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Le magicien d’Oz (Ch. 11 à 24)







Malgré leurs lunettes vertes, Dorothée et ses amis, au début, furent éblouis par l’éclat de la merveilleuse Cité. Les rues étaient bordées de maisons splendides, toutes de marbre vert et incrustées d’émeraudes étincelantes. Ils marchaient sur une chaussée du même marbre, et la jointure des dalles était sertie de rangs serrés d’émeraudes qui resplendissaient au soleil. Les carreaux aux fenêtres étaient verts, le ciel au-dessus de la Cité avait une teinte verte, et le soleil lui-même lançait des rayons verts. Beaucoup de gens déambulaient dans les rues, hommes, femmes et enfants ; tous étaient vêtus de vert, et avaient le teint verdâtre. Étonnés, ils dévisageaient Dorothée et son étrange escorte, les enfants couraient se cacher derrière leurs mères à la vue du Lion ; mais personne ne leur adressait la parole. Il y avait de nombreuses boutiques et Dorothée remarqua que tout y était vert à l’intérieur. Tout ce qu’on y vendait était vert : le sucre candi et le pop-corn, les souliers, les chapeaux et les habits. Dans une boutique, un homme vendait de la limonade verte et Dorothée vit que les enfants payaient avec des pièces vertes. Il semblait n’y avoir ni chevaux, ni animaux d’aucune espèce ; les hommes transportaient diverses choses dans de petites charrettes vertes, qu’ils poussaient devant eux. Tout le monde avait un air heureux et satisfait, et chacun respirait la prospérité.

Le Gardien les conduisit par les rues jusqu’au centre de la Cité, où se dressait un grand bâtiment : le palais d’Oz, le Grand Magicien. Un soldat était de faction devant la porte, en uniforme vert, et arborant une longue barbe verte.

« Voici des étrangers, lui dit le Gardien des Portes ; ils insistent pour rencontrer Oz le Grand.

— Entrez, répondit le soldat, je vais lui porter votre message.

Ils franchirent donc les portes du palais, et furent introduits dans une grande pièce recouverte d’un tapis vert, et dont les meubles verts étaient ornés d’émeraudes. Le soldat les pria d’essuyer leurs pieds sur un paillasson vert avant d’entrer dans cette pièce, et quand ils furent assis, il dit poliment :

— Mettez-vous à votre aise, pendant que je vais à la porte de la Salle du Trône, pour informer Oz de votre présence.

Le soldat resta longtemps absent. Quand enfin il revint, Dorothée demanda :

— Avez-vous vu Oz ?

— Oh non ! fit le soldat. En fait, je ne l’ai jamais vu. Mais je lui ai adressé la parole, comme il était assis derrière son paravent, et je lui ai remis votre message. Il a déclaré qu’il vous accordera une audience si vous le désirez, mais chacun d’entre vous doit se présenter seul devant lui, et il n’acceptera d’en recevoir qu’un par jour. Par conséquent, puisqu’il vous faut rester au palais plusieurs jours, je vais vous faire conduire à vos chambres, pour que vous puissiez vous y reposer.

— Merci, répondit la jeune fille, c’est très gentil de la part d’Oz. »

Le soldat souffla alors dans un sifflet vert et, aussitôt, une jeune fille vêtue d’une jolie robe de soie verte entra dans la pièce. Elle avait de beaux cheveux verts et des yeux verts. Elle s’inclina devant Dorothée en disant : « Suivez-moi, je vais vous montrer votre chambre. »

La fillette dit donc au revoir à tous ses amis, sauf à Toto, et, prenant le chien dans ses bras, elle suivit la servante de couleur verte à travers sept couloirs et trois étages, jusqu’à ce qu’elles arrivent dans une chambre, située à l’avant du palais. C’était la plus adorable des petites chambres, pourvue d’un lit doux et confortable, avec des draps de soie verte et une courtepointe de velours vert. Au milieu de la pièce, il y avait une minuscule fontaine, dont le jet d’eau parfumé retombait en pluie dans un bassin de marbre vert magnifiquement sculpté. De jolies plantes vertes se trouvaient aux fenêtres, et une étagère contenait une rangée de petits livres verts. Lorsque Dorothée eut le temps d’ouvrir ces livres, elle les trouva remplis d’étranges images vertes qui la firent rire, tant elles étaient drôles.

Dans une armoire se trouvaient de nombreuses robes vertes : en soie, en satin et en velours, qui allaient toutes parfaitement à Dorothée.

« Faites comme chez vous, dit la servante. Et si vous désirez quelque chose, sonnez. Oz viendra vous chercher demain matin. »

Elle laissa Dorothée seule, et retourna vers les autres. Elle les conduisit également à leurs chambres, et chacun d’eux se retrouvant logé dans une partie très agréable du palais. Bien entendu, toutes ces politesses ne firent aucune différence pour l’Épouvantail, qui, lorsqu’il se retrouva seul, se tint stupidement immobile à l’entrée de la porte, pour attendre jusqu’au matin. S’allonger ne l’aurait en rien reposé, et de plus, il ne pouvait pas fermer les yeux. Il passa donc la nuit à contempler une petite araignée, qui tissait sa toile dans un coin de la chambre.

Le Bûcheron en fer blanc s’allongea sur son lit par habitude, car il se souvenait de l’époque où il était fait de chair. Mais, ne pouvant dormir, il passa la nuit à bouger ses articulations de haut en bas pour s’assurer qu’elles fonctionnaient bien.

Le Lion, lui, aurait quant à lui, préféré un lit de feuilles sèches dans la forêt, et n’appréciait guère d’être enfermé dans une chambre. Mais il était trop sensé pour se laisser importuner par ce détail : il bondit donc sur le lit et, en se pelotonnant comme un chat, s’endormit en une seconde dans un dernier ronronnement.

Le lendemain matin, après le petit déjeuner, la servante verte vint chercher la fillette. Elle la vêtit d’une des plus jolies robes vertes, celle qui était en satin broché. Dorothée mit également un tablier de soie verte, et noua un ruban vert autour du cou de Toto. Puis, ils se dirigèrent vers la Salle du Trône d’Oz le Grand.

Ils traversèrent une grande antichambre peuplée d’une foule de dames et de courtisans, tous vêtus de riches costumes. Ces gens n’avaient rien d’autre à faire que de converser. Tous les matins ils venaient attendre, à l’extérieur de la Salle du Trône, dans que jamais on ne leur permette de voir Oz.

Quand Dorothée fit son entrée, ils la regardèrent avec curiosité. L’un d’eux chuchota :

« Avez-vous vraiment l’intention de voir le visage d’Oz le Redoutable ?

— Bien entendu, répondit la fillette, s’il accepte de me recevoir.

— Oh, il l’accepte ! dit le soldat, qui avait transmis son message au magicien. Et pourtant, il n’aime pas qu’on sollicite une entrevue. D’ailleurs, il s’est tout d’abord mis en colère, et m’a dit que je devrais vous renvoyer d’où vous venez. Ensuite, il m’a demandé à quoi vous ressembliez, et quand j’ai fait allusion à vos souliers d’argent, il a manifesté un très vif intérêt. Enfin, je lui ai parlé de cette marque que vous portez sur le front, et il a décidé de vous admettre en sa présence.

Au même moment, on entendit une sonnette, et la servante verte dit à Dorothée :

— Voilà le signal ! Vous devez entrer seule dans la Salle du Trône. »

Elle ouvrit une petite porte. Dorothée la franchit hardiment, et se retrouva dans un endroit merveilleux : la pièce était grande et ronde, avec un plafond élevé en forme de dôme, recouvert, ainsi que les murs et le sol, d’énormes émeraudes serties côte à côte. Une intense clarté, aussi vive que celle du soleil, tombait du centre du dôme sur les émeraudes. Mais les yeux de Dorothée furent éblouis par le grand trône de marbre vert au milieu de la pièce. Il avait la forme d’une chaise, et était parsemé de pierres précieuses, comme tout le reste. Au milieu du siège, trônait une énorme Tête, sans corps, ni bras ni jambes. Il n’y avait pas un cheveu sur cette tête, qui avait cependant des yeux, un nez et une bouche, et la tête du plus grand des géants eût semblé petite à côté.

Comme Dorothée ne détachait pas le regard de ce spectacle, dans un émerveillement mêlé de crainte, les yeux se mirent à tourner lentement et à la fixer avec attention.


Le magicien d’Oz, par W. W. Denslow

Puis la bouche remua et Dorothée entendit une voix prononcer ces mots :

« Je suis Oz, le Grand et le Redoutable. Qui es-tu, et que me veux-tu ?

La voix était moins épouvantable que ce qu’elle aurait pu craindre, de la part de cette énorme Tête une voix plus épouvantable : cela lui rendit courage. Elle répondit :

— Je m’appelle Dorothée, l’Humble et l’Obéissante. Je suis venue vous prier de m’aider.

Les yeux la regardèrent d’un air pensif, pendant une bonne minute. Puis la voix ajouta :

— Où as-tu trouvé les souliers d’argent ?

— Je les tiens de la Méchante Sorcière de l’Est, qui a été tuée quand ma maison lui est tombée dessus, répliqua-t-elle.

— D’où vient la marque imprimée sur ton front ? poursuivit la voix.

— C’est là que la Bonne Sorcière du Nord m’a embrassée, quand elle m’a fait ses adieux en m’envoyant vers vous, dit la fillette.

Les yeux la fixèrent à nouveau, et ils virent bien qu’elle disait la vérité. Puis Oz demanda :

— Que veux-tu de moi ?

— Renvoyez-moi au Kansas, où se trouvent ma tante Em et mon oncle Henry, répondit-elle d’un ton sérieux. Je n’aime pas votre pays, et pourtant il est bien beau. Je suis sûre que tante Em se ronge d’inquiétude à cause de ma longue absence.

Les yeux clignèrent trois fois, puis ils se tournèrent vers le plafond, s’abaissèrent vers le plancher, et roulèrent de si étrange façon qu’ils semblaient balayer toute la pièce. Enfin, ils revinrent se poser sur Dorothée.

— Pourquoi devrais-je te rendre ce service ? demanda Oz.

— Parce que vous êtes fort et que je suis faible, parce que vous êtes un grand magicien et que je suis seulement une petite fille sans défense.

— Mais tu as eu la force de tuer la Méchante Sorcière de l’Est, dit Oz.

— C’est arrivé tout seul, répliqua simplement Dorothée. Je n’ai pas pu l’empêcher.

— Eh bien, dit la Tête, je vais te donner ma réponse. Tu ne peux pas attendre de moi que je te renvoie au Kansas, si tu ne fais rien pour moi en retour. Dans ce pays, rien n’est gratuit pour personne. Si tu désires que j’use de mon pouvoir magique en ta faveur, tu dois commencer par faire quelque chose pour moi. Aide-moi, et je t’aiderai.

— D’accord. Que dois-je faire ? demanda la fillette.

— Tuer la Méchante Sorcière de l’Ouest, répondit Oz.

— Mais j’en suis incapable ! s’exclama Dorothée, au comble de la surprise.

— Tu as bien tué celle de l’Est, et tes souliers d’argent possèdent un pouvoir magique. Il ne reste plus qu’une seule Méchante Sorcière dans tout le pays. Le jour où tu m’apprendras sa mort, je te renverrai au Kansas, mais pas avant.

La fillette se mit à pleurer de déception. Les yeux clignèrent à nouveau, et lui lancèrent un regard inquiet, comme si Oz le Grand pensait que tout dépendait de sa volonté à elle.

— Je n’ai jamais rien tué volontairement ! dit la fillette dans un sanglot. Et même si je le voulais, comment pourrais-je tuer cette Méchante Sorcière ? Si vous ne pouvez pas la tuer vous-même, vous qui êtes Grand et Redoutable, comment cela me serait-il possible, à moi ?

— Je ne sais pas, dit la Tête. Mais telle est ma réponse, et tu ne reverras ton oncle et ta tante qu’une fois que la Méchante Sorcière sera morte. Cette sorcière est perverse, terriblement perverse, ne l’oublie pas, et il faut la tuer. Maintenant va-t’en, et ne demande pas à me revoir avant d’avoir accompli ta tâche. »

Dorothée quitta la Salle du Trône, la mort dans l’âme, et alla rejoindre le Lion, l’Épouvantail et le Bûcheron, impatients d’entendre ce qu’avait bien pu lui dire Oz.

« Tout espoir est perdu pour moi, dit-elle, car Oz refuse de me renvoyer chez moi si je ne tue pas la Méchante Sorcière de l’Ouest, et je ne pourrai jamais accomplir une chose pareille. Ses amis étaient navrés, mais ne pouvaient rien faire pour elle. Elle retourna donc dans sa chambre, s’allongea sur le lit et, à force de réfléchir, finit par s’endormir. Le lendemain matin, le soldat aux favoris verts vint trouver l’Épouvantail et lui dit : « Suivez-moi, Oz m’envoie vous chercher ».


L’Épouvantail le suivit, et fut introduit dans la grande Salle du Trône, où il aperçut, assise sur le trône d’émeraudes, une Dame des plus ravissantes. Elle était vêtue d’une gaze de soie verte et portait, sur sa chevelure verte toute bouclée, une couronne de joyaux. De ses épaules, partaient des ailes aux reflets splendides, et si légères qu’elles frissonnaient au moindre souffle. Devant cette belle personne, l’Épouvantail fit une gracieuse révérence, autant qu’on peut le faire quand on est bourré de paille ; puis celle-ci le regarda gentiment et dit :

« Je suis Oz, le Grand et le Redoutable. Qui es-tu et que me veux-tu ? »

L’Épouvantail, qui s’attendait à voir l’énorme Tête dont lui avait parlé Dorothée, était au comble de l’étonnement. Néanmoins, il trouva le courage de répondre :

« Je ne suis qu’un Épouvantail bourré de paille. C’est pourquoi je n’ai aucune intelligence. Je viens vous supplier de m’en donner un peu, pour que je puisse devenir un homme, comme tous ceux de votre royaume.

— Pourquoi le ferais-je ? demanda la Dame.

— Parce que vous êtes sage et puissante, et que vous seule pouvez m’aider, répondit l’Épouvantail.

— Je n’accorde jamais de faveur sans quelque service en retour, dit Oz ; mais je veux bien promettre ceci. Si tu acceptes de tuer pour moi la Méchante Sorcière de l’Ouest, je t’octroierai une bonne dose d’intelligence, d’une si bonne qualité que tu deviendras l’homme le plus sage de tout le pays d’Oz.

— Mais n’avez-vous pas demandé à Dorothée de tuer cette Sorcière ? dit l’Épouvantail étonné.

— C’est exact. Peu m’importe lequel d’entre vous la tue. Mais je n’exaucerai pas ton vœu avant qu’elle n’ait été anéantie. Maintenant, pars, et ne cherche pas à me revoir tant que tu n’auras pas mérité ce que tu désires si ardemment. »

L’Épouvantail, très peiné, alla retrouver ses amis et leur rapporta les paroles d’Oz. Dorothée fut fort surprise d’apprendre que le grand Magicien n’était pas une Tête, mais une belle Dame.

« Qu’importe ! dit l’Épouvantail. En tous cas, elle aurait autant besoin d’un cœur que le Bûcheron. »

Le jour suivant, le soldat aux verts favoris vint trouver le Bûcheron et dit : « Oz m’envoie vous chercher, suivez-moi. » Le Bûcheron s’exécuta, et arriva devant la grande Salle du Trône. Il ignorait s’il allait voir Oz sous la forme d’une belle Dame ou d’une Tête, mais il aurait préféré la belle Dame.

« Car, se disait-il, si c’est la Tête, je suis sûr de ne pas obtenir de cœur, puisqu’une tête n’a pas de cœur et ne peut comprendre mon désir. Mais si c’est la belle Dame, j’essaierai de l’attendrir ; on dit que les dames ont le cœur tendre. »

Mais, en entrant dans la grande Salle du Trône, le Bûcheron ne vit ni Tête ni Dame : Oz avait pris la forme d’une Bête terrifiante. Elle avait presque la taille d’un éléphant ; c’était à se demander si le trône pourrait supporter son poids. Elle avait la tête d’un rhinocéros, mais possédait cinq yeux. Cinq grands bras sortaient de son corps, qui était également pourvu de cinq jambes, longues et maigres. Elle était entièrement recouverte d’un poil épais et laineux, et on ne pouvait imaginer de monstre plus effrayant. Ce fut une chance pour le Bûcheron qu’il n’eût pas encore de cœur, car il aurait été terrifié. Mais comme il n’était qu’en fer-blanc, le Bûcheron n’éprouva pas la moindre frayeur ; par contre sa déception était grande.

« Je suis Oz, le Grand et le Redoutable, rugit la Bête. Qui es-tu et que me veux-tu ?

— Je suis un Bûcheron en fer blanc. Je n’ai donc pas de cœur et ne puis aimer. Je vous supplie de me donner un cœur afin d’être comme les autres hommes.

— Pourquoi le ferais-je ? demanda la Bête d’un ton hautain.

— Parce que je vous le demande, et que vous seul pouvez m’exaucer, répondit le Bûcheron.

Oz accueillit ces mots par un sourd grognement mais ajouta, bourru :

— Si vraiment tu désires un cœur, tu dois le mériter.

— De quelle manière ? demanda le Bûcheron.

— Aide Dorothée à tuer la Méchante Sorcière de l’Ouest, répliqua la Bête. Une fois la sorcière anéantie, viens me retrouver et à ce moment-là, je te donnerai le cœur le plus gros, le plus tendre et le plus affectueux de tout le pays d’Oz. »

Ainsi notre Bûcheron en fer blanc n’eut plus qu’à retourner tout chagrin auprès de ses amis, et leur raconter son entrevue avec la terrible Bête. Tous s’émerveillaient que le grand Magicien pût prendre toutes ces formes, et le Lion dit :

« S’il m’apparaît sous les traits d’une Bête, je rugirai de toutes mes forces et je lui fera tellement qu’il exaucera tous mes vœux. Si c’est sous les traits de la belle Dame, je ferai mine de lui sauter dessus, et je l’obligerai ainsi à réaliser ma prière. Si c’est la grande Tête, elle sera à ma merci, car je la ferai rouler dans toute la salle jusqu’à ce qu’elle promette de nous satisfaire. Courage donc, mes amis, car tout va s’arranger. »

Le lendemain matin, le soldat aux verts favoris conduisit le Lion à la grande Salle du Trône et s’effaça pour le laisser entrer.

Le Lion franchit aussitôt la porte, regarda autour de lui et, à sa grande surprise, aperçut devant le trône une Boule de feu, projetant une lumière si cruelle qu’il pouvait à peine la supporter. Il crut tout d’abord qu’Oz avait pris feu par accident et achevait de se consumer. Mais quand il essaya de s’approcher, l’intense chaleur lui roussit les moustaches et en rampant, il regagna la porte, tremblant de tous ses membres. Alors, une voix calme sortit de la Boule de feu et prononça ces mots :

« Je suis Oz, le Grand et le Redoutable. Qui es-tu et que me veux-tu ?

Le Lion répondit :

— Je suis un Lion Poltron, et un rien m’effraie. Je viens vous supplier de me donner du courage pour mériter le titre de Roi des Animaux, que tous les hommes me décernent.

— Pourquoi te donnerais-je du courage ? demanda Oz.

— Parce que, de tous les Magiciens, vous êtes le plus grand et vous seul avez le pouvoir d’exaucer mon désir, répondit le Lion.

La Boule de feu flamboya un instant et la voix reprit :

— Apporte-moi la preuve que la Méchante Sorcière est anéantie, alors je te donnerai du courage ; mais tant qu’elle vivra, tu resteras un poltron. »

Ce discours courrouça le Lion, qui ne trouva rien à répondre ; hébété, il contemplait la Boule de feu. Celle-ci se mit à rougeoyer, il fit demi-tour et quitta la salle, ventre à terre. Il fut content de se retrouver parmi ses amis et leur raconta sa terrible entrevue avec le Magicien.

« Et maintenant, qu’allons-nous faire ? demanda tristement Dorothée.

— La seule chose que nous ayons à faire, répliqua le Lion, c’est de nous rendre au pays des Winkies, de nous mettre à la recherche de la Méchante Sorcière et de l’anéantir.

— Et si on n’y parvient pas ? demanda la fillette.

— Alors, je n’aurai jamais de courage, déclara le Lion.

— Et moi, je n’aurai jamais de cervelle, ajouta l’Épouvantail.

— Et moi, je n’aurai jamais de cœur, dit le Bûcheron en fer blanc.

— Et moi, je ne reverrai jamais tante Em et oncle Henry, dit Dorothée en se mettant à pleurer.

— Attention, cria la servante verte, vos larmes vont tacher votre robe de soie !

Dorothée sécha donc ses yeux et reprit :

— Je crois que nous devons essayer, mais je ne veux tuer personne, même pour revoir tante Em.

— Je vais vous accompagner, mais je suis trop poltron pour tuer la Sorcière, dit le Lion.

— Moi aussi, je vais venir, déclara l’Épouvantail, mais je ne pourrai pas vous être très utile, je suis tellement stupide…

— Je n’ai pas le cœur de faire du mal, même à une Sorcière, fit remarquer le Bûcheron en fer blanc, mais si vous partez, alors je suis des vôtres. »

Il fut donc décidé qu’ils partiraient le lendemain matin ; le Bûcheron aiguisa sa hache sur une meule verte et fit huiler toutes ses jointures. L'Épouvantail, quant à lui, se bourra de paille fraîche et Dorothée lui repeignit les yeux pour qu’il y voie mieux. La servante, qui s’était montrée très aimable avec eux, remplit le panier de Dorothée de friandises, et noua autour du cou de Toto un ruban vert orné d’une clochette. Ils allèrent se coucher très tôt, et dormirent profondément jusqu’à l’aube. Ils furent réveillés par le chant d’un coq vert qui vivait dans la basse-cour du palais, et le caquètement d’une poule qui venait de pondre un œuf vert.





Le soldat aux verts favoris les reconduisit par les rues de la Cité d’Émeraude, jusqu’au poste du Gardien des Portes.


Le magicien d’Oz, par W. W. Denslow

Cet officier détacha leurs lunettes pour les remettre dans sa grande boîte, puis très courtoisement, ouvrit la porte à nos amis.

« Par où va-t-on chez la Méchante Sorcière de l’Ouest ? demanda Dorothée.

— Il n’existe aucune route, répondit le Gardien ; personne n’a jamais cherché à aller de ce côté-là.

— Alors, comment ferons-nous pour la trouver ? s’inquiéta la petite fille.

— Ce sera facile, répliqua l’homme ; dès que la Sorcière saura que vous êtes chez les Winkies, c’est elle qui vous trouvera pour faire de vous ses esclaves.

— Pas si sûr, intervint l’Épouvantail. Nous avons l’intention de la supprimer.

— Dans ce cas, cela change tout, dit le Gardien des Portes. Personne n’a jamais tenté de la détruire, c’est pourquoi j’ai pensé qu’elle vous réduirait en esclavage, comme les autres. Mais prenez garde, elle est cruelle et malfaisante ; elle ne se laissera pas détruire facilement. Allez toujours vers l’Ouest, du côté du soleil couchant, vous ne risquerez pas de la manquer. »

Ils le remercièrent et lui firent leurs adieux, puis prirent la direction de l’Ouest, cheminant par des prés égayés çà et là de marguerites et de boutons d’or. Dorothée portait toujours la jolie robe de soie qu’on lui avait donnée au palais, mais à sa grande surprise, la robe n’était plus verte mais d’une blancheur immaculée. Et comme la robe de Dorothée, le ruban noué au cou de Toto avait aussi perdu sa couleur verte.

La Cité d’Émeraude fut bientôt loin derrière eux. Peu à peu, le sol devenait rude et accidenté, il n’y avait ni fermes ni maisons dans la contrée de l’Ouest, et la terre était laissée en friches. Sous le soleil brûlant de l’après-midi, nul arbre ne leur offrit son ombre et sa fraîcheur ; las bien avant la tombée de la nuit, Dorothée, Toto et le Lion s’étendirent dans l’herbe et s’endormirent aussitôt, veillés par le Bûcheron et l’Épouvantail.

La Méchante Sorcière de l’Ouest n’avait qu’un œil, mais un œil aussi puissant qu’un télescope, capable d’embrasser du regard toute l’étendue du pays. Donc, comme elle était assise sur le perron de son château, lorgnant les alentours, sa vue tomba par hasard sur Dorothée endormie au milieu de ses compagnons. Ils se trouvaient à une très grande distance, mais la présence de ces intrus courrouça fort la Méchante Sorcière. Elle prit un sifflet d’argent suspendu à son cou, et siffla : de tous les horizons accoururent de grands loups, aux longues pattes, aux yeux cruels, et aux crocs pointus.

« Courez me mettre ces gens en pièces, ordonna la Sorcière.

— Ne voulez-vous pas en faire vos esclaves ? demanda le chef de la horde.

— À quoi bon ? répondit-elle. Un homme en fer-blanc, l’autre en paille, une petite fille, et un Lion, des propres à rien en somme. Vous pouvez les mettre en pièces.

— Très bien, dit le loup, et il s’élança, sa meute sur les talons.

Par bonheur, l’Épouvantail et le Bûcheron étaient bien éveillés ; ils entendirent les loups approcher.

— J’en fais mon affaire, dit le Bûcheron ; mettez-vous derrière moi, je vais les recevoir. »

Il prit sa hache au tranchant aiguisé ; quand le chef de la bande arriva à sa portée, il brandit son arme et trancha net la tête du loup qui mourut sur le coup.

À peine relevait-il le bras qu’un autre assaillant fonçait sur lui : le Bûcheron l’abattit avec la même sûreté. Quarante loups l’assaillirent, quarante fois l’arme du bûcheron fit son œuvre, si bien qu’au dernier coup, les morts s’empilaient en un grand tas devant le Bûcheron. Alors il abaissa sa hache et vint s’asseoir auprès de l’Épouvantail qui dit, admiratif :

« Un beau combat, mon ami ! »

Et ils attendirent le réveil de Dorothée. Le lendemain matin, la fillette fut vraiment effrayée à la vue de cette montagne de loups aux poils hirsutes, mais le Bûcheron en fer blanc lui raconta la bataille. Elle le remercia de les avoir sauvés, et après le déjeuner, on se remit en route. Or, ce même matin, la Méchante Sorcière vint sur le seuil de son château et scruta l’horizon de son œil unique, aussi loin que sa vue pouvait atteindre. Elle vit ses loups, gisant décapités, tandis que les étrangers poursuivaient leur voyage à travers le pays. Plus furieuse que jamais, elle saisit son sifflet d’argent et lança deux coups de sifflet. Aussitôt, une nuée de corbeaux obscurcit le ciel et vint s’abattre à ses pieds. La Sorcière s’adressa à leur roi :

« Vole immédiatement vers ces étrangers ; crève-leur les yeux et mets-les en pièces. »

La nuée de corbeaux sauvages s’envola en direction de Dorothée et ses compagnons. La fillette prit peur en les voyant arriver, mais l’Épouvantail déclara :

« Cette fois, c’est moi qui en fais mon affaire. Couchez-vous par terre derrière moi, vous ne risquerez pas d’être blessés. »

Tous s’allongèrent sur le sol, sauf l’Épouvantail qui se redressa en écartant les bras. À sa vue, les corbeaux s’arrêtèrent, effrayés : d’ordinaire, ces oiseaux n’osent pas approcher des épouvantails. Mais le roi des corbeaux leur dit :

« Ce n’est qu’un mannequin de paille. Je vais lui crever les yeux. »

Il fondit sur l’Épouvantail, mais celui-ci l’empoigna par la tête, et lui tordit le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive. Un autre corbeau l’attaqua à son tour ; l’Épouvantail lui tordit le cou tout aussi tranquillement. Quarante corbeaux l’attaquèrent, l’Épouvantail tordit quarante cous. À la fin du combat, tous les oiseaux gisaient morts à ses pieds.


Ses compagnons se relevèrent et ils reprirent leur marche. Quand la Méchante Sorcière vint scruter l’horizon, et découvrit les cadavres amoncelés de ses corbeaux, elle entra dans une rage épouvantable et siffla trois fois de son sifflet d’argent. Aussitôt, l’air s’emplit d’un bourdonnement puissant et un essaim d’abeilles noires vint danser au-dessus de sa tête.

« Rattrapez-moi ces étrangers, ordonna-t-elle, et faites-les mourir à coups de dards. »

Les abeilles virevoltèrent et partirent en direction de Dorothée et ses amis. Mais le Bûcheron les avait aperçues, et déjà, l’Épouvantail savait ce qu’il fallait faire.

« Prenez ma paille, dit-il, et répandez-la sur la petite, le chien et le Lion ; les abeilles ne pourront pas les piquer. »

Ce que fit le Bûcheron : Dorothée, serrant Toto dans ses bras, se blottit contre le Lion, et tous trois disparurent sous la paille. Quand les abeilles arrivèrent, il ne restait plus que le Bûcheron ; elles fondirent sur lui, mais se brisèrent le dard contre le fer-blanc, sans lui causer la moindre piqûre. Et comme ces insectes ne peuvent survivre à la perte de leur aiguillon, ainsi périrent les abeilles noires, et leurs dépouilles s’éparpillaient autour du Bûcheron comme de petits tas de menu charbon.

Alors Dorothée et le Lion se relevèrent, et la fillette aida le Bûcheron en fer blanc à rempailler l’Épouvantail jusqu’à ce qu’il ait repris sa bonne mine. Une fois de plus, l’on se remit en route.

La Méchante Sorcière, voyant ses abeilles noires entassées comme mottes de menu charbon, devint folle de colère ; elle tapait du pied, s’arrachait les cheveux, grinçait des dents. Elle fit venir ensuite une douzaine d’esclaves - des Winkies -, leur distribua des lances acérées, et leur ordonna d’aller occire ces étrangers. Le peuple des Winkies n’était pas des plus courageux, mais il leur fallait obéir ; ils se lancèrent donc à la poursuite de Dorothée.

Ils l’avaient à peine rattrapée que le Lion bondit vers eux en poussant un rugissement si farouche, qu’épouvantés, les pauvres Winkies s’enfuirent sans demander leur reste.



Quand ils rentrèrent au château, la Sorcière leur administra une bonne raclée à l’aide d’un fouet à lanières, puis les renvoya à leurs tâches ; après quoi, elle s’assit pour réfléchir à ce qu’il convenait de faire. Elle n’arrivait pas à comprendre comment tous ses plans avaient échoué. Elle restait néanmoins une Sorcière très puissante, aussi puissante que mauvaise, et elle eut tôt fait de trouver un nouvel expédient.

Elle gardait, dans une armoire, une Coiffe d’or, ceinte d’une rangée de rubis et de diamants. Cette Coiffe était dotée d’un charme. Quiconque la possédait pouvait par trois fois invoquer l’aide des Singes ailés : ceux-ci devaient accomplir tout ce qui leur serait ordonné. On ne pouvait cependant les convoquer plus de trois fois. Et deux fois déjà, la Méchante Sorcière avait eu recours au pouvoir magique de la Coiffe. D’abord, lorsqu’elle avait réduit les Winkies en esclavage, et installé sa domination sur leur peuple. Les Singes ailés l’avaient aidée dans son entreprise. Ensuite, lorsqu’elle avait lutté contre le Grand Oz lui-même, et l’avait chassé du pays de l’Ouest. Les Singes ailés lui avaient prêté leur concours. Une fois encore, mais la dernière, elle pouvait recourir au charme de la Coiffe d’or…

Comme il s’agissait de son ultime recours, elle avait d’abord essayé toutes les autres ressources dont elle disposait. Or, à présent que ses loups cruels, ses corbeaux sauvages, ses abeilles noires avaient succombé, que ses esclaves s’étaient sauvés devant le Lion Poltron, il ne lui restait plus que ce moyen pour venir à bout de Dorothée et ses amis. La Sorcière tira donc la Coiffe d’or de son armoire, et la posa sur sa tête. Puis, se tenant sur son pied gauche, elle prononça lentement :

« Ep-pe, pep-pe, pak-ke ! Ensuite, campée sur son pied droit, elle dit :

— Hil-lo, hol-lo, hel-lo ! Enfin, debout sur ses deux pieds, elle cria très fort :

— Ziz-zu, zuz-zy, zik ! »

Le charme commença tout de suite à opérer. Le ciel s’assombrit, tandis qu’un sourd grondement résonnait dans les airs, suivi bientôt de battements d’ailes innombrables et d’un caquetage mêlé de rires. Quand le soleil émergea du ciel obscurci, on pouvait voir la Sorcière entourée d’une multitude de singes, chacun muni d’une paire d’ailes immenses et vigoureuses. Le plus grand semblait conduire la troupe. D’un coup d’ailes, il vint se poser près de la Sorcière et dit :

« Vous nous avez appelés pour la troisième fois. Ce sera la dernière. Qu’ordonnez-vous ?

— Emparez-vous de ces étrangers qui foulent le sol de mon pays, et faites-les tous mourir, sauf le Lion, dit la Méchante Sorcière. Amenez-moi cette bête, j’ai l’intention de la harnacher comme un cheval et de la faire travailler.

— Vos ordres seront exécutés » dit le chef.

Et dans un tumulte de cris et de jacassements, les Singes ailés s’envolèrent et arrivèrent peu après au lieu où cheminaient Dorothée et ses compagnons. Deux ou trois Singes s’emparèrent du Bûcheron en fer blanc et l’emportèrent dans les airs, jusqu’à un endroit couvert de rochers abrupts. C’est là qu’ils le lâchèrent, et le pauvre Bûcheron trouva sa chute bien longue. Il atterrit avec fracas sur les rocs, où il gisait à présent, tout bosselé, tout ébréché, sans pouvoir bouger ni même gémir.

D’autres Singes se saisirent de l’Épouvantail, et de leurs longs doigts, le vidèrent entièrement de sa paille, tête comprise. De son chapeau, de ses bottes, de ses habits, ils firent un ballot, qu’ils accrochèrent à la cime d’un grand arbre. Pendant ce temps, les autres Singes ficelaient le Lion avec de grosses cordes, enroulant des anneaux autour de son corps, de sa tête, de ses pattes, jusqu’à ce qu’il ne pût plus mordre, ni griffer, ni se défendre. Alors ils le soulevèrent et l’emportèrent au château de la Sorcière, où on l’enferma dans une cour ceinte d’une haute grille de fer, pour l’empêcher de s’échapper.


Le magicien d’Oz, par W. W. Denslow

Dorothée, tenant Toto dans ses bras, regardait le triste sort infligé à ses amis, tout en se disant que ce serait bientôt son tour. Le chef des Singes ailés se posa près d’elle. Il écartait déjà ses longs bras velus, tandis que sa vilaine figure grimaçait horriblement ; mais la marque laissée sur le front de la fillette le figea sur place, et il interdit aux autres de la toucher.

« Nous ne devons pas faire de mal à cette enfant, leur dit-il, car elle est protégée par les Puissances du Bien, qui sont plus fortes que les Puissances du Mal. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de l’emmener jusqu’au château de la Méchante Sorcière, et de l’y abandonner. »

Ils soulevèrent Dorothée avec douceur et précaution, et la transportèrent légèrement jusqu’au château, où ils la déposèrent au pied du perron.

Puis le chef s’adressa à la Sorcière :

« Nous vous avons obéi autant qu’il nous était possible de le faire. L’Homme en fer-blanc et l’Épouvantail sont détruits, le Lion est captif dans la cour. Mais nous n’osons pas toucher à la fillette, ni à son petit chien. Votre pouvoir sur nous vient de prendre fin, et vous ne nous reverrez jamais plus. »

Dans un chahut de rires et de jacassements, les Singes ailés s’envolèrent et eurent bientôt disparu. À la vue du signe imprimé sur le front de Dorothée, la Sorcière fut tout d’abord surprise et contrariée ; elle savait bien que, pas plus que les Singes ailés, elle ne pouvait rien tenter de mauvais à son encontre. Elle posa son regard sur les pieds de Dorothée, et apercevant les souliers d’argent, se mit à trembler de frayeur, car elle n’ignorait pas qu’un charme puissant leur était attaché. Sur le coup, elle fut tentée de s’enfuir, mais elle se ravisa : les yeux de Dorothée lui révélaient toute l’innocence de son âme enfantine. Il était évident que la petite fille ignorait quel pouvoir merveilleux elle détenait grâce aux souliers d’argent. Ricanant dans son for intérieur, la Sorcière se dit :

« Je peux encore en faire mon esclave, car elle ne connaît pas son pouvoir. »

Alors, d’un ton dur et brutal, elle ordonna :

« Suis-moi, et écoute bien tout ce que je te dis ; sinon, attends-toi à subir le sort du Bûcheron et de l’Épouvantail. »

Dorothée la suivit donc dans le château, à travers une enfilade de salles magnifiques. Arrivées à la cuisine, la Sorcière lui ordonna de nettoyer marmites et chaudrons, de balayer le plancher, et d’entretenir le feu de bois. Dorothée se mit docilement à la tâche, prête à travailler de tout son cœur et de toutes ses forces, trop heureuse que la Méchante Sorcière eût décidé de l’épargner.

Dorothée occupée à sa besogne, la Sorcière se dirigea vers l’enclos du Lion Poltron : elle avait l’intention de le harnacher comme un cheval et de l’atteler à un chariot. Ce serait sans doute très amusant de se faire traîner par lui à la promenade. Mais à peine eut-elle ouvert le portail, le Lion rugit de toutes ses forces et bondit si sauvagement, qu’effrayée, elle sortit en courant et referma promptement la grille.

« Si je ne peux pas te mettre de harnais, dit-elle à travers les barreaux, du moins puis-je t’affamer. Tu n’auras rien à manger tant que tu n’obéiras pas à mon bon plaisir. »

Dès lors, le Lion captif fut privé de nourriture. Chaque jour à midi, la Sorcière paraissait à la grille et demandait :

« Es-tu prêt à porter le harnais comme un cheval ?

Et chaque fois le Lion répondait :

— Non ! Si tu pénètres dans cette cour, je te mords. »

Si le Lion résistait si courageusement à la volonté de la Sorcière, c’est que chaque nuit, tandis qu’elle dormait, Dorothée lui apportait de la nourriture trouvée dans le placard de la cuisine. Son repas terminé, il se couchait sur sa litière de paille, et la fillette s’allongeait près de lui, posait sa tête contre sa douce crinière touffue, et tous deux s’entretenaient de leurs malheurs et ruminaient des projets d’évasion. Mais ils ne trouvaient aucun moyen pour s’échapper de ce château, surveillé sans relâche par les jaunes Winkies ; esclaves de la Méchante Sorcière, ceux-ci la redoutaient trop pour lui désobéir.

La petite fille devait travailler dur pendant le jour. La Sorcière menaçait souvent de la battre, avec le vieux parapluie dont elle ne se séparait jamais. Mais en réalité, elle n’osait pas frapper Dorothée, à cause du signe qu’elle portait au front. L’enfant n’en savait rien, aussi craignait-elle sans cesse pour elle-même et Toto. Une fois, la Sorcière donna un coup de son parapluie au petit chien ; en retour, le courageux Toto s’élança et lui mordit la jambe. Pourtant, la morsure ne saigna pas : il y avait belle lurette que le sang s’était desséché dans les veines de la mauvaise Sorcière.

La vie de Dorothée devenait de plus en plus triste, à mesure qu’elle perdait l’espoir de revoir jamais le Kansas et tante Em. Parfois, elle pleurait amèrement des heures durant, et Toto, couché aux pieds de sa petite maîtresse, la regardait en gémissant, pour lui montrer qu’il partageait sa peine. À dire vrai, Toto se souciait peu d’être au Kansas ou au pays d’Oz, du moment que Dorothée était avec lui ; mais il la sentait malheureuse, ce qui l’empêchait d’être heureux.

La Méchante Sorcière mourait d’envie de s’approprier les souliers d’argent que portait la petite fille. Ses abeilles, ses corbeaux, ses loups gisaient en tas et se desséchaient ; elle avait épuisé tout le pouvoir de la Coiffe d’or ; si seulement elle parvenait à s’emparer des souliers, ceux-ci lui donneraient plus de puissance qu’elle n’en avait jamais eu. Elle se mit donc à surveiller Dorothée, projetant de les lui dérober quand elle les ôterait. Mais l’enfant était si fière de ses jolies chaussures qu’elle ne les enlevait que la nuit ou pour prendre son bain. La Sorcière avait bien trop peur de l’obscurité pour s’aventurer la nuit dans la chambre de Dorothée ; mais sa peur de l’eau était encore plus forte, aussi n’approchait-elle jamais quand Dorothée prenait son bain.

En effet, la vieille Sorcière ne touchait jamais l’eau, et ne laissait jamais l’eau la toucher. Toutefois, la mauvaise créature avait plus d’un tour dans son sac et finit par trouver une ruse qui lui permettrait de s’emparer de l’objet de sa convoitise. Elle plaça une barre de fer en travers du plancher de la cuisine et, par des artifices de magie, la rendit invisible aux yeux humains. Quand Dorothée traversa la cuisine, elle trébucha sur la barre invisible et s’affala de tout son long sur le sol. Elle ne se fit pas grand mal, mais dans sa chute, elle perdit l’un des souliers d’argent. Avant même qu’elle eût pu le reprendre, la Sorcière s’en était saisie et en avait chaussé son pied décharné.

La méchante femme jubilait du succès de sa ruse. Dès l’instant qu’elle possédait l’une des chaussures, elle possédait la moitié de leur pouvoir magique, et Dorothée n’aurait pu s’en servir contre elle, même si elle avait connu leur secret. Voyant qu’elle avait perdu une de ses jolies chaussures, la petite fille se mit en colère.

« Rendez-moi mon soulier, dit-elle à la Sorcière.

— Jamais de la vie, rétorqua l’autre, désormais, c’est à moi qu’il appartient.

— Vous êtes une mauvaise créature, criait Dorothée. Vous n’avez pas le droit de me le prendre !

— Ça m’est égal, je le garde, ricanait la vieille, et je trouverai bien l’occasion de te prendre l’autre.

Dorothée ne se contint plus. Saisissant un baquet qui se trouvait là, elle renversa son contenu sur la Sorcière qui fut mouillée des pieds à la tête. La vilaine femme poussa un hurlement de terreur, et à la grande surprise de la fillette, commença à rétrécir et rapetisser.

— Tu vois ce que tu as fait ! grinça-t-elle. Dans un instant, j’aurai complètement fondu.

— Je suis vraiment navrée, dit Dorothée, réellement effrayée de la voir fondre comme du sucre sous ses yeux.

— Tu ne savais donc pas que l’eau pouvait causer ma perte ? demanda la Sorcière d’une voix plaintive et désespérée.

— Bien sûr que non, répondit l’enfant, comment aurais-je pu le deviner ?

— Dans quelques minutes, je serai tout à fait dissoute, et mon château t’appartiendra. J’ai été bien malveillante durant ma vie, mais je n’aurais jamais cru qu’une petite fille comme toi serait capable de me faire fondre, et de mettre fin à mes méfaits. Regarde : je disparais ! »

À ces mots, la Sorcière se liquéfia en une masse brunâtre et informe, qui se répandit sur le plancher propre de la cuisine. Voyant qu’elle avait fondu pour tout de bon, Dorothée puisa un autre seau d’eau et le versa sur ce gâchis. Puis, à grands coups de balai, elle nettoya la pièce. Ensuite, elle ramassa le soulier d’argent - tout ce qui restait de la vieille femme -, le lava, l’essuya avec un torchon et le remit à son pied.



Enfin libre d’agir à sa guise, elle courut annoncer au Lion qu’ils étaient délivrés à jamais de la Méchante Sorcière de l’Ouest, et que leur captivité venait de prendre fin.






Le Lion fut très heureux d’apprendre que la Méchante Sorcière avait fondu grâce à un seau d’eau ; Dorothée ouvrit aussitôt la grille de sa prison et le libéra. Ensemble, ils pénétrèrent dans le château où le premier geste de Dorothée fut de convoquer tous les Winkies, pour leur annoncer la fin de leur esclavage. La nouvelle provoqua une réjouissance sans pareille parmi les jaunes Winkies, car ils avaient dû peiner de longues années sous le joug cruel de la Méchante Sorcière. Ce jour de leur délivrance serait à jamais un jour de fête, qu’ils célébreraient par des banquets et des danses.

« Si seulement nos amis, l’Épouvantail et le Bûcheron, étaient avec nous, je serais parfaitement heureux, dit le Lion.

— Ne croyez-vous pas qu’il soit possible de leur porter secours ? interrogea anxieusement la fillette.

— Nous pouvons toujours essayer » répondit le Lion.

Ils appelèrent les jaunes Winkies, et leur demandèrent s’ils acceptaient de les aider à secourir leurs amis. Ceux-ci dirent qu’ils seraient ravis de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour celle qui les avait tirés de leur servitude. Dorothée choisit quelques Winkies parmi les plus avertis, et ils se mirent en route.

Ils marchèrent tout un jour et une partie du lendemain, avant de parvenir dans la plaine rocheuse où gisait le pauvre Bûcheron, tout cabossé et rompu. Sa hache se trouvait près de lui, mais le tranchant en était rouillé et le manche brisé court. Les Winkies le soulevèrent doucement dans leurs bras, et le ramenèrent au château jaune, tandis que, sous le regard peiné du Lion, Dorothée versait quelques larmes sur le triste état de son vieil ami.

Quand ils parvinrent au château, la petite fille demanda aux Winkies :

« Y a-t-il des ferblantiers parmi vos gens ?

— Bien sûr ! Certains sont même d’excellents ouvriers, répondirent-ils.

— Alors, allez me les chercher, dit-elle.

Bientôt les ferblantiers arrivèrent, portant leurs boîtes pleines d’outils. Dorothée les interrogea :

— Êtes-vous capables de redresser les bosses de l’Homme en fer-blanc, de le refaçonner et de souder ses entailles ? »

Les ferblantiers examinèrent le Bûcheron avec soin et répondirent qu’ils pensaient pouvoir le réparer et le remettre en forme. Ils se mirent tout de suite à l’œuvre, dans une des grandes salles jaunes du château, et travaillèrent trois jours et quatre nuits, martelant, tordant, courbant, soudant, polissant, bocardant les jambes, le corps et la tête de l’Homme en fer-blanc. Quand ils s’arrêtèrent, celui-ci avait repris son ancienne allure, et ses articulations fonctionnaient aussi bien qu’avant. Évidemment, il avait fallu souder ça et là des raccords, mais les ferblantiers avaient fait du bon travail, et comme le Bûcheron n’était pas vaniteux, ce raccommodage le laissait indifférent.


Le magicien d’Oz, par W. W. Denslow

Quand, enfin, il entra dans la chambre de Dorothée pour la remercier de l’avoir sauvé, il se sentait si content qu’il ne put retenir des larmes de joie ; Dorothée les essuya une à une, soigneusement, avec son mouchoir, car il ne fallait pas que les articulations rouillent à nouveau. En même temps, ses propres larmes coulaient abondamment, tant les retrouvailles avec son vieil ami la touchaient, mais ces larmes-là n’avaient pas besoin d’être essuyées. Quant au Lion, il s’épongeait si souvent les yeux du bout de sa queue, que celle-ci fut bientôt trempée, et le Lion dut aller dans la cour et la tenir au soleil jusqu’à ce qu’elle fût sèche.

« Si seulement l’Épouvantail était avec nous, je serais parfaitement heureux, dit le Bûcheron, quand Dorothée lui eut raconté ses aventures.

— Nous devons essayer de le retrouver » dit la fillette.

Elle appela les Winkies à la rescousse, et ils cheminèrent ensemble tout ce jour et une partie du lendemain, avant de rejoindre le grand arbre à la cime duquel les Singes Ailés avaient balancé les habits de l’Épouvantail.

C’était un très grand arbre, et son tronc était si lisse qu’il fallut renoncer à y grimper. Mais le Bûcheron dit aussitôt :

« Je vais l’abattre, et nous pourrons récupérer les habits de l’Épouvantail. »

Or, tandis que les ferblantiers étaient en train de raccommoder le Bûcheron, un autre Winkies, qui était orfèvre, avait fabriqué un solide manche, tout en or, et l’avait ajusté à la hache du Bûcheron, à la place de l’ancien. D’autres avaient débarrassé le tranchant de sa rouille et il brillait comme de l’argent poli. Dès qu’il eut parlé, le Bûcheron se mit à tailler le tronc et peu après, l’arbre s’abattit avec un craquement, les habits de l’Épouvantail tombèrent des branches et roulèrent sur le sol. Dorothée les ramassa et on les ramena au château où ils furent bourrés de belle paille fraîche ; et tenez-vous bien ! L’Épouvantail était là, aussi beau qu’avant, et ne cessait de remercier les uns et les autres de lui avoir rendu la vie.


Le magicien d’Oz, par W. W. Denslow

Enfin réunis, Dorothée et ses amis vécurent de bons moments au château jaune, à l’abri de tous besoins. Mais un jour, la petite fille se souvint de tante Em, et elle dit :

« Nous devons retourner chez Oz, et lui rappeler ses promesses.

— Oui, dit le Bûcheron, j’aurai enfin un cœur.

— Et moi, de la cervelle, ajouta l’Épouvantail, joyeusement.

— Et moi, du courage, dit le Lion pensif.

— Et moi, je rentrerai au Kansas, s’écria Dorothée en battant des mains. Oh ! Partons dès demain pour la Cité d’Émeraude ! »

Ainsi fut-il décidé. Le jour suivant, ils invitèrent tous les Winkies pour leur faire leurs adieux. Les Winkies étaient désolés de les voir partir. Ils s’étaient pris d’affection surtout pour le Bûcheron, qu’ils suppliaient de demeurer chez eux pour gouverner le jaune pays de l’Ouest. Mais comprenant que rien ne les ferait changer d’avis, ils offrirent à Toto et au Lion un collier d’or chacun ; à Dorothée, un magnifique bracelet incrusté de diamants ; à l’Épouvantail, un bâton de marche à pommeau d’or ; quant au Bûcheron, il reçut un bidon d’huile, en argent rehaussé d’or et serti de pierreries.

En retour, les voyageurs adressèrent chacun à leur tour aux Winkies un joli discours de remerciement, et leur serrèrent à tous la main, jusqu’à ce que les bras leur en tombent de fatigue.

Dorothée alla à l’armoire remplir son panier de provisions de route ; c’est alors qu’elle aperçut la Coiffe d’Or. Elle l’essaya : celle-ci lui seyait à merveille. La fillette ignorait tout du charme attaché à la Coiffe, mais elle la trouvait jolie et cette raison lui suffit pour s’en coiffer et ranger son petit bonnet de soleil dans le panier. Ainsi fin prêts pour le voyage, ils se mirent donc en route vers la Cité d’Émeraude. Les Winkies saluèrent leur départ par trois salves de hourras, et leur souhaitèrent tout le meilleur possible.






Vous souvenez-vous qu’il n’existait pas de route - pas même de sentier - entre le château de la Méchante Sorcière et la Cité d’Émeraude ? Quand les quatre voyageurs étaient partis à la recherche de la Sorcière, c’est elle qui les avait vus venir, et avait envoyé les Singes Ailés pour les amener jusqu’à elle. Le retour s’annonçait donc plus difficile que l’aller : il fallait se frayer un chemin à travers les grands champs de boutons d’or et de marguerites.

Certes, ils savaient qu’ils devaient aller droit vers l’Est, vers le soleil levant, et ils prirent d’abord la bonne direction. Mais à midi, quand le soleil brilla au-dessus de leur tête, ne sachant plus où était ni l’Est ni l’Ouest, ils se perdirent au milieu des grands prés. Néanmoins, ils poursuivirent leur marche ; à la nuit, la lune se leva et brilla dans le ciel. Ils se couchèrent alors parmi d’odorants pois-de-senteur, et dormirent profondément jusqu’au matin - tous sauf l’Épouvantail et le Bûcheron -.

Le lendemain, le soleil était caché derrière un nuage ; pourtant ils repartirent comme s’ils étaient sûrs de leur chemin.

« Si nous allons suffisamment loin, dit Dorothée, nous finirons bien par arriver quelque part, il me semble.

Mais les jours s’écoulaient, et ils ne voyaient devant eux que des prés et des prés de pois-de-senteur. L’Épouvantail commença à ronchonner.

— Nous avons certainement perdu notre route, dit-il, et si nous ne la retrouvons pas à temps pour rejoindre la Cité d’Émeraude, je n’obtiendrai jamais d’esprit.

— Ni moi de cœur, renchérit le Bûcheron. Je bous d’impatience d’arriver chez Oz, et vous devez reconnaître que ce voyage n’en finit pas.

— Voyez-vous, pleurnicha le Lion Poltron, je n’ai pas le courage d’errer à l’aveuglette, sans jamais arriver nulle part. »

Alors Dorothée sentit son courage l’abandonner. Elle s’assit dans l’herbe et regarda ses compagnons. Ils s’assirent et la regardèrent ; et pour la première fois de sa vie, Toto se sentit trop fatigué pour chasser le papillon qui voletait au-dessus de sa tête ; il haletait, la langue pendante, et regardait Dorothée, comme pour lui demander ce qu’on allait faire.

« Si nous appelions les souris des champs ? suggéra-t-elle. Elles nous indiqueraient certainement la route vers la Cité d’Émeraude.


Le magicien d’Oz, par W. W. Denslow

— Mais bien sûr ! s’écria l’Épouvantail. Comment n’y avons-nous pas songé plus tôt ? Dorothée saisit le petit sifflet qu’elle portait à son cou depuis que la Reine des souris le lui avait donné, et siffla. Un trottinement de petites pattes ne tarda pas à se faire entendre : des centaines de souris grises accouraient. Parmi elles, se trouvait la Reine en personne, qui demanda de sa voix flûtée :

« Que puis-je faire pour mes amis ?

— Nous avons perdu notre chemin, dit Dorothée. Pouvez-vous nous dire où se trouve la Cité d’Émeraude ?

— Sans doute, répondit la Reine, mais c’est très loin d’ici, car vous n’avez cessé de lui tourner le dos.

C’est alors qu’elle remarqua la Coiffe d’or de Dorothée.

— Pourquoi ne recourez-vous pas à la formule magique de la Coiffe ? Vous pourriez appeler les Singes ailés, ils vous transporteraient jusqu’à la Cité d’Oz en moins d’une heure.

— Une formule magique ? s’étonna Dorothée. Je ne savais pas que la Coiffe en avait une. Quelle est-elle ?

— C’est écrit à l’intérieur, répondit la Reine. Mais si vous décidez d’appeler les Singes ailés, il vaut mieux que nous fuyions avant leur arrivée, car ils sont pleins de malice et adorent nous tourmenter.

— Mais ils vont peut-être me faire du mal ! s’inquiéta la petite fille.

— Oh, non ! Ils doivent obéir à celui ou celle qui porte la Coiffe. Adieu ! »

Et la Reine décampa lestement, suivie de toutes les souris. Dorothée regarda à l’intérieur de la Coiffe et vit quelques mots écrits sur la doublure.

« Voilà la formule » se dit-elle. Elle lut attentivement les instructions, puis mit la Coiffe sur sa tête.

« Ep-pe, pep-pe, pak-ke ! prononça-t-elle en levant le pied droit.

— Que dites-vous là ? demanda l’Épouvantail sans comprendre.

— Hil-lo, hol-lo, hel-lo ! continua Dorothée en levant le pied gauche.

— Hello ! répondit placidement le Bûcheron.

— Ziz-zu, zuz-zy, zik ! dit Dorothée, campée sur ses deux pieds.

Les paroles magiques à peine achevées, ils entendirent des caquetages mêlés à des claquements d’ailes : la troupe des Singes ailés volait vers eux. Le Roi s’inclina devant la fillette :

— Que désirez-vous ? demanda-t-il.

— Nous aimerions aller à la Cité d’Emeraude, dit l’enfant ; nous nous sommes égarés.

— Nous allons vous y porter » répondit le roi.

Aussitôt, deux Singes prirent Dorothée dans leurs bras et s’envolèrent avec elle. D’autres saisirent l’Épouvantail, le Bûcheron et le Lion, tandis qu’un petit singe les suivait, serrant Toto dans ses bras, malgré les efforts du chien pour le mordre.


Le magicien d’Oz, par W. W. Denslow

L’Épouvantail et le Bûcheron n’étaient pas tellement rassurés. Ils se souvenaient de la façon peu aimable dont les Singes ailés les avaient traités autrefois. Mais quand ils comprirent qu’on ne leur voulait aucun mal, ils s’abandonnèrent à leurs guides et s’amusèrent à regarder les jolis prés et les bois qui défilaient, loin au-dessous d’eux.

Dorothée trouvait le voyage agréable, confortablement assise entre deux des plus grands Singes, dont l’un était le Roi lui-même. Ils avaient formé une chaise de leurs mains jointes, et prenaient garde à ne pas trop secouer la fillette.

« Pourquoi avez-vous obéi à la formule magique de la Coiffe ? demanda celle-ci.

— C’est une longue histoire, répondit le Roi en riant ; mais puisque nous avons du temps devant nous, je peux vous la raconter pendant le voyage, si toutefois vous le désirez.

— Cela me ferait plaisir, répondit l’enfant.

— Jadis, commença le Roi, nous étions un peuple libre et vivions heureux dans la grande forêt, volant d’arbre en arbre, mangeant des noix et des fruits, n’obéissant qu’à notre plaisir, sans avoir à servir de maître. Certains d’entre nous étaient peut-être trop pleins de malice. Parfois, ils tiraient par la queue les animaux privés d’ailes, pourchassaient les oiseaux, bombardaient de noix la tête des promeneurs dans la forêt. Mais nous vivions sans souci, heureux, aimant à rire et jouissant de chaque heure du jour. Cela se passait il y a très longtemps, bien avant qu’Oz ne descendît des nuages pour gouverner cette contrée.

À cette époque, vivait, dans la région du Nord, une belle princesse qui était aussi une très puissante magicienne. Tout son pouvoir lui servait à aider les gens, et jamais on ne la vit nuire à quelqu’un de bon. Elle s’appelait Gayelette, et habitait un somptueux palais, construit dans de grands blocs de rubis. Chacun l’aimait, mais grande était sa tristesse de ne trouver personne à aimer en retour, car tous les hommes étaient ou trop bêtes ou trop laids pour mériter la main d’une aussi belle et sage personne. Toutefois, elle finit par découvrir un garçon, beau, viril, et d’une sagesse au-dessus de son âge. Gayelette décida d’attendre qu’il soit tout à fait homme pour l’épouser ; elle l’amena dans son palais de rubis, et employa tous ses pouvoirs magiques à le rendre aussi fort, bon et aimable qu’une femme pût le souhaiter. Parvenu à l’âge de raison, Kelala - c’était son nom -, jouissait de la réputation de l’homme le meilleur et le plus intelligent de tout le pays ; et sa beauté mâle était telle que Gayelette, le chérissant de plus en plus tendrement, hâta les préparatifs du mariage.

Mon grand-père était alors le Roi des Singes ailés, et vivait dans la forêt voisine du palais de Gayelette. C’était un joyeux drille, qui aurait plutôt manqué un bon repas qu’une bonne farce. Un jour, juste avant les noces, mon grand-père qui volait en compagnie de sa troupe, aperçut Kelala se promenant au bord de la rivière, vêtu d’un riche costume de soie rose et de velours pourpre. Mon aïeul voulut le mettre à l’épreuve. À son commandement, les Singes allèrent cueillir Kelala, l’emportèrent au-dessus de la rivière, et de là-haut, le laissèrent tomber au beau milieu des flots.

‘Nage, nage, mon bel ami, lui criait mon grand-père, et regarde bien si l’eau n’a pas taché tes habits !’

Kelala était beaucoup trop sage pour ne pas savoir nager, et sa bonne fortune n’avait nullement gâté son caractère. Il émergea de l’eau et nagea en riant vers la berge. Mais Gayelette accourait ; elle vit le beau costume de soie et de velours tout abîmé par la mésaventure.



La princesse était fort courroucée, et bien sûr, connaissait le coupable. Elle fit comparaître tous les Singes ailés devant elle, et ordonna qu’on leur attache les ailes : ils seraient traités comme ils avaient traité Kelala, et jetés dans la rivière. Mon grand-père plaida sa cause, le désespoir au cœur, sachant trop bien qu’avec leurs ailes liées, les Singes se noieraient dans la rivière. Kelala lui-même intervint en leur faveur, si bien que Gayelette finit par les épargner, mais à une condition cependant : désormais, les Singes ailés devraient obéir trois fois aux ordres que leur donnerait le propriétaire de la Coiffe d’or. Cette Coiffe avait été fabriquée tout exprès comme cadeau de mariage pour Kelala, et l’on prétendait qu’elle avait coûté à la princesse la moitié de son royaume. Naturellement, mon grand-père et ses compagnons acceptèrent sur-le-champ la fameuse condition ; c’est ainsi que nous sommes devenus les serviteurs de quiconque possède la Coiffe d’or, et devons nous soumettre trois fois à ses ordres.

Et qu’advint-il ensuite ? demanda Dorothée, que cette histoire intéressait vivement.

— Kelala étant le premier possesseur de la Coiffe, il fut le premier à nous imposer ses volontés. Comme sa jeune fiancée ne pouvait supporter notre vue, après son mariage, il nous réunit dans la forêt et nous ordonna de nous tenir toujours hors du chemin de la princesse ; et nous obéîmes contents, car elle nous faisait peur. C’est le seul ordre que nous eûmes à exécuter jusqu’à ce que la Coiffe d’or vînt à tomber aux mains de la Méchante Sorcière de l’Ouest. Celle-ci nous força à asservir les Winkies, puis à chasser Oz lui-même du pays de l’Ouest. À présent, la Coiffe vous appartient, et vous avez le droit de formuler trois vœux. »

Comme le Roi des Singes achevait son histoire, Dorothée regarda en bas et aperçut les remparts verts et scintillants de la Cité d’Émeraude. Elle avait beau s’émerveiller du vol rapide des Singes, elle était néanmoins contente que le voyage fût terminé. Les étranges créatures déposèrent doucement les voyageurs devant la porte de la Cité, le Roi s’inclina très bas devant Dorothée et s’envola légèrement, suivi de sa troupe ailée.

« Nous avons fait un bon voyage, dit la petite fille.

— Oui, approuva le Lion, cela nous a promptement tirés d’embarras. Quelle chance que vous ayez emporté cette Coiffe merveilleuse !






Les quatre voyageurs s’avancèrent vers la grand-porte de la Cité d’Émeraude, et sonnèrent. Après avoir sonné à plusieurs reprises, il leur fut ouvert par le même Gardien des Portes qu’ils avaient rencontré précédemment.

« Comment ?! Vous êtes de retour ? demanda-t-il, stupéfait.

— Vous ne nous voyez pas ? ironisa l’Épouvantail.

— Mais je croyais que vous étiez allés rendre visite à la Méchante Sorcière de l’Ouest !

— Nous lui avons rendu visite, en effet, répliqua l’Épouvantail.

— Et elle vous a laissés repartir ? demanda l’homme, de plus en plus stupéfait.

— Elle n’a pu faire autrement, elle a fondu, expliqua l’Épouvantail.

— Fondu ! En voilà, une bonne nouvelle ! Et qui l’a fait fondre ?

— C’est Dorothée, dit le Lion, gravement.

— Bonté divine ! s’exclama le Portier, et il salua très bas la fillette.

Puis il les fit entrer dans sa petite pièce, et leur attacha à tous les lunettes tirées de sa grande boîte, exactement comme il l’avait fait quelque temps plus tôt. Après quoi, ils franchirent le portail et pénétrèrent dans la Cité.

Quand le peuple apprit du Gardien des Portes qu’ils avaient fait fondre la Méchante Sorcière de l’Ouest, une foule entoura les voyageurs et les suivit en grand cortège jusqu’au Palais d’Oz. Le soldat aux verts favoris gardait toujours l’entrée, mais il les laissa passer immédiatement. Ils revirent la belle servante verte qui les mena chacun à son ancienne chambre pour prendre un peu de repos, en attendant qu’Oz veuille bien les recevoir.

Le soldat avait aussitôt prévenu le Magicien du retour de Dorothée et de ses compagnons, ainsi que de la mort de la Méchante Sorcière. Oz avait répondu par le silence. Les voyageurs s’attendaient à ce qu’il les convoque sur-le-champ : il n’en fit rien. Ni le lendemain, ni le lendemain du lendemain, ni le jour suivant, ils ne reçurent le moindre message. L’attente devenait lassante et pénible, et ils finirent par s’offenser qu’Oz les traitât si mal, après leur avoir fait enduré peines et servitude. À la fin, l’Épouvantail pria la servante verte de transmettre à Oz que, s’il ne leur accordait pas tout de suite une entrevue, ils appelleraient les Singes Ailés à la rescousse, et l’on verrait bien s’il savait ou non tenir ses promesses. Quand le Magicien reçut le message, si grande fut sa frayeur qu’il fixa la rencontre pour le lendemain matin, à neuf heures quatre minutes, dans la Salle du Trône. Il avait eu affaire une fois aux Singes ailés, dans le pays de l’Ouest, et ne tenait pas à les revoir. Les quatre voyageurs ne purent fermer l’œil de la nuit, chacun songeant au don qu’Oz avait promis de lui accorder. Dorothée s’assoupit une seule fois et rêva qu’elle était au Kansas, et tante Em lui disait son bonheur d’avoir retrouvé sa petite fille.

Le lendemain matin, à neuf heures, le soldat aux verts favoris s’empressa de les rassembler ; quatre minutes plus tard, tous pénétraient dans la Salle du Trône d’Oz le Grand. Naturellement, chacun d’eux s’attendait à revoir le Magicien sous la forme qu’il avait empruntée lors de leur première rencontre ; aussi furent-ils bien étonnés de n’apercevoir âme qui vive dans la pièce. Ils se tenaient tout près de la porte, se serrant l’un contre l’autre, car le silence de cette salle déserte était encore plus terrifiant qu’aucune des apparences revêtues par Oz la première fois.

Bientôt, ils entendirent une voix qui semblait provenir du grand dôme, quelque part là-haut, et qui disait, solennelle :

« Je suis Oz, le Grand et le Redoutable. Pourquoi voulez-vous me voir ? Ils explorèrent du regard chaque coin de la pièce, mais ne voyant personne, Dorothée demanda :

— Où êtes-vous ?

— Je suis partout, répondit la voix, mais pour les yeux des vulgaires mortels, je suis invisible. Je vais maintenant m’installer sur mon Trône, afin que nous puissions converser.

En effet, la voix semblait à présent venir tout droit du Trône ; ils s’avancèrent donc dans sa direction et se tinrent alignés, tandis que Dorothée commençait :

— Nous sommes venus vous rappeler vos promesses, ô Grand Oz.

— Quelles promesses ? demanda Oz.

— Vous avez promis de me faire revenir au Kansas, dès que la Sorcière serait détruite, dit la fillette.

— Et vous avez promis de me donner de l’esprit, dit l’Épouvantail.

— Et vous avez promis de me donner un cœur, renchérit le Bûcheron en fer blanc.

— Et vous avez promis de me donner du courage, surenchérit le Lion Poltron.

— La Méchante Sorcière est-elle vraiment détruite ? demanda la voix.

Et Dorothée crut percevoir qu’elle tremblait légèrement.

— Oui, répondit-elle. Je l’ai fait fondre avec un seau d’eau.

— Mon Dieu, fit la voix, comme c’est soudain! Très bien, revenez me voir demain, je dois réfléchir à tout cela.

— Vous avez eu tout le temps de réfléchir ! s’irrita le Bûcheron.

— Nous n’attendrons pas un jour de plus, gronda l’Épouvantail.

— Vous devez tenir les promesses que vous nous avez faites ! » s’exclama Dorothée.

Le Lion Poltron crut bon d’intervenir aussi et d’effrayer le Magicien ; il poussa donc un rugissement terrible, si féroce que Toto, alarmé, sauta de côté et culbuta contre un paravent dressé dans un coin, qui s’écroula. Le fracas de sa chute attira leurs regards dans cette direction, et ce qu’ils virent les remplit tous de stupeur. À l’endroit même que leur avait caché le paravent, se tenait un petit vieillard, chauve et ridé, et qui semblait tout aussi étonné que les voyageurs. Le Bûcheron, levant sa hache, se rua vers le petit homme en criant :

« Qui êtes-vous ?

— Je suis Oz, le Grand et le Redoutable, dit le petit homme d’une voix tremblante, mais je vous en prie, ne me frappez pas, je ferai tout ce que vous désirez.

Nos amis le regardaient avec stupeur et consternation.

— Je croyais qu’Oz était une grande Tête, dit Dorothée.

— Et moi, une belle Dame, dit l’Épouvantail.

— Et moi, une terrible Bête sauvage, dit le Bûcheron.

— Et moi, une Boule de feu, dit le Lion.

— Non ! Vous vous trompiez, avoua humblement le petit homme. Je vous l’ai seulement fait croire.

— Fait croire ! répéta Dorothée. Vous n’êtes donc pas un grand magicien ?

— Chut, mon enfant ! dit-il, ne parlez pas si fort ; si l’on vous entendait, ce serait ma perte. Tout le monde croit que j’en suis un.

— Et vous n’en êtes pas un ? demanda-t-elle.

— Pas le moins du monde, chère petite. Je ne suis qu’un homme ordinaire.

— Oh ! Vous êtes plus beaucoup que cela ! dit l’Épouvantail d’un ton d’amer reproche. Vous êtes un charlatan.

— Très exactement ! déclara le petit homme en se frottant les mains, comme enchanté de l’étiquette. Je suis un charlatan !


Le magicien d’Oz, par W. W. Denslow

— Tout de même, dit l’Épouvantail, vous devriez avoir honte de vous !

— Mais j’ai honte, très honte, répondit le petit homme, tristement. Hélas ! Je n’avais pas le choix. Asseyez-vous, je vous prie, les sièges ne manquent pas ; je vais vous raconter mon histoire.

Ils s’assirent donc, et voici ce qu’il leur raconta :

— Je suis né à Omaha…

— Mais ce n’est pas tellement loin du Kansas ! l’interrompit Dorothée.

— Non ; mais ce n’est pas non plus tout près d’ici, dit- il en secouant tristement la tête. Quand je fus devenu grand, j’appris le métier de ventriloque, sous la direction d’un grand maître. Je peux imiter n’importe quel oiseau ou animal.

Là-dessus, il miaula comme un petit chat, de façon si ressemblante que Toto, dressant les oreilles, se mit à fureter dans les coins.

— Au bout d’un certain temps, reprit-il, je m’en lassai, et me fis homme-ballon.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Dorothée.

— Un homme qui fait de la réclame pour un cirque, expliqua-t-il. Les jours de représentation, il monte en ballon pour attirer la foule des curieux, et les amener à assister au spectacle payant.

— Oh, je vois ! fit-elle.


Je me retrouvai au milieu d’un peuple étrange, qui, me voyant débarquer des nuages, me prit pour un grand magicien. Naturellement, je le leur laissai croire, car cela leur inspirait crainte et respect, et ils promirent de faire tout ce que je voudrais. Pour me distraire et donner de l’ouvrage à ce bon peuple, je leur ordonnai de construire cette cité, ainsi que mon palais, ce qu’ils exécutèrent de bon cœur et avec talent. Comme ce pays était d’un vert magnifique, je décidai de l’appeler la Cité d’Émeraude, et pour faire plus vrai, je décrétai que tout le monde porterait des lunettes vertes, en sorte que tout ce qu’ils verraient serait vert.

— Tout n’est donc pas vert, ici ? demanda Dorothée.

— Pas plus qu’ailleurs, répondit Oz. Mais bien sûr, avec des lunettes vertes, tout a l’air de l’être.

— La Cité d’Émeraude fut construite il y a bien longtemps, car j’étais un tout jeune homme quand le ballon m’apporta ; je suis un vieillard à présent. Mais mon peuple a porté si longtemps ces lunettes vertes que la plupart d’entre eux croient que c’est réellement une Cité d’Émeraude ; en tout cas, c’est une très belle contrée, où abondent les pierres et les métaux précieux, et toutes choses indispensables au bonheur des gens. J’ai été bon pour mon peuple, et il m’aime ; mais depuis sa construction, je me suis enfermé dans mon palais, et personne ne m’a jamais revu. Ce que je redoutais le plus, c’étaient les sorcières, car je ne possédais aucun pouvoir magique, alors qu’elles étaient vraiment capables d’accomplir des prodiges. Elles étaient quatre à se partager le pays, et régnaient chacune sur les gens qui vivent au Nord, au Sud, à l’Est et à l’Ouest. Heureusement, les Sorcières du Nord et du Sud étaient bonnes, et je savais que je n’en avais rien à craindre ; mais celles de l’Est et de l’Ouest étaient terriblement malfaisantes, et si elles ne m’avaient pas cru plus puissant qu’elles-mêmes, elles n’auraient pas hésité à me détruire.

Ainsi, j’ai vécu pendant des années dans la frayeur et l’angoisse ; vous imaginez donc ma joie, quand j’ai appris que votre maison avait, en tombant, écrasé la Méchante Sorcière de l’Est. Lorsque vous êtes venue me trouver, j’étais prêt à vous promettre n’importe quoi, pourvu que vous me débarrassiez de l’autre Sorcière ; à présent que vous l’avez fait fondre, j’avoue, à ma grande honte, que je suis incapable de tenir mes promesses.

— Vous n’êtes qu’un méchant ! s’indigna Dorothée.

— Oh, non, ma chère enfant ; je suis un très brave homme, mais un très mauvais magicien, je dois le reconnaître.

— En ce cas, vous ne pouvez pas me donner d’intelligence ? demanda l’Épouvantail.

— Vous n’en avez pas besoin. Chaque jour vous apprend quelque chose de nouveau. Un nouveau-né est intelligent, mais il ne connaît pas grand-chose. Seule l’expérience instruit, et plus vous vivrez sur cette terre, plus vous acquerrez d’expérience.

— Et… en ce qui concerne mon courage ? demanda anxieusement le Lion.

— Je suis sûr que vous en êtes rempli, répondit Oz. Ce qui vous manque, c’est la confiance en vous-même. Tout ce qui vit a peur en face du danger. Le véritable courage consiste donc à braver le danger qui fait peur, et cette sorte de courage ne vous fait pas défaut.

— Peut-être, dit le Lion, mais cela ne me rassure pas d’un poil. Je serai vraiment très malheureux, tant que vous ne m’aurez pas donné cette sorte de courage qui fait oublier qu’on a peur.

— Très bien, dit Oz, demain, je vous en ferai don.

— Et… pour ce qui est de mon cœur ? demanda le Bûcheron en fer blanc.

— Alors, là, dit Oz, je pense que vous avez tort de désirer un cœur. La plupart des gens s’en trouvent fort malheureux. Si seulement vous saviez ce que c’est, vous vous réjouiriez d’en être dépourvu.

— Très bien, dit Oz, résigné. J’ai joué au magicien pendant des années, pourquoi ne pas faire durer le rôle un peu plus ?

— Et moi, dit Dorothée, comment vais-je rentrer au Kansas ?

— Nous allons examiner la question, répliqua le petit homme. Laissez-moi deux ou trois jours pour y réfléchir, et j’essaierai de trouver un moyen pour vous faire franchir le désert. Entre-temps, vous serez traités comme mes hôtes, et durant votre séjour au palais, mon peuple vous servira et obéira au moindre de vos désirs. En revanche, étant donné la situation, je ne vous demande qu’une chose, pour ma propre sûreté : gardez mon secret. Ne révélez à personne que je suis un charlatan. »

Ils convinrent de ne rien dire de ce qu’ils venaient d’apprendre, et regagnèrent leurs chambres, réconfortés et joyeux. Même Dorothée gardait l’espoir que le « Grand et Redoutable Charlatan », comme elle l’avait surnommé, trouverait un moyen pour la renvoyer au Kansas ; et dans ce cas, elle se sentait prête à tout lui pardonner.








Le lendemain matin, l’Épouvantail dit à ses amis :

« Vous pouvez tous me féliciter. Je me rends tout à l’heure chez Oz, je vais enfin avoir de l’esprit. Quand je reviendrai, je serai un homme comme les autres.

— Je vous ai toujours aimé tel que vous étiez, dit Dorothée, naïvement.

— Vous êtes bien gentille, d’aimer un simple Épouvantail. Mais vous verrez, vous m’estimerez encore davantage, quand vous entendrez les pensées étonnantes qui jailliront de ma tête.

Il les salua tous joyeusement, et s’en fut à la Salle du Trône, où il frappa à la porte.

— Entrez, dit Oz.

L’Épouvantail entra et découvrit le petit homme assis près de la fenêtre, absorbé dans une profonde réflexion.

— Je suis venu pour que vous me donniez de l’intelligence, dit l’Épouvantail, un peu mal à son aise.

— Oh, c’est vrai ! Asseyez-vous sur cette chaise, s’il vous plaît, répondit Oz. Vous devez m’excuser, mais je dois vous ôter la tête. Je suis obligé de le faire, pour loger votre cervelle bien à sa place.

— D’accord, dit l’Épouvantail. Je vous remercie de m’ôter la tête, puisque c’est pour m’en remettre une meilleure après.

Le Magicien lui détacha la tête et en vida la paille. Il alla dans la pièce à côté, prit une mesure de son qu’il mélangea à une bonne dose d’aiguilles et d’épingles. Il agita le tout, pour obtenir un mélange parfait, puis en remplit le fond de la tête, et bourra le reste avec de la paille, afin de maintenir la cervelle bien calée. Ensuite, il rattacha la tête de l’Épouvantail à son corps en lui disant :

— Dorénavant, vous voilà un grand homme, car je vous ai donné une cervelle de premier choix.

Aussi fier que content, dès lors que le plus cher de ses vœux venait d’être comblé, l’Épouvantail remercia Oz très chaleureusement, et retourna auprès de ses amis. Dorothée le dévisagea avec curiosité. Les bosses de sa cervelle faisaient saillie au sommet de son front.

— Comment vous sentez-vous ? s’enquit-elle.

— À dire la vérité, je me sens intelligent, répondit-il gravement. Quand je me serai habitué à cette cervelle, je serai omniscient.


Le magicien d’Oz, par W. W. Denslow

— Qu’est-ce que c’est que ces épingles et ces aiguilles qui vous sortent du crâne ? demanda le Bûcheron.

— C’est pour prouver que son esprit a du piquant, commenta le Lion.

— Bon ! À mon tour de me présenter chez Oz, dit le Bûcheron.

Il se rendit à la Salle du Trône et frappa à la porte.

— Entrez ! fit Oz, et le Bûcheron entra.

— Je viens pour mon cœur, dit-il.

— Très bien, répondit le petit homme. Mais il va falloir que je découpe un trou dans votre poitrine, pour mettre le cœur bien à sa place. J’espère que cela ne vous fera pas souffrir.

— Mais non, dit le Bûcheron, je ne sentirai rien du tout.

Oz prit donc une paire de ciseaux à métaux, découpa un petit carré au côté gauche de la poitrine du Bûcheron. Puis, du tiroir d’une commode, il sortit un petit cœur entièrement fait de soie et le remplit de sciure de bois.

— Il est beau, n’est-ce pas ? fit-il remarquer.

— Et comment ! approuva le Bûcheron, tout à fait ravi. Mais… est-ce un cœur généreux ?

— Oh, oui ! repartit Oz.

Il installa le cœur dans la poitrine du Bûcheron, rajusta le carré de fer-blanc et le souda.

— Voilà ! dit-il, vous avez maintenant un cœur que tout homme serait fier de posséder. Je suis navré d’avoir dû faire un accroc à votre poitrine, mais il n’y avait pas moyen de l’éviter.

— Tant pis pour l’accroc, s’exclama l’heureux Bûcheron. Je vous en suis infiniment reconnaissant, et n’oublierai jamais votre bonté.

— N’en parlons plus, pria Oz.

Le Bûcheron en fer blanc revint auprès de ses amis, qui lui souhaitèrent bonheur et joie. Le Lion se dirigea à son tour vers la Salle du Trône, et frappa à la porte.

— Entrez ! dit Oz.

— Je viens chercher mon courage, annonça le Lion en entrant.

— Parfait, répondit le petit homme. J’ai ce qu’il vous faut.

Il ouvrit une armoire, et saisit, sur une haute étagère, un bocal vert et carré, dont il versa le contenu dans une coupe d’or vert, richement ciselée. Il la plaça sous le nez du Lion Poltron, qui la renifla d’un air dégoûté, et lui dit :

— Buvez !

— Qu’est-ce que c’est ? demanda le Lion.

— Hé bien, dit Oz, si c’était en vous, ce serait du courage. Vous savez bien que le courage se trouve toujours à l’intérieur des gens ; on ne peut appeler cela du courage, tant que vous ne l’aurez pas avalé. C’est pourquoi je vous conseille de le boire aussi vite que possible.

Sans plus hésiter, le Lion vida la coupe jusqu’à la dernière goutte.

— Alors, comment vous sentez-vous ? demanda Oz.

— Je déborde de courage, répondit le Lion qui alla tout joyeux conter sa bonne fortune à ses amis.

Quand Oz se retrouva seul, il sourit en songeant à la façon dont il avait réussi à donner à l’Épouvantail, au Bûcheron et au Lion exactement ce dont ils croyaient manquer.

— Comment faire pour ne pas se conduire en charlatan ? se dit-il, quand tous ces gens me demandent d’accomplir des choses que tout le monde sait irréalisables. Il était facile de satisfaire l’Épouvantail, le Lion et le Bûcheron, car ils s’imaginaient que j’étais tout-puissant. Mais pour ramener Dorothée au Kansas, il va falloir davantage d’imagination, et ce que je sais, c’est que je ne vois pas du tout comment je vais m’y prendre ! »






Pendant trois jours, Dorothée resta sans nouvelles d’Oz. Ces journées s’écoulèrent tristement pour la petite fille, malgré la joie et le contentement de ses amis. L’Épouvantail affirmait qu’il lui venait de merveilleuses pensées en tête, mais qu’il ne les leur dirait pas, car lui seul était capable de les comprendre. Quand le Bûcheron se promenait, il sentait son cœur remuer comme un hochet dans sa poitrine ; et il confia à Dorothée qu’il le trouvait meilleur et plus tendre que du temps où il était un homme de chair. Le Lion déclara qu’il n’avait plus peur de rien. « Qu’on lui amène une armée d’hommes ou une douzaine de féroces Kalidahs, il se ferait une joie de les affronter. »

Ainsi, toute la petite compagnie était-elle satisfaite, excepté Dorothée qui languissait plus que jamais après son cher Kansas. Le quatrième jour, à sa grande joie, Oz la fit appeler, et quand elle pénétra dans la Salle du Trône, il dit d’un ton enjoué :

« Asseyez-vous, mon enfant. Je crois avoir trouvé le moyen de vous faire sortir de ce pays.

— Et de me ramener au Kansas ? demanda-t-elle avec impatience.

— À vrai dire, je ne suis pas certain que ce soit au Kansas, car j’ignore de quel côté il se trouve, reconnut Oz. Mais la première chose à faire est de franchir ce désert ; ensuite, il devrait être facile de retrouver le chemin de votre maison.

— Et comment franchir le désert ?

— Je vais vous confier mon projet, dit le petit homme. Voyez-vous, je suis venu dans ce pays en ballon. Vous aussi êtes arrivée par la voie des airs, portée par un cyclone. Je crois donc que le meilleur moyen de traverser le désert est de le survoler. Évidemment, je n’ai pas le pouvoir de fabriquer un cyclone ; mais tout bien réfléchi, je crois être capable de fabriquer un ballon.

— Comment ? demanda Dorothée.

— Un ballon, expliqua Oz, est formé d’une étoffe de soie, qu’on enduit de colle-forte, pour qu’elle conserve le gaz à l’intérieur. Je possède au palais de grandes réserves de soie : ce ne sera pas difficile de fabriquer le ballon. Mais dans ce pays, on ne trouve pas le gaz nécessaire pour gonfler le ballon et lui permettre de flotter.

— S’il ne flotte pas, il ne nous servira à rien !

— Très juste, répliqua Oz. Mais il existe un autre moyen de le faire flotter, qui consiste à le gonfler d’air chaud. Cela ne vaut pas le gaz, car s’il refroidissait, le ballon atterrirait dans le désert, et nous serions perdus.

— Nous ?! s’exclama la fillette. Vous venez donc avec moi ?

— En effet, dit Oz, je suis las de vivre en charlatan. Si je sortais de mon palais, mon peuple aurait tôt fait de découvrir que je ne suis pas un magicien, et m’en voudrait de l’avoir dupé. Quant à rester cloîtré dans ces salles, c’est ennuyeux à la longue. Je ferais mieux de rentrer au Kansas avec vous, et de m’engager à nouveau dans un cirque.

— Je serai enchantée de votre compagnie.

— Merci, répondit-il. À présent, voulez-vous m’aider à coudre la soie, nous allons nous mettre tout de suite à notre ballon. »

Dorothée prit donc une aiguille et du fil ; à mesure qu’Oz taillait des bandes de soie selon la forme désirée, la fillette les cousait soigneusement ensemble. Venait d’abord une bande vert clair, puis une bande vert sombre, puis une autre vert émeraude ; car Oz avait eu la fantaisie de faire un ballon de toutes les nuances de vert qui les entouraient. L’ouvrage leur prit trois jours, mais une fois achevé, ils eurent un grand sac de soie verte, de plus de six mètres de long. Ensuite, Oz enduisit l’intérieur d’une couche de colle-forte pour le rendre imperméable à l’air : le ballon était terminé.

« Il nous faut aussi un grand panier, pour voyager dedans » dit Oz.

Et il envoya le soldat aux verts favoris chercher une grande malle d’osier, qu’il attacha par de multiples cordes au fond du ballon. Quand tout fut prêt, Oz fit dire à son peuple qu’il s’en allait rendre visite à un frère magicien, qui vivait dans les nuages. La nouvelle se répandit rapidement à travers la Cité, et chacun vint assister à ce prodige.

Oz ordonna de placer le ballon devant le palais, et le peuple l’examina avec une grande curiosité. Le Bûcheron en fer blanc avait coupé une grande pile de bois ; il en faisait maintenant un bûcher, tandis qu’Oz maintenait le fond du ballon au-dessus du feu, pour permettre à l’air chaud qui s’en dégageait d’emplir le sac de soie. Peu à peu, le ballon enfla et s’éleva dans l’air, déjà le panier touchait tout juste au sol. Alors Oz sauta dans la malle et s’adressa à son peuple d’une voix forte :

« Je pars en visite. Pendant mon absence, c’est l’Épouvantail qui régnera sur vous. Je vous demande de lui obéir comme à moi-même. »

Cependant, le ballon tirait dur sur la corde qui le retenait au sol ; gonflé d’air chaud, il était plus léger que l’atmosphère environnante, et tendait irrésistiblement à s’élever vers le ciel.

« Venez, Dorothée ! cria le Magicien. Dépêchez-vous, le ballon va s’envoler !

— Je n’arrive pas à retrouver Toto, répondit Dorothée, qui ne voulait pas abandonner son petit chien.

Toto s’était échappé dans la foule, à la poursuite d’un petit chat, mais Dorothée finit par le rattraper. Elle le saisit et courut vers le ballon. Elle n’en était plus qu’à trois pas, et Oz lui tendait les mains pour l’aider à sauter dans le panier, quand, crac ! La corde céda, et le ballon s’éleva dans le ciel, sans Dorothée.

— Revenez ! cria-t-elle, je veux partir avec vous !

— Impossible, chère enfant, lança Oz du haut de son panier. Adieu !

— Adieu ! » cria la foule. Et tous les yeux suivaient l’ascension du Magicien dans le panier, qui montait dans le ciel, toujours, toujours plus haut. Ce fut la dernière fois que l’on vit Oz, le merveilleux Magicien, bien qu’il ait dû parvenir sain et sauf à Omaha, où il vit à présent, pour autant que nous sachions. Mais les gens continuèrent de chérir sa mémoire, et se répétaient les uns aux autres :

« Oz a toujours été notre ami. Quand il vivait parmi nous, il fit construire pour nous cette magnifique Cité d’Émeraude, et en partant, il a laissé le sage Épouvantail pour nous gouverner. »

Longtemps encore, ils regrettèrent la perte du merveilleux Magicien, et refusaient d’en être consolés.






Dorothée pleura amèrement : l’espoir de revoir son cher Kansas s’était évanoui ; mais après avoir retourné la chose dans sa tête, elle fut bien contente de n’être pas montée en ballon. Et même, elle s’affligea du départ d’Oz autant que ses compagnons. Le Bûcheron en fer blanc s’approcha d’elle et lui dit :

« Je serais un ingrat de ne pas pleurer l’homme qui m’a pourvu d’un si tendre cœur. J’aimerais verser quelques larmes sur le départ d’Oz, auriez-vous la bonté de me les sécher, afin que je ne rouille pas ?

— Avec plaisir » répondit-elle ; et elle apporta une serviette.

Pendant quelques minutes, le Bûcheron pleura, tandis qu’elle guettait ses larmes et les épongeait soigneusement au fur et à mesure. Quand il eut fini de pleurer, il la remercia et s’enduisit de l’huile de son bidon d’argent, pour se préserver de toute mésaventure.

L’Épouvantail gouvernait à présent la Cité d’Émeraude, et bien qu’il ne fût pas un magicien, son peuple était très fier de lui. « Car, disaient les gens, c’est la seule Cité au monde qui soit gouvernée par un homme de paille. » Et jusqu’à preuve du contraire, ils ne se trompaient pas.

Le lendemain du jour où le ballon s’était envolé avec Oz, les quatre voyageurs se réunirent dans la Salle du Trône pour discuter de choses et d’autres. L’Épouvantail trônait, et les autres se tenaient respectueusement devant lui.


Le magicien d’Oz, par W. W. Denslow

« Nous n’avons pas à nous plaindre, dit le nouveau maître ; ce palais et la Cité d’Émeraude nous appartiennent, et nous sommes libres d’agir à notre fantaisie. Quand je pense qu’il n’y a pas si longtemps, j’étais perché sur un pieu dans le champ de blé d’un fermier, et qu’à présent, je suis à la tête de cette splendide Cité, je ne peux que remercier ma destinée.

— Moi aussi, dit le Bûcheron en fer blanc, je suis très satisfait de mon nouveau cœur ; en vérité, c’était là l’unique désir de ma vie.

— Quant à moi, je suis content de me savoir aussi brave que n’importe quelle autre bête au monde, sinon plus brave, dit le Lion avec modestie.

— Si seulement Dorothée acceptait de vivre dans la Cité d’Émeraude, poursuivit l’Épouvantail, nous pourrions être tous heureux ensemble.

— Mais je ne veux pas vivre ici ! s’écria Dorothée. Je veux retourner au Kansas, et vivre avec tante Em et oncle Henry.

— En ce cas, que pouvons-nous faire ? demanda le Bûcheron.

L’Épouvantail décida de penser, et il pensait si fort qu’aiguilles et épingles s’en hérissaient sur sa tête. À la fin, il dit :

— Pourquoi n’appelez-vous pas les Singes ailés ? Ils pourraient vous faire survoler le désert.

— Je n’y ai pas songé, dit joyeusement la fillette. C’est exactement ce qu’il me faut ! Je cours chercher la Coiffe d’or. »

Peu après, elle était de retour avec la Coiffe enchantée ; à peine eut-elle proféré la formule magique que la bande des Singes ailés entrait en volant par la fenêtre ouverte et vint se poser devant elle.

« Voici la seconde fois que vous nous appelez, dit le Roi des Singes à l’enfant, en s’inclinant devant elle. Que désirez-vous ?

— Je veux que vous m’ameniez jusqu’au Kansas, dit Dorothée.

Mais le Singe secoua la tête.

— C’est impossible, dit-il. Nous appartenons à ce pays, nous n’avons pas le droit de franchir ses frontières. Il n’y a jamais eu de Singe ailé au Kansas jusqu’à présent, et je pense qu’il n’y en aura jamais, car nous ne faisons pas partie de cette contrée-là. Nous aimerions vous satisfaire, mais il nous est interdit de traverser le désert. Adieu ! »

Il s’inclina une deuxième fois, déploya ses ailes, et s’envola avec sa bande par la fenêtre. Dorothée en aurait pleuré de déception.

« Les Singes ailés ne peuvent pas m’aider. J’ai gaspillé pour rien le charme de la Coiffe d’or, disait-elle.

— C’est vraiment dommage ! soupirait le Bûcheron au cœur tendre.

L’Épouvantail s’était remis à penser, et sa tête bombait si dangereusement que Dorothée crut qu’elle allait éclater.

— Appelons le soldat aux favoris verts, dit-il, et demandons-lui conseil.

On envoya quérir le soldat, qui pénétra timidement dans la Salle du Trône, car du temps d’Oz, il n’avait jamais été admis à en franchir le seuil.

— Cette enfant, lui dit l’Épouvantail, souhaite traverser le désert. Comment doit-elle s’y prendre ?

— Je ne sais pas, répondit le soldat ; jusqu’ici, personne, si ce n’est Oz lui-même, n’y est jamais parvenu.

— Et personne ne peut m’aider ? demanda anxieusement la petite fille.

— Glinda, peut-être, suggéra-t-il.

— Qui est Glinda ? interrogea l’Épouvantail.

— C’est la Sorcière du Sud, la plus puissante de toutes les Sorcières. Elle règne sur les Kouadlingz. En outre, son château se dresse en bordure du désert, il est donc possible qu’elle connaisse un moyen de le franchir.

— C’est une bonne Sorcière, n’est-ce pas ?

— Les Kouadlingz le pensent, dit le soldat, et elle est bienveillante à l’égard de tous. J’ai ouï dire que Glinda était une très belle femme, qui sait rester jeune malgré les ans, car elle vit depuis fort longtemps.

— Comment se rendre jusqu’à son château ? demanda Dorothée.

— Il faut marcher tout droit vers le Sud, expliqua-t-il, mais on prétend que mille dangers guettent ceux qui s’aventurent dans ces parages. Il y a des bêtes féroces dans les forêts, et surtout un peuple d’hommes bizarres, qui détestent qu’on traverse leur pays. C’est pourquoi aucun Kouadling n’est jamais venu jusqu’à la Cité d’Émeraude.

Le soldat se retira et l’Épouvantail prit la parole :

— Malgré les dangers, le mieux est que Dorothée se rende au pays du Sud, et implore le secours de Glinda. Car c’est évident, si Dorothée reste ici, elle ne rentrera jamais au Kansas.

—- Vous avez dû encore penser, remarqua le Bûcheron.

— C’est exact, dit l’Épouvantail.

— J’accompagne Dorothée, déclara le Lion, car je suis las de votre Cité, et languis les grands bois et la campagne. Je suis une vraie bête sauvage, voyez-vous. De plus, Dorothée a besoin de quelqu’un pour la protéger.

— Vous avez raison, approuva le Bûcheron. Ma hache peut lui être également utile ; j’irai donc, moi aussi, jusqu’au pays du Sud.

— Quand partons-nous ? demanda l’Épouvantail.

— Vous venez aussi ? s’étonnèrent-ils.

— Évidemment ! Sans Dorothée, je n’aurais jamais eu d’intelligence. C’est elle qui m’a décroché de mon pieu dans le champ de blé, et amené à la Cité d’Émeraude. C’est à elle que je dois ma bonne fortune, et je ne l’abandonnerai pas tant qu’elle ne sera pas repartie pour tout de bon au Kansas.

— Merci, dit Dorothée avec gratitude. Vous êtes tous si gentils pour moi. Mais j’aimerais partir le plus tôt possible.

— Nous partons demain, décida l’Épouvantail. Allons faire nos préparatifs, car le voyage sera long.





Le lendemain matin, Dorothée donna un baiser d’adieu à la servante verte, et tous serrèrent la main du soldat aux verts favoris, qui les avait accompagnés jusqu’à la grand-porte. Le Gardien fut très surpris de les voir quitter une fois encore la Cité d’Émeraude pour aller au-devant de nouveaux ennuis. Mais il fit jouer la serrure de leurs lunettes qu’il rangea dans la boîte verte, et leur souhaita bonne chance.

« À présent, c’est vous qui nous gouvernez, dit-il à l’Épouvantail ; vous devez revenir le plus tôt possible.

— C’est bien mon intention, répondit celui-ci ; mais je dois d’abord aider Dorothée à rentrer chez elle.

Dorothée adressa au brave Gardien un dernier adieu :

— J’ai été bien traitée dans votre aimable Cité, et tout le monde s’est montré bon envers moi. Je ne puis vous dire combien je vous en suis reconnaissante.

— Inutile, ma chère enfant, répondit le Gardien. Nous aimerions vous garder avec nous, mais puisque vous désirez retourner au Kansas, je vous souhaite de réussir. »

Il ouvrit alors la porte du rempart, et les voyageurs se mirent en route. Le soleil brillait vivement, tandis que nos amis dirigeaient leurs pas vers le pays du Sud. Pleins d’entrain, ils riaient et devisaient ensemble. Une fois de plus, Dorothée reprenait espoir ; le Bûcheron et l’Épouvantail se faisaient une joie de lui être utiles ; quant au Lion, il humait l’air frais avec délice, et battait de la queue du seul plaisir de se retrouver dans la campagne. Toto, lui, frétillait autour d’eux, et pourchassait mille insectes et papillons sans cesser de japper.

« La vie citadine ne me convient pas du tout, remarquait le Lion, alors qu’ils trottaient d’un pas alerte. J’ai beaucoup maigri là-bas ; de plus, j’ai hâte de montrer aux autres bêtes comme je suis devenu courageux. »

Arrivés à un tournant de la route, ils regardèrent une dernière fois la Cité d’Émeraude. Une forêt de clochers et de tours se dressait derrière les verts remparts, dominée par les flèches et le dôme du palais d’Oz.

« Tout compte fait, Oz n’était pas un si mauvais magicien, fit le Bûcheron en fer blanc, en écoutant son cœur hoqueter dans sa poitrine.

— Il a bien su me donner de la cervelle, et qui plus est, pas n’importe laquelle, ajouta l’Épouvantail.

— Si Oz avait pris une dose du courage qu’il m’a donné, renchérit le Lion, il eût été un homme très brave. »

Dorothée se taisait. Oz n’avait pas tenu ses promesses envers elle. Mais il avait essayé de son mieux, aussi lui pardonnait-elle. Comme il l’avait dit lui-même, il était un mauvais magicien, mais un brave homme cependant.

Le premier jour de marche, la route serpentait par les prés verts et fleuris qui entouraient la Cité d’Émeraude. Ils dormirent dans l’herbe, à la belle étoile, et leur repos n’en fut pas moins agréable.

Le matin suivant, leur chemin les mena jusqu’à une forêt touffue. Aucun sentier ne permettait de la contourner, car elle semblait s’étendre de part et d’autre jusqu’à l’horizon ; en outre, ils n’osaient prendre une autre direction, de peur de se perdre. Ils cherchèrent donc l’endroit qui leur offrirait le plus facile accès. L’Épouvantail qui menait la marche finit par découvrir un grand arbre dont les branches basses s’écartaient suffisamment pour laisser le passage à la petite troupe. Comme il s’engageait sous les branches, celles-ci s’entortillèrent autour de lui, et l’instant d’après, il était soulevé de terre et projeté, tête la première, parmi ses compagnons. L’Épouvantail n’éprouva aucun mal, sinon une vive surprise, et il avait l’air tout ahuri quand Dorothée le ramassa. Le Lion les héla :

« J’ai découvert un autre passage.

— Laissez-moi essayer le premier, dit l’Épouvantail, car je ne crains pas les culbutes.

Sur ce, il s’approcha d’un arbre ; aussitôt les branches l’enlacèrent et le rejetèrent au loin.


Le magicien d’Oz, par W. W. Denslow

— Comme c’est étrange ! s’exclama Dorothée.

— Les arbres semblent décidés à nous combattre et à interrompre notre voyage, fit remarquer le Lion.

— Je vais essayer à mon tour, dit le Bûcheron.

Et la hache sur l’épaule, il se dirigea vers le premier arbre qui avait traité si rudement l’Épouvantail. Alors qu’une branche s’abaissait déjà pour le saisir, le Bûcheron la frappa, la tranchant net. L’arbre se mit à agiter toutes ses branches, comme s’il se tordait de douleur, mais le Bûcheron passa sain et sauf.

— Vite ! cria-t-il aux autres, venez ! »

Ils se précipitèrent et se glissèrent sous l’arbre, tous sauf Toto, happé au vol par une petite branche qui le secouait et le faisait hurler de terreur. Mais le bûcheron, d’un coup de hache, libéra vite le petit chien.

À l’intérieur de la forêt, les arbres se tenaient tranquilles. Les voyageurs comprirent que seuls, ceux de la lisière pouvaient plier leurs branches ; sans doute étaient-ce les sentinelles de la forêt, dotées d’un pouvoir merveilleux pour empêcher les étrangers d’y pénétrer. Ils parvinrent donc facilement à l’autre bout de la forêt. Mais à leur grande surprise, un haut mur se dressa devant eux, qui semblait fait de porcelaine blanche. Il était lisse comme une soucoupe, et beaucoup plus haut qu’eux.

« Et maintenant, dit Dorothée, comment allons-nous continuer ?

— Je vais fabriquer une échelle, répondit le Bûcheron, car nous n’avons pas le choix : il faut escalader ce mur ! »







« Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ce mur se dresse là, ni de quoi il est fait, lui dit-il.

— Cessez de vous creuser la cervelle, et de vous inquiéter au sujet de ce mur, répondit le Bûcheron ; nous verrons bien quand nous serons de l’autre côté. »

Au bout d’un certain temps, l’échelle fut achevée ; elle avait l’air bancale, mais le Bûcheron la croyait assez solide pour servir leur dessein. L’Épouvantail réveilla Dorothée, le Lion et Toto, et leur annonça que l’échelle était prête. Puis il grimpa le premier, mais si maladroitement que Dorothée dut le suivre et le soutenir pour l’empêcher de tomber à la renverse. Au moment où sa tête parvenait au haut du mur, il s’arrêta :

« Ohhhh ! fit-il.

— Avancez, pressa Dorothée.

L’Épouvantail avança et s’assit sur le bord ; dès que la tête de Dorothée eut dépassé la crête du mur :

— Ohhhh ! » fit la fillette, tout comme l’avait fait l’Épouvantail.

Puis ce fut au tour de Toto, qui se mit à aboyer, mais Dorothée le calma. Le Lion grimpa ensuite, enfin le Bûcheron, et tous deux poussèrent le même « Ohhhh ! » dès qu’ils eurent jeté un coup d’œil par-dessus le mur.

Assis en rang sur le rebord, tous contemplèrent un moment l’étrange spectacle. À leurs pieds, s’étendait une contrée au sol aussi blanc, poli et reluisant que le fond d’un plat à gâteaux. Çà et là se dressaient des maisons tout en porcelaine et peintes des plus vives couleurs. Elles étaient très petites, la plus haute atteignait tout juste à la ceinture de Dorothée. On voyait encore de mignonnes fermettes, entourées de clôtures de porcelaine, et des vaches, des moutons, des chevaux, des cochons, des volailles, de porcelaine eux aussi, s’égaillaient aux alentours. Mais le plus curieux du spectacle, c’étaient les habitants de cet étrange pays : laitières et bergères vêtues de corsages chatoyants et de jupes mouchetées d’or ; princesses en longues robes d’argent, d’or et de pourpre ; bergers aux culottes nouées de galons roses, jaunes ou bleus, des boucles d’or à leurs souliers ; princes coiffés de couronnes serties de joyaux, un manteau d’hermine jeté sur leur pourpoint de satin ; clowns comiques avec leurs joues peintes de vermillon, leur costume chiffonné et leur chapeau pointu.

Et, merveille des merveilles, tout ce peuple était fait de porcelaine, jusqu’à leurs habits, et si petit que le plus grand d’entre eux arrivait à peine au genou de Dorothée. Au début, nul ne remarqua les voyageurs, sauf un petit chien de porcelaine pourpre, au museau aplati, qui vint au pied du mur aboyer d’une voix cristalline, avant de repartir en courant.


Le magicien d’Oz, par W. W. Denslow



« Voilà ! s’écria cette dernière, fâchée. Regardez ce que vous avez fait ! Ma vache a une patte cassée, et je dois l’amener chez le raccommodeur, pour qu’il la lui recolle. Qu’est-ce qui vous a pris, d’effrayer ma vache ?

— Je suis vraiment désolée, s’excusa Dorothée, je vous prie de nous pardonner. »

Mais la jolie laitière était bien trop offensée pour répondre. En boudant, elle ramassa la patte cassée, et entraîna sa pauvre vache qui clopinait sur ses trois pattes. Elle s’éloigna, tout en jetant par-dessus son épaule des coups d’œil pleins de reproche aux maladroits étrangers, et en tenant son coude fêlé tout contre soi. Cet incident fit de la peine à Dorothée.

« Nous devons marcher avec précaution, dit le Bûcheron au bon cœur, sinon nous risquons d’abîmer ce charmant petit peuple. »

Un peu plus loin, Dorothée aperçut une jeune princesse, magnifiquement vêtue, qui à la vue de ces étrangers, s’arrêta interdite, puis s’enfuit en courant. Dorothée aurait voulu l’admirer encore et courut derrière elle ; mais la jeune fille de porcelaine se mit à crier :

« Cessez de me poursuivre ! Cessez de me poursuivre !

Elle semblait si effrayée, que Dorothée s’arrêta et lui demanda :

— Pourquoi cela ?

— Parce que, expliqua la princesse, je risque de tomber en courant et de me briser.

— Mais, vous pourriez vous faire recoller ? demanda la petite fille.

— Bien sûr, rétorqua la Princesse, mais on n’est jamais aussi joli, après.

— Je vous crois, dit Dorothée.

— Regardez Monsieur Plaisant, l’un de nos clowns, poursuivit la demoiselle de porcelaine. Il passe son temps à essayer de se tenir debout sur la tête. Il s’est brisé si souvent qu’il est recollé des pieds à la tête, ce n’est pas beau du tout. Le voici qui vient, vous pourrez voir par vous-même. »

En effet, un joyeux petit clown venait à leur rencontre, et Dorothée put constater que, malgré ses jolis habits rouges, jaunes et verts, il était sillonné de vilaines fêlures qui couraient dans tous les sens ; à coup sûr, on avait dû le rafistoler plus d’une fois. Le clown mit les mains dans les poches, gonfla ses joues et pouffa, puis, hochant la tête vers les voyageurs, se mit à chanter d’un air impertinent :

« Ma demoiselle mignonnette,

Pourquoi ouvrir grand vos mirettes

Devant le vieux Monsieur Plaisant ?

Vous avez l’air aussi guindée,

Aussi raide et compassée

Que si vous aviez avalé

Un tisonnier !

— Tenez-vous bien, ordonna la Princesse ; ne voyez-vous pas que ce sont des étrangers ? Il faut les traiter avec respect.

— Mais c’est du respect, ou je ne m’y connais pas ! déclara le clown.

Et il se mit debout sur la tête.

— Ne faites pas attention à Monsieur Plaisant, dit la princesse à Dorothée. Sa tête est toute fêlée, cela le rend bizarre, par moments.

— Oh, je ne lui prête pas la moindre attention, dit Dorothée. Mais vous, vous êtes si belle, que je pourrais vous aimer tendrement. Laissez- moi vous emmener avec moi au Kansas, pour vous poser sur le manteau de cheminée de tante Em. Je vous mettrai dans mon panier.

— Cela me rendrait très malheureuse, répondit la princesse de porcelaine. Voyez-vous, nous vivons heureux dans notre pays ; ici, nous pouvons parler et nous mouvoir à notre guise. Mais si l’un de nous est emmené au loin, aussitôt ses membres se raidissent. Dès lors, il ne lui reste plus qu’à se tenir figé, dans une pose gracieuse. Sans doute est-ce tout ce que l’on exige de nous, quand nous décorons les manteaux de cheminée, les salons et les commodes, mais notre vie est tellement plus agréable ici, dans notre propre pays !

— Pour rien au monde je ne voudrais vous rendre malheureuse, s’exclama Dorothée. Adieu donc !

— Adieu ! » répondit la princesse.

Ils marchèrent avec prudence à travers la contrée de porcelaine. Les petits animaux et les gens décampaient de leur chemin, par crainte d’être brisés. Au bout d’une heure environ, les voyageurs atteignirent l’autre côté du pays, et se trouvèrent à nouveau devant un mur de porcelaine. Toutefois, celui-ci était moins haut que le premier, et ils parvinrent à grimper sur son faîte en montant sur le dos du Lion.



Puis, le Lion se ramassa sur lui-même, et détendant ses muscles, bondit par-dessus le mur ; mais dans son saut, sa queue heurta une église de porcelaine qui se brisa en mille morceaux.

« C’est bien regrettable, dit Dorothée ; tout de même, nous avons eu de la chance, nous n’avons cassé que la patte d’une vache et une église. Ce petit peuple est tellement fragile !

— Terriblement ! dit l’Épouvantail. Je me félicite, quant à moi, d’être en paille. Je ne risque pas d’être facilement abîmé. Il y a donc pire que d’être un Épouvantail ! »






De l’autre côté du mur de porcelaine, les voyageurs découvrirent un pays déplaisant, rempli de flaques et de marécages, et recouvert d’une végétation haute et rigide. Il était difficile d’avancer sans trébucher dans les ornières boueuses, car les tiges touffues les empêchaient de voir où ils posaient le pied. Ils réussirent cependant à se frayer péniblement leur chemin et retrouvèrent bientôt la terre ferme. Là, le pays semblait plus sauvage encore ; après avoir traversé toute une étendue de broussailles et de fourrés, ils arrivèrent enfin dans une forêt dont les arbres leur parurent les plus hauts et les plus vieux qu’ils eussent jamais vus.

« Cette forêt est absolument délicieuse, déclara le Lion, regardant autour de lui avec plaisir ; je n’ai jamais vu d’endroit aussi superbe.

— C’est lugubre ! dit l’Épouvantail.

— Pas du tout, répliqua le lion ; j’aimerais bien y vivre le restant de mes jours. Regardez comme les feuilles mortes sont douces à fouler, comme la mousse est épaisse et d’un beau vert, sur ces vieux troncs. Aucune bête sauvage ne saurait rêver de plus agréable séjour.

— Peut-être y a-t-il des bêtes sauvages dans cette forêt, dit Dorothée.

— Je pense que oui, répondit le Lion, mais je n’en vois pas. »

Ils marchèrent dans la forêt jusqu’à la nuit tombée. Dorothée, Toto et le Lion se couchèrent sur le sol, tandis que le Bûcheron et l’Épouvantail montaient la garde, comme à l’accoutumée. Au matin, ils repartirent. Bientôt, un sourd grondement, fait de mille grognements sauvages, parvint à leurs oreilles. Toto gémit un peu, mais les voyageurs poursuivirent sans crainte le sentier bien tracé qui les mena jusqu’à une clairière : des centaines d’animaux, de toutes les espèces, y étaient rassemblés. Il y avait là des tigres, des éléphants, des ours, des loups, des renards, et tous ceux qu’on peut voir dans les livres d’Histoire naturelle. Sur le moment, Dorothée ne se sentit pas rassurée. Mais le Lion expliqua que les animaux tenaient conseil, et à leur façon de grogner et de râler, il jugea qu’ils devaient se trouver dans un grand embarras. En entendant sa voix, quelques animaux l’aperçurent, et comme par magie, il se fit aussitôt un grand silence dans l’assemblée.

Le plus gros des tigres s’approcha du Lion, et après l’avoir salué avec respect, lui dit :

« Sois le bienvenu, ô Roi des Animaux ! Tu arrives à temps pour combattre notre ennemi, et ramener la paix parmi les habitants de cette forêt.

— Qu’est-ce qui vous afflige ? demanda le Lion, tranquillement.

— Un ennemi féroce est arrivé récemment dans ces bois, répondit le tigre, et sème la terreur parmi nous. C’est un monstre effrayant, qui ressemble à une araignée géante, avec un corps aussi gros qu’un éléphant, et huit bras immenses, de la longueur d’un tronc d’arbre. Il rampe dans la forêt, et lorsqu’il capture un animal avec l’un de ses tentacules, il l’attire jusqu’à sa bouche et l’engloutit comme une araignée dévorant un papillon. Aucun de nous ne sera en sécurité tant que vivra cette horrible créature ; c’est pourquoi nous tenions conseil et cherchions les mesures à prendre, quand tu es arrivé.

Le lion médita un moment, puis demanda :

— Y a-t-il d’autres lions dans cette forêt ?

— Il y en avait ! Mais le monstre les a tous dévorés. D’ailleurs, aucun d’eux n’égalait ta taille et ton courage.

— Si je détruis votre ennemi, vous inclinerez-vous devant moi, et m’obéirez-vous comme au roi de la forêt ? interrogea le Lion.

— Avec joie ! répondit le tigre.

— Avec joie ! rugirent en chœur les autres animaux.

— Alors, où se cache-t-elle, votre grosse araignée ? demanda le Lion.

— Là-bas, parmi les chênes, dit le tigre, pointant sa patte de devant dans la direction.

— Je vous confie donc mes amis, et vais de ce pas pourfendre l’ennemi. »

Le Lion dit au revoir à ses compagnons, et partit bravement livrer bataille au monstre. Il découvrit la grande araignée en train de dormir sur le sol. Elle était si horrible que son ennemi détourna le museau de dégoût. Ses bras étaient vraiment aussi longs que le tigre l’avait prétendu. Et tout son corps était couvert d’un poil noir et hirsute. Sa bouche immense était armée d’une rangée de dents pointues, d’un pied de long. Mais sa tête se rattachait à son énorme corps par un cou aussi mince qu’une taille de guêpe. Cette particularité inspira au Lion une bonne tactique pour attaquer cette créature. Et comme il lui était plus facile de la combattre endormie qu’éveillée, il bondit en avant, atterrit en plein sur le dos du monstre, et d’un coup de sa lourde patte aux griffes acérées, décapita l’araignée. Puis il sauta sur le sol, regarda les longs bras se tordre un moment, et retomber inertes : le monstre avait vécu.

Le Lion revint à la clairière où les animaux attendaient son retour, et dit fièrement :

« Vous n’avez plus rien à redouter de votre ennemi. »

Alors les bêtes s’inclinèrent devant le Lion comme devant leur Roi, et il leur promit de revenir les gouverner, dès que Dorothée aurait trouvé le moyen de rentrer au Kansas.






Parvenus sans encombre à l’autre bout de la forêt, les voyageurs émergèrent de ses ténèbres pour se trouver au pied d’une colline aux pans escarpés et rocheux.

« L’escalade va être rude, dit l’Épouvantail, mais tant pis ; il faut franchir cette colline.

Il montra donc le chemin et les autres suivirent. À peine avaient-ils atteint le premier rocher qu’une voix rauque leur cria :

— Arrière !

— Qui est là ? demanda l’Épouvantail.

Une tête surgit derrière les rocs et la même voix dit :

— Cette colline nous appartient, personne n’a le droit de passer.

— Mais nous devons passer, insista l’Épouvantail. Nous voulons aller au pays des Quadlings.

— Eh bien, vous n’irez pas ! » répliqua la voix.

Et de derrière le rocher, un homme sortit, tel que nos voyageurs n’en avaient encore jamais vu. Court et trapu, son corps était surmonté d’une tête énorme, au crâne aplati, et soutenue par une forte encolure toute fripée. Mais ce corps était privé de bras, et l’Épouvantail en conclut qu’une créature aussi désarmée ne saurait les empêcher d’avancer. Il lança donc :

« Navré de vous contrarier, mais nous devons franchir votre colline, que cela vous plaise ou non. »

Et il avança hardiment. Plus prompte que l’éclair, la tête de l’homme partit comme un trait, son cou s’étirant jusqu’à ce que son crâne plat vînt frapper l’Épouvantail en plein corps, et l’envoyât rouler au pied de la colline. Aussi vite qu’elle était venue, la tête retourna à sa place et ricana :

« Pas facile, hein ? »


Le magicien d’Oz, par W. W. Denslow

Un concert de rires moqueurs monta de la colline, et Dorothée vit des centaines de Têtes-Marteaux sans bras se dresser derrière chaque rocher. Ces huées, provoquées par l’infortune de l’Épouvantail, firent bouillir le Lion ; avec un rugissement de fureur qui roula comme un tonnerre, il s’élança à l’assaut de la colline. Derechef, une Tête-Marteau fusa en sifflant, et le grand Lion dévala la colline, comme emporté par un boulet de canon. Dorothée accourut et aida l’Épouvantail à se remettre sur ses jambes. Le Lion la rejoignit, encore tout assommé et endolori.

« Inutile de lutter avec ces têtes-en-fers, dit-il : rien ne saurait leur résister.

— Mais alors, que faire ? demanda la fillette.

— Appelez les Singes ailés, suggéra le Bûcheron. Vous avez le droit de les convoquer une dernière fois.

— Bonne idée, répondit-elle.

Et mettant la Coiffe d’or sur sa tête, elle proféra les paroles magiques. Les Singes ailés ne se firent pas plus attendre que d’ordinaire, et l’instant d’après, la troupe au complet se tenait devant l’enfant.

— Qu’ordonnez-vous ? demanda le Roi des Singes, avec un profond salut.

— Emmenez-nous par-delà cette colline, jusqu’au pays des Quadlings, répondit la petite fille.

— Ce sera fait » dit le Roi.

Aussitôt, les Singes ailés prirent les quatre voyageurs et Toto dans leurs bras, et s’envolèrent. Comme ils passaient au-dessus de la colline, les Têtes-Marteaux, avec des hurlements de rage, lancèrent leurs têtes vers le ciel, pour atteindre les Singes, mais en vain. Dorothée et ses compagnons franchirent sans dommage la colline, grâce à leurs sauveteurs qui les déposèrent bientôt dans le beau pays des Quadlings.

« C’est la dernière fois que vous nous convoquez, dit le Roi à Dorothée. Adieu donc, et bonne chance !

— Adieu, et mille fois merci » dit en retour la fillette.

Les Singes ailés prirent leur essor et disparurent en un clin d’œil.

Le pays des Quadlings semblait prospère et heureux. Les champs de blé mûr succédaient aux champs de blé mûr ; des routes bien pavées les délimitaient, et de jolis ruisseaux gargouillaient sous des ponts robustes. Clôtures, maisons et ponts étaient peints d’un rouge vif, tout comme ils étaient peints en jaune au pays des Winkies, et en bleu au pays des Muntchkinz. Quant aux Quadlings, petits gros à l’air joufflu et bon enfant, ils étaient également tout de rouge vêtus, ce qui formait un brillant contraste avec le vert de l’herbe et l’or des épis.

Comme les Singes les avaient déposés non loin d’une ferme, les quatre voyageurs s’approchèrent et frappèrent à la porte. Ce fut la fermière qui vint ouvrir, et quand Dorothée demanda un peu de nourriture, la femme leur offrit à tous un bon souper, assorti de trois sortes de gâteaux et quatre espèces de petits fours, plus un bol de lait pour Toto.

« Sommes-nous encore loin du château de Glinda ? se renseigna l’enfant.

— Plus guère, répondit la fermière. Prenez la route du Sud, et vous y serez vite arrivés. »

Ils se remirent en route après avoir remercié la brave femme ; puis ils marchèrent dans les champs, franchirent de jolis ponts, et virent bientôt se dresser devant eux un magnifique château. Les portes en étaient gardées par trois jeunes filles, vêtues de beaux uniformes rouges, galonnés d’or.


Comme Dorothée s’avançait, l’une d’elles lui demanda :

« Que venez-vous chercher au pays du Sud ?

— Je viens voir la Sorcière bienveillante qui règne ici, répondit-elle, pouvez-vous me conduire jusqu’à elle ?

— Dites-moi d’abord qui vous êtes, et je demanderai à Glinda si elle accepte de vous recevoir. »

Ils se nommèrent donc, et la jeune fille en uniforme entra dans le château. Elle revint au bout d’un moment leur annoncer qu’ils seraient reçus tout à l’heure.









Mais avant d’être reçus par Glinda, on les emmena dans une pièce du château, où Dorothée put faire un brin de toilette et recoiffer ses cheveux. Le Lion secoua la poussière de sa crinière, et tandis que l’Épouvantail retapait avantageusement sa silhouette, le Bûcheron briquait son fer-blanc et se huilait les jointures. Quand ils furent enfin présentables, ils suivirent la fille-soldat jusqu’à la salle où siégeait la Bonne Sorcière Glinda, sur son trône de rubis.

Elle leur parut aussi jeune que belle. Ses cheveux d’un roux splendide ruisselaient en boucles sur ses épaules. Sa robe était d’un blanc immaculé, mais ses yeux étaient bleus et se posèrent avec bienveillance sur la petite fille.

« Que puis-je pour vous, mon enfant ? demanda-t-elle.

Dorothée raconta à la Sorcière toute son histoire : comment elle avait été emportée au pays d’Oz, comment elle avait rencontré ses amis, quelles merveilleuses aventures leur étaient survenues.

— Maintenant, conclut-elle, mon vœu le plus cher est de rentrer chez moi au Kansas, car tante Em doit sûrement penser qu’il m’est arrivé quelque chose de terrible et se ronger d’inquiétude. Or, à moins que les récoltes n’aient été meilleures cette année que l’an passé, c’est davantage de soucis qu’oncle Henry ne peut se le permettre.

Glinda se pencha pour embrasser le visage aimant levé vers elle :

— Réjouissez-vous, ma chère petite, dit-elle, car je connais le moyen de vous faire retourner au Kansas. Mais, ajouta-t-elle, vous devrez me céder la Coiffe d’or.

— Volontiers ! s’exclama Dorothée, elle ne me sert plus à rien, à présent ; tandis qu’en votre possession, elle vous permettra d’appeler trois fois les Singes ailés.

— Et je pense justement recourir trois fois à leur service, répondit Glinda en souriant.


Le magicien d’Oz, par W. W. Denslow

Dorothée lui donna la Coiffe d’or, et la Sorcière demanda à l’Épouvantail :

— Qu’allez-vous faire quand Dorothée nous aura quittés ?

— Je m’en retournerai à la Cité d’Émeraude, répondit-il, car Oz m’en a confié la charge, et le peuple m’apprécie beaucoup. Une seule chose me tracasse : comment franchir à nouveau la colline des Têtes-Marteaux ?

— Grâce à la Coiffe d’or, j’ordonnerai aux Singes ailés de vous porter jusqu’à l’entrée de la Cité d’Émeraude, dit Glinda. Ce serait vraiment impardonnable de priver ce peuple d’un chef aussi étonnant.

— Suis-je vraiment étonnant ? demanda l’Épouvantail.

— Vous sortez de l’ordinaire, assura Glinda.

Puis se tournant vers le Bûcheron en fer blanc, elle demanda :

— Et vous, qu’adviendra-t-il de vous, quand Dorothée aura quitté le pays ?

Il s’appuya sur sa hache pour méditer un instant, et répondit :

— Les Winkies ont été très gentils envers moi, ils auraient désiré que je les gouverne, quand la Méchante Sorcière est morte. J’aime beaucoup les Winkies, et si je pouvais retourner au pays de l’Ouest, rien ne me plairait davantage que de régner sur eux à tout jamais.

— J’ordonnerai donc aux Singes ailés de vous porter sain et sauf au pays des Winkies, ce sera mon deuxième commandement, dit Glinda. Votre cervelle semble plus étroite, à première vue, que celle de l’Épouvantail. Mais à dire vrai, une fois bien poli, vous êtes plus brillant que lui, et je suis sûre que vous administrerez les Winkies avec sagesse et bonté.

Puis la Sorcière se tourna vers le gros Lion et demanda :

— Quand Dorothée sera repartie chez elle, qu’allez-vous devenir ?

— De l’autre côté de la colline des Têtes-Marteaux, répondit-il, s’étend une vaste et vieille forêt ; toutes les bêtes qui l’habitent m’ont reconnu pour leur Roi. Si je pouvais rejoindre cette forêt, j’y vivrais très heureux.

— Ce sera mon troisième commandement aux Singes ailés, dit Glinda, ils vous transporteront jusqu’à votre forêt. Alors, les pouvoirs magiques de la Coiffe seront épuisés, je la rendrai au Roi des Singes, pour que lui et les siens soient libres à jamais.

L’Épouvantail, le Bûcheron et le Lion exprimèrent toute leur gratitude et remercièrent la Sorcière de sa bienveillance ; à son tour, Dorothée s’exclama :

— Certes ! Vous êtes aussi bonne que belle ! Mais vous ne m’avez pas encore appris comment je rentrerais au Kansas.

— Vos Souliers d’argent vous porteront par-delà le désert, répondit Glinda. Si vous aviez connu leurs pouvoirs, vous auriez pu rentrer chez votre tante Em dès le premier jour de votre arrivée en ce pays.

— Mais dans ce cas, je n’aurais pas mon admirable intelligence, s’écria l’Épouvantail, et j’aurais vécu toute ma vie dans le champ de blé du fermier.

— Et moi, je n’aurais pas mon bon cœur, dit le Bûcheron en fer blanc, et j’aurais rouillé sur place jusqu’à la fin du monde, dans la forêt.

— Et moi, j’aurais toujours vécu en poltron, déclara le Lion, et aucune bête de ces bois n’aurait trouvé la moindre parole aimable à m’adresser.

— C’est bien vrai, dit Dorothée, et je suis heureuse d’avoir rendu service à mes bons amis. Mais à présent que chacun d’eux possède ce qu’il désirait le plus au monde, et qu’il est heureux d’avoir un royaume à gouverner, je crois que j’aimerais retourner au Kansas.

— Les Souliers d’argent, dit la Bonne Sorcière, sont dotés de vertus magiques. L’un de leurs effets les plus étonnants, c’est qu’ils peuvent vous transporter en n’importe quel point de la terre en trois pas, et chaque pas se fait en un clin d’œil. Il vous suffit de frapper trois fois vos talons ensemble, et d’ordonner aux Souliers d’aller où vous le désirez.

— Si c’est aussi simple que cela, dit joyeusement l’enfant, je vais leur demander de m’emporter tout de suite au Kansas. »

Elle noua ses bras autour du cou du Lion et l’embrassa en caressant tendrement sa grosse tête. Puis elle embrassa le Bûcheron, qui pleurait à chaudes larmes, pour le plus grand péril de ses jointures. Elle n’embrassa pas la face peinte de l’Épouvantail, mais serra sa molle carcasse de paille et s’aperçut qu’elle-même pleurait d’être obligée de quitter ses affectueux compagnons. Glinda la Bonne descendit de son trône de rubis, donna à l’enfant un baiser d’adieu, et Dorothée la remercia pour toute la générosité dont elle avait fait preuve envers elle-même et ses amis. Puis elle prit solennellement Toto dans ses bras, et après un dernier adieu, elle fit claquer trois fois les talons de ses Souliers, leur ordonnant :

« Ramenez-moi chez tante Em ! »

L’instant d’après, elle tourbillonnait dans les airs, si légèrement qu’elle sentait seulement le vent siffler à ses oreilles. Les Souliers d’argent ne firent que trois pas, et s’arrêtèrent de façon si brutale que la fillette roula plusieurs fois dans l’herbe, avant de réaliser où elle se trouvait. À la fin, elle se redressa et regarda les alentours.

« Bonté divine ! » s’écria-t-elle.

Elle était assise dans la vaste prairie du Kansas, et devant elle, s’élevait la nouvelle ferme qu’oncle Henry avait construite quand le cyclone avait emporté l’ancienne. Oncle Henry était occupé à traire les vaches dans la laiterie. Et Toto, qui avait sauté des bras de la fillette, courait vers la ferme en lançant des aboiements joyeux. Dorothée se releva et s’aperçut qu’elle était en chaussettes. Les Souliers d’argent étaient tombés pendant son vol, et gisaient, perdus pour toujours, dans le désert.





Tante Em venait juste de sortir de la maison pour arroser les choux, quand elle releva la tête et vit Dorothée qui accourait.

« Ma petite fille chérie ! s’écria-t-elle, entourant la fillette dans ses bras et couvrant son visage de baisers. Pour l’amour du ciel, d’où viens-tu ?

— Du pays d’Oz, répondit gravement Dorothée. Et Toto est là, lui aussi. Oh, tante Em ! Comme je suis heureuse d’être de retour à la maison ! »




Illustration de la première édition

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