai parfaitement cultivé ; mais ce qui me surprit d’abord, ce fut la hauteur de l’herbe qui, par endroits, s’élevait à vingt pieds.

Je pris une grande route, qui me parut telle, quoiqu’elle ne fût pour les habitants qu’un petit sentier à travers un champ d’orge. Là, je marchai pendant quelque temps ; mais je ne pouvais presque rien voir, ni à droite ni à gauche, le temps de la moisson étant proche et les blés étant hauts de quarante pieds au moins. Je marchai pendant une heure avant d’atteindre l’extrémité de ce champ, qui était enclos d’une haie haute au moins de cent vingt pieds ; quant aux arbres, ils étaient si grands qu’il me fut impossible d’en calculer la hauteur.

Pour passer de ce champ dans le champ voisin, il y avait une barrière composée de quatre marches et d’une pierre qu’il fallait enjamber. Il me fut impossible de franchir cette barrière, car chaque marche avait six pieds de haut, et la pierre en avait plus de vingt.

Je tâchais de trouver quelque ouverture dans la haie, quand je découvris un des habitants dans le champ voisin, de la même taille que celui que j’avais vu dans la mer, poursuivant notre chaloupe. Il s’avançait vers la barrière, et me parut aussi haut qu’un clocher ; autant que j’en pus juger, il faisait des enjambées de près de cinq toises. Je fus frappé d’une frayeur extrême, et je courus me cacher dans les blés, d’où je le vis s’arrêter sur la pierre de la barrière, jetant les yeux à droite, dans le champ qu’il venait de quitter, et appelant d’une voix, plus grosse que si elle fût sortie d’un porte-voix. Le son était si haut, dans l’air, que d’abord je crus entendre le tonnerre.

Aussitôt, sept géants semblables à lui s’avancèrent vers la barrière, chacun une faucille à la main, et chaque faucille était de la grandeur de six faux placées bout à bout. Ces gens n’étaient pas si bien habillés que le premier, dont ils semblaient être les domestiques ou les ouvriers ; car il leur dit quelques paroles, et aussitôt ils partirent couper le blé dans le champ où j’étais couché. Je m’éloignai d’eux autant que je pus ; mais je ne remuais qu’avec la plus grande difficulté, car les tiges de blé n’étaient guère éloignées les unes des autres de plus d’un pied, de sorte que j’avais de la peine à me glisser entre elles. Je réussis cependant à parvenir à un endroit du champ où la pluie et le vent avaient couché le blé ; il me fut alors impossible d’aller plus loin, car les tiges étaient si entrelacées qu’il n’y avait pas moyen de ramper à travers, et les barbes des épis tombés étaient si rudes et si pointues, qu’elles m’entraient dans la chair au travers de mon habit. Cependant, j’entendais les moissonneurs qui n’étaient qu’à cinquante toises de moi.


Deux voyages de Gulliver Brobdingnag Arthur Rackham

Tout à fait épuisé, et réduit au désespoir, je me couchai dans un sillon, et je souhaitai ardemment d’y finir mes jours. Je me représentais ma veuve désolée et mes enfants orphelins, et je déplorais ma folie et mon entêtement qui m’avaient fait entreprendre ce second voyage, contre l’avis de tous mes amis et de tous mes parents.

Je ne pouvais m’empêcher de me laisser aller à ces réflexions quand un des moissonneurs, s’approchant à cinq toises du sillon où j’étais couché, me fit craindre que s’il faisait un pas de plus, je ne fusse écrasé sous son pied, ou coupé en deux par sa faucille. Aussi, quand je le vis près de lever le pied et d’avancer, je me mis à crier aussi fort que je pus. Le géant s’arrêta court, et regardant autour et au-dessous de lui avec attention, il m’aperçut enfin couché sur le sol. Il hésita un moment, avec la circonspection d’un homme qui tâche d’attraper un petit animal dangereux, de manière à n’être ni égratigné, ni mordu, comme j’avais fait moi-même quelquefois à l’égard d’une belette, en Angleterre. Enfin, il me prit par derrière, par le milieu du corps, entre le pouce et l’index, et m’éleva à une toise et demie de ses yeux, afin d’examiner ma personne de plus près.

Je devinai son intention, et j’eus assez de présence d’esprit pour me décider à n’opposer aucune résistance, tandis qu’il me tenait en l’air à plus de soixante toises de terre, bien qu’il me serrât fortement les côtes, de crainte que je ne lui glissasse entre les doigts. Tout ce que j’osai faire fut de lever les yeux vers le soleil, de joindre les mains en signe de supplication, et de dire quelques mots d’un accent très humble et très triste, qui convenait à l’état où je me trouvais alors.

Il leva un pan de son vêtement, me mit doucement dedans, et, aussitôt, courut à son maître qui était un riche fermier, celui-là même que j’avais vu en premier dans le champ.

Le fermier, ayant écouté le récit que lui fit son serviteur, prit un petit brin de paille, environ de la grosseur d’une canne, et leva les pans de mon habit qu’il me parut prendre pour une espèce de vêtement que la nature m’avait donnée. Il souffla mes cheveux pour mieux voir mon visage. Il appela ses valets, et leur demanda s’ils avaient jamais vu dans les champs aucun animal qui me ressemblât. Ensuite, il me posa doucement à terre à quatre pattes ; mais je me levai aussitôt, et me mis à marcher lentement, allant et venant, pour faire voir à ces gens que je n’avais pas l’intention de m’enfuir.

Ils s’assirent tous en rond autour de moi pour mieux observer mes mouvements. J’ôtai mon chapeau, et je fis un grand salut au fermier ; je me mis à genoux, et levai les mains et les yeux vers lui, tout en prononçant quelques mots aussi fort que je pus. Je tirai une bourse pleine d’or de ma poche, et la lui présentai humblement. Il la reçut dans la paume de sa main, et la porta tout près de son œil pour voir ce que c’était, et ensuite la tourna et retourna plusieurs fois avec la pointe d’une épingle, qu’il tira de sa manche. Mais il n’y comprit rien. Il me fit signe de remettre la bourse dans ma poche, ce que je crus bien de faire, après la lui avoir offerte plusieurs fois.

Le fermier commençait à comprendre que j’étais une créature raisonnable. Il tira son mouchoir de sa poche, le plia en deux et l’étendit sur sa main gauche, qu’il posa à terre, me faisant signe d’entrer dedans, ce que je pus faire aisément, car elle n’avait pas plus d’un pied d’épaisseur. Je crus devoir obéir, et, de peur de tomber, je me couchai tout de mon long sur le mouchoir, dont il m’enveloppa jusqu’à la tête pour plus de sûreté, et, de cette façon, il m’emporta chez lui. Là, il appela sa femme, et me montra à elle ; mais elle se mit à pousser des cris recula bien vite, comme font les femmes en Angleterre, à la vue d’un crapaud ou d’une araignée.

Il était environ midi, et un domestique servit le déjeuner. Ce n’était qu’un morceau de viande, comme il convient chez de simples cultivateurs. On le servit dans un plat d’environ vingt-quatre pieds de diamètre. Le fermier, sa femme, trois enfants et une vieille grand-mère composaient la compagnie.

Lorsqu’ils furent tous assis, le fermier me plaça à quelque distance de lui, sur la table, qui avait trente pieds de haut. J’avais grand peur, et je me tins aussi loin que je pus du bord, de crainte de tomber. La femme coupa une tranche de viande en menus morceaux ; puis elle émietta du pain sur une assiette de bois qu’elle plaça devant moi. Je lui fis une profonde révérence, et, tirant mon couteau et ma fourchette, je me mis à manger, ce qui leur causa un très grand plaisir.


Deux voyages de Gulliver Brobdingnag

La maîtresse envoya sa servante chercher un petit verre à liqueur qui contenait environ douze pintes, et le remplit de boisson. Je le prit à deux mains, avec beaucoup de difficulté, et, d’une manière très respectueuse, je bus à la santé de la maîtresse de maison, prononçant les mots aussi fort que je pouvais, en anglais, ce qui fit pousser à la compagnie de si grands éclats de rire, que peu s’en fallut que je n’en devinsse sourd. Cette boisson avait à peu près le goût du petit cidre, et n’était pas désagréable.

Puis je m’avançai vers mon maître – c’est ainsi que je l’appellerai désormais – ; mais son plus jeune fils, qui étais assis à côté de lui, enfant d’une dizaine d’années, très malin, me prit par les jambes et me tint si haut dans l’air que je me mis à trembler de tous mes membres.

Son père m’arracha d’entre ses mains, et en même temps, lui donna un si grand soufflet qu’il aurait renversé une troupe de cavalerie européenne ; puis il lui ordonna de se lever de table. Mais, craignant que le jeune garçon gardât quelque ressentiment contre moi, je me mis à genoux et, montrant le coupable du doigt, je fis comprendre à mon maître, autant que je le pus, que je le priais de pardonner à son fils. Le père y consentit, et l’enfant reprit sa place ; alors je m’avançai jusqu’à lui, et lui baisai la main ; mon maître le fit me caresser doucement.

Au milieu du repas, le chat favori de ma maîtresse sauta sur ses genoux. J’entendis derrière moi un bruit ressemblant à celui de douze faiseurs de bas au métier ; je tournai la tête et trouvai que c’était le ronronnement de cet animal, qui me parut trois fois plus grand qu’un bœuf, comme j’en jugeai en voyant sa tête et une de ses pattes, pendant que sa maîtresse lui donnait à manger et lui faisait des caresses. La férocité du visage de cet animal me déconcerta tout à fait ; mais je fis bonne contenance, et je passai cinq ou six fois, hardiment, devant lui ; je m’avançai même jusqu’à dix-huit pouces de sa tête, ce qui le fit reculer comme s’il eût eu peur de moi.

J’eus moins d’appréhension des chiens : trois ou quatre entrèrent dans la salle, comme cela se passe dans les fermes. Il y avait un mâtin d’une grosseur égale à celle de quatre éléphants, et un lévrier, un peu plus haut que le mâtin, mais moins gros.

Vers la fin du dîner, la nourrice entra, portant entre ses bras un enfant d’un an, qui m’aperçut aussitôt et se mit à pousser de tels cris qu’on aurait pu les entendre du pont de Londres jusqu’à Chelsea : il voulait m’avoir pour jouet. Sa mère, pleine d’indulgence, me prit dans sa main, et me présenta à l’enfant qui me saisit par le milieu du corps et mit ma tête dans sa bouche, où je me mis à crier si fort, que l’enfant effrayé me laissa tomber. Je me serais infailliblement cassé la tête, si la mère n’avait tendu son tablier pour m’y recevoir.

Après le dîner, mon maître retourna à son travail, et, à ce que je pus comprendre à sa voix et à ses gestes, il chargea sa femme de prendre soin de moi. J’étais bien fatigué, et j’avais envie de dormir ; ce que voyant, ma maîtresse me mit sur son lit et me couvrit avec un mouchoir blanc, mais plus grand et d’une étoffe plus grosse que la grande voile d’un vaisseau de guerre.

Je dormis deux heures, à peu près, et rêvais que j’étais chez moi avec ma femme et mes enfants, ce qui augmenta mon chagrin quand je m’éveillai et me trouvai tout seul dans une vaste chambre, de deux à trois cents pieds de largeur, de plus de deux cents pieds de hauteur, et couché sur un lit large de dix toises. Ma maîtresse était sortie pour s’occuper des affaires du ménage et m’avait enfermé à clé. Le lit était élevé de quatre toises ; pendant que je regardais à terre, cherchant un moyen de descendre, j’entendis un bruit près de moi, et je vis deux rats qui grimpaient le long des rideaux et qui se mirent à courir sur le lit, flairant partout.

L’un d’eux approcha son visage de moi, sur quoi je me levai tout effrayé, et mis le sabre à la main pour me défendre. Ces horribles animaux eurent l’insolence de m’attaquer des deux côtés à la fois, et l’un d’eux mit ses pattes de devant sur le col de mon habit, mais j’eus le bonheur de lui fendre le ventre avant qu’il pût me faire aucun mal. Il tomba à mes pieds, et l’autre s’enfuit, voyant le sort de son compagnon. Je mesurai la queue du rat mort : elle avait une toise de long, à un pouce près. Mais je n’eus pas le courage de tirer le corps de dessous le lit ; il resta là, dans son sang.

Ma maîtresse avait une fille âgée de neuf ans, qui était très intelligente pour son âge. Elle était habile à manier l’aiguille, et s’entendait fort bien à habiller le bébé. Sa mère et elle accommodèrent pour moi le berceau de sa poupée pour la nuit. Le berceau fut mis dans un tiroir, et le tiroir fut posé sur une tablette suspendue, de peur des rats. Ce fut là mon lit pendant tout le temps que je demeurai avec ces bonnes gens. D’ailleurs, on me l’arrangea de mieux en mieux, au fur et à mesure que j’appris leur langue et que je pus leur faire connaître mes besoins. Cette fillette fut ma maîtresse d’école, et ce fut elle qui m’apprit la langue de ce pays. Quand je lui montrais un objet du doigt, elle m’en disait le nom, si bien qu’en peu de jours je fus en état de demander tout ce dont j’avais besoin. Elle avait un très bon naturel, et n’avait pas plus de quarante pieds de haut, étant petite pour son âge. Elle m’appela Grildrig, nom que la famille et, plus tard, le pays adoptèrent volontiers. Je l’appelais ma Glumdalclitch, ou petite gouvernante.

Il se répandit alors dans tout le voisinage que mon maître avait trouvé, dans les champs, un petit animal de la grosseur d’un splacknuck, mais conforme en tout comme une créature humaine, qu’il imitait d’ailleurs dans toutes ses actions. Un autre fermier qui demeurait tout près de là, et qui était un intime ami de mon maître, vint lui rendre visite exprès pour vérifier la véracité de cette histoire.

On me fit aussitôt venir ; on me mit sur une table, où je marchai comme on me l’ordonna ; je tirai mon sabre, et le remis dans son fourreau ; je fis la révérence à l’ami de mon maître ; je lui demandai dans sa propre langue comment il se portait, et lui dis qu’il était le bienvenu ; le tout, suivant les indications de ma petite maîtresse. Il conseilla à mon maître de me faire voir pour de l’argent, un jour de marché dans la ville voisine, qui était éloignée de notre maison de vingt-deux milles environ, soit à une demi-heure à cheval.


Deux voyages de Gulliver Brobdingnag

Mon maître, suivant l’avis de son ami, me mit dans une boîte, et, au premier jour de marché, me mena à la ville voisine, avec sa petite fille en croupe derrière lui. La boîte, fermée de tous côtés ; était seulement percée d’une petite porte par laquelle je pouvais entrer et sortir, et de quelques trous pour laisser entrer l’air. La fillette avait eu soin de mettre la couverture du lit de sa poupée dans la boîte, pour me coucher. Cependant, je fus rudement secoué pendant le voyage, quoiqu’il ne durât pas plus d’une demi-heure. Car le cheval faisait à chaque pas environ quarante pieds, et trottait si haut qu’on était secoué comme sur un vaisseau dans une grande tempête.

Le chemin était un peu plus long que de Londres à Saint-Albans. Mon maître s’arrêta devant une auberge où il avait coutume de descendre ; et, après avoir pris conseil de l’hôte, et avoir fait quelques préparatifs nécessaires, il loua le grultrud, ou crieur public, pour faire savoir à toute la ville qu’on ferait voir, à l’enseigne de l’Aigle Vert, un petit animal étranger, qui était moins gros qu’un splacknuch – animal de ce pays, long d’environ cinq pieds –, et qui ressemblait, dans toutes les parties de son corps, à une créature humaine ; qu’il pouvait prononcer plusieurs mots, et faire mille tours d’adresse.

On me posa sur une table, dans la grande salle de l’auberge qui avait bien trois cents pieds carrés. Ma petite maîtresse se tenait debout sur un tabouret, tout près de la table, pour prendre soin de moi et m’instruire de ce qu’il fallait faire. Mon maître, pour éviter la foule, ne voulut pas permettre que plus de trente personnes entrassent à la fois pour me voir. J’allais et venais sur la table, suivant les ordres, de la fillette. Je fus montré ce jour-là plus de douze fois, et je fus obligé de répéter chaque fois les mêmes choses, jusqu’à ce que je fusse presque mort de lassitude et de chagrin. Ceux qui m’avaient vu faisaient des rapports si merveilleux sur ma personne, que la foule voulait enfoncer les portes pour entrer. Mon maître, dans son propre intérêt, ne voulut permettre à personne de toucher, excepté ma petite maîtresse, et, pour éviter tout accident, il fit ranger les bancs autour de la table, à une distance telle que je ne fus à portée d’aucun spectateur.

Cependant, un petit écolier me jeta à la tête une noisette qui faillit m’atteindre ; elle avait été lancée avec tant de violence que, s’il n’eût pas manqué son coup, elle m’aurait infailliblement fait sauter la cervelle, car elle était presque aussi grosse qu’une petite citrouille. Mais j’eus la satisfaction de voir le petit coquin corrigé et chassé de la salle.

Mon maître, voyant tout le profit qu’il pouvait tirer de moi, résolut de me faire voir dans les villes du royaume les plus importantes. Le 17 août 1703, deux mois environ après mon arrivée, nous partîmes pour nous rendre dans la capitale située vers le milieu de cet empire, à quinze cents lieues environ de notre demeure. Mon maître fit monter sa fille Glumdalclitch en croupe derrière lui ; elle me porta dans une boîte attachée autour de sa taille, et posée sur ses genoux. Le dessein de mon maître était de me faire voir dans toutes les villes situées sur notre route, et de s’en éloigner au besoin de vingt-cinq à cinquante lieues, pour aller dans les villages ou chez les gens de qualité, où il pensait trouver des amateurs.

Nous faisions de petites journées de quatre-vingts à cent lieues seulement ; car Glumdalclitch, exprès pour m’épargner de la fatigue, se plaignit d’être incommodée par le trot du cheval. Souvent, à ma prière, elle me tirait de ma boîte pour me donner de l’air et me faire voir du pays ; mais elle me tenait toujours solidement en laisse. Nous passâmes cinq ou six rivières, de beaucoup plus larges et plus profondes que le Nil ou le Gange ; et il n’y avait guère de ruisseau qui n’atteigne la taille de la Tamise au pont de Londres. Nous fûmes trois semaines en route, et je fus montré dans dix-huit grandes villes, sans compter plusieurs villages et plusieurs châteaux.

Le 26 octobre, nous arrivâmes à la capitale appelée dans leur langue Lorbrulgrud, ou l’Orgueil de l’Univers. Mon maître prit un logement dans la rue principale de la ville, peu éloignée du palais royal, et fit distribuer des affiches donnant une description exacte de ma personne et de mes talents. Il loua une grande salle de trois ou quatre cents pieds large, y mit une table de soixante pieds de diamètre, sur laquelle je devais jouer mon rôle, et la fit entourer d’une palissade, à trois pieds du bord, haute d’autant, pour m’empêcher de tomber à terre. Je fus montré dix fois par jour, au grand étonnement et à l’admiration de tous. Je savais alors assez bien parler la langue, et je comprenais parfaitement tout ce qu’on me disait.

« Le travail qu’il me fallait faire tous les jours altéra considérablement ma santé en quelques semaines ; mais plus mon maître gagnait d’argent, plus il devenait insatiable. J’avais perdu l’appétit et j’étais réduit à l’état de squelette. Le fermier s’en aperçut, et, jugeant que je mourrais bientôt, résolut de tirer de moi un aussi bon parti qu’il pourrait. Sa Majesté la Reine m’ayant vu, voulut bien demander à mon maître s’il consentirait à me vendre. Lui, qui s’imaginait que je n’avais pas un mois à vivre, était tout disposé à se séparer de moi, et il fixa le prix à mille pièces d’or qu’on lui compta sur-le-champ. Je demandai alors à la Reine d’admettre à l’honneur de son service ma bonne Glumdalclitch, qui avait toujours eu beaucoup d’amitié pour moi, qui savait ce qu’il me fallait, et qui pourrait ainsi continuer à être ma gouvernante. Sa Majesté y consentit.


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La Reine, m’accordant une grande indulgence pour les défauts de ma harangue, fut cependant bien surprise de trouver tant d’esprit et de bon sens chez un animal si petit. Elle me prit dans sa main et me porta au Roi, qui était alors retiré dans son cabinet. Sa Majesté, prince très sérieux et d’un visage austère, ne remarquant pas bien ma figure, à première vue, demanda froidement à la reine depuis quand elle s’était attachée à un splacknuck ; car il me prit pour tel, reposant, comme je le faisais, dans la main droite de Sa Majesté. Mais cette princesse, qui a infiniment d’esprit, me posa doucement sur mes pieds, et m’ordonna de dire moi-même à Sa Majesté ce que j’étais. Je le fis en très peu de mots ; et Glumdalclitch, qui était restée à la porte du cabinet, et qui ne pouvait souffrir que je fusse longtemps hors des sa présence, demandant à entrer, raconta à son tour tout ce qui s’était passé depuis mon arrivée dans la maison de son père. Le roi pensa que je pourrais bien être une machine artificielle, comme on en voit dans une horloge – l’art de l’horlogerie a atteint chez eux une rare perfection –, exécutée par quelque artiste habile, mais, quand il entendit ma voix, il ne put cacher son étonnement.


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La reine donna ordre à son ébéniste de me faire une boîte, qui pût me servir de chambre à coucher, suivant le modèle que Glumdalclitch et moi nous choisirions. Cet homme, qui était un artiste très adroit, me fit en trois semaines, sur mes indications, une chambre de bois, de seize pieds carrés et de douze pieds de haut, avec des fenêtres, une porte et deux cabinets, comme une chambre à coucher à Londres. La planche qui formait le plafond, tournait sur deux gonds, et pouvait ainsi se lever ou se baisser ; par là, on fit passer un lit tout fait, qui fut fourni par le tapissier de Sa Majesté. Glumdalclitch le tirait de la chambre tous les jours pour l’aérer, le faisait de ses propres mains, le remettait à sa place le soir, et refermait le toit à clé quand j’étais entré. Un excellent ouvrier, qui était célèbre pour les petits bibelots qu’il faisait, me fit deux chaises dont le dossier et les bâtons étaient d’une matière à peu près semblable à l’ivoire, et deux tables, avec une armoire pour ranger mes habits. Les murs, le plancher et le plafond de la chambre étaient matelassés afin d’éviter les accidents, et d’amortir les secousses quand j’allais en voiture. Je voulus une serrure à ma porte, pour empêcher les rats et les souris d’entrer. Après plusieurs essais, le serrurier réussit à m’en faire une, la plus petite qu’on vit jamais dans son pays, et je trouvai moyen de garder la clé dans ma poche, de crainte que Glumdalclitch ne la perdît. Puis la reine fit chercher les étoffes de soie les plus fines, pour me faire des habits : elles n’étaient guère plus épaisses que les couvertures de lit en Angleterre ; je fus fort embarrassé tout d’abord, mais, peu à peu, je m’y accoutumai.

La reine goûtait si fort ma compagnie, qu’elle ne pouvait dîner sans moi. Sa Majesté mettait un morceau de viande dans un de mes plats ; j’y coupais moi-même les tranches, et son plaisir était de me voir faire un repas en miniature. Car la reine, dont l’estomac était cependant délicat, mangeait autant, en une seule bouchée, que douze fermiers anglais en un repas. Au début, je trouvais ce spectacle fort désagréable. Elle broyait une d’alouette, os et chair, entre ses dents, bien qu’elle plus grosse que celle d’un gros dindon ; et chacune de ses bouchées de pain était de la taille d’un pain de quatre livres. Elle avalait d’un trait, dans une coupe en or, plus d’un tonneau de vin. Ses couteaux étaient deux fois aussi longs qu’une faux, et les cuillers, les fourchettes et autres étaient dans les mêmes proportions.

Tous les mercredis – leur jour de repos –, le roi et la famille royale avaient l’habitude de dîner chez la reine, dont j’étais devenu le favori ; et, ces jours-là, on mettait ma petite chaise et ma petite table à la gauche du roi, auprès d’une des salières. Ce prince prenait plaisir à s’entretenir avec moi, me faisant des questions touchant les mœurs, la religion, les lois, le gouvernement et la littérature de l’Europe, et je lui en rendais compte le mieux que je pouvais. Se tournant vers son premier ministre, qui se tenait derrière lui, ayant à la main un bâton blanc presque aussi haut que le grand mât du Souverain Royal :

« Hélas ! dit-il, que la grandeur humaine est donc peu de chose, puisque de vils insectes, comme celui-ci, ont sans doute, eux aussi, des titres et des distinctions honorifiques. Ils font des nids et des villages, qu’ils appellent maisons et cités ; ils aiment, ils se battent, ils se querellent, ils trompent, ils trahissent. »

Il n’y avait rien qui m’offensât et me chagrinât plus que le nain de la reine, qui, étant de la taille la plus petite qu’on eût jamais vue dans le pays – car je crois en vérité qu’il n’avait pas tout à fait trente pieds de haut – devint tout à fait insolent à la vue d’un être si au-dessous de lui. Un jour, au dîner, tandis que j’étais assis tranquillement sans penser à mal, il me souleva par le milieu du corps, me laissa tomber dans un grand bol de crème, puis se sauva aussi vite qu’il put. J’en eus par-dessus les oreilles et, si je n’avais été un bon nageur, cela aurait pu tourner fort mal pour moi ; car Glumdalclitch se trouvait par hasard, à ce moment, à l’autre extrémité de la chambre, et la reine fut si effrayée qu’elle manqua de sang-froid ne put venir à mon aide.


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Mais ma petite amie accourut à mon secours, et me tira du bol après que j’eus avalé plus d’une pinte de crème. On me mit au lit, mais j’en fus quitte pour la perte d’un habit, qui fut complètement abîmé. Le nain reçut une bonne correction, et fut en outre obligé de boire ce qui restait du bol de crème où il m’avait jeté. La reine ne lui rendit jamais ses faveurs, et, peu après, le donna à une dame de condition, si bien que je ne le vis plus : j’en fus bien heureux.

La reine se moquait souvent de mon caractère craintif, et me demandait si les gens de mon pays étaient aussi poltrons que moi. Voici à quelle occasion : ce royaume est infesté de mouches, et ces abominables insectes, qui sont aussi gros que des alouettes, ne me laissaient guère de repos pendant mes repas, tournoyant et bourdonnant sans cesse à mes oreilles. Parfois, elles se posaient sur mon nez ou mon front, et elles me piquaient jusqu’au sang. J’avais beaucoup à faire à me défendre contre ces animaux détestables, et ne pouvais m’empêcher de tressaillir quand ils se posaient sur mon visage. Je me mis à les pourfendre de mon épée, tandis qu’ils volaient dans l’air, et l’on admira beaucoup ma dextérité.

Je me rappelle qu’un jour Glumdalclitch me posa sur la fenêtre, dans ma boîte, comme elle le faisait d’habitude quand le temps était beau, pour me faire prendra l’air – car je n’osais pas leur permettre de suspendre ma boîte à un clou, en dehors la fenêtre, comme on suspend en Angleterre les cages des oiseaux –. J’ouvris ma fenêtre, et je me mis à table pour prendre mon déjeuner, qui consistait en un morceau de gâteau. Aussitôt, plus de vingt guêpes, attirées par l’odeur, volèrent dans ma chambre, faisant plus de bruit qu’une cornemuse. Certaines se jetèrent sur mon gâteau, et l’emportèrent par petits morceaux ; d’autres se mirent à voler autour de ma tête et de ma figure, m’étourdissant de leurs bourdonnements. J’avais une peur horrible d’être piqué ; cependant, j’eus le courage de me lever, de tirer mon épée et de les attaquer. J’en tuai quatre, mais les autres s’envolèrent, et je fermai ma fenêtre. Les insectes étaient aussi gros que des perdrix ; leurs dards avaient un pouce et demi de long, étaient pointus comme des aiguilles. Je les ai conservés précieusement ; puis je les ai montrés dans plusieurs pays d’Europe, après mon retour en Angleterre, en même temps que quelques autres curiosités.


Deux voyages de Gulliver Brobdingnag Arthur Rackham

Je vais maintenant donner au lecteur une rapide description de ce pays, autant que je l’ai pu connaître, et ce ne fut guère que sur une étendue d’un millier de lieues autour de Lorbrulgrud, la capitale ; car la reine, avec qui j’étais toujours, n’allait jamais plus loin quand elle accompagnait le roi dans ses voyages : elle l’attendait là, tandis qu’il poussait jusqu’aux frontières. Les États de ce prince ont environ trois mille lieues de long, et deux mille ou deux mille cinq cents lieues de large.

Ce royaume est une presqu’île, terminée au nord par une chaîne de montagnes qui ont environ trente milles de hauteur, et que l’on ne peut franchir, à cause des volcans qui sont sur la cime. Les plus savants ne savent quelle espèce de mortels habite au-delà de ces montagnes, ni même s’il y a des habitants. Le royaume est entouré par l’océan des trois autres côtés. On prend quelquefois sur la côte des baleines qui ont été précipitées sur les rochers, et dont le petit peuple se régale. J’ai vu de ces baleines qui étaient si grosses qu’un homme avait de la peine à les porter sur ses épaules. Quelquefois, par curiosité, on en apporte dans des paniers à Lorbrulgrud ; j’en ai vu une dans un plat, à la table du roi. Elle passait pour une rareté ; mais il ne me parut pas que Sa Majesté appréciait ce mets. Je crois que la grosseur de la baleine lui répugnait, bien que j’en aie vu de plus grosses au Groenland.

Le palais du roi est un bâtiment assez peu régulier ; c’est plutôt un amas d’édifices qui a environ sept milles de circuit ; les chambres principales sont hautes de deux cent quarante pieds et larges en proportion.

Je désirais beaucoup visiter le temple principal et, en particulier, sa tour, qui passe pour être la plus haute du royaume. Glumdalclitch m’y porta un jour ; mais je dois dire que j’en revins déçu, car la hauteur, depuis le sol jusqu’au sommet du pinacle le plus élevé, ne dépasse pas trois mille pieds. Les murs ont près de cent pieds d’épaisseur, et sont bâtis en pierre de taille ; chaque pierre a environ quarante pieds carrés. L’édifice est orné de tous côtés, de statues de dieux et d’empereurs, taillées dans le marbre, et plus grandes que nature ; chacune est placée dans une niche. Je mesurai un petit doigt qui était tombé de l’une de ces statues : il avait exactement quatre pieds un pouce de long.

La cuisine du palais du roi est, en vérité, un noble édifice ; le plafond est en forme de voûte. Les murs ont bien six cents pieds de haut, il s’en faut de dix pas pour que le grand four ne soit aussi large que la coupole de Saint-Paul, car j’ai mesuré cette dernière exprès, à mon retour.

Sa Majesté garde rarement plus de six cents chevaux à la fois dans ses écuries ; ils ont en général de cinquante-quatre à soixante pieds de haut. Mais quand le roi sort en grande pompe, dans quelques occasions solennelles, il est accompagné de cinq cents gardes à cheval.

Glumdalclitch me portait souvent dans les jardins, dans ma petite boîte, et souvent elle me prenait dans sa main, ou me posait à terre pour me laisser me promener. Je me rappelle que le nain – qui n’avait pas encore quitté le service de la reine –, nous suivit un jour dans ces jardins. Ma petite amie me posa à terre, et nous marchâmes l’un près de l’autre, lui et moi. Des pommiers nains se trouvaient auprès de nous, et j’eus la malencontreuse idée de vouloir faire de l’esprit en le comparant à ces arbres. Le coquin, profitant d’un moment où je passais sous un des pommiers, se mit à le secouer au-dessus de ma tête : une douzaine de pommes, chacune de la grosseur d’une barrique, me tomba sur la tête. L’une d’elles m’atteignit dans le dos ; je tombai le nez sur le sol, mais n’eus point d’autre mal. On pardonna au nain, à ma prière, car c’était moi qui l’avais provoqué.


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Un accident plus grave m’arriva dans ce même pays, un jour que ma petite amie crut m’avoir placé en lieu sûr. Un petit épagneul, appartenant à un des chefs jardiniers, était entré, par hasard, dans le jardin, et vint à errer près de l’endroit où j’étais caché. Le chien, suivant la piste, arriva droit sur moi, et, me prenant dans sa gueule, courut me porter à son maître ; il remuait la queue en signe de joie, et me déposa doucement à ses pieds. Heureusement qu’il avait été si bien dressé que je n’eus aucun mal : mes vêtements mêmes ne furent point déchirés.

La Reine, qui m’entretenait souvent de mes voyages sur mer, et qui cherchait toutes les occasions possibles de me divertir quand j’étais mélancolique, me dit que, si je le désirais, son menuisier me ferait une petite barque, et qu’elle me trouverait un endroit où je pourrais naviguer. Le menuisier, suivant mes instructions, et dans l’espace de dix jours, me construisit un petit navire de plaisance, avec tous ses agrès, capable de tenir commodément huit Européens.

Quand il fut achevé, la Reine en fut si ravie qu’elle courut le montrer au roi ; Sa Majesté commanda qu’on le mît dans une citerne pleine d’eau, et je montai à bord pour en faire l’essai ; je ne pus manier mes rames, faute de place. Mais la Reine avait une autre idée. Elle donna ordre au menuisier de faire une auge de bois longue de trois cents pieds, large de cinquante, et profonde de huit y on la goudronna bien pour empêcher l’eau de s’échapper, et on la posa sur le plancher, le long du mur, dans une salle extérieure du palais. Là, je ramais souvent pour mon divertissement aussi bien que pour celui de la Reine et de ses dames, qui prirent grand plaisir à voir mon adresse et mon agilité. Quelquefois, je hissais ma voile, et je n’avais plus qu’à gouverner, car ces dames me donnaient un coup de vent avec leurs éventails ; et, quand elles étaient fatiguées, quelques-uns des pages faisaient avancer ma barque avec leur souffle, tandis que je signalais mon adresse en gouvernant à tribord ou à bâbord, selon qu’il me plaisait.

Il m’arriva, une fois, un accident qui faillit me coûter la vie.

Un des domestiques, dont la fonction était de remplir mon auge d’eau fraîche tous les trois jours, fut si négligent, qu’il laissa échapper de son seau une énorme grenouille, sans l’apercevoir. La grenouille se tint cachée jusqu’à ce que je fusse dans mon navire ; alors, voyant un endroit où se reposer, elle y grimpa, et le fit tellement pencher que je fus obligé de faire le contrepoids de l’autre côté, pour empêcher le navire de chavirer. Quand la grenouille fut entrée, elle fit d’un seul saut la moitié de la longueur du navire, puis sauta sur ma tête, qu’elle couvrit de sa bave ainsi que mes vêtements. La grosseur de ses traits lui donnait l’aspect de l’animal le plus difforme qu’on puisse imaginer. Cependant, je priai Glumdalclitch de me laisser me tirer d’affaire tout seul. Je frappai la bête plusieurs fois à coups de rame et finis par l’obliger à sauter dehors.


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Mais je courus un danger plus grand encore pendant mon séjour dans ce royaume. Voici ce qui arriva : le temps était très chaud et la fenêtre du cabinet était ouverte, ainsi que les fenêtres et la porte de ma grande boîte, dans laquelle je me tenais d’habitude, car elle était plus large et plus commode. Pendant que j’étais assis tranquillement à ma table, plongé dans mes réflexions, je vis un animal, bondissant et sautant de tous côtés, qui, enfin, s’approcha de ma boîte. C’était un singe qui appartenait à quelque employé des cuisines. Il me découvrit bientôt, et, fourrant sa patte droite par l’ouverture de la porte, il me tira de ma boîte et me tint dans ses bras comme une nourrice tient un enfant qu’elle va allaiter. Quand je me débattais, il me pressait si fort que je crus plus sage de me soumettre.

Il fut tout à coup interrompu par un bruit à la porte du cabinet, comme si quelqu’un eût essayé d’ouvrir ; il sauta, aussitôt, par la fenêtre par laquelle il était entré, et de là sur les gouttières, marchant sur trois pattes, et me tenant dans la quatrième, jusqu’à ce qu’il eût grimpé sur un toit attenant au nôtre. J’entendis Glumdalclitch jeter un cri au moment où il m’emportait. La pauvre fille était au désespoir, et ce quartier du palais fut tout en tumulte. Les domestiques coururent chercher des échelles, des centaines de personnes virent le singe, assis sur le faîte d’un bâtiment, me tenant comme un bébé entre ses pattes de devant.

Les échelles furent appliquées au mur et plusieurs hommes montèrent. Aussitôt, le singe voyant qu’il était cerné de tous côtés, et sachant bien qu’il ne pourrait courir assez vite sur trois pattes, me laissa tomber sur le toit de tuile, et se sauva. Je restai là quelque temps, à deux cents toises au-dessus du sol, m’attendant à chaque instant à être emporté par le vent, ou à être pris de vertige et à dégringoler dans les gouttières ; mais un brave garçon, valet de ma petite maîtresse, grimpa sur le toit, et, me mettant dans la poche de sa culotte, me fit descendre en toute sécurité. Le singe fut mis à mort, et ordre fut donné de n’entretenir désormais aucun animal de cette espèce dans le palais.

J’avais coutume de me rendre au lever du roi, une ou deux fois par semaine, et je l’avais vu souvent entre les mains de son barbier, ce qui, au commencement, était en vérité un spectacle terrible ; car le rasoir était aussi long qu’une faux ordinaire.

Sa Majesté, selon l’usage du pays, ne se faisait raser que deux fois par semaine. Une fois, je demandai au barbier son eau de savon, et j’y recueillis quarante ou cinquante gros poils de la barbe de Sa Majesté. Je pris un petit morceau de bois mince, je le taillai en forme de peigne et j’y fis plusieurs trous à égale distance les uns des autres, avec l’aiguille la plus fine que je pus obtenir de Glumdalclitch. Puis j’y fixai les poils adroitement, les taillai vers la pointe et me fis ainsi un peigne très acceptable ; j’en avais grand besoin, car le mien, n’ayant pour ainsi dire plus de dents, était devenu presque inutile, et je n’avais trouvé dans le pays aucun ouvrier qui fût capable de m’en faire un autre.

Ceci me rappelle un amusement auquel je consacrai maintes heures de loisir. Je priai une des femmes de chambre de la reine de recueillir les cheveux qui tombaient de la tête de Sa Majesté quand on la coiffait, de me les donner. J’en amassai une quantité considérable avec le temps ; et alors, prenant conseil de mon ami l’ébéniste, qui avait reçu ordre de faire tous les petits ouvrages que je lui commanderais, je lui donnai des instructions pour me faire deux chaises de la grandeur de celles qui étaient dans ma boîte, et d’y percer des trous avec une alène fine, tout autour du dossier, et du siège. Quand ce fut fait, je passais dans ces trous les cheveux les plus forts que je pus trouver parmi ceux que j’avais recueillis, et j’obtins ainsi des chaises cannées comme on en a en Angleterre.

Dès qu’elles furent achevées, je les offris à Sa Majesté, qui les mit dans un petit meuble et qui prit plaisir à les montrer comme curiosité : en fait, elles excitèrent l’admiration de tous ceux qui les virent. Je fis aussi une jolie petite bourse en cheveux, longue de deux aunes environ, avec le nom de Sa Majesté en lettres d’or ; je la donnai à Glumdalclitch avec le consentement de la reine. Pour dire vrai, ce fut plus pour s’en parer que pour s’en servir, car elle n’était pas assez solide pour supporter le poids de la grosse monnaie ; aussi n’y mit-elle rien, si ce n’est quelques piécettes comme en aiment les jeunes filles.


Le roi m’ordonna de lui faire un tableau exact du gouvernement de l’Angleterre, parce que, quelque prévenus que les princes soient d’ordinaire en faveur de leurs usages et de leurs coutumes habituelles, ils sont bien-aises de savoir s’il y a, hors de son pays, quelque chose à imiter.

Imaginez-vous combien j’aurais désiré alors avoir la langue de Démosthène ou de Cicéron, pour être à même de célébrer les louanges de ma chère patrie, d’une manière qui fût digne de ses mérites et de sa félicité.

Le roi fut bien étonné du récit que je lui fis de nos affaires pendant le dernier siècle, disant que cette histoire n’était qu’un amoncellement de conspirations, de révoltes, de meurtres, de massacres, de révolutions, d’exils, conséquences lamentables de l’avarice, de l’hypocrisie, de la perfidie, de la cruauté, de la colère, de la folie, de la haine, de l’envie et de l’ambition.

Dans une autre audience, Sa Majesté prit la peine de récapituler la substance de tout ce que j’avais dit, compara les questions qu’elle m’avait faites avec les réponses que j’avais données ; puis, me prenant dans ses mains et me caressant doucement, s’exprima en ces mots que je n’oublierai jamais, non plus que la manière dont Elle les prononça :

« Mon petit ami Grildrig, vous avez fait un bien beau panégyrique de votre pays ; vous avez prouvé clairement que l’ignorance, la paresse et le vice sont les seules qualités qui conviennent à un homme d’Etat ; que les lois sont expliquées, interprétées et appliquées d’autant mieux par les gens dont les intérêts et les capacités les portent à les corrompre, à les brouiller et à les éluder. Il ne me paraît pas, par tout ce que vous m’avez dit, qu’une vertu quelconque soit requise pour parvenir à aucun rang ou à aucune charge parmi vous ; ni que les hommes y soient anoblis à cause de leur vertu, ni que les prêtres y obtiennent de l’avancement pour leur piété et leur savoir, les soldats pour leur conduite ou leur valeur, les juges pour leur intégrité, les sénateurs pour leur amour de la patrie, ni les hommes d’État pour leur sagesse. Pour vous, continua le Roi, qui avez passé la plus grande partie de votre vie à voyager, je suis tout disposé à croire que vous avez échappé aux vices de votre pays ; mais, par tout ce que vous m’avez raconté, et par les réponses que je vous ai obligé, à grand peine, de faire à mes objections, je ne peux m’empêcher de juger que la plupart de vos compatriotes sont la plus pernicieuse race d’odieux petits insectes que la nature ait jamais laissée ramper sur la surface de la terre. »


Le savoir de ces gens est loin d’être parfait : ils ne s’occupent guère que de morale, d’histoire, de poésie et de mathématiques ; mais il faut reconnaître qu’ils y excellent. Ils n’appliquent ces dernières qu’aux nécessités de la vie, au perfectionnement de l’agriculture et à toutes les sciences mécaniques ; si bien que chez nous on n’en ferait pas grand cas.

Aucune loi dans ce pays ne doit être énoncée en plus de mots qu’il n’y a de lettres dans leur alphabet, soit vingt-deux seulement. En fait, bien peu en ont autant. Elles sont écrites dans le langage le plus simple et le plus clair, si bien qu’il est impossible de les interpréter de différentes manières, et tout commentaire écrit d’une loi est un crime capital.

Ils connaissent l’art de l’imprimerie, comme les Chinois, depuis les temps immémoriaux ; mais leurs bibliothèques ne sont point très grandes ; celle du roi, que l’on considère comme la plus vaste, ne compte pas plus de mille volumes. Ils sont placés dans une galerie de douze cents pieds de long, où j’étais libre d’aller prendre les livres que je voulais. Le menuisier de la reine avait fait dans une des chambres de Glumdalclitch, une sorte de machine en bois de vingt-cinq pieds de haut, en forme de marchepied : chaque marche avait cinquante pieds de long. C’était, en vérité, un escalier mobile dont l’extrémité inférieure était à dix pieds du mur de la chambre. Quand j’avais envie de lire un livre, on le dressait le dos contre le mur ; puis je montais jusqu’à la marche supérieure de l’échelle, et je commençais à lire en haut de la page, avançant de droite à gauche, de huit à dix pas, suivant la longueur des lignes, puis je descendais les marches une à une, et les remontais pour lire la seconde page de la même manière ; je tournais la page des deux mains, ce qui m’était facile, car elle était épaisse et dure comme du carton, et n’avait jamais plus de dix-huit ou vingt pieds de long.

En ce qui concerne leurs affaires militaires, ces gens se vantent de ce que l’armée du roi compte plus de soixante-seize mille fantassins, et trente-deux mille cavaliers ; si l’on peut appeler armée ce qui n’est qu’un composé de commerçants dans les villes, et de cultivateurs dans les campagnes, dont les chefs ne sont que des nobles, sans solde et sans récompenses. Ils sont, en vérité, suffisamment habiles dans leurs exercices, et observent une bonne discipline. Mais ils n’ont point à cela grand mérite : comment pourrait-il en être autrement, quand chaque cultivateur est sous les ordres de son propriétaire, et chaque citoyen sous ceux des principaux notables de sa ville, élus par vote, comme à Venise.

J’ai vu souvent la milice de Lorbrulgrud faire l’exercice près de la ville, dans un grand champ de dix lieues en carré. Il n’y avait pas plus de vingt-cinq mille fantassins, et de six mille cavaliers en tout ; mais il me fut impossible de les compter, vu l’espace qu’ils occupaient. Un cavalier, monté sur un grand cheval, pouvait avoir quatre-vingt-dix pieds de haut, environ. J’ai vu ce corps de cavalerie en entier, tirer leurs sabres au premier commandement et les brandir dans l’air. L’imagination ne peut rien se représenter de plus noble, de plus surprenant, de plus étonnant : on eût dit dix mille éclairs jaillissant au même moment des quatre points du ciel.


J’avais toujours dans l’idée que je recouvrerais, un jour, ma liberté, quoique je fusse dans l’impossibilité de deviner par quel moyen, ni de former aucun projet avec le moindre espoir de réussir. Le vaisseau qui m’avait porté, et qui avait été poussé sur ces côtes, était le seul qu’on eût jamais vu en approcher, et le roi avait donné des ordres pour que, si jamais il arrivait qu’un autre parût, il fût tiré à terre et mis avec tout l’équipage et les passagers sur un tombereau et apporté à Lorbrulgrud. Mais ma délivrance arriva plus tôt que je ne m’y attendais, et d’une manière très extraordinaire, ainsi que je vais le raconter fidèlement, avec toutes les circonstances de cet événement.

Il y avait deux ans que j’étais dans ce pays. Au commencement de la troisième année, Glumdalclitch et moi, nous accompagnâmes le roi et la reine dans un voyage qu’ils firent vers la côte méridionale du royaume. J’étais porté, comme d’habitude, dans ma boîte de voyage, qui était un cabinet très commode, large de douze pieds. On avait, par mon ordre, suspendu un hamac avec des cordons de soie aux quatre coins de la boîte, afin que je sentisse moins les secousses du cheval, sur lequel un domestique me portait devant lui, quand je le désirais ; et souvent, pendant la route, je m’endormais dans mon hamac. J’avais ordonné au menuisier de faire dans le toit de ma boîte, une ouverture d’un pied carré, pour me donner de l’air quand il faisait chaud et que je dormais. Je pouvais, à l’aide d’une planche, ouvrir ou fermer cette ouverte à mon gré.

Quand nous fûmes arrivés terme de notre voyage, le roi jugea à propos de passer quelques jours dans un palais qu’il a, près de Flanflasnic, ville située à dix-huit milles anglais du bord de la mer. Glumdalclitch et moi étions bien fatigués. J’étais, moi-même, un peu enrhumé, mais la pauvre fille était si malade qu’elle fut obligée de garder la chambre. J’avais grande envie de voir l’océan, seul lieu où il me serait possible de trouver la délivrance, si elle devait jamais venir.

Je fis semblant d’être plus malade que je ne l’étais réellement, et je demandai la permission d’aller prendre l’air de la mer avec un page que j’aimais beaucoup, et à, qui j’avais été confié quelquefois. Je n’oublierai jamais avec quelle répugnance Glumdalclitch y consentit, ni l’ordre sévère qu’elle donna au page d’avoir soin de moi, ni les larmes qu’elle répandit comme si elle eût eu quelque pressentiment de ce qui devait arriver. Le page me porta donc dans ma boîte, et me mena à une demi-lieue environ du palais, vers les rochers, sur le rivage de la mer. Je lui dis alors de me mettre à terre, et, levant le châssis d’une de mes fenêtres, je me mis à regarder la mer d’un œil triste. Je ne me sentais pas très bien, et je dis au page que j’avais envie de dormir un peu dans mon hamac, que cela me soulagerait peut-être. Je me couchai donc, et le page ferma bien la fenêtre de peur que je n’eusse froid.

Je m’endormis bientôt. Tout ce que je peux imaginer, c’est que, pendant que je dormais, ce page, croyant qu’il n’y avait aucun danger à craindre, grimpa sur les rochers pour chercher des œufs d’oiseaux. Quoi qu’il en soit, je me trouvai soudainement éveillé par une secousse violente donnée à ma boîte, que je sentis tirée en haut par l’anneau qui y était fixé. Je fus porté très haut dans l’air, puis en avant avec une vitesse prodigieuse. La première secousse m’avait presque jeté hors de mon hamac, mais ensuite le mouvement fut assez doux. Je criai plusieurs fois de toutes mes forées, mais inutilement. Je regardai vers mes fenêtres et je ne vis rien que les nuages et le ciel. J’entendis un bruit au-dessus de ma tête, ressemblant à celui d’un battement d’ailes. Alors, je commençai à comprendre le dangereux état où je me trouvais, et à soupçonner qu’un aigle avait pris l’anneau de ma boîte dans son bec, dans le dessein de la laisser tomber sur un roc, comme une tortue dans son écaille, et puis d’en tirer mon corps pour le dévorer.


Deux voyages de Gulliver Brobdingnag

Au bout de quelque temps, je remarquai que le bruit et les battements d’ailes augmentaient beaucoup et que ma boîte était agitée de ci, de là, comme une enseigne de boutique par le vent. J’entendis plusieurs coups violents qu’on donnait à l’aigle – car je suis sûr que c’était un aigle qui tenait l’anneau de ma boîte dans son bec –, et puis tout à coup je me sentis tomber perpendiculairement pendant plus d’une minute, mais avec une telle vitesse que j’en perdis presque la respiration. Ma chute fut terminée par une secousse terrible qui retentit plus haut à mes oreilles que la cataracte du Niagara ; après quoi, je fus dans les ténèbres pendant une autre minute, puis ma boîte commença à s’élever et enfin je pus voir le jour par le haut de mes fenêtres.

Je vis alors que j’étais tombé dans la mer. Le poids de mon corps, celui des objets qui étaient dans la chambre, et des encoignures de fer permettait à la boîte de flotter : elle enfonçait seulement de cinq pieds dans l’eau. Je crus, et je crois encore, que l’aigle qui m’emportait dans son vol, avait été poursuivi par deux ou trois autres, et contraint de me laisser tomber pendant qu’il se défendait contre ses adversaires, qui espéraient partager sa proie.

Les plaques de fer fixées au fond de la boîte, qui étaient les plus solides, maintinrent l’équilibre et l’empêchèrent d’être brisée en tombant. Toutes les pièces de la charpente glissaient dans des rainures ; la porte ne tournait pas sur des gonds, mais s’ouvrait de haut en bas comme un châssis, si bien que mon cabinet étant hermétiquement clos, il n’y entra que très peu d’eau. Je descendis de mon hamac avec beaucoup de difficulté, non sans avoir auparavant tiré la planche à coulisse du toit dont j’ai déjà parlé : j’aurais étouffé faute d’air.

Combien je désirais alors me trouver avec ma chère Glumdalclitch ! Je restai quatre heures dans cette situation, croyant, et, en vérité, espérant même, que chaque moment serait le dernier.

J’ai déjà dit qu’on avait fixé, au côté de ma boîte opposé aux fenêtres, deux fortes crampes de fer où le domestique qui me portait à cheval passait une ceinture de cuir, qu’il bouclait autour de sa taille. Dans cette déplorable situation, j’entendis, ou je crus entendre, une sorte de bruit de ce côté de ma boîte où étaient fixés les crampes de fer, et bientôt après je commençai à m’imaginer qu’elle était tirée ou remorquée dans la mer. Car, de temps en temps, je sentais une sorte d’effort qui faisait monter les vagues jusqu’au haut de mes fenêtres, me laissant presque dans l’obscurité. Je conçus alors quelques faibles espérances de secours, quoique je ne pusse m’imaginer d’où il pourrait me venir. J’entendis distinctement du bruit sur le toit de ma boîte, et compris qu’on passait un câble dans l’anneau. Puis, je me sentis hissé peu à peu, au moins trois pieds plus haut que je n’étais auparavant. Sur quoi je levai mon bâton et mon mouchoir, criant au secours jusqu’à m’enrouer. En réponse, j’entendis de grandes acclamations répétées trois fois, et cela me donna des transports de joie qui ne peuvent être conçus que par ceux qui les éprouvent. En même temps, j’entendis marcher au-dessus de ma tête, et quelqu’un appelant par l’ouverture, cria en anglais :

« S’il y a quelqu’un ici, qu’il parle. »

Je répondis que j’étais un Anglais, réduit par la mauvaise fortune à la plus grande calamité qu’aucune créature ait jamais soufferte, et je suppliai du fond de l’âme qu’on me délivrât du cachot où j’étais enfermé.

La voix me répondit que je n’avais rien à craindre, que ma boîte était attachée au navire et que le charpentier allait venir pour faire un trou dans le toit, par où on me tirerait dehors. Je répondis que cela n’était pas nécessaire, et demanderait trop de temps ; qu’il suffisait que quelqu’un de l’équipage mît son doigt dans l’anneau, tirât la boîte de la mer, et la portât dans la chambre du capitaine. Quelques-uns d’entre eux, m’entendant parler ainsi, pensèrent que je divaguais et me crurent fou. D’autres en rirent. Car je ne savais pas que j’étais revenu parmi des hommes de ma taille et de ma force. Le charpentier arriva, et, en quelques minutes, fit une ouverture de quatre pieds carrés environ, par laquelle on passa une échelle. J’y montai, et je fus porté sur le vaisseau, dans un état très faible.

Les matelots furent tout étonnés, et me firent mille questions auxquelles je n’eus pas le courage de répondre.

J’étais confondu de voir tant de pygmées ; du moins ils paraissaient tels à mes yeux accoutumés aux objets monstrueux que je venais de quitter. Mais le capitaine, M. Thomas Wilcocks, homme de probité et de mérite, originaire du Shropshire, remarquant que j’étais sur le point de tomber de faiblesse, me fit entrer dans sa cabine, me donna un cordial pour me remettre, et me fit coucher dans son propre lit, me conseillant de prendre un peu de repos, ce dont j’avais grand besoin.

Je dormis quelques heures, mais d’un sommeil continuellement troublé par l’idée du pays que je venais de quitter, et des dangers que j’avais courus. Cependant, quand je m’éveillai, je me trouvai assez bien remis. Il était à peu près huit heures du soir, et le capitaine fit servir le souper immédiatement, pensant que j’avais jeûné trop longtemps. Il me traita avec bonté, remarquant que je n’avais pas les yeux égarés et que mes discours étaient sensés.

Quand on nous eût laissés seuls, il me pria de lui faire le récit de mes voyages, et de lui apprendre par quel accident j’avais été abandonné au gré des flots, dans cette grande caisse. Il me dit que, sur le midi, tandis qu’il regardait avec sa lunette, il l’avait aperçue dans le lointain, l’avait prise pour une barque, et qu’il avait voulu la rejoindre, avec l’espoir d’acheter des biscuits, les siens commençant à manquer ; qu’en approchant, il avait reconnu son erreur, et qu’il avait envoyé sa chaloupe pour découvrir ce que c’était ; que ses gens étaient revenus tout effrayés, jurant qu’ils avaient vu une maison flottante ; qu’il avait ri de leur sottise, et était monté lui-même dans la chaloupe, ordonnant à ses hommes de prendre avec eux un câble très fort ; que, le temps étant calme, il avait fait plusieurs fois le tour de la caisse, et avait observé mes fenêtres et les grillages qui les protégeaient ; qu’il avait découvert deux crampes de fer sur un des côtés, fait tout en planches et sans ouverture pour laisser passer la lumière ; qu’il avait alors commandé à ses matelots de ramer de ce côté-là, et qu’attachant le câble à une des crampes de fer, il leur avait ordonné de remorquer ma caisse – comme ils l’appelaient –, jusqu’au navire ; qu’une fois là, on avait attaché un autre câble à l’anneau du toit, et qu’on avait soulevé la caisse avec des poulies ; mais que tous les matelots réunis n’avaient pas pu la hisser à plus de deux ou trois pieds. Il ajouta qu’il avait vu mon bâton et mon mouchoir que j’avais passés hors de l’ouverture, et qu’ils en avaient conclu que quelque malheureux était enfermé dans la caisse.

Je le priai d’avoir la patience de m’entendre faire le récit de mon histoire. Je le fis très fidèlement, depuis la dernière fois que j’avais quitté l’Angleterre, jusqu’au moment où il m’avait découvert. J’ouvris en sa présence l’armoire que j’avais dans ma chambre, et je lui fis voir la petite collection de choses curieuses que j’avais faite dans le pays d’où j’avais été tiré d’une manière si étrange. Il y avait, entre autres choses, le peigne que j’avais fait avec des poils de la barbe du roi, et un autre de la même matière, mais dont le dos était une rognure de l’ongle du pouce de Sa Majesté. Il y avait une collection d’aiguilles et d’épingles, d’un pied et demi à trois pieds de long, quatre dards de guêpes, semblables à la pointe d’un menuisier, des cheveux de la reine, une bague en or dont elle m’avait fait présent, un jour, d’une manière très obligeante, l’ôtant de son petit doigt et me la mettant au cou comme un collier. Je priai le capitaine de vouloir bien accepter cette bague en reconnaissance de ses bontés, mais il refusa absolument.

Je ne pus rien lui faire accepter, à part la dent d’un valet, que je le vis examiner curieusement, et qui semblait lui plaire beaucoup. Il la reçut avec plus de remerciements que n’en valait pareille bagatelle. Un chirurgien maladroit l’avait arrachée, par erreur, à un des domestiques de Glumdalclitch, qui souffrait d’un mal de dents, mais elle était absolument saine. Je l’avais fait nettoyer et je l’avais rangée dans mon armoire. Elle était longue d’un pied environ, et elle avait quatre pouces de diamètre.

Le capitaine fut très satisfait de mon récit, et me dit qu’il espérait qu’à notre retour en Angleterre, je le mettrais par écrit et le rendrais public.

Je ne sortis point du vaisseau que nous ne fussions arrivés aux Dunes. Ce fut le 3 juin 1706, environ neuf mois après ma délivrance. J’offris de laisser mes meubles, en paiement de mon passage à bord, mais le capitaine protesta qu’il ne voulait rien recevoir. Nous nous dîmes adieu amicalement, et je lui fis promettre de me venir voir chez moi à Redriff. Je louai un cheval et un guide, pour un écu que me prêta le capitaine.

Pendant le cours de ce voyage, remarquant la petitesse des maisons, des arbres, du bétail et des gens, je crus un instant me trouver encore à Lilliput. J’avais peur de fouler aux pieds les voyageurs que je rencontrais, et je criais souvent pour les faire se retirer du chemin, eu sorte que je faillis me faire casser la tête une fois ou deux pour mon impertinence.


Quand j’arrivai à ma maison, que je n’aurais pu reconnaître tout seul, un de mes domestiques m’ayant ouvert la porte, je me baissai pour entrer – comme fait une oie sous une barrière –, de crainte de me cogner la tête. Ma femme accourut pour m’embrasser ; mais je me courbai plus bas que ses genoux, pensant qu’elle ne pourrait autrement atteindre ma bouche. Ma fille se mit à mes genoux pour me demander ma bénédiction ; mais je ne pus la voir que lorsqu’elle se fut relevée, ayant été si longtemps accoutumé à me tenir debout, la tête et les yeux levés au ciel pour voir à plus de soixante pieds au-dessus de moi. Je regardai tous mes domestiques et un ou deux amis qui se trouvèrent alors dans la maison, comme s’ils avaient été des pygmées, et moi un géant. Je dis à ma femme qu’elle avait été trop économe, car je trouvais qu’elle et sa fille s’étaient réduites à rien par leurs privations. En un mot, je me conduisis d’une manière si étrange qu’ils furent tous de l’avis du capitaine quand il me vit d’abord, et conclurent que j’avais perdu l’esprit. Je ne parle de ceci que comme d’un exemple du grand pouvoir qu’ont sur nous l’habitude et le préjugé.

En peu de temps, je finis par m’entendre avec ma famille et mes amis ; mais ma femme protesta que je n’irais plus jamais en mer. Mais sur ce dernier point, elle ne put obtenir d’engagement de ma part.

En attendant, c’est ici que se termine le récit du second de mes malheureux voyages…

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