Texte intégral, traduction française anonyme (Source : Livres & Ebooks)
Dorothée vivait au cœur des grandes prairies du Kansas, avec l’oncle Henry qui était fermier, et tante Em, la femme du fermier. Leur maison était petite, car, pour la construire, il avait fallu apporter de très loin le bois en charrette. Elle avait quatre murs, un plancher et un plafond, ce qui faisait une seule pièce ; celle-ci contenait un vieux fourneau rouillé, un buffet pour la vaisselle, une table, trois ou quatre chaises, et des lits.
Le grand lit d’oncle Henry et de tante Em occupait un coin, le petit lit de Dorothée l’autre coin. Il n’y avait ni grenier ni cave - si ce n’est un trou creusé dans le plancher et baptisé la « cave au cyclone », où la famille se réfugiait lorsque se déchaînait la tempête : ses violents tourbillons, dans leur rage, auraient tout renversé sur leur passage. Une trappe s’ouvrait au milieu du plancher, et l’on descendait par une échelle dans cet obscur réduit.
Du seuil de la maison, Dorothée n’apercevait autour d’elle que l’immense prairie grise. Ni arbre ni maison ne venait rompre la monotonie de la plaine qui, de tous côtés, allait se perdre à l’infini. Craquelée par le soleil, la terre labourée étendait sa croûte grise jusqu’à l’horizon. L’herbe avait perdu sa verdure, les têtes des hautes tiges, brûlées par les rayons ardents, se confondaient avec la grisaille environnante. La maison, peinte jadis, n’offrait plus que des murs aussi ternes, aussi gris que ce qui l’entourait, le soleil ayant fait des cloques dans la peinture, et les pluies l’ayant délavée.
Lorsque tante Em était venue vivre là, c’était une jeune et jolie femme. Le soleil et le vent l’avaient transformée, elle aussi. Ils avaient terni l’éclat de ses yeux, décoloré le rouge de ses joues et de ses lèvres. À présent, amaigrie et maussade, tante Em ne savait plus sourire. Quand Dorothée, qui était orpheline, vint habiter chez elle, la pauvre femme fut tellement saisie par le rire de l’enfant, qu’elle poussait de petits cris d’effroi en pressant sa main sur son cœur, chaque fois que la voix joyeuse de Dorothée retentissait à ses oreilles ; et elle regardait la petite fille avec de grands yeux, s’étonnant qu’on pût trouver quelque chose risible. Oncle Henry ne riait jamais non plus. Il travaillait dur du matin au soir et ignorait ce qu’était la joie. Lui aussi était gris, depuis sa longue barbe jusqu’à ses grosses bottes ; il avait l’air sévère et grave et parlait peu. Si Dorothée riait, c’était à cause de Toto ; lui seul l’empêchait de devenir aussi grise que son entourage. Toto n’était pas gris pour un sou : petit chien noir aux longs poils soyeux, ses yeux pétillants clignaient gaiement de chaque côté de sa drôle de truffe. Toto passait ses journées à jouer. Dorothée partageait ses jeux et l’aimait tendrement.
Aujourd’hui, pourtant, ils ne jouaient pas. Oncle Henry était assis sur le seuil de la porte et, d’un air soucieux, regardait le ciel, encore plus gris que d’habitude. Debout dans l’embrasure, Dorothée tenait Toto dans ses bras et contemplait le ciel, elle aussi. Tante Em faisait la vaisselle. Le vent du nord leur arrivait avec une sourde plainte ; ils pouvaient voir les hautes herbes se coucher à l’approche de la tempête. Un sifflement strident dans l’air leur fit tourner la tête vers le sud ; ils virent alors des vagues de vent accourir dans l’herbe de ce côté aussi.
Immédiatement, oncle Henry fut sur pied.
« Un cyclone, Em ! cria-t-il à sa femme ; je vais m’occuper des bêtes. »
Et il courut vers les étables où l’on gardait les vaches et les veaux. Tante Em laissa tomber sa besogne et se dirigea vers la porte. D’un regard, elle comprit l’imminence du danger.
« Vite, Dorothée, cria-t-elle, cours à la cave ! »
Toto sauta des bras de Dorothée et alla se réfugier sous le lit ; la fillette essaya de l’en déloger. Tante Em, au comble de la frayeur, ouvrit brusquement la trappe du plancher et dégringola par l’échelle dans le petit trou sombre. Dorothée avait enfin rattrapé Toto et allait suivre sa tante, quand un hurlement de la tempête la surprit au milieu de la pièce. La maison fut secouée avec une telle violence que l’enfant perdit l’équilibre, et se retrouva assise par terre.
Alors une chose étrange advint.
La maison tournoya deux ou trois fois sur elle-même et s’éleva lentement dans les airs. Dorothée se crut transportée en ballon. Le vent du nord et le vent du sud se rencontrèrent à l’endroit où se trouvait la maison et en firent le centre exact du cyclone. Au cœur même d’un cyclone, l’air est calme d’habitude, mais la forte pression des vents, de part et d’autre de la maison, la poussait si haut, si haut qu’elle se retrouva à la pointe du cyclone : elle y resta perchée et fut emportée comme une plume à des lieues et des lieues de là. Il faisait très sombre, et le vent l’entourait de ses mugissements horribles, mais Dorothée trouva qu’elle voguait plutôt confortablement. Les premiers tourbillons passés, la maison avait encore une fois basculé dans le vide, puis la fillette se sentit balancée avec douceur, comme un bébé dans son berceau.
Ce remue-ménage n’était guère du goût de Toto. Il courait en tous sens dans la pièce, avec des jappements nerveux ; Dorothée, assise sur le plancher, attendait calmement la suite des événements. À un moment, Toto s’approcha trop près de la trappe restée béante, et disparut ; la petite fille crut bien l’avoir perdu. Mais bientôt, elle aperçut l’une de ses oreilles pointant au bord du trou : la vigoureuse pression du vent maintenait l’animal en l’air et l’empêchait de tomber. L’enfant rampa jusqu’à l’ouverture, saisit Toto par l’oreille et le ramena dans la pièce ; puis elle rabattit la trappe pour éviter de nouveaux accidents de ce genre.
Au fil des heures, Dorothée se remettait peu à peu de ses émotions ; mais elle se sentait bien seule, et le vent l’assourdissait de ses cris déchirants. Au début, elle avait craint de se briser en mille morceaux, quand la maison retomberait sur le sol. Mais à mesure que le temps passait, rien de terrible ne se produisait ; elle cessa donc de s’inquiéter et décida d’attendre paisiblement et de voir ce que l’avenir amènerait. En rampant sur le plancher, qui tanguait, elle finit par atteindre son lit et s’allongea ; Toto vint se réfugier auprès d’elle.
Malgré le roulis de la maison et les clameurs du vent, Dorothée ferma les yeux et sombra bientôt dans un profond sommeil.
Dorothée fut réveillée par un choc si brusque et si violent que, si elle n’avait été allongée sur son lit moelleux, elle aurait pu se faire mal. La soudaineté de la secousse lui coupa le souffle et elle se demanda ce qui s’était passé ; Toto colla son petit museau froid contre son visage en gémissant tristement. Dorothée s’assit sur son lit et remarqua que la maison ne bougeait plus ; il ne faisait pas sombre non plus, car le soleil entrait par la fenêtre, inondant la pièce de sa clarté.
Elle sauta du lit et courut à la porte, Toto sur ses talons. La petite fille poussa un cri d’admiration et regarda autour d’elle, ses yeux s’écarquillant à chaque merveille qu’elle découvrait. Le cyclone avait déposé la maison - tout doucement - au beau milieu d’un pays d’une beauté prodigieuse.
De ravissants parterres de gazon verdoyaient sous des arbres majestueux, lourds de fruits savoureux. Des fleurs superbes formaient des massifs de tous côtés, et des oiseaux au plumage rare et étincelant chantaient et voletaient dans les arbres et les buissons. Un peu plus loin, bondissait un ruisseau dont les eaux scintillaient entre ses rives moussues : que le murmure de sa voix était agréable, pour une petite fille qui avait vécu si longtemps dans des prairies sèches et grises !
Tandis qu’elle dévorait des yeux ce spectacle d’une étrange beauté, elle vit venir à elle un groupe d’êtres bizarres, comme elle n’en avait jamais vu. Ils n’étaient pas aussi grands que les adultes auxquels elle était habituée depuis toujours, mais ils n’étaient pas tout petits non plus. En fait, ils paraissaient être à peu près de la taille de Dorothée, qui était grande pour son âge ; en revanche, d’après leur apparence, ils étaient beaucoup plus vieux.
Il y avait trois hommes et une femme, tous bizarrement costumés. Ils étaient coiffés de chapeaux ronds qui se terminaient en pointe, à trente centimètres au-dessus de leurs têtes ; leurs bords s’agrémentaient de clochettes qui tintaient au moindre mouvement. Les chapeaux des hommes étaient bleus ; celui de la petite femme, blanc, tout comme la robe qui tombait en plis de ses épaules ; de petites étoiles en parsemaient l’étoffe et scintillaient au soleil comme des diamants. Les hommes étaient vêtus de bleu, de la même nuance que leurs chapeaux, et leurs bottes bien astiquées s’ornaient de revers bleu foncé.
Dorothée se dit qu’ils pouvaient avoir l’âge d’oncle Henry, car deux d’entre eux portaient la barbe. Mais la petite femme, elle, était sans aucun doute beaucoup plus vieille : elle avait le visage couvert de rides, ses cheveux étaient presque blancs et elle marchait avec une certaine raideur. À quelques pas du seuil où se tenait Dorothée, ces petites personnes s’arrêtèrent et chuchotèrent entre elles, comme effrayées d’aller plus loin. Puis la petite vieille s’avança vers Dorothée, fit une grande révérence et, d’une voix douce, prononça ces mots :
« Sois la bienvenue au pays des Muntchkinz, très noble Enchanteresse. Nous te sommes très reconnaissants d’avoir tué la Méchante Sorcière de l’Est et d’avoir libéré notre peuple de l’esclavage. »
Dorothée écouta ce discours avec étonnement. Que voulait dire cette petite femme, en l’appelant enchanteresse et en affirmant qu’elle avait tué la Méchante Sorcière de l’Est ?
Dorothée était une petite fille innocente et inoffensive ; un cyclone l’avait transportée à des lieues et des lieues de chez elle ; et jamais de sa vie, elle n’avait tué quoi que ce soit.
Visiblement, la petite femme attendait d’elle une réponse ; alors Dorothée dit, non sans hésitation :
« Vous êtes très aimable, mais ce doit être une erreur, je n’ai rien tué du tout.
— En tout cas, ta maison l’a fait, répliqua la vieille femme en riant, et cela revient au même. Regarde ! poursuivit-elle en montrant un coin de la maison, on voit encore ses deux orteils qui dépassent de sous ce gros morceau de bois.
Dorothée regarda et poussa un petit cri de frayeur. En effet, juste sous l’angle de la grosse poutre qui soutenait la maison, deux pieds dépassaient, chaussés de souliers d’argent à bout pointu.
— Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria Dorothée, en joignant les mains, consternée, la maison a dû lui tomber dessus. Qu’allons-nous faire ?
— Il n’y a rien à faire, dit calmement la petite femme.
— Mais qui était-ce ? demanda Dorothée.
— Je te le répète, c’était la Méchante Sorcière de l’Est, répondit l’étrange vieille. Pendant des années, elle a tenu en esclavage tous les Muntchkinz et les faisait travailler pour elle jour et nuit. Les voilà tous libres désormais, et ils te sont reconnaissants de ce bienfait.
— Qui sont les Muntchkinz ? demanda Dorothée.
— Les gens qui vivent dans ce pays de l’Est, où sévissait la Méchante Sorcière.
— Êtes-vous une Muntchkinz ?
— Non, moi je vis dans le pays du Nord, mais je suis leur amie. Quand les Muntchkinz ont vu que la Sorcière de l’Est était morte, ils m’ont dépêché un rapide messager et je suis accourue aussitôt. Je suis la Sorcière du Nord.
— Oh, ciel ! cria Dorothée. Vous êtes une vraie sorcière ?
— Assurément, répliqua la petite femme. Mais je suis une bonne sorcière et les gens m’aiment beaucoup. J’ai moins de pouvoirs que la Méchante Sorcière qui régnait ici, sinon j’aurais libéré ce peuple moi-même.
— Mais je croyais que toutes les sorcières étaient méchantes, dit la fillette, peu rassurée de se trouver en présence d’une vraie sorcière.
— Oh non, c’est une grossière erreur ! Il y avait quatre sorcières en tout dans le pays d’Oz ; deux vivent au Nord et au Sud et sont de bonnes sorcières. Je sais que c’est vrai car je suis l’une de ces deux-là ; je ne peux donc pas me tromper. Celles qui habitaient à l’Est et à l’Ouest étaient vraiment de méchantes sorcières ; mais, mainte- nant que vous en avez tué une, il ne reste plus qu’une seule Méchante Sorcière dans tout le pays d’Oz : celle qui vit à l’Ouest.
— Mais, dit Dorothée après un moment de réflexion, tante Em m’a dit que les sorcières étaient toutes mortes, il y a des années et des années.
— Qui est tante Em ? demanda la vieille femme.
— C’est ma tante, elle vit au Kansas, le pays d’où je viens.
La Sorcière du Nord sembla réfléchir un instant, la tête penchée et les yeux baissés vers le sol. Puis elle leva les yeux et dit :
— Je ne sais pas où se trouve le Kansas, car je n’ai encore jamais entendu parler de ce pays. Mais, dis-moi, est-ce que c’est un pays civilisé ?
— Oh oui, répliqua Dorothée.
— Alors tout s’explique. Dans les pays civilisés, je crois bien qu’il ne reste plus de sorcières, ni de magiciens, ni d’enchanteresses ou d’enchanteurs. Par contre, vois-tu, le pays d’Oz n’a jamais été civilisé, car nous sommes coupés du reste du monde. C’est pourquoi il existe encore des sorcières et des magiciens parmi nous.
— Quels sont les magiciens ? demanda Dorothée.
— Oz lui-même est le plus grand des Magiciens, répondit la Sorcière dans un chuchotement. Il a plus de pouvoirs que nous tous réunis. Il habite dans la Cité d’Émeraude.
Dorothée allait poser une autre question, quand, à ce moment précis, les Muntchkinz, qui jusque-là avaient gardé le silence, poussèrent un grand cri en désignant du doigt le coin de la maison où gisait la Méchante Sorcière.
— Que se passe-t-il ? demanda la vieille femme. Puis elle regarda et se mit à rire ; les pieds de la sorcière avaient complètement disparu et il ne restait que les souliers d’argent.
— Elle était si vieille, expliqua la Sorcière du Nord, qu’en un clin d’œil elle s’est évaporée au soleil. C’en est fini d’elle. Mais les souliers d’argent sont à toi, et tu dois les porter.
Elle se baissa pour ramasser les souliers et les tendit à Dorothée, après en avoir secoué la poussière.
— La Sorcière de l’Est était fière de ces souliers d’argent, dit l’un des Muntchkinz, car un sort y est associé, mais nous ne savons pas lequel.Dorothée emporta les souliers dans la maison et les plaça sur la table. Puis elle ressortit et s’adressa aux Muntchkinz :
— J’ai hâte de rentrer chez ma tante et mon oncle, car ils vont se faire du souci pour moi, j’en suis sûre. Pouvez-vous m’aider à retrouver mon chemin ?
Les Muntchkinz et la Sorcière se regardèrent, regardèrent Dorothée, et secouèrent la tête.
— À l’Est, tout près d’ici, dit l’un d’eux, s’étend un désert si grand qu’on n’a jamais pu le traverser.
— C’est la même chose au Sud, dit un autre, car j’y suis allé et je le connais. Le Sud est le pays des Quadlings.
— Je me suis laissé dire, ajouta le troisième, que c’est pareil à l’Ouest. Ce pays-là où vivent les Winkies, est gouverné par la Méchante Sorcière de l’Ouest : elle te réduirait en esclavage si tu t’aventurais dans son royaume.
— Le Nord est mon pays, dit la vieille femme, et il est bordé lui aussi par le grand désert qui entoure le pays d’Oz. Mon enfant, il te faudra rester avec nous, je le crains. »
En entendant cela, Dorothée éclata en sanglots ; elle se sentait bien seule parmi tous ces gens étranges. Ses larmes durent affliger le cœur tendre des Muntchkinz, car aussitôt, ils sortirent leurs mouchoirs et se mirent à pleurer eux aussi. Quant à la vieille femme, elle enleva son chapeau et en fit tourner la pointe sur le bout de son nez, en comptant : « Un, deux, trois », d’une voix solennelle. En un instant, le chapeau se changea en une ardoise, sur laquelle on put lire en gros caractères écrits à la craie blanche :
QUE DOROTHÉE AILLE A LA CITÉ D’ÉMERAUDE
La vieille femme enleva l’ardoise de son nez et, après avoir lu l’inscription, demanda :
« Est-ce que tu t’appelles Dorothée, ma petite ?
— Oui, répondit la fillette en levant les yeux et séchant ses larmes.
— Dans ce cas, tu dois te rendre à la Cité d’Émeraude. Peut-être qu’Oz pourra t’aider.
— Où est cette Cité ? demanda Dorothée.
— Elle est située exactement au centre du pays et c’est Oz, le Grand Magicien dont je t’ai parlé, qui en est le maître.
— Est-ce un homme bon ? demanda la fillette, inquiète.
— En tous cas, c’est un bon Magicien. Quant à savoir si c’est un homme ou non, je ne saurais le dire, car je ne l’ai jamais rencontré.
— Comment puis-je me rendre chez lui ?
— Tu dois y aller à pied. C’est un long voyage à travers un pays tantôt agréable, tantôt sombre et terrible. Toutefois, j’userai de toute ma science magique pour qu’il ne t’arrive rien de mal.
— Vous ne voulez pas m’accompagner ? plaida la fillette, qui considérait déjà la vieille femme comme sa seule amie.
— Non, cela m’est impossible, répliqua-t-elle, mais je vais te donner un baiser, et personne n’osera nuire à qui a reçu le baiser de la Sorcière du Nord.
Elle s’approcha de Dorothée et lui posa un doux baiser sur le front. Ses lèvres, en touchant la fillette, laissèrent une marque ronde et brillante, et Dorothée ne tarda pas à s’en apercevoir.
— La route qui mène à la Cité d’Émeraude est pavée de briques jaunes, dit la Sorcière ; tu ne peux pas te tromper. Quand tu seras devant Oz, n’aie pas peur de lui, mais raconte-lui ton histoire et demande-lui son aide. Adieu, ma chère enfant. »
Les trois Muntchkinz s’inclinèrent bien bas devant elle, et lui souhaitèrent un agréable voyage, puis s’enfoncèrent derrière les arbres. La Sorcière fit à Dorothée un petit signe de tête amical, pirouetta trois fois sur son talon gauche, et disparut sur-le-champ, laissant le petit Toto médusé. Il se mit à aboyer très fort après elle, maintenant qu’elle n’était plus là, car il n’avait pas osé grogner en sa présence. Mais Dorothée n’éprouva pas la moindre surprise : c’était une Sorcière, il était donc normal qu’elle disparût de cette façon-là !
Quand Dorothée se retrouva seule, elle commença à ressentir la faim. Elle alla donc au buffet de la cuisine, et se prépara une tartine de pain beurré. Elle en donna un morceau à Toto, puis de l’étagère, elle décrocha un seau qu’elle alla remplir d’eau claire et brillante au petit ruisseau. Toto partit en courant, japper après les oiseaux perchés sur les arbres. En allant à sa recherche, Dorothée aperçut, pendant aux branches, des fruits délicieux ; elle en cueillit quelques-uns, se disant que cela ferait l’affaire pour son petit déjeuner. Puis elle retourna à la maison et, sans oublier Toto, se servit un bon verre de cette eau fraîche et limpide, après quoi elle commença ses préparatifs pour le voyage vers la Cité d’Émeraude.
Dorothée n’avait qu’une robe de rechange ; par chance, celle-ci était propre et se trouvait accrochée sur un porte-manteau, à côté du lit. Elle était en vichy, à carreaux bleus et blancs, et si le bleu avait quelque peu passé à force d’être lavé, elle était encore très mettable. La fillette fit une grande toilette, passa la robe, et noua sur sa tête son béguin rose. Elle prit un petit panier qu’elle remplit du pain du buffet, en le recouvrant d’un torchon bleu. Puis elle regarda ses pieds : ses chaussures étaient bien vieilles et bien usées.
« Jamais elles ne supporteront un long voyage, Toto, dit-elle.
Toto la fixa avec ses petits yeux noirs en remuant la queue, pour montrer qu’il avait compris. Au même instant, Dorothée aperçut sur la table les souliers d’argent qui avaient appartenu à la Sorcière de l’Est.
— Pourvu qu’ils m’aillent ! dit-elle à Toto. C’est juste ce qu’il faut pour faire une longue promenade, car ils doivent être inusables.
Elle enleva ses vieilles chaussures de cuir et essaya les souliers d’argent : on eût dit qu’ils avaient été faits pour elle. Enfin elle prit son panier.
— En route, Toto, dit-elle, nous partons pour la Cité d’Émeraude demander au grand Oz comment retourner au Kansas. »
Elle ferma la porte à double tour et mit précieusement la clé dans la poche de sa robe. Et c’est ainsi, en compagnie de Toto, trottinant sagement derrière elle, qu’elle commença son voyage.
Il y avait plusieurs routes non loin de là, mais elle eut vite fait de trouver celle qui était pavée de briques jaunes. Peu après ; elle cheminait d’un pas alerte en direction de la Cité d’Émeraude, tandis que ses souliers d’argent cliquetaient joyeusement sur les durs pavés jaunes de la chaussée. Le soleil brillait fort, les oiseaux chantaient gentiment et notre Dorothée ne se sentait pas trop désemparée, pour une petite fille arrachée subitement à son pays, et larguée au milieu d’une contrée étrangère. Au fur et à mesure qu’elle avançait, la beauté de la campagne l’étonnait. De chaque côté de la route, des barrières fraîchement peintes, d’un bleu délicat, entouraient des champs qui regorgeaient de céréales et de légumes. Visiblement, les Muntchkinz étaient de bons fermiers, capables de produire d’abondantes récoltes. Parfois, lorsqu’elle passait devant une maison, les gens sortaient pour la regarder et lui faire une grande révérence ; car tous savaient que, grâce à elle, la Méchante Sorcière avait été anéantie et ils avaient recouvré la liberté. Les demeures des Muntchkinz avaient un aspect étrange : toutes étaient rondes, coiffées d’un gros dôme en guise de toit, et peintes en bleu, car le bleu était la couleur préférée, dans ce pays de l’Est.
Vers le soir, comme Dorothée se ressentait de la fatigue de sa longue promenade et commençait à se demander où elle passerait la nuit, elle arriva devant une maison un peu plus grande que les autres. De nombreux couples dansaient sur le gazon. Cinq petits musiciens jouaient du violon aussi fort que possible, et les gens étaient occupés à rire et à chanter, tandis que, non loin de là, se dressait une grande table chargée de fruits, de noix, de tartes et de gâteaux savoureux et de bien d’autres délices.
Les gens accueillirent Dorothée aimablement, et l’invitèrent à souper et passer la nuit en leur compagnie ; il faut dire que c’était la demeure d’un des plus riches Muntchkinz de tout le pays, et il avait convié ses amis pour célébrer leur délivrance du joug de la Méchante Sorcière.
Dorothée avala un copieux souper et fut servie par le riche Muntchkin en personne ; il s’appelait Boq. Puis elle s’assit sur un canapé et regarda les gens danser. Boq remarqua ses souliers d’argent.
« Vous devez être une grande enchanteresse, dit-il.
— Pourquoi ? demanda la fillette.
— Parce que vous portez des souliers d’argent et que vous avez tué la Méchante Sorcière. Ce n’est pas tout : votre robe a des carreaux blancs ; or, seules les sorcières et les enchanteresses portent du blanc.
— Ma robe a aussi des carreaux bleus, dit Dorothée en défroissant sa robe.
— C’est gentil à vous de porter ça, dit Boq. Le bleu est la couleur des Muntchkinz et le blanc, celle des sorcières : c’est la preuve pour nous que vous êtes une sorcière amie. »
Dorothée ne trouvait rien à répondre ; tout le monde semblait la prendre pour une sorcière, mais elle savait pertinemment qu’elle n’était qu’une petite fille comme les autres, arrivée dans une étrange contrée par le hasard d’un cyclone. Quand elle fut lasse de regarder les danseurs, Boq la fit entrer chez lui et lui donna une chambre avec un joli petit lit. Les draps étaient de toile bleue, et Dorothée y dormit jusqu’au matin d’un profond sommeil, avec Toto roulé en boule sur le tapis bleu, à côté d’elle. Elle avala un copieux déjeuner, en contemplant un amour de bébé Muntchkin qui jouait avec Toto, lui tirant la queue, poussant des cris et riant, ce qui l’amusa beaucoup. Pour tout le monde, Toto était une bête curieuse, car personne n’avait jamais vu de chien auparavant.
« À quelle distance se trouve la Cité d’Émeraude ? demanda-t-elle.
Elle descendit de la barrière et s’approcha, tandis que Toto courait autour du pieu en aboyant.
« Bonjour, dit l’Épouvantail d’une voix plutôt enrouée.
— Vous savez parler ? demanda la fillette, très étonnée.
— Bien évidemment, répondit l’Épouvantail. Comment allez-vous ?
— Assez bien, merci, répliqua poliment Dorothée ; et vous ?
— Ça ne va pas fort, dit l’Épouvantail en souriant, car c’est un véritable ennui d’être là, perché nuit et jour, à effrayer les corbeaux.
— Vous ne pouvez pas descendre ?
— Non, ce pieu est enfoncé dans mon dos. Si vous vouliez bien me l’ôter, je vous en serais très reconnaissant.
Dorothée se hissa et souleva le mannequin, qui, bourré de paille, ne pesait pas bien lourd.
— Merci beaucoup, dit l’Épouvantail, une fois posé à terre. Je me sens un autre homme.
Dorothée était très intriguée : un homme en paille qui parlait, qui s’inclinait et lui emboîtait le pas, tout cela lui paraissait plutôt bizarre.
— Qui êtes-vous ? demanda l’Épouvantail en bâillant, après s’être étiré, et où allez-vous ?
— Je m’appelle Dorothée, dit la fillette, et je me rends à la Cité d’Émeraude pour demander à Oz le Grand de m’aider à retourner au Kansas.
— Où est la Cité d’Émeraude ? demanda-t-il, et qui est Oz ?
— Comment, vous ne le savez pas ? répliqua-t-elle, surprise.
— Bien sûr que non, je ne sais rien du tout. Voyez-vous, je suis empaillé ! Je n’ai donc pas de cervelle, répondit-il tristement.
— Oh, dit Dorothée, j’en suis navrée pour vous.
— Pensez-vous, demanda-t-il, que si je vous accompagnais à la Cité d’Émeraude, Oz me donnerait un peu d’esprit ?
— Je ne peux pas vous l’assurer, fit-elle, mais vous pouvez toujours m’accompagner. Si Oz refuse de vous en donner, vous ne vous en trouverez pas plus mal pour autant.
— C’est juste ! dit l’Épouvantail. Voyez-vous, ajouta-t-il sur le ton de la confidence, ça ne me dérange pas d’avoir les jambes, les bras et le corps empaillés, au contraire : on ne risque pas de me faire du mal. Si on me marche sur les orteils ou qu’on m’enfonce une épingle dans le corps, ça n’a aucune importance, puisque je ne sens rien. Mais je ne veux pas qu’on me traite de sot, et si ma tête, au lieu d’avoir une cervelle comme la vôtre, reste bourrée de paille, comment apprendrai-je jamais quelque chose ?
— Je vous comprends, dit la petite fille qui était vraiment désolée pour lui. Si vous voulez venir avec moi, je demanderai à Oz de faire pour vous tout ce qui sera en son pouvoir.
— Merci, répondit-il avec reconnaissance.
Ils regagnèrent la route, Dorothée l’aidant à franchir la barrière, et prirent le chemin de briques jaunes qui menait à la Cité d’Émeraude. Toto, au début, n’apprécia guère le nouveau venu. Il grognait en le reniflant comme si un nid de rats avait logé dans sa paille.
— Ne faites pas attention à Toto, dit Dorothée à son nouvel ami, il ne mord jamais.
— Oh, je n’ai pas peur, répliqua l’Épouvantail, il ne peut pas me faire de mal : je suis en paille ! Je vous en prie, laissez-moi porter votre panier. Ce ne sera pas une corvée pour moi, car j’ignore la fatigue. Je vais vous confier un secret, ajouta-t-il, tout en marchant : il n’y a qu’une seule chose au monde qui me fasse peur.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Dorothée. Le fermier Muntchkin qui vous a fabriqué ?
— Non, répondit l’Épouvantail : c’est une allumette enflammée !
Au bout de quelques heures, ils avancèrent plus difficilement : à cet endroit, la route devenait inégale et l’Épouvantail trébuchait à chaque pas. En effet, les briques jaunes, tantôt cassées, tantôt manquantes, avaient laissé des trous. Toto les franchissait d’un bond ; Dorothée, quant à elle, les contournait. Mais l’Épouvantail, qui n’avait pas de cervelle, marchait droit devant lui, se prenait les pieds dans les trous et tombait de tout son long sur les pavés durs. Il ne se faisait cependant jamais mal. Dorothée ne cessait de le ramasser et de le remettre sur ses pieds et, à chaque fois, il repartait en riant joyeusement de son infortune.
À présent, les fermes n’étaient plus aussi bien tenues. Les maisons et les arbres fruitiers se faisaient rares et plus ils avançaient, plus cette contrée devenait lugubre et déserte. À midi, ils s’assirent au bord de la route près d’un petit ruisseau. Dorothée ouvrit son panier et en sortit un peu de pain. Elle en offrit un morceau à l’Épouvantail, mais il le refusa.
« Je n’ai jamais faim, dit-il. Heureusement pour moi, car ma bouche est seulement peinte, et si j’y perçais un trou pour manger, la paille dont je suis bourré s’en échapperait, ce qui gâterait la forme de ma tête.
Dorothée vit tout de suite que c’était vrai ; elle se contenta donc d’acquiescer d’un signe de tête et continua à manger son pain.
— Parlez-moi de vous et du pays d’où vous venez, dit l’Épouvantail, quand elle eut fini son repas. Elle lui décrivit donc le Kansas : comment tout était gris là-bas, et comment le cyclone l’avait amenée jusqu’à cet étrange pays d’Oz.
L’Épouvantail lui prêtait une oreille attentive et dit :
— Je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous désirez quitter ce beau pays, pour retourner dans cet endroit sec et gris que vous appelez le Kansas.
— C’est parce que vous n’avez pas d’esprit, répondit la fillette. Peu importe si, chez nous, c’est gris et lugubre, nous qui sommes faits de chair et de sang préférons ce séjour à toute autre contrée, fût-elle la plus belle. Il n’y a rien de tel que son propre pays.
L’Épouvantail soupira.
— Il est certain que je ne peux pas comprendre cela… dit-il. Si vos têtes étaient bourrées de paille, comme la mienne, vous préféreriez vivre dans de beaux endroits, et alors le Kansas serait complètement dépeuplé. Il est heureux pour le Kansas que vous ayez de l’esprit.
— Vous voulez bien me raconter une histoire, pendant qu’on se repose un peu ? demanda l’enfant.
L’Épouvantail lui lança un regard plein de reproche et répondit :
— Ma vie a été si courte que je n’en connais aucune. J’ai été fabriqué pas plus tard qu’avant-hier. J’ignore totalement ce qui est arrivé dans le monde avant moi. Par chance, quand le fermier a fabriqué ma tête, il a commencé par peindre mes oreilles et j’ai pu suivre ce qui se passait. Il était en compagnie d’un autre Muntchkin, et la première chose que j’aie entendue, ce fut le fermier qui lui disait : ‘Que penses-tu de ces oreilles ? — Elles ne sont pas droites, a répondu l’autre. — Aucune importance, a dit le fermier, ce sont quand même des oreilles - ce qui, dans un sens, était vrai -. Maintenant, je vais lui dessiner les yeux.’ Il a peint alors mon œil droit et, dès qu’il a eu fini, je me suis retrouvé en train de le regarder, lui et tout ce qui m’entourait, avec curiosité, car c’était mon premier coup d’œil sur le monde. — Cet œil est assez réussi, a fait remarquer le Muntchkin, en regardant peindre le fermier ; le bleu est juste la couleur qu’il faut pour les yeux. — J’ai envie de faire le gauche un peu plus grand’, a dit l’autre. Et quand le deuxième œil fut terminé, j’y voyais beaucoup mieux. Puis il m’a dessiné le nez et la bouche, mais je n’ai rien dit, car je ne savais pas encore à quoi servait une bouche. Cela m’amusait de les regarder façonner mon corps, mes bras et mes jambes ; quand enfin ils ont attaché ma tête, et je me suis senti très fier, car je croyais alors être un homme tout aussi digne d’estime que les autres. ‘Ce gaillard aura vite fait d’effrayer les corbeaux, a dit le fermier : on croirait voir un homme. — Mais c’est un homme’, a dit l’autre. J’étais tout à fait d’accord avec lui. Le fermier m’a emporté sous son bras jusqu’au champ de blé et m’a installé sur un grand pieu, à l’endroit où vous m’avez trouvé. Il est parti aussitôt après, avec son ami, me laissant seul. Je n’aimais pas être abandonné de la sorte ; j’ai donc essayé de leur courir après. Malheureusement, mes pieds ne touchaient pas le sol et j’ai été obligé de rester tout seul sur mon pieu. C’était un bien triste sort, car je ne pouvais penser à rien, puisque je venais tout justement d’être fabriqué. Corbeaux et oiseaux venaient en bandes dans le champ de blé, mais s’enfuyaient à ma vue en me prenant pour un Muntchkin. Cela me faisait plaisir, j’avais l’impression d’être quelqu’un d’important. À plusieurs reprises, un vieux corbeau est passé près de moi. M’ayant examiné sur toutes les coutures, il a fini par se percher sur mon épaule en me disant : ‘Si ce fermier croit me tromper, il s’y prend comme un manche ! N’importe quel corbeau de bon sens verrait bien que tu n’es qu’un mannequin bourré de paille !’ Puis il a sauté à mes pieds et s’est mis à picorer de tout son soûl. Voyant que je ne lui faisais aucun mal, les autres oiseaux vinrent à leur tour se gorger de blé, si bien qu’en peu de temps, il y en eut une volée autour de moi. J’en fus attristé : somme toute, je ne faisais pas un si bon épouvantail. Mais le vieux corbeau m’a consolé : ‘Si seulement tu avais un peu de cervelle, tu vaudrais bien les autres hommes, et peut-être plus que certains d’entre eux. L’esprit est le seul bien digne de ce nom, en ce monde, que l’on soit homme ou corbeau !’ Puis les corbeaux se sont envolés. J’ai alors réfléchi alors à la question, et résolu de me procurer de l’esprit par tous les moyens. Par bonheur, vous êtes passée par là, et m’avez arraché à mon pieu. De plus, d’après ce que vous dites, Oz le Grand me donnera certainement de l’esprit dès notre arrivée à la Cité d’Émeraude.
— Je l’espère pour vous, répondit Dorothée, sur un ton sincère. Vous semblez en mourir d’envie.
— À qui le dites-vous ! répliqua l’Épouvantail. C’est tellement désagréable de savoir qu’on est un sot !
— Eh bien, dit la fillette, partons. »
Elle tendit le panier à l’Épouvantail. Il n’y avait plus de barrières au bord de la route, à présent, et la campagne était austère et inculte. En fin d’après-midi, ils parvinrent à une grande forêt : les arbres en étaient si imposants et si rapprochés, qu’ils formaient une voûte au-dessus de la route de briques jaunes. Il faisait très sombre, car les branches empêchaient le jour de percer ; mais nos voyageurs persévérèrent et s’enfoncèrent dans la forêt.
« Si cette route y entre, elle doit aussi en sortir, dit l’Épouvantail, et comme la Cité d’Émeraude se trouve à l’autre extrémité, nous devons la suivre jusqu’au bout.
— N’importe qui pourrait en dire autant, dit Dorothée.
— Certes ! Et c’est pourquoi je peux le dire, répliqua l’Épouvantail. S’il avait fallu de l’esprit pour trouver ça, je n’en aurais jamais été capable. »
Au bout d’une heure environ, la lumière fit place à la nuit et ils se retrouvèrent en train de trébucher dans l’obscurité. Si Dorothée n’y voyait rien du tout, ce n’était pas le cas de Toto - certains chiens y voient très bien dans le noir -, ni de l’Épouvantail, qui affirmait y voir comme en plein jour. Elle lui prit donc le bras, et put ainsi poursuivre sa route sans encombre.
« Si vous apercevez une maison, ou un quelconque endroit où nous pourrions passer la nuit, dit-elle, faites-le moi savoir, car ce n’est pas commode du tout de marcher dans le noir.
L’Épouvantail ne tarda pas à s’arrêter.
— J’aperçois une petite chaumière sur notre droite, dit-il, faite de rondins et de branches. On y va ?
— Oh oui ! répondit l’enfant. Je n’en peux plus. »
L’Épouvantail lui fraya donc un chemin à travers les arbres jusqu’à la chaumière. En entrant, Dorothée remarqua un lit de feuilles séchées dans un coin. Elle s’allongea aussitôt et, avec Toto à ses côtés, sombra dans un profond sommeil. Quant à l’Épouvantail, insensible à la fatigue, il resta debout dans l’autre coin et attendit patiemment jusqu’au matin.
Quand Dorothée se réveilla, le soleil brillait à travers les arbres et Toto, depuis un bon moment, était dehors, occupé à chasser les oiseaux et les écureuils. L’Épouvantail était toujours là, debout, qui l’attendait patiemment dans son coin.
« Il faut que nous trouvions de l’eau, lui dit-elle.
— Pourquoi voulez-vous de l’eau ? demanda-t-il, étonné.
— Pour me nettoyer la figure de la poussière de la route, et aussi pour boire, sinon je vais m’étrangler avec le pain sec.
— Cela n’a pas l’air d’être très pratique, d’être fait de chair… dit l’Épouvantail d’un ton pensif, car il vous faut dormir, boire et manger. Par contre, vous avez de l’esprit, et cela vaut la peine de supporter tous ces ennuis pour pouvoir penser comme il faut. »
Après avoir quitté la chaumière, ils marchèrent au milieu des arbres et arrivèrent jusqu’à une petite source d’eau claire. Dorothée s’y désaltéra, se baigna et avala son déjeuner. Elle constata qu’il ne restait pas beaucoup de pain dans le panier et fut soulagée que l’Épouvantail ne mangeât rien du tout, car il leur restait tout juste de quoi tenir la journée, à elle et Toto. Après avoir déjeuné, elle s’apprêtait à regagner la route pavée de briques jaunes, quand un gémissement profond, non loin de là, la fit sursauter.
« Qu’est-ce que je viens d’entendre ? demanda-t-elle timidement.
— Je n’en ai pas la moindre idée, répliqua l’Épouvantail, mais on peut toujours aller voir. »
Au même moment, parvint à leurs oreilles un autre gémissement, qui semblait venir de derrière eux. Ils se retournèrent et firent quelques pas dans la forêt ; Dorothée remarqua alors dans un rayon de soleil quelque chose qui brillait entre les arbres. Elle courut dans cette direction, et s’arrêta net en poussant un cri de surprise. L’un des gros arbres était à moitié coupé et juste à côté, tenant une hache en l’air, se trouvait un homme entièrement fait de fer-blanc. Sa tête, ses bras et ses jambes étaient fixés à son corps par des articulations, mais il restait parfaitement immobile et donnait l’impression de ne pas pouvoir bouger du tout. Dorothée le regarda avec stupeur, l’Épouvantail fit de même ; quant à Toto, il jappa nerveusement et essaya de planter ses dents dans les mollets de métal, mais ne réussit qu’à se faire mal.
« C’est vous qui avez gémi ? demanda Dorothée.
— Oui, répondit l’homme. C’est moi. Voilà plus d’un an que je gémis, et personne jusqu’ici ne m’a entendu ou n’est venu à mon secours.
— Est-ce que je peux vous aider ? s’enquit-elle doucement, émue par la voix triste de l’homme.
— Allez chercher un bidon d’huile et huilez mes articulations, répondit-il. Je ne peux plus faire aucun mouvement, tellement elles sont rouillées ; un bon graissage va me remettre d’aplomb. Vous trouverez un bidon d’huile sur une étagère, dans la chaumière.
Aussitôt, Dorothée retourna à la chaumière en courant et trouva le bidon d’huile ; puis elle revint et demanda, inquiète :
— Où sont vos articulations ?
— Huilez-moi d’abord le cou, répliqua le Bûcheron-en-fer-blanc. Dorothée s’exécuta, et comme il était vraiment très rouillé, l’Épouvantail saisit la tête à deux mains et la fit bouger doucement dans tous les sens jusqu’à ce qu’elle remue librement ; l’homme put alors la tourner tout seul.
— Huilez maintenant les jointures de mes bras, dit-il.
Dorothée les huila, et l’Épouvantail les replia doucement jusqu’à ce qu’ils soient entièrement débarrassés de leur rouille et remis à neuf. Le Bûcheron-en-fer-blanc poussa un soupir de satisfaction ; puis il baissa sa hache et l’appuya contre l’arbre.
— Je me sens beaucoup mieux, dit-il, je tiens cette hache en l’air depuis que j’ai commencé à rouiller, et je suis heureux de pouvoir enfin la poser. Si vous voulez bien maintenant huiler les articulations de mes jambes, ce sera parfait.
Ils huilèrent donc ses jambes, jusqu’à ce qu’il puisse les remuer à sa guise, et il les remercia mille fois de l’avoir ainsi délivré, car il donnait l’impression d’être quelqu’un de très poli et de très reconnaissant.
— J’aurais fini mes jours dans cette position si vous n’étiez pas passés par ici, dit-il. Vous m’avez donc certainement sauvé la vie. Par quel hasard êtes-vous venus jusqu’ici ?
— Nous nous rendons à la Cité d’Émeraude pour rencontrer Oz le Grand, répondit-elle, et nous avons fait une halte à votre chaumière pour y passer la nuit.
— Pourquoi devez-vous voir Oz ? demanda- t-il.
— Je veux qu’il me ramène au Kansas ; quant à l’Épouvantail, son désir, c’est d’obtenir d’Oz un peu d’esprit, répliqua-t-elle.
Le Bûcheron-en-fer-blanc sembla un instant perdu dans ses réflexions. Puis il reprit :
— À votre avis, Oz pourrait-il me donner un cœur ?
— Moi, je pense que oui, répondit Dorothée ; s’il peut donner de l’esprit à l’Épouvantail, il pourra également vous donner un cœur.
— Très juste ! répliqua le Bûcheron-en-fer- blanc. Si donc vous me permettez de me joindre à votre groupe, moi aussi, je vais aller à la Cité d’Émeraude et demander à Oz de m’aider.
— Vous êtes le bienvenu parmi nous » dit aimablement l’Épouvantail.
Et Dorothée ajouta qu’elle serait ravie d’avoir sa compagnie.
Le Bûcheron-en-fer-blanc mit donc sa hache sur son épaule et ils traversèrent tous la forêt pour retrouver la route pavée de briques jaunes. Le Bûcheron-en-fer-blanc avait demandé à Dorothée de mettre le bidon d’huile dans son panier.
« Car, dit-il, si la pluie me surprend et que je rouille encore, j’en aurai bien besoin. »
Le sort avait bien fait les choses en donnant à leur groupe ce nouveau compagnon, car peu après leur départ, ils arrivèrent à un endroit où les arbres et les branches, inextricablement emmêlés, empêchaient les voyageurs d’avancer. Mais le Bûcheron-en-fer-blanc se mit au travail et, à l’aide de sa hache, il ne tarda pas à ouvrir un passage pour tout le monde. Dorothée, en marchant, réfléchissait tellement qu’elle ne remarqua pas que l’Épouvantail était tombé dans un trou et avait roulé jusqu’au bord du chemin. Il fut obligé d’appeler la fillette à son secours.
« Pourquoi n’avez-vous pas simplement contourné le trou ? demanda le Bûcheron-en-fer-blanc.
— Je ne réfléchis pas assez, répliqua joyeusement l’Épouvantail. J’ai la tête bourrée de paille.
— Oh, je vois ! dit le Bûcheron-en-fer-blanc. Mais, après tout, avoir de la cervelle n’est pas ce qu’il y a de plus important au monde.
— En avez-vous ? demanda l’Épouvantail.
— Pas du tout ! J’ai la tête entièrement vide, répondit le Bûcheron. Mais j’ai eu autrefois de la cervelle, et aussi un cœur ; c’est pourquoi, après avoir essayé les deux, je préfère de beaucoup avoir un cœur.
— Pourquoi cela ? demanda l’Épouvantail.
— Je vais vous raconter mon histoire, et alors vous comprendrez.
Ainsi, pendant qu’ils cheminaient à travers la forêt, le Bûcheron-en-fer-blanc raconta l’histoire suivante :
— Je suis le fils d’un bûcheron, qui abattait des arbres dans la forêt et vendait du bois pour vivre. En grandissant, j’ai appris moi aussi le même métier et, à la mort de mon père, je me suis occupé de ma vieille mère jusqu’à la fin de sa vie. Puis je décidai de me marier, car je ne voulais pas rester seul.
Il y avait, parmi les jeunes Muntchkinz, une fille très belle. Très vite, je me mis à l’aimer de tout mon cœur. De son côté, elle promit de m’épouser dès que j’aurais gagné assez d’argent pour lui construire une plus belle maison. Je m’attelai donc au travail comme jamais je ne l’avais fait. Mais cette fille vivait avec une vieille femme, et celle-ci ne voulait pas entendre parler mariage : elle était tellement paresseuse qu’elle voulait que la fille reste chez elle pour lui faire la cuisine et le ménage. La vieille femme alla donc trouver la Méchante Sorcière de l’Est, et lui promit deux moutons et une vache si elle empêchait le mariage. Alors, la Méchante Sorcière jeta un sort à ma hache et, un jour que je travaillais avec ardeur, tant j’avais hâte d’avoir ma nouvelle maison et ma femme, la hache glissa soudain et me coupa la jambe gauche.
J’eus d’abord l’impression d’un grand malheur, car un homme qui n’a qu’une jambe ne peut pas faire un bon bûcheron. J’allai donc trouver un ferblantier, et lui demandai de me fabriquer une jambe en fer-blanc. La jambe fonctionnait très bien, une fois que j’y fus habitué. Mais ce remède courrouça la Méchante Sorcière de l’Est, elle qui avait promis à la vieille femme que je n’épouserais pas la jeune et jolie Muntchkin. Je me remis à couper les arbres, et de nouveau, ma hache glissa et me coupa la jambe droite. Je retournai chez le ferblantier qui me fabriqua une autre jambe en fer-blanc.
Par la suite, la hache ensorcelée me coupa les bras l’un après l’autre, mais je ne me laissai pas décourager, et les fis remplacer par des bras en fer-blanc. Alors la méchante Sorcière fit glisser ma hache, qui me coupa la tête. Je crus bien ma dernière heure arrivée ! Mais le ferblantier se trouvait à passer par là, et il me fit une nouvelle tête en fer-blanc.
Je crus alors avoir triomphé de la Méchante Sorcière, et je travaillais plus fort que jamais. Mais j’ignorais à quel point mon ennemie était cruelle. Elle imagina un nouveau stratagème pour tuer mon amour pour la jeune et belle Muntchkin : derechef, ma hache glissa, me traversa le corps, et me coupa en deux. Cette fois encore, le ferblantier vint à mon secours et me fabriqua un corps en fer-blanc ; il y attacha mes bras, mes jambes et ma tête en fer-blanc, au moyen d’articulations, qui me permirent ainsi de me déplacer comme avant.
Mais hélas ! Je n’avais plus de cœur, et c’est ainsi que je perdis tout mon amour pour la jeune Muntchkin : cela m’était devenu bien égal de l’épouser ou non. Elle doit habiter encore chez la vieille femme, avec l’espoir que je revienne la chercher…
J’étais très fier de mon corps, tellement il brillait au soleil, et cela n’avait pas d’importance à présent si ma hache glissait, car elle ne pouvait plus me couper. Le seul danger était que mes articulations se rouillent ; mais je gardai un bidon d’huile dans ma chaumière et je pris soin de m’enduire d’huile toutes les fois que c’était nécessaire. Un jour, pourtant, j’oubliai de le faire et, au beau milieu d’un orage, avant que j’aie eu le temps de penser au danger, mes jointures avaient rouillé, et je restai planté dans les bois jusqu’à ce que vous veniez à mon secours.
Ce fut une épreuve terrible, mais, depuis un an que je suis ici, j’ai compris que ma véritable perte avait été celle de mon cœur. Quand j’étais amoureux, j’étais l’homme le plus heureux du monde. Mais, dépourvu de cœur, personne ne peut aimer. C’est pourquoi je suis décidé à demander à Oz de m’en donner un. S’il accepte, j’irai retrouver la jeune Muntchkin pour l’épouser.
Dorothée et l’Épouvantail avaient été tous les deux vivement intéressés par l’histoire du Bûcheron-en-fer-blanc, et ils comprenaient maintenant pourquoi il avait tellement hâte de se procurer un nouveau cœur.
— Malgré tout, dit l’Épouvantail, moi, je persiste à demander de la cervelle au lieu d’un cœur, car un imbécile ne saurait quoi faire de son cœur, s’il en possédait un.
— Moi, je prendrai le cœur, répliqua le Bûcheron-en-fer-blanc, car être intelligent ne rend pas heureux. Or, le bonheur est le bien le plus précieux au monde. »
Dorothée ne disait mot. Elle se demandait lequel de ses deux amis avait raison ; mais en fin de compte, cela lui était plutôt égal que le Bûcheron n’ait pas de cervelle, ni l’Épouvantail de cœur, ou que chacun voie son vœu exaucé, pourvu qu’elle retrouvât le Kansas et tante Em. Ce qui la tracassait davantage, c’était qu’il ne restait presque plus de pain, ou tout juste de quoi faire un dernier repas pour elle et Toto. Certes, ni le Bûcheron ni l’Épouvantail ne mangeaient jamais rien, mais elle n’était pas en fer-blanc, encore moins en paille, et il lui fallait manger pour vivre !
Pendant tout ce temps, Dorothée et ses compagnons avaient cheminé à travers des bosquets touffus. La route était toujours pavée de briques jaunes, mais celles-ci disparaissaient sous les branches cassées et les feuilles mortes, ce qui rendait la marche pénible. Les oiseaux se faisaient rares à cet endroit de la forêt, car ils recherchent les clairières inondées de soleil ; par contre, on entendait parfois le grognement profond de quelque animal sauvage caché parmi les arbres. Cela faisait battre très fort le cœur de la fillette, car elle se demandait ce que c’était. Mais Toto, lui, avait compris : il ne quittait pas Dorothée d’une semelle, et n’osait même pas répondre en aboyant.
« Combien de temps allons-nous mettre, demanda la fillette au Bûcheron-en-fer-blanc, pour sortir de la forêt ?
— Je n’en ai aucune idée, s’entendit-elle répondre, c’est la première fois que je vais à la Cité d’Émeraude. Autrefois, quand j’étais enfant, mon père avait fait le voyage, et il avait gardé le souvenir d’une longue marche à travers un pays dangereux, tout en reconnaissant que la région devenait belle quand on s’approchait de la cité où habite Oz. Mais je ne crains rien avec mon bidon d’huile et on ne peut pas faire mal à l’Épouvantail. Quant à vous, vous portez au front la marque du baiser de la Bonne Sorcière, qui vous protège de tout danger.
— Et Toto ? s’écria la fillette, inquiète. Qu’est-ce qu’il a pour le protéger ?
— C’est à nous de le protéger, s’il est en danger » répliqua le Bûcheron-en-fer-blanc.
Comme il prononçait ces mots, la forêt retentit d’un formidable rugissement, et l’instant d’après, un Lion bondissait sur la route. D’un coup de patte, il fit valser l’Épouvantail, qui retomba de l’autre côté du chemin, puis il donna au Bûcheron-en-fer-blanc un coup de ses griffes acérées. Le Bûcheron se retrouva par terre et resta étendu, immobile, mais à la grande surprise du Lion, le métal portait à peine une éraflure. Quant au petit Toto, il se mit à courir vers l’ennemi en aboyant. La grosse bête s’apprêtait à le mordre, quand Dorothée, craignant le pire pour Toto, et au mépris du danger, se précipita et, de toutes ses forces, donna une tape sur le museau du Lion. Elle lui cria :
« Comment osez-vous mordre Toto ? Vous devriez avoir honte, une grosse bête comme vous, de mordre un pauvre petit chien !
— Je ne l’ai pas mordu, dit le Lion en se frottant le museau avec sa patte, là où Dorothée l’avait tapé.
— Non, mais vous avez essayé, répliqua-t-elle. Vous n’êtes qu’un gros poltron !
— Je sais, dit le Lion en baissant la tête d’un air penaud, vous ne m’apprenez rien. Mais qu’y puis-je ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? Quand je pense que vous avez frappé un pauvre épouvantail empaillé !
— Il est empaillé ? demanda le Lion tout surpris, en la regardant relever l’Épouvantail et le remettre sur ses pieds, tandis qu’elle le tapotait pour lui redonner forme.
— Bien entendu ! rétorqua Dorothée, encore sous le coup de la colère.
— Je comprends maintenant pourquoi il a roulé si facilement, remarqua le Lion. J’ai été étonné de le voir tournoyer sur lui-même. Et l’autre, il est empaillé aussi ?
— Non, dit Dorothée, il est en fer-blanc.
Et elle aida le Bûcheron à se remettre d’aplomb.
— Ah ! Voilà pourquoi j’ai failli me casser les griffes, dit le Lion. Quand elles ont crissé contre le fer-blanc, j’en ai eu la chair de poule. Et ce petit animal que vous aimez si tendrement, qui est-ce ?
— C’est Toto, mon chien, répondit Dorothée.
— Est-il en fer-blanc ou empaillé ? demanda le Lion.
— Ni l’un ni l’autre. C’est un chien… euh… en chair, dit la fillette.
— Oh ! C’est véritablement un animal bizarre ; il me semble remarquablement petit, à présent que je le regarde. Il faut être un froussard comme moi, pour oser s’attaquer à une si petite créature.
— Pourquoi êtes-vous si peureux ? s’étonna Dorothée, en examinant la grosse bête, qui avait bien la taille d’un petit cheval.
— C’est un mystère… répliqua le Lion. J’ai dû naître ainsi. Naturellement, tous les autres animaux de la forêt me croient courageux, car le Lion - c’est bien connu -, est le Roi des Animaux. Ainsi, j’ai appris par expérience que si je rugis très fort, tout ce qui respire s’écarte de mon chemin. J’ai toujours eu horriblement peur en présence des hommes ; mais il suffit que je rugisse pour qu’ils s’enfuient à toutes jambes. Si les éléphants, les tigres et les ours avaient essayé de m’attaquer, c’est moi qui me serais sauvé ; je suis tellement peureux ! Mais, au moindre de mes rugissements, ils décampent tous, et naturellement, je ne les retiens pas !
— Cela ne va pas du tout ! Le Roi des Animaux ne devrait pas être un froussard, dit l’Épouvantail.
— Je sais bien, répliqua le Lion en essuyant du bout de sa queue une larme qui perlait. C’est le drame de ma vie, et j’en suis très malheureux. Mais au moindre danger, mon cœur se met à battre la chamade.
— Vous avez peut-être une maladie de cœur, suggéra le Bûcheron-en-fer-blanc.
— C’est possible… dit le Lion.
— Si tel est le cas, vous devriez vous en réjouir, reprit le Bûcheron, car cela prouve au moins que vous avez un cœur. Pour ma part, je n’en ai pas ; je ne peux donc pas avoir de maladie de cœur.
— Effectivement, si je n’avais pas de cœur, réfléchit le Lion, je ne serais peut-être pas un poltron.
— Êtes-vous intelligent ? demanda l’Épouvantail.
— Je l’espère. Je n’ai jamais cherché à le savoir, répliqua le Lion.
— Je vais voir Oz le Grand pour lui demander de me donner un peu de cervelle, fit remarquer l’Épouvantail, car ma tête est bourrée de paille.
— Et moi, je vais lui demander de me donner un cœur, dit le Bûcheron.
— Et moi, je vais lui demander de me renvoyer avec Toto au Kansas, ajouta Dorothée.
— À votre avis, Oz pourrait-il me donner du courage ? demanda le Lion Poltron.
— Pourquoi pas, s’il peut me donner de la cervelle, dit l’Épouvantail.
— Ou me donner un cœur, dit le Bûcheron- en-fer-blanc.
— Ou me renvoyer au Kansas, dit Dorothée.
— Dans ce cas, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais vous accompagner, dit le Lion, car ma vie, sans une once de courage, est tout simplement insupportable.
— Vous êtes vraiment le bienvenu, répondit Dorothée, car vous allez nous protéger des autres bêtes sauvages. Elles doivent être encore plus poltronnes que vous, si elles se laissent effrayer aussi facilement.
— En effet, dit le Lion, mais cela ne me rend pas plus courageux ! Et tant que je resterai ainsi, je serai malheureux ! »
Une fois de plus, notre petit groupe se remit en route. Le Lion faisait d’imposantes enjambées à côté de Dorothée. Au début, Toto accepta mal ce nouveau compagnon ; il n’arrivait pas à oublier qu’il avait failli finir en marmelade entre les puissantes mâchoires du Lion. Mais, au bout d’un moment, ses ressentiments se dissipèrent et ils devinrent vite une paire d’amis.
La journée passa sans qu’une autre aventure vînt troubler la paix de leur voyage. À un moment donné, toutefois, le Bûcheron-en-fer-blanc mit le pied sur un scarabée qui cheminait sur la route, tuant ainsi la pauvre petite créature. Lui qui n’aurait pas fait de mal à une mouche, se sentit très malheureux ; et tout en marchant, il versait des larmes de regret. Ses larmes ruisselèrent lentement sur son visage, roulèrent jusqu’aux ressorts de ses mâchoires, qui en rouillèrent.
Peu après, Dorothée lui posa une question, et le Bûcheron-en-fer-blanc ne répondit pas : il ne pouvait plus desserrer les dents. Ceci lui fit très peur. Il s’adressa par gestes à Dorothée pour qu’elle le secourût, peine perdue, car elle n’arrivait pas à le comprendre. Le Lion aussi était intrigué : que se passait-il donc ? Mais l’Épouvantail saisit le bidon d’huile dans le panier de Dorothée, et enduisit les mâchoires du Bûcheron : l’instant d’après, il reparlait normalement.
« Cela m’apprendra, dit-il, à regarder où je mets les pieds. Car s’il m’arrivait de tuer un autre insecte, je ne pourrais retenir mes larmes, la rouille me coincerait les mâchoires et m’empêcherait de parler.
Puis il poursuivit son chemin avec maintes précautions, les yeux fixés sur la route. Dès qu’il voyait la moindre petite fourmi avançant péniblement, il l’enjambait pour éviter de lui faire du mal. Le Bûcheron-en-fer-blanc savait pertinemment qu’il n’avait pas de cœur, c’est pourquoi il prenait grand soin de n’être jamais cruel ni méchant, à l’égard de qui que ce soit.
« Vous autres qui avez un cœur pour vous guider, dit-il, vous ne risquez jamais de faire du mal. Mais moi qui n’en ai pas, je dois me montrer très prudent. Dès qu’Oz m’aura donné un cœur, naturellement, je n’aurai plus besoin de me surveiller à chaque instant. »
Cette nuit-là, il leur fallut dormir à la belle étoile, sous un grand arbre dans la forêt, car il n’y avait point de maisons aux alentours. L’arbre formait un toit touffu qui les protégeait contre la rosée. Le Bûcheron-en-fer-blanc coupa un gros tas de bois, et Dorothée alluma un feu magnifique qui lui réchauffa aussi le cœur. Toto et elle finirent ce qu’il leur restait de pain ; elle ignorait désormais de quoi le déjeuner serait fait.
« Si cela vous dit, fit le Lion, j’irai dans la forêt tuer un daim pour vous. Vous pouvez le rôtir sur le feu car vous, avec vos goûts bizarres, préférez la viande cuite. Cela vous fera un excellent déjeuner.
— Ne faites surtout pas cela, supplia le Bûcheron-en-fer-blanc. Je suis certain de pleurer si vous tuez un pauvre daim et mes mâchoires vont se remettre à rouiller ! »
Mais le Lion s’enfonça dans la forêt, et choisit son propre menu. Nul ne sut jamais de quoi il dîna, car il se montra très discret à ce sujet. Quant à l’Épouvantail, il trouva un noisetier chargé de fruits, et en remplit le panier de Dorothée : ces provisions la mettaient pour un temps à l’abri de la faim. Elle fut touchée par les attentions délicates de l’Épouvantail, mais la maladresse avec laquelle ce malheureux cueillit les noisettes la fit bien rire. Ses mains rembourrées le rendaient si gauche, et les noisettes étaient si petites, qu’il en laissait tomber la moitié à côté du panier. Mais il ne se pressait pas de le remplir, car pendant ce temps, il restait à l’écart du feu, craignant qu’une étincelle ne saute dans sa paille et le transforme en torche. Il se tenait donc à une bonne distance des flammes et ne s’en rapprocha que pour recouvrir Dorothée de feuilles sèches, au moment où elle s’allongea pour dormir. Bien au chaud, elle dormit d’un profond sommeil jusqu’au matin.
Quand il fit jour, la fillette fit sa toilette dans l’onde ridée d’un petit ruisseau, et bientôt, tout le monde se mit en route en direction de la Cité d’Émeraude. La journée allait être mouvementée pour nos voyageurs. Au bout d’une heure environ de marche, ils aperçurent devant eux un grand fossé qui coupait la route, et séparait en deux la forêt à perte de vue. C’était un très large fossé. Ils rampèrent jusqu’au bord, et virent qu’il était aussi très profond, et tout tapissé de grosses roches déchiquetées. Ses parois étaient si abruptes qu’il était impossible d’y descendre. Un instant, ils crurent que leur voyage allait s’arrêter là.
« Qu’allons-nous faire ? demanda Dorothée au désespoir.
— Je n’en ai pas la moindre idée, dit le Bûcheron-en-fer-blanc.
Le Lion secoua sa crinière en bataille, d’un air pensif. Mais l’Épouvantail dit :
— Nous ne pouvons voler, c’est sûr. Nous ne pouvons pas non plus escalader les parois de ce gouffre. Par conséquent, si nous ne pouvons pas le franchir d’un bond, impossible d’aller plus loin.
— J’ai l’impression que je peux sauter par-dessus, dit le Lion Poltron, après avoir bien mesuré la largeur du regard.
— Nous voilà sauvés, répondit l’Épouvantail : vous pourrez nous porter tous sur votre dos, à tour de rôle.
— Je peux toujours essayer, dit le Lion. Qui veut commencer ?
— Moi, dit l’Épouvantail : si par hasard, vous n’arriviez pas à franchir ce gouffre, Dorothée serait tuée, ou le Bûcheron-en-fer-blanc irait se fracasser sur les rochers. Mais avec moi, cela n’a pas d’importance, car si je tombe, je ne risque pas de me faire mal.
— Quant à moi, j’ai terriblement peur de tomber, dit le Lion Poltron, mais la seule chose à faire à mon avis, c’est d’essayer. Montez donc sur mon dos et tentons l’expérience.
L’Épouvantail s’assit sur le dos du Lion. La grosse bête avança jusqu’au bord de l’abîme et s’accroupit.
— Vous ne devriez pas plutôt prendre votre élan, pour sauter ? demanda l’Épouvantail.
— Non, ce n’est pas la façon dont nous nous y prenons, nous autres Lions » répliqua-t-il.
Alors, se détendant comme un ressort, il franchit les airs et atterrit sain et sauf de l’autre côté. Tous furent soulagés de voir l’aisance avec laquelle il s’en était tiré.
Après avoir déposé l’Épouvantail, le Lion franchit à nouveau le fossé d’un bond. Dorothée décida que c’était maintenant son tour. Elle prit donc Toto dans ses bras, et se hissa sur le dos du Lion, en s’agrippant d’une main à sa crinière. L’instant d’après, elle eut l’impression de voler dans les airs, et avant même qu’elle ait eu le temps de dire ouf, elle se retrouva saine et sauve de l’autre côté. Le Lion revint une troisième fois pour chercher le Bûcheron-en-fer-blanc. Puis ils s’assirent tous quelques instants pour permettre à l’animal de se reposer ; car l’effort l’avait essoufflé, et il haletait comme un gros chien qui aurait trop couru.
De ce bord-ci, la forêt était dense : elle semblait sombre et sinistre. Une fois le Lion reposé, ils reprirent la route de briques jaunes, et chacun, dans son for intérieur, s’interrogeait en silence : parviendraient-ils un jour, à franchir ces bois et reverraient-ils jamais le beau soleil ? Pour ajouter à leur angoisse, ils entendirent bientôt des bruits étranges venant des profondeurs de la forêt, et dans un murmure, le Lion leur confia que cette partie du pays était habitée par les Kalidahs.
« Qui sont les Kalidahs? demanda la fillette.
— Ce sont des bêtes monstrueuses, avec des corps d’ours et des têtes de tigres, expliqua le Lion. Et de leurs griffes longues et acérées, ils pourraient me déchirer en deux aussi facilement que je pourrais tuer Toto. J’ai horriblement peur des Kalidahs.
— Comme je vous comprends, répliqua Dorothée. Ces bêtes doivent être effrayantes.
Le Lion s’apprêtait à répondre, quand soudain, ils s’arrêtèrent : un autre gouffre leur coupait la route. Mais cette fois, il était trop large et trop profond pour que le Lion puisse le franchir en sautant. Ils s’assirent donc pour chercher une solution et, après mûre réflexion, l’Épouvantail dit :
« Voici un grand arbre, là tout près du fossé. Si le Bûcheron peut l’abattre et le faire tomber de l’autre côté, il nous est possible de le franchir facilement.
— Ça, c’est une idée géniale, dit le Lion. Ma parole, c’est à croire que vous avez dans la tête de la cervelle, et non de la paille ! »
Le Bûcheron se mit à l’œuvre sur-le-champ, et sa hache aiguisée tailla dans le tronc à toute volée. Puis le Lion s’arc-bouta avec ses grosses pattes de devant contre l’arbre, et poussa de toute ses forces : alors, lentement, le grand arbre bascula et s’abattit avec fracas en travers du fossé. Ils commençaient seulement à franchir ce pont improvisé, lorsqu’un grognement hargneux leur fit lever les yeux. Comble d’horreur, accourant vers eux, ils aperçurent deux énormes bêtes aux corps d’ours et aux têtes de tigres.
« Les Kalidahs ! rugit le Lion Poltron, en se mettant à trembler.
— Vite ! cria l’Épouvantail, traversons ! »
Dorothée passa donc la première, en tenant Toto dans ses bras ; puis ce fut au tour du Bûcheron, suivi bientôt de l’Épouvantail. Le Lion, malgré sa frayeur certaine, se retourna face aux Kalidahs : il poussa un rugissement si terrible, que Dorothée se mit à crier, et que l’Épouvantail en tomba à la renverse. Même les monstres féroces s’arrêtèrent, pétrifiés. Mais ils étaient plus gros que le Lion ; en outre ils étaient deux, alors qu’il était tout seul. Rassurés, les Kalidahs se lancèrent à sa poursuite. Le Lion franchit le tronc, et se retourna pour voir ce qu’ils allaient faire. Sans perdre une seconde, les bêtes féroces entamaient déjà la traversée.
Le Lion dit alors à Dorothée :
« Nous sommes perdus, ils vont sûrement nous mettre en pièces de leurs griffes acérées. Mais restez juste derrière moi, je vais lutter avec eux jusqu’à mon dernier souffle.
— J’ai une idée, cria l’Épouvantail. J’ai bien réfléchi : voilà ce qu’il faut faire ! »
Il demanda au Bûcheron de trancher l’extrémité de l’arbre qui reposait de ce côté du fossé. L’Homme-en-fer-blanc passa aussitôt à l’action, et au moment où les deux Kalidahs allaient achever leur traversée, l’arbre croula au fond du gouffre dans un grand craquement, emportant avec lui ces monstres hideux qui s’écrasèrent sur les rochers.
« Eh bien, dit le Lion Poltron en poussant un long soupir de soulagement, notre dernière heure n’est pas encore arrivée et j’en suis bien content, ce doit être bien gênant d’être mort. Ces créatures m’ont fait terriblement peur : mon cœur en palpite encore.
— Ah, dit tristement le Bûcheron-en-fer-blanc, comme j’aimerais avoir un cœur qui palpite ! »
Après cette aventure, nos voyageurs avaient plus que jamais envie de sortir de la forêt, et ils marchaient trop vite pour Dorothée qui, fatiguée, dut monter sur le dos du Lion. À leur grande joie, les arbres se faisaient plus rares et, au cours de l’après-midi, ils débouchèrent sur une large rivière aux eaux rapides. De l’autre côté de l’eau, ils apercevaient la route pavée de briques jaunes serpentant à travers un pays de belles prairies, parsemées de fleurs éclatantes : des deux côtés, la route était bordée d’arbres chargés de fruits délicieux. Ce spectacle les enchanta.
« Comment allons-nous franchir cette rivière ? demanda Dorothée.
— Ce n’est pas difficile, répliqua l’Épouvantail. Le Bûcheron n’a qu’à nous construire un radeau, nous pourrons ainsi flotter jusqu’à l’autre rive. »
Le Bûcheron prit donc sa hache, et se mit à abattre de petits arbres pour fabriquer un radeau ; pendant qu’il était occupé à cette tâche, l’Épouvantail découvrit sur le bord de la rivière un arbre couvert de beaux fruits. Ce fut une aubaine pour Dorothée qui, de toute la journée, n’avait mangé que des noisettes, et put se régaler de fruits mûrs. Mais cela prend du temps de faire un radeau, même quand on est un Bûcheron laborieux et infatigable : quand la nuit vint, l’ouvrage n’était pas terminé. Ils cherchèrent donc un endroit douillet sous les arbres, pour y dormir jusqu’au matin. Dorothée vit en rêve la Cité d’Émeraude et Oz le bon Magicien, qui la renverrait bientôt chez elle…
Notre petit groupe de voyageurs se réveilla le lendemain matin, ragaillardi et plein d’espoir ; et grâce aux pêches et aux prunes qu’offraient les arbres au bord de la rivière, Dorothée déjeuna comme une princesse. Ils avaient laissé derrière eux la sombre forêt, qu’ils avaient réussi à traverser sans encombre, même si, souvent, ils avaient connu le découragement. S’étendait maintenant, devant eux, un pays charmant et inondé de soleil, qui semblait les inviter à se rendre à la Cité d’Émeraude.
Mais pour l’instant, une large rivière les séparait de ce beau pays. Le radeau était presque achevé ; le Bûcheron coupa encore quelques rondins, les fixa à l’aide de chevilles en bois, et ils purent repartir. Dorothée s’assit au milieu du radeau, tenant Toto dans ses bras. Le Lion Poltron, en montant sur le radeau, le fit basculer dangereusement, car il était gros et lourd ; mais l’Épouvantail et le Bûcheron-en-fer-blanc s’installèrent à l’autre bout pour faire contrepoids et, au moyen de longues perches, ils firent avancer le radeau.
Tout alla très bien au début. Mais, au beau milieu de la rivière, le courant rapide les entraîna vers l’aval, les éloignant de plus en plus de la route pavée de briques jaunes ; et les longues perches, à cet endroit, n’atteignaient plus le fond de la rivière.
« C’est ennuyeux, dit le Bûcheron-en-fer-blanc, car si nous ne pouvons pas toucher la rive, nous serons entraînés jusqu’au pays de la Méchante Sorcière de l’Ouest, qui nous ensorcellera pour faire de nous ses esclaves.
— Et moi, je n’aurai jamais d’esprit… dit l’Épouvantail.
— Et moi, je n’aurai jamais de courage, dit le Lion Poltron.
— Et moi, je n’aurai jamais de cœur, dit le Bûcheron-en-fer-blanc.
— Et moi, je ne retournerai jamais au Kansas… fit Dorothée.
— Nous devons tout faire pour aller à la Cité d’Émeraude ! poursuivit l’Épouvantail.
Il appuya si fort sur sa longue perche qu’elle resta enfoncée dans la vase, mais avant qu’il ait pu la retirer ou lâcher prise, le radeau fut emporté et le pauvre Épouvantail resta accroché à la perche, au beau milieu de la rivière.
— Adieu ! leur cria-t-il.
Ils eurent beaucoup de peine de l’abandonner. Le Bûcheron-en-fer-blanc se mit à pleurer, puis se souvenant à temps qu’il risquait de rouiller, il sécha ses larmes sur le tablier de Dorothée.
Il faut dire que l’Épouvantail était dans une fâcheuse posture !
— Je suis encore plus à plaindre que lors de ma rencontre avec Dorothée, se disait-il. J’étais alors perché dans un champ de blé où, du moins, je pouvais faire semblant d’effrayer les corbeaux. Mais à quoi sert un Épouvantail perché au milieu d’une rivière ? Je n’aurai jamais d’intelligence, en fin de compte.
Le radeau continuait sa descente et le pauvre Épouvantail était déjà loin derrière eux, quand le Lion dit :
— Il faut absolument faire quelque chose pour nous en sortir. Je crois que je suis capable de nager jusqu’à la rive, en tirant le radeau après moi. Vous n’aurez qu’à vous accrocher au bout de ma queue. »
Il sauta donc dans l’eau, et le Bûcheron-en-fer-blanc empoigna sa queue. Puis, le Lion se mit à nager de toute sa force vers la berge. En dépit de sa forte taille, il devait fournir un gros effort. Mais, peu à peu, il réussit à les arracher au courant et Dorothée prit la longue perche du Bûcheron et aida à pousser le radeau vers la terre. Épuisés, ils atteignirent enfin la rive, et débarquèrent sur le beau gazon verdoyant. Mais ils constatèrent que le courant les avait charriés loin de la route de briques jaunes qui menait à la Cité d’Émeraude.
« Qu’allons-nous faire, maintenant ? demanda le Bûcheron-en-fer-blanc.
Pendant ce temps, le Lion étendu dans l’herbe, se séchait au soleil.
— Il nous faut retrouver la route coûte que coûte, dit Dorothée.
— Le meilleur moyen est de longer la rivière » fit remarquer le Lion.
Après un moment de repos, Dorothée reprit donc son panier et ils remontèrent le long de la rive herbeuse, pour rejoindre la route dont le courant les avait détournés. Quel charmant pays, plein de fleurs, d’arbres fruitiers et de soleil radieux ! Sans la peine qu’ils éprouvaient pour le pauvre Épouvantail, leur bonheur eût été parfait. Ils se hâtaient. Dorothée s’arrêta une fois seulement pour cueillir une belle fleur. Au bout d’un moment, le Bûcheron-en-fer-blanc s’écria :
« Regardez !
Tous regardèrent la rivière et aperçurent l’Épouvantail, juché sur sa perche au milieu de l’eau, l’air triste et abandonné.
— Que peut-on faire pour le sauver ? demanda Dorothée.
Le Lion et le Bûcheron secouèrent tous les deux la tête : ils ne trouvaient rien. Ils s’assirent au bord de l’eau et contemplaient pensivement l’Épouvantail, lorsque vint à passer une cigogne qui, en les apercevant, descendit se poser près d’eux.
— Qui êtes-vous et où allez-vous ? demanda-t-elle.
— Je m’appelle Dorothée, répondit la fillette, et voici mes amis : le Bûcheron-en-fer-blanc et le Lion Poltron. Nous nous rendons à la Cité d’Émeraude.
— Ce n’est pas la bonne route, dit la Cigogne en tordant son long cou pour les examiner l’un après l’autre.
— Je le sais bien, répliqua Dorothée, mais nous avons perdu l’Épouvantail et nous nous demandons comment le récupérer.
— Où est-il ? demanda la Cigogne.
— Là-bas, dans la rivière, répondit la fillette.
— S’il n’était pas aussi gros et aussi lourd, je vous le ramènerais volontiers, fit remarquer la Cigogne.
— Il est léger comme une plume ! dit Dorothée avec empressement, car il est empaillé. Si vous pouviez nous le rapporter, nous vous en serions très reconnaissants.
— Je vais toujours essayer, dit la Cigogne, mais si je le trouve trop lourd, je serai obligée de le lâcher dans la rivière. »
Le grand oiseau s’envola, et arriva à l’endroit où l’Épouvantail était toujours accroché à sa perche. Puis, de ses grandes serres, la Cigogne le saisit par le bras, l’emporta dans les airs, et le déposa sur la rive où Dorothée, le Lion et le Bûcheron-en-fer-blanc étaient assis. Quand l’Épouvantail se retrouva au milieu de ses amis, de bonheur, il les serra tous dans ses bras, même le Lion et Toto. Et tandis qu’ils se remettaient à cheminer, notre rescapé tout joyeux chantait « Traderidera ! », à chaque pas.
« J’ai bien cru que j’allais rester là-dedans pour toujours, dit-il, mais la brave Cigogne m’a sauvé, et si jamais j’obtiens de l’intelligence, je la retrouverai pour lui témoigner ma reconnaissance !
— Ne vous tracassez pas, dit la Cigogne qui voletai à côté d’eux, cela me fait plaisir d’aider les gens dans l’embarras. Mais maintenant je dois vous quitter, car mes petits m’attendent au nid. Je vous souhaite de trouver la Cité d’Émeraude et j’espère qu’Oz vous aidera.
— Merci ! » répliqua Dorothée.
Là-dessus, la brave Cigogne s’envola et disparut rapidement.
Chemin faisant, ils écoutaient le chant des oiseaux aux plumages rutilants et regardaient les fleurs magnifiques qui formaient un épais tapis. On voyait de gros bourgeons jaunes, blancs, bleus et pourpres, à côté de grosses touffes de coquelicots écarlates, dont les couleurs éclatantes éblouissaient les yeux de Dorothée.
« Que c’est beau ! s’exclama la fillette en humant le parfum enivrant des fleurs.
— Vous avez sans doute raison, ajouta l’Épouvantail. Quand je serai intelligent, je les apprécierai probablement davantage.
— Si seulement j’avais un cœur, je les adorerais, précisa le Bûcheron-en-fer-blanc.
— Moi, j’ai toujours beaucoup aimé les fleurs, dit le Lion. Elles ont l’air si innocentes et si fragiles. Je n’en ai pas vu d’aussi belles dans la forêt. »
À mesure qu’ils avançaient, les coquelicots devenaient de plus en plus nombreux, et les autres fleurs se faisaient rares ; bientôt, ce ne fut plus qu’une prairie de coquelicots. Or, c’est bien connu, lorsque ces fleurs sont nombreuses, elles dégagent une senteur si puissante, qu’il suffit de la respirer pour s’endormir, et si l’on n’éloigne pas le dormeur, il ne se réveillera jamais. Mais Dorothée ignorait cela, et d’ailleurs comment aurait-elle pu les éviter : les coquelicots l’entouraient à perte de vue. Bientôt, ses paupières s’alourdirent, et elle eut envie de s’asseoir et de dormir. Mais le Bûcheron-en-fer-blanc ne la laissa pas faire.
« Nous devons nous dépêcher de rejoindre la route de briques jaunes avant la nuit » dit-il.
L’Épouvantail était du même avis. Ils continuèrent donc à cheminer, jusqu’à ce que Dorothée n’en puisse plus. Ses yeux se fermaient malgré elle, elle ne savait plus où elle était et finit par s’endormir au milieu des coquelicots.
« Qu’allons-nous faire? demanda le Bûcheron-en-fer-blanc.
— Si nous la laissons là, elle va mourir, dit le Lion. L’odeur de ces fleurs est en train de nous tuer tous. J’arrive à peine moi-même à maintenir mes yeux ouverts, et le chien est déjà endormi.
En effet, Toto était tombé à côté de sa petite maîtresse. Mais l’odeur des fleurs ne gênait ni l’Épouvantail, ni le Bûcheron-en-fer-blanc, puisqu’ils n’étaient pas faits de chair.
— Courez vite ! dit l’Épouvantail au Lion, et éloignez-vous dès maintenant de ces fleurs dangereuses. Nous nous chargerons de la petite fille, mais si vous devez vous endormir, on ne pourra pas vous porter : vous êtes trop gros.
Le Lion se releva donc, et bondit aussi vite qu’il put. Il disparut en un instant.
— Faisons une chaise de nos mains pour la porter, dit l’Épouvantail.
Ils ramassèrent Toto, et le mirent sur les genoux de Dorothée ; ils firent ensuite la chaise, leurs mains servant de siège et leurs bras d’accoudoirs, et c’est ainsi qu’ils traversèrent le champ, portant la fillette endormie.
Ils cheminèrent longtemps, longtemps, le grand tapis de ces fleurs maléfiques semblait ne devoir jamais finir. Ils suivirent la rivière, et tombèrent enfin sur leur ami le Lion, dormant d’un profond sommeil au milieu des coquelicots. L’odeur puissante des fleurs avait terrassé l’énorme bête, qui s’était affalée presque à la lisière du champ, là où le gazon déroulait à nouveau ses prairies verdoyantes.
— Nous ne pouvons rien pour lui, dit tristement le Bûcheron-en-fer-blanc, car il est trop lourd à soulever. Nous devons le laisser ici, endormi à jamais, et peut-être rêvera-t-il qu’il a enfin trouvé du courage.
— Je suis navré, dit l’Épouvantail. Tout poltron qu’il était, le Lion était un excellent camarade. Mais poursuivons notre chemin. »
Ils portèrent la fillette endormie jusqu’à un endroit charmant au bord de la rivière, assez éloigné du champ de pavots : elle ne risquait plus de respirer le poison des fleurs. Ils la déposèrent doucement sur le gazon, attendant que la fraîcheur de la brise la réveille.
« Nous ne devons plus être très loin de la route, à présent, fit remarquer l’Épouvantail, debout près de la fillette. Nous avons presque rejoint l’endroit où le courant de la rivière nous a emportés. »
Le Bûcheron en fer blanc allait répondre, lorsqu’il entendit un sourd grognement. Grâce à ses gonds bien huilés, il tourna la tête sans effort et vit venir une étrange bête qui bondissait dans les herbes. C’était un grand chat sauvage, tout jaune. Il paraissait à l’affût, les oreilles collées près de la tête, la gueule grande ouverte, découvrant deux rangées d’horribles dents, les yeux rougeoyant comme des globes de feu.
Alors qu’il approchait, le Bûcheron aperçut, fuyant devant lui, une souris grise des champs. Il avait beau être sans cœur, il trouva que c’était très cruel, de la part du chat sauvage, de s’acharner après une si jolie créature sans défense. Il leva donc sa hache, et au moment où le chat passait en courant, lui asséna un coup qui lui trancha la tête : la bête, coupée en deux, vint rouler à ses pieds. Délivrée de son poursuivant, la souris des champs s’arrêta, puis trottina doucement vers le Bûcheron et lui dit d’une voix flûtée :
« Oh, merci ! Mille fois merci ! Vous m’avez sauvé la vie !
— Je vous en prie, n’en parlons plus, répondit le Bûcheron. Je n’ai pas de cœur, voyez-vous, c’est pourquoi je m’efforce d’aider tous ceux qui ont besoin d’un ami, même s’il ne s’agit que d’une souris.
— Que d’une souris ! s’indigna le petit animal. Savez-vous bien à qui vous parlez ? Je suis une Reine, la Reine des souris des champs.
— Toutes mes excuses, fit le Bûcheron en s’inclinant très respectueusement devant elle.
— En me sauvant la vie, vous avez accompli un haut fait, et qui plus est, un acte de courage, ajouta la Reine. On vit alors accourir, de toute la vitesse de leurs pattes, des nuées de souris qui entourèrent leur Reine en s’exclamant :
— Oh, Majesté ! Comme nous avons craint pour votre vie ! Comment avez-vous réussi à échapper au grand chat sauvage ?
Et elles s’inclinaient si bas devant la petite reine, qu’on eût dit qu’elles se tenaient sur la tête.
— C’est ce drôle de bonhomme en fer-blanc qui m’a sauvé la vie, en tuant le chat sauvage, répondit la Reine. Désormais, vous devrez le servir et obéir au moindre de ses désirs.
— Nous le jurons, répondirent en chœur les souris, de leurs voix flûtées.
Mais Toto venait tout juste de se réveiller. Se voyant entouré de souris, il jappa de plaisir et se jeta dans les rangs des mulots qui décampèrent de tous côtés. Toto avait toujours aimé faire la chasse aux souris, quand il vivait au Kansas, et n’y voyait pas de malice. Mais le Bûcheron le saisit dans ses bras, tout en rappelant les fuyardes :
— Revenez ! Revenez ! Toto ne vous fera aucun mal.
Pointant le bout de son museau derrière une touffe d’herbe, la Reine des souris demanda timidement :
— Vous êtes sûr qu’il ne va pas nous mordre ?
— Je l’en empêcherai, la rassura le Bûcheron. N’ayez pas peur.
L’une après l’autre, les souris sortirent de leur cachette. Toto se retint d’aboyer, mais tenta vainement d’échapper à l’étreinte du Bûcheron : il l’aurait bien mordu, s’il n’avait été en fer-blanc. Enfin, une grosse souris prit la parole :
— Que pourrions-nous faire, pour vous remercier d’avoir sauvé notre Reine ?
— Je ne vois pas, répondit le Bûcheron.
Mais l’Épouvantail, qui se creusait la tête - bien vainement, puisqu’elle était bourrée de paille -, intervint :
— Mais si, bien sûr ! Vous pouvez sauver notre ami le Lion Poltron, qui s’est endormi dans la prairie de pavots.
— Un lion ! s’écria la petite Reine. Mais il ne fera de nous qu’une bouchée !
— Pas du tout ! dit l’Épouvantail. Ce Lion n’a aucun courage.
— Vraiment ? demanda la souris.
— C’est du moins ce qu’il prétend. De toute façon, il ne ferait aucun mal à un de nos amis. Si vous nous aidez à le tirer d’affaire, il vous traitera avec la plus grande bienveillance, parole d’honneur.
— Soit, dit la Reine, nous vous faisons confiance. Mais comment va-t-on s’y prendre ?
— Ces souris, qui vous appellent leur Reine et sont prêtes à vous obéir, sont-elles nombreuses ?
— Oh, des milliers ! répondit-elle.
— Alors rassemblez-les ici le plus vite possible, et que chacune se munisse d’un long bout de ficelle.
Se tournant vers son escorte de souris, la Reine leur enjoignit d’aller quérir tout son monde. Elles obéirent promptement et détalèrent dans toutes les directions.
— Quant à vous, dit l’Épouvantail au Bûcheron, allez donc couper quelques arbres au bord de la rivière, et fabriquez-nous un chariot pour transporter le Lion. »
Le Bûcheron se mit aussitôt à l’ouvrage ; en un rien de temps, il fit un chariot avec les plus fortes branches, dont il ôta les feuilles et les rameaux. Il l’assembla au moyen de chevilles de bois, et tailla quatre roues dans une souche. Il travaillait si vite et si bien que le chariot fut prêt avant que les premières souris reparaissent. Par milliers, elles affluaient de tous côtés : des grosses, des petites, des moyennes, chacune tenant entre ses dents un morceau de ficelle. C’est alors que Dorothée, sortant de son long sommeil, rouvrit les yeux. Quelle ne fut pas sa surprise de se retrouver couchée dans l’herbe, parmi des nuées de souris grises qui la regardaient timidement. L’Épouvantail lui expliqua tout en détail, puis se tournant vers la souris qui se campait fièrement près d’eux :
« Permettez-moi de vous présenter Sa Majesté la Reine » dit-il. Dorothée salua gravement de la tête, et la Reine fit une révérence. L’instant d’après, elles étaient amies.
L’Épouvantail et le Bûcheron avaient commencé à atteler les souris au chariot, au moyen des ficelles qu’elles avaient apportées. Ils en nouaient un bout au cou de chaque souris, et l’autre au chariot. Naturellement, le chariot était mille fois plus lourd que les souris qui devaient le haler ; mais lorsque toutes furent attelées, elles parvinrent à le déplacer sans trop de difficulté. Même, l’Épouvantail et le Bûcheron s’assirent dessus et furent ainsi conduits par cet étrange et menu équipage jusqu’au Lion endormi.
Hisser la lourde bête sur le chariot ne se fit pas sans mal. Puis la Reine pressa ses sujets de repartir, craignant de les voir s’endormir s’ils restaient trop longtemps dans la prairie des pavots. Malgré leur nombre, les petites créatures eurent d’abord bien de la peine à ébranler le chariot et son lourd fardeau. Le Bûcheron et l’Épouvantail vinrent pousser par-derrière, et l’attelage se mit à rouler.
Bientôt, le Lion se retrouva dans les prés verts, et put respirer à nouveau l’air frais, au lieu de l’haleine empoisonnée des pavots. Dorothée vint à leur rencontre et remercia de tout son cœur les souris d’avoir arraché son compagnon à la mort. Elle s’était prise d’une tendre affection pour le gros animal, et se réjouissait de le revoir sain et sauf. On détela les souris qui regagnèrent en un clin d’œil leurs pénates. La Reine fut la dernière à prendre congé.
« Si jamais vous avez encore besoin de nos services, dit-elle, allez dans le champ et appelez ; nous accourrons à votre appel. Adieu !
— Adieu ! » répondirent-ils en chœur.
Et la Reine disparut dans les herbes, tandis que Dorothée serrait le turbulent Toto contre elle, craignant qu’il ne lui coure après et ne l’effraie. Ils s’assirent aux côtés du Lion pour guetter son réveil ; et l’Épouvantail alla cueillir quelques fruits aux arbres d’alentour, pour le souper de Dorothée.
Le Lion Poltron ne se réveilla pas tout de suite : resté parmi les pavots, il en avait longtemps respiré l’odeur maléfique. Quand, enfin, il ouvrit les yeux et roula du chariot, il fut tout content d’être encore en vie.
« J’ai couru le plus vite possible, dit-il, en s’asseyant et en bâillant, mais les fleurs m’ont terrassé. Comment m’avez-vous sorti de là ?
Ils lui parlèrent alors des souris des champs, et de la façon dont elles l’avaient généreusement arraché à la mort. Le Lion Poltron déclara en riant :
— J’ai toujours cru que j’étais fort et redoutable ; et pourtant d’aussi petites choses que les fleurs ont failli me tuer, et j’ai eu la vie sauve grâce à d’aussi petits êtres que les souris. Comme tout cela est étrange ! Et maintenant, mes amis, qu’allons-nous faire ?
— Nous devons poursuivre notre voyage et retrouver la route de briques jaunes, dit Dorothée, pour atteindre la Cité d’Émeraude. »
Ainsi, le Lion une fois reposé et rétabli, ils reprirent tous leur marche, heureux de fouler l’herbe tendre et fraîche, et ils rejoignirent bientôt la route de briques jaunes et repartirent en direction de la Cité d’Émeraude, où demeurait Oz le Grand. La route était bien pavée et unie à présent, et le pays alentour était beau. Nos voyageurs se réjouissaient de laisser loin derrière la forêt et, avec elle, les nombreux dangers qu’ils avaient affrontés au milieu de ses sinistres ténèbres. Ils voyaient à nouveau des barrières dressées au bord de la route ; mais, cette fois, elles étaient peintes en vert, et quand ils arrivèrent à une petite maison, habitée sans doute par un fermier, celle-ci était peinte de la même couleur. Ils passèrent devant plusieurs maisons vertes, au cours de l’après-midi, et les gens se mettaient parfois sur le seuil pour les regarder : on eût dit qu’ils voulaient poser des questions ; mais personne n’osait s’approcher à cause du grand Lion, dont ils avaient très peur. Tous portaient des habits d’un très beau vert émeraude, et étaient coiffés de chapeaux pointus comme ceux des Muntchkinz.
« Ce doit être le pays d’Oz, dit Dorothée, et nous ne sommes sûrement pas loin de la Cité d’Émeraude.
— Certes, répondit l’Épouvantail. Ici, tout est vert, tandis qu’au pays des Muntchkinz c’était le bleu, la couleur préférée. Mais les gens n’ont pas l’air aussi amical que les Muntchkinz, et j’ai bien peur que nous ne trouvions pas d’endroit pour passer la nuit.
— J’aimerais manger autre chose que des fruits, dit la fillette et je suis sûre que Toto meurt de faim, ou presque. Arrêtons-nous à la prochaine maison pour parler aux gens.
Quand ils furent arrivés devant une ferme assez grande, Dorothée se dirigea hardiment vers l’entrée et frappa. Une femme entrebâilla la porte et dit :
— Que voulez-vous, mon enfant, et pourquoi vous promenez-vous avec ce gros Lion terrible ?
— Nous aimerions passer la nuit chez vous, si vous nous le permettez, répondit Dorothée ; quant au Lion, c’est mon ami et pour rien au monde, il ne vous ferait du mal.
— Il est apprivoisé ? demanda la femme, en ouvrant la porte un peu plus.
— Oh oui, dit la fillette, et c’est aussi un grand poltron : il aura plus peur de vous que vous de lui.
— Eh bien, dit la femme après avoir réfléchi et jeté encore un regard furtif au Lion, dans ce cas vous pouvez entrer ; je vais vous donner de quoi souper et un endroit où dormir.
Tous entrèrent dans la maison, où se trouvaient deux enfants et un homme. L’homme s’était blessé à la jambe et était allongé sur le lit, dans un coin. Ils eurent l’air plutôt surpris de voir une compagnie aussi bizarre, et pendant que la femme mettait la table, l’homme demanda :
— Où allez-vous tous comme cela ?
— À la Cité d’Émeraude, répondit Dorothée, voir Oz le Grand.
— Oh vraiment ? s’exclama l’homme. Êtes-vous sûr qu’Oz vous recevra ?
— Pourquoi pas ? répliqua-t-elle.
— On dit qu’il n’admet personne en sa présence. Je suis souvent allé à la Cité d’Émeraude, c’est un endroit d’une merveilleuse beauté ; mais je n’ai jamais été autorisé à voir Oz le Grand, et à ma connaissance, aucun être vivant n’a réussi à le voir.
— Il ne sort donc jamais ? demanda l’Épouvantail.
— Jamais. Jour après jour, il siège dans la grande Salle du Trône de son palais, et même ceux qui le servent ne se sont jamais trouvés face à face avec lui.
— À quoi ressemble-t-il ? demanda la fillette.
— C’est difficile à dire, répondit l’homme pensif. Vous comprenez, Oz est un grand magicien et peut revêtir la forme qui lui plaît. Ainsi, pour certains, il ressemble à un oiseau, pour d’autres à un éléphant, pour d’autres encore à un chat. Pour certains, il a les traits d’une belle fée ou d’un lutin, ou revêt toute autre forme selon son gré. Mais qui est le vrai Oz, quand montre-t-il son vrai visage, on ne saurait le dire.
— Comme c’est bizarre, dit Dorothée, mais nous devons essayer d’une façon ou d’une autre de le rencontrer, sinon nous aurons entrepris notre voyage pour rien.
— Pourquoi désirez-vous voir Oz le Terrible ?
— Je veux qu’il me donne de l’intelligence, dit l’Épouvantail, fébrile.
— Oz pourra arranger cela assez facilement, déclara l’homme. Il en a plus qu’il ne lui en faut.
— Et moi, je veux qu’il me donne un cœur, dit le Bûcheron en fer blanc.
— Cela ne saurait l’embarrasser, poursuivit l’homme, car Oz possède une grande collection de cœurs, de toutes les tailles et de toutes les formes.
— Et moi je veux qu’il me donne du courage, dit le Lion Poltron.
— Oz conserve un grand bocal de courage dans sa Salle du Trône ; il l’a même recouvert d’une soucoupe d’or, pour l’empêcher de s’échapper. Il sera ravi de vous en donner.
— Et moi, je veux qu’il me renvoie au Kansas, dit Dorothée.
— Où se trouve le Kansas ? demanda l’homme, surpris.
— Je ne sais pas, répondit tristement Dorothée, mais c’est mon pays et je suis sûre que c’est quelque part.
— Vraisemblablement. Vous savez, Oz peut tout ; il vous trouvera donc le Kansas, je suppose. Mais vous devez d’abord réussir à le voir, et ce sera difficile. Car le grand magicien n’aime voir personne, et généralement, c’est lui qui décide. Et toi, qu’est-ce que tu veux ? poursuivit-il en s’adressant à Toto.
Toto, lui, se contentait de remuer la queue ; car, chose étrange, il ne savait pas parler. La femme leur annonça que le souper était prêt, ils s’assirent donc autour de la table et Dorothée mangea un peu d’une délicieuse bouillie, des œufs brouillés, une assiettée de beau pain blanc, et trouva son repas bien bon. Le Lion goûta à la bouillie, mais il n’apprécia guère, prétendant qu’elle était à base d’avoine, et que l’avoine, c’était bon pour les chevaux, et non pour les lions. Quant à l’Épouvantail et au Bûcheron en fer blanc, ils n’avalèrent pas une bouchée. Toto, lui, goûta un peu de tout et trouva bon de souper à nouveau comme il faut.
La femme prépara ensuite un lit pour Dorothée, et Toto s’allongea à côté d’elle, tandis que le Lion monta la garde à la porte de sa chambre. L’Épouvantail et le Bûcheron en fer blanc restèrent debout dans un coin, et se tinrent tranquilles toute la nuit, mais sans dormir, naturellement.
Le lendemain matin, dès le lever du soleil, ils reprirent la route et aperçurent bientôt dans le ciel, juste devant eux, une magnifique lumière verte.
« Ce doit être la Cité d’Émeraude » dit Dorothée.
Plus ils approchaient, plus la lumière devenait éclatante, et ils se croyaient déjà au but. Pourtant, ce n’est que dans l’après-midi qu’ils parvinrent au rempart qui entourait la Cité. C’était un mur épais assez élevé et d’un vert éclatant. La route pavée de briques jaunes se terminait juste à la grand-porte tout incrustée d’émeraudes qui, au soleil, jetaient de tels feux que même les yeux peints de l’Épouvantail en furent éblouis. À côté de la porte, il y avait une sonnette ; Dorothée appuya sur le bouton et put entendre un tintement argentin. Alors l’énorme porte pivota lentement sur elle-même, ils la franchirent tous et se retrouvèrent sous une grande voûte, dont les murs scintillaient de leurs innombrables émeraudes. En face d’eux, se trouvait un petit homme de la même taille que les Muntchkinz. Il était tout de vert vêtu, de la tête aux pieds, et même sa peau avait quelque chose de verdâtre. À côté de lui, il y avait une grosse boîte. En apercevant Dorothée et ses compagnons, l’homme demanda :
« Pourquoi êtes-vous venus à la Cité d’Émeraude ?
— Pour rencontrer Oz le Grand, dit Dorothée.
L’homme fut tellement surpris par la réponse, qu’il dut s’asseoir pour réfléchir.
— Voilà des années que personne n’a demandé à voir Oz, dit-il en secouant la tête d’un air perplexe. Il est puissant et terrible, et si l’objet de votre visite, futile ou ridicule, et risque de troubler les méditations du Grand Magicien, il peut tous vous anéantir en un instant.
— Mais l’objet de notre visite n’est ni ridicule ni futile, répliqua l’Épouvantail. Il est important ; et nous avons entendu dire qu’Oz est un bon magicien.
— Certainement, répondit l’homme en vert, et il gouverne la Cité d’Émeraude avec sagesse. Mais il se montre impitoyable envers ceux qui sont mal intentionnés ou trop curieux, et bien peu ont osé demander de le voir en face. Je suis le Gardien des Portes, et puisque vous voulez à tout prix rencontrer Oz le Grand, mon devoir est de vous mener jusqu’à son palais. Mais auparavant, il vous faudra mettre des lunettes.
— Pourquoi cela ? demanda Dorothée.
— Parce que, si vous n’en portiez pas, vous seriez éblouis par l’éclat et la splendeur de la Cité d’Émeraude. Même ceux qui vivent dans la Cité doivent en porter jour et nuit. Elles comportent toutes une clef ; Oz en a décidé ainsi lorsque la Cité fut construite, et c’est moi seul qui peux les ouvrir. »
Il ouvrit la grosse boîte, et Dorothée vit qu’elle était remplie de lunettes de toutes les tailles et de toutes les formes. Leurs verres étaient tous de couleur verte. Le Gardien des Portes en trouva une paire exactement à la taille de Dorothée, et il les lui mit. Elles étaient maintenues derrière sa tête par deux cordons d’or, attachés ensemble au moyen d’une petite clé, que le Gardien portait en sautoir. Une fois mises, Dorothée n’aurait pas pu les ôter, même si elle l’avait voulu ; mais comme elle n’avait aucune envie d’être aveuglée par l’éclat de la Cité d’Émeraude, elle se tut.
Puis l’homme en vert trouva des lunettes à la taille de l’Épouvantail, du Bûcheron et du Lion ; il en eut même une paire pour Toto, et il leur donna à toutes un bon tour de clé. Le Gardien des Portes mit ensuite ses propres lunettes, et leur indiqua qu’il était prêt à leur montrer le chemin du palais. Il décrocha du mur une grosse clé en or pour ouvrir une autre porte, et après avoir franchi ensemble le portail, ils le suivirent dans les rues de la Cité d’Émeraude.
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